
qui mʼa engagé dans un examen plus réfléchi de cette grande question, de lʼinfluence des
sciences & des arts sur les mœurs. Lʼimportance de la matiere, des détails plus approfondis,
quelques vues nouvelles que je crois avoir découvertes, mʼexcuseront dʼavoir traité un sujet
déjà si rebattu: il sʼagit ici tout à-la-sois de la vertu & du bonheur, les deux points principaux de
notre être que ne doit-on pas entreprendre pour achever de dissiper les nuages qui
obscurcissent encore la plus utile vérité?
Je commence par examiner les effets de lʼignorance dans tous les tans: je fais voir quʼelle
nʼa jamais produit, ni dû produire cette pureté de moeurs si exagérée & si vantée, & dont on fait
un argument si puissant contre les sciences: je lui [2]oppose ensuite les vices & la barbarie des
peuples ignorans qui existent de nos jours: de-là je passe à lʼexamen de ce que lʼon doit
entendre par ces mots, Vertu & Corruption; & je finis par considérer quels sont leurs rapports
avec les arts & les sciences, que je justifie contre tous les nouveaux reproches quʼon a osé leur
faire: jʼattaque successivement toutes les preuves de mon adversaire à mesure quʼelles se
rencontrent sur ma route, dans le plan que je me suis tracé, & je nʼen laisse absolument aucune
sans réponse.
Je parcours dʼabord les traditions des premiers siecles du monde; ici je vois les hommes
représentés comme dʼheureux bergers gardant leurs troupeaux au sein dʼune paix profonde, &
chantant leurs amours dans des prairies émaillées de fleurs; là ce sont des manieres de
monstres disputant les forêts & les cavernes aux animaux les plus sauvages; dʼun côté je trouve
les fictions des Poëtes, de lʼautre les conjectures des Philosophes: qui croirai-je, de
lʼimagination ou de la raison?
Quelle pouvoit être la vertu chez des hommes qui nʼen avoient pas même lʼidée, & qui
manquoient de termes pour se la communiquer? ou si leur innocence étoit un don de la nature,
pourquoi nos enfans en sont-ils privés? Pourquoi leurs passions précedent-elles de si loin la
raison, & leur enseignent-elles le vice si naturellement, tandis quʼil faut tant & de culture pour
faire germer la vertu dans leurs ames?
Cet âge dʼor,* [*Voyez la réponse de M. Rousseau.] dont on fait un point de foi, que lʼon nous reproche
si amérement de ne pas croire, étoit donc un [3] tans de prodiges; il ne manquoit plus que de
couvrir la terre de moissons & de fruits, sans que les hommes sʼen mêlassent, & de faire couler
des ruisseaux de miel & de lait. Le miracle du bonheur des premiers hommes est aussi croyable
que celui de leurs vertus.
Mais comment des traditions aussi absurdes avoient-elles pu acquérir quelque crédit?
Elles flattoient la vanité, elles étoient propres à exciter lʼémulation: les traditions les plus
sacrées de lʼignorance étoient-elles plus raisonnables? Quʼon en juge par lʼhistoire de ses
Dieux, lʼobjet du culte de tant de siecles & du mépris de tous les autres.
Dʼailleurs, le préjugé de la dégradation perpétuelle de lʼespece humaine devoit être alors
dans toute sa force; rien nʼétoit écrit, les connoissances nʼétoient que traditionnelles, on
manquoit dʼobjets de comparaison pour sʼinstruire, les livres nʼenseignoient point à juger les
hommes par les hommes, un peuple par un autre peuple, un siecle par un autre siecle: quelle
devoit être alors la souveraineté dʼune génération sur lʼautre, de celle qui donnoit tout, sur celle
qui recevoit tout? & dans quelle progression le culte de la postérité devoit-il sʼaugmenter à
mesure de lʼéloignement? On appella des Dieux ceux que dans dʼautres siecles on eût à peine
appelles des hommes: les tans héroïques ont été depuis plus justement nommés les tans
Jean-Jacques Rousseau, RÉPLIQUE DE M. BORDE A la Réponse de M. Rousseau, ou second Discours sur les avantages des Sciences & des Arts, in Collection complète des oeuvres,
Genève, 1780-1789, vol. 15, in-4°,
édition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012.