Pour mieux comprendre SAMEDI 23 AVRIL 2011 3
La drépanocytose, ou anémie à cellules falcifor-
mes, est une maladie génétique qui se caractérise
par une anomalie de l’hémoglobine, une protéine
présente dans les globules rouges, ces cellules qui
assurent le transport de l’oxygène dans le sang.
Cette maladie est très fréquente en Afrique, dans
les Antilles, en Inde, au Moyen-Orient et dans tout
le pourtour du bassin méditerranéen. On estime à
50 millions le nombre d’individus atteints dans le
monde dont 10 000 en France, ce qui en fait la
maladie, génétique la plus fréquente dans notre
pays — et probablement dans le monde.
L’Ile-de-France est la région la plus touchée par la
drépanocytose, en raison des flux migratoires. En
2007, l’Alsace se classait 4erégion en terme de
pourcentage de nouveau-nés à risque, avec un
taux de 29,29 % (contre 17,90 % en Franche Comté
et 28,45 % pour la France). Un congrès internatio-
nal s’est déroulé à Strasbourg pour faire le point
sur l’impact médical, sanitaire et social de cette
maladie, ainsi que la prise en charge de sa douleur.
Drépanocytose Fréquente, douloureuse
et pourtant maladie trop négligée
L’Alsace est une des régions fran-
çaises les plus touchées par la
drépanocytose, après l’Ile-de-
France, la région Paca et le lan-
guedoc-Roussillon. Chaque an-
née en France, 350 nouveau-nés
sont dépistés avec cette maladie.
L’OMS estimait en 2006 que
10 000 personnes étaient tou-
chées parcette maladieenFrance
métropolitaine, 2000 en Martini-
que et 1500 en Guadeloupe.
Implication
de plusieurs gènes
Constant Vodouhe, neurobiolo-
giste âgé de 44 ans, préside Do-
rys, l’association qu’il a créée à
Strasbourg pour faire connaître
la drépanocytose. « On offre aussi
un soutien aux patients et à leurs
familles à travers des activités et des
groupes de paroles. » Dorys organi-
se depuis 2005 à Strasbourg des
rencontres scientifiques réguliè-
res. Dont cette année, le 6econ-
grès international sur la
drépanocytose, qui s’est tenu du
12 au 15 avril. Des chercheurs de
tous pays y ont participé pour
évoquer les aspects médicaux,
scientifiques, mais aussi sociaux
de cette pathologie.
« Ladifficulté avecladrépanocytose,
c’est que plusieurs gènes intervien-
nent dans la maladie, et les muta-
tions donnent des signes cliniques
très différents d’un individu à
l’autre ». Pour le Pr Martin Stein-
berg, delafacultédemédecinede
Boston, qui est intervenu au con-
grès de Strasbourg, il faut arriver
à prédire la façon dont la drépa-
nocytose va se manifester chez
un patient. « Mais il y a certaine-
ment des dizaines de gènes, voire
une centaine, qui travaillent ensem-
ble. L’idée est de tenter d’identifier les
gènes associésà ces différentes formes
cliniques pour pouvoir ensuite déve-
lopperundiagnosticprénataletcon-
naître dès la naissance le type de la
maladie. »
Connaître les formes d’hémoglo-
bine anormales présentes dans le
sang des patients est très impor-
tant pour leur prise en charge
précoce, seule à même de per-
mettre une survie dans de bon-
nes conditions.
Dans les pays africains, faute de
moyenspour assurer cesuivi,sur
les 300 000 enfants qui naissent
chaque année atteints par cette
pathologie, la moitié d’entre eux
n’atteindra pas l’âge de 5 ans. Au
Gabon, par exemple, il n’y a pas
d’adulte vivant avec la maladie.
35 enfants sauvés
grâce au dépistage
Lucas Sica, chef de l’unité « Étu-
des des hémopathies » au CIR-
MF (Centre international de
recherches médicales de France-
ville) au Gabon, a monté un pro-
gramme de dépistage néonatal
systématique dans ce pays et sur
les territoires limitrophes. « Il
faut éviter que les complications de
la maladie s’installent,car la drépa-
nocytose est une maladie très invali-
dante » (voir encadré). Le
programme a débuté il y a trois
ans : d’abord dans la capitale Li-
breville, puis dans plusieurs des
neuf provinces gabonaises avec
un test peu coûteux (environ un
euro par enfant). 35 enfants ont
été sauvés depuis, grâce à ce dé-
pistage. « Au Gabon, 25 % des bé-
bés qui naissent sont porteurs de la
mutation,poursuitLucasSica. Ce-
ci veut dire que chacun de ces en-
fants aura une chance sur quatre
d’épouser un autre porteur de la
maladie et de donner naissance à
des enfants atteints par la maladie.
Quand un enfant est dépisté, toute
la fratrie et les parents le sont aus-
si. »
Les parents sont alors formés,
grâce aux associations présentes
surplace,aux gestesduquotidien
pour aider et prévenir les crises
chez leurs enfants. « On leur ap-
prend à bien les hydrater, reprend
le médecin, à prévenir les infections
et à les supplémenter en acide foli-
que. Et tous les enfants atteints sont
adressés à un pédiatre. »
Jean-Paul Gonzalez dirige le CR-
MF au Gabon et s’intéresse àl’ex-
position des personnes
drépanocytaires à des maladies
infectieuses,notammentlamala-
ria ou paludisme. « On a observé
que les personnes hétérozygotes (dé-
finition ci-contre)pour la drépano-
cytose étaient moins exposées que
celles non drépanocytaires. »
Cetteprotectioncontrelepaludis-
me serait due à la déformation
des globules rouges, qui empê-
che le parasite de se fixer à ces
cellules. « En comparant les cartes
de répartition du paludisme et de la
drépanocytose, on voit qu’elles se re-
couvrent. Il y a eu une compétition
entre la réceptivité et la résistance au
parasite dupaludisme quia conduit
à favoriser les gènes de la drépanocy-
tose comme un moyen de s’adapter
à la malaria. »
Une question de santé
publique
Cette émergence s’est faite essen-
tiellement en Afrique subsaha-
rienne, mais les échanges
humains entre les continents, et
l’esclavage en particulier, ont en-
traîné une propagation de la dré-
panocytose à d’autres continents
et dans les Antilles. « Le Brésil est
ainsi devenu le pays où l’on retrouve
le plus la maladie, relève le direc-
teurduCIRMF.Lamêmequestion
de santé publique risque de se poser
en Europe, d’où un aspect social très
important. »
Dossier réalisé par
Geneviève Daune-Anglard
FSOUTENIR Association Dorys, 1a
place des Orphelins, 67000 Stras-
bourg.
Constant Vodouhe, neurobiologiste et président de l’association
strasbourgeoise Dorys, se bat depuis plusieurs années pour
sensibiliser à la drépanocytose. Photo Dominique Gutekunst
La drépanocytose (du grec
drepnos, qui signifie faucille)
tire son nom de la déforma-
tion caractéristique en fau-
cille que donne la maladie
aux globules rouges.
Cette déformation rigidifie
les globules rouges et ne leur
permet plus de s’aplatir pour
se glisser dans les capillaires
les plus fins du corps afin
d’alimenter les tissus en oxy-
gène. La maladie entraîne la
formation de caillots bou-
chant des artères et provo-
quant des infarctus très
douloureux dans différents
endroits du corps.
Les autres symptômes sont
l’anémie, des infections à ré-
pétition, un retard de poids et
de taille, des déficits nutri-
tionnels, des troubles cardio-
pulmonaires, des anomalies
rétiniennes et des complica-
tions articulaires.
La drépanocytose est due à
des mutations sur le gène
d’une des chaînes (bêta) de
l’hémoglobine, donnant une
forme anormale, ou forme S,
au lieu de la forme saine A de
cette protéine. Les porteurs
de la mutation sur un seul
chromosome (hétérozygotes
S/A) ont peu de symptômes,
voire pas du tout. En revan-
che, les porteurs de la muta-
tion sur les deux
chromosomes (homozygo-
tes) ont la forme la plus sévè-
re et la plus douloureuse.
Sous le signe
de la faucille
La drépanocytose est une mala-
die extrêmement douloureuse, et
cela dès l’âge de six ou neuf mois.
Si, en France et dans les pays
développés, laprise enchargedes
patients est précoce et le traite-
ment de la douleur efficace, il
n’en va pas de même dans les
pays pauvres du Sud.
Constant Vodouhe, président de
l’association Dorys à Strasbourg,
espère conduire prochainement,
avec l’Université de Strasbourg,
un projet pluridisciplinaire axé
sur la douleur des patients at-
teints de drépanocytose. « Je vais
aller au Gabon fin mai pour poser
les jalons d’une collaboration avec le
CIRMF. Et Kalpna Gupta, qui est
quasi la seule personne au monde à
avoir publié sur la douleur drépano-
cytaire chez la souris, a également
demandé à collaborer à ce projet. »
Des formes médicales
du cannabis
Kalpna Gupta, de l’Université du
Minnesota, aux États-Unis, tra-
vaille sur la douleur intense dans
la drépanocytose, et cherche à
comprendre ce qui provoque cet-
te douleur et comment l’atténuer.
« Chez la souris, on a observé que
des extraits de résine de cannabis
donnaient de meilleurs résultats que
la morphine pour les crises aiguës.
Ontravaille avecdesformesmédica-
les de cannabis, qui ont été dévelop-
pées et autorisées en Europe et au
Canada. »
La chercheuse tente aussi de per-
cer les mécanismes qui déclen-
chent les douleurs chroniques,
dans les articulations notam-
ment. « Il y a un cycle de douleur
quidémarreetpersisteà caused’une
inflammation et d’une activation
des fibres nerveuses qui deviennent
hypersensibles. Il faut comprendre
cette hyperactivation pour pouvoir
la combattre. »
Alain Serrie, anesthésiste-réani-
mateur spécialiste de la douleur,
exerce à l’hôpital Lariboisière à
Paris. Il est président fondateur
de l’association Douleur sans
frontières créée en 1995. Son
ONG travaille dans treize pays
pour apporter des solutions en
terme detraitement deladouleur
aiguë ouchronique.« Leproblème
est que les pays pauvres, qui ont
beaucoup de malades drépanocytai-
res, n’ont pas de médicaments anti-
douleur. »
Le médecin relève aussi que les
antidouleur qui ont été mis au
point pour certains cancers n’ont
pas d’AMM (autorisation de mise
sur le marché) en France pour la
drépanocytose. « Ce sont pourtant
des produits très efficaces, et on les
utilise souvent hors AMM. Mais la
Sécurité sociale ne les rembourse pas
forcément dans ce cas. »
Dans les pays du Sud, c’est la
morphine qui est souvent utili-
sée. « On utilise des formes injecta-
bles qu’on administre par la bouche,
sur un morceau de sucre ou dilué
dans du jus de fruit. »
Les parents se sentent souvent
impuissants devant les crises
douloureuses de leurs enfants.
« On leur apprend à rester calmes, à
ne pas crier pour ne pas aggraver
encore la détresse de leur enfant. »
Une diminution
de moyens
L’ONG utilise aussi le système de
réglette de douleur pour estimer
l’intensité de celle-ci. « Pour les
enfants en dessous de cinq ans, on
enseigne aux équipes sur place l’hé-
téro-évaluation traduite dans la lan-
gue écrite, mais aussi parlée ».
L’hétéro-évaluation consiste à
prendre en compte plusieurs cri-
tères pour évaluer la douleur
chez le petit enfant, à partir no-
tammentdes grimacesduvisage,
des pleurs, des perturbations de
la respiration, de la tension et de
l’agitation des bras ou des jam-
bes, et de l’état de veille agité. Les
patients plus âgés disposent
d’une réglette d’évaluation pour
indiquer l’intensité de leur dou-
leur.
Mais Douleurs sans frontières se
heurte aujourd’hui à une dimi-
nution dramatique de ses
moyens. « L’aide de la France a
beaucoup diminué, et nous n’avons
reçu cette année qu’à peine la moitié
des sommes qui nous avaient été
promises. » La mort dans l’âme,
l’ONG a dû revoir à la baisse
plusieurs de ses programmes de
lutte contre la douleur.
FAIDER Douleurs sans frontières sur
son site www.douleurs.org
Une douleur à prendre en compte
Les réglettes d’évaluation de la douleur ou le simple comptage sur
les doigts sont utilisés dans les pays pauvres pour connaître la
douleur des patients. Photo d’archives Thierry Gachon.
La drépanocytose, ou anémie à cellules falciformes, a été découverte
en 1904 par James Herrick à Chicago. Son patient, âgé de 20 ans, avait
été hospitalisé pour une toux et de la fièvre et avait dans son sang
moitié moins de globules rouge que la normale. Ces globules appa-
raissaient au microscope avec une forme inhabituelle en faucille.
En 1949, James Neel démontre que la transmission de cette maladie
répond aux lois mendéliennes de l’hérédité, et Linus Pauling (qui
recevra le prix Nobel de chimie en 1954) montre qu’elle est due à une
structure anormale de l’hémoglobine.
Sept ans plus tard, Vernon Ingram montre que la maladie a pour
origine le remplacement d’un acide aminé dans la protéine anormale
d’hémoglobine. Pour la première fois, on démontrait que les gènes
déterminaient la nature de chaque acide aminé dans une protéine
Le gène est isolé en 1978 et un test génétique prénatal est mis au point
en 1980.
Repères
Lucas Sica a lancé au Gabon
un dépistage systématique à la
naissance de la drépanocytose.
Mon œil !