Pourquoi les délégations de pouvoirs sont-elles si fréquentes dans le secteur du BTP ?
Pierre Brégou : La délégation de pouvoirs permet de pallier l’impossibilité pour le chef
d’entreprise de surveiller personnellement le respect d’une réglementation foisonnante en matière
d’hygiène et de sécurité dans le secteur de la construction.
Le mécanisme de la subdélégation permet en outre une meilleure approche des difficultés
techniques qui peuvent se rencontrer tout au long de la vie d’un chantier. Celui-ci peut
géographiquement s’étendre sur une surface très importante ou une période temporelle très longue
et nécessiter une surveillance constante et à de multiples niveaux. La division des pouvoirs de
contrôle et de gestion de la sécurité permet à la fois une plus grande efficacité dans la mise en
conformité des chantiers avec les réglementations en vigueur et une plus grande réactivité en cas
de risques pour la santé et la sécurité des salariés.
La délégation de pouvoirs est d’autant plus utile que l’on assiste souvent à une multiplication des
intervenants au sein d’un même chantier, pour lequel plusieurs personnes morales, et par
conséquent plusieurs employeurs, agissent en collaboration plus ou moins coordonnée, notamment
dans le cadre de sociétés en participation.
Interview de Me Pierre
Brégou,
Spécialiste en droit du
travail et en droit de la
sécurité sociale, Me Brégou
est avocat associé du
cabinet Caravage Avocats.
Il est par ailleurs conseiller
aux Prud'hommes et
administrateur d'une caisse
de retraite.
Existe-t-il une réglementation spécifique des délégations de pouvoirs dans ce secteur ?
PB : Oui. Faute de texte légal, les partenaires sociaux du secteur ont adopté des dispositions
conventionnelles tant pour les ouvriers, employés et agent de maîtrise (Convention collective
nationale du 12-7-2006) que pour les cadres (Convention collective nationale du 1-6-2004).
Ces textes reprennent les exigences habituelles de la jurisprudence en prévoyant précisément les
domaines de délégation, les pouvoirs transférés, les moyens correspondants, le pouvoir de
sanction, les formations assurant les compétences techniques et juridiques requises. L’accord du
1er juin 2004 concernant les travaux publics exclut, par exemple, qu'un cadre classé en deçà du
niveau hiérarchique B1 soit délégataire.
Les tribunaux apprécient la compétence du délégataire à deux égards : d’un point de vue
technique, les juges examinent en particulier les diplômes du délégataire ou son expérience
professionnelle dans les fonctions dont il est question ; d’un point de vue juridique, ils examinent
sa connaissance de la réglementation dont il doit assurer le respect. La réglementation issue des
accords collectifs prévient le risque d’incompétence du délégataire en imposant que la délégation
précise le type de formations permettant au délégataire d’avoir les compétences requises.
Pourriez-vous nous apporter des précisions sur les conditions de validité de ces délégations ?
PB : Le délégant doit en principe être le chef d’entreprise, mais la jurisprudence admet de manière
constante la subdélégation. Une subdélégation, par laquelle le délégataire transfère une partie - et
non la totalité - de ses prérogatives à un second délégant, n’a pas à être autorisée par le primo-
délégant. L’effectivité des subdélégations est toutefois sujette à de nombreux débats doctrinaux et
lors des procès pénaux. L’autorisation mériterait donc d’être affirmée de manière expresse dans
l’acte de délégation. Sur ce point, l’article 2.4 de la convention collective nationale des employés,
techniciens et agents de maîtrise (ETAM) évite la multiplication des subdélégations en précisant
que ceux-ci ne peuvent pas recevoir de délégation de pouvoirs d’un autre ETAM.
Le délégataire n’a pas forcément à être salarié de la société dirigée par le délégant : la délégation
peut également trouver son origine dans les relations au sein des groupes de sociétés, par exemple
(Cass. crim. 7-2-1995 n° 94-81.832 : RJS 6/95 657). En revanche, une personne physique
totalement étrangère à l’entreprise ou au groupe ne saurait être valablement investie d’une
délégation de pouvoirs. En définitive, l’existence d’un rapport hiérarchique entre les deux parties
semble nécessaire.
La jurisprudence pose aussi des conditions d’autorité, de compétences, et de moyens du
délégataire. S’agissant de l’autorité nécessaire, les tribunaux l’interprètent comme un pouvoir
disciplinaire et de commandement. Le délégataire qui n’aurait pas de pouvoir de sanction propre
ne pourrait être considéré comme délégataire. L’accord du 12 juillet 2006 impose ainsi de préciser
dans l’acte de délégation les pouvoirs de sanction dont disposera le délégataire.
La délégation nécessite également la mise à disposition de moyens nécessaires pour éviter la
survenance d’une infraction au sein de l’entreprise et les tribunaux ont précisé qu’elle induisait, au
bénéfice du délégataire, un pouvoir d’engagement financier ou, à tout le moins, un budget pour
assurer le respect de la réglementation au sein de l’entreprise.
Pour être valide, la délégation de pouvoirs doit encore être unique par domaine concédé. Plus
précisément sont prohibées les codélégations, le cumul de délégations étant de nature à entraver
les initiatives de chacun des prétendus délégataires. En toute hypothèse, le chef d’entreprise ne
peut pas déléguer l’intégralité de ses pouvoirs, et une jurisprudence constante précise qu’il
conserve des pouvoirs propres insusceptibles de délégation.
Enfin, sous réserve du respect des conditions de forme et de fond, la délégation plurielle est admise
dans le secteur du BTP : un cadre d'une société mandatée par plusieurs entreprises pour assurer
l’organisation et le respect de la sécurité sur un chantier est valablement titulaire d'une légation
cosignée par les chefs d'entreprise d’une société en participation (Cass. crim. 14-12-1999 99-
80.104 : RJDA 4/00 n° 419).
Quelles sont ces conditions de forme ?
PB : Dans le secteur du BTP, les partenaires sociaux ont exigé que la délégation de pouvoir fasse
l’objet d’un écrit.
En outre, la délégation de pouvoirs ne pourrait se déduire d’une clause insérée dans le contrat de
travail qui aurait un caractère trop peu précis ; la clause contractuelle conférant à un directeur de
travaux une mission générale de surveillance et d'organisation des mesures de sécurité sur les
chantiers, sans être accompagnée de directives plus précises, ne pourrait caractériser l’existence
d’une délégation valable et exonératoire de responsabilité pour le chef d’entreprise (Cass. crim.
28-1-1975 74-91.495 : Bull. crim. 32). La précision de l’objet de la délégation est analysée
strictement. La délégation doit être dépourvue d’ambiguïté. Par exemple, la stipulation
contractuelle selon laquelle « le salarié engage sa responsabilité personnelle quant aux
conséquences que sa propre gestion ou l'action de ses collaborateurs pourraient avoir sur le plan
pénal » ne constitue nullement une délégation.
De manière générale, il est conseillé de ne pas inclure la délégation dans le contrat de travail lui-
même, mais de rédiger un document annexe ad hoc. Rappelons aussi que le salarié peut refuser, en
cours d’exécution du contrat de travail, de signer un tel document sans que ce refus caractérise une
cause réelle et sérieuse de licenciement.
Les subdélégations étant nombreuses dans le secteur du BTP, comment suit-on la chaîne des
délégations ? Quid notamment si l’un des membres de la chaîne quitte l’entreprise ?
PB : En règle générale, les délégations de pouvoirs sont matériellement gérées soit par la DRH,
soit par la direction juridique. La gestion doit être naturellement rigoureuse et actualisée en cas de
changement de fonction ou de poste, voire en cas de départ, non seulement du ou des délégants
mais aussi des différents délégataires. Heureusement, des logiciels dédiés sont disponibles pour
gérer les situations les plus complexes.
La multiplication des délégations de pouvoirs sur un même chantier entraîne-t-elle des
incertitudes quant à ses effets ?
PB : Effectivement, cette diversification, associée à la pluralité des intervenants sur un chantier,
fait que l’on peut assister à un cumul et à une superposition de délégations, voire à une totale
confusion. Par exemple, en cas d’accident du travail mortel, on peut avoir du mal à terminer sur
qui pèse en définitive la responsabilité pénale, lorsqu’une infraction a écommise sur un chantier
complexe.
Dans le cas fréquent où des sociétés forment un groupement d'entreprises et chacune désigne le
même légataire de pouvoirs, en cas d'accident du travail, les infractions aux règles d’hygiène et
de sécurité des travailleurs commises par le délégataire de pouvoirs désigné engagent la
responsabilité pénale de la seule personne morale, membre du groupement, qui est l'employeur de
la victime (Cass. crim. 13-10-2009 09-80.857 : RJDA 2/10 146). Cette solution a le mérite
d’assurer une certaine sécurité juridique lorsque l'organisation d'un chantier est assurée par
plusieurs entreprises regroupées au sein d'une même entité, avec des délégations successives au
profit de salariés d'appartenance différente. Il faut toutefois insister sur le fait que le retour récent à
une interprétation orthodoxe par les tribunaux de l’article 121-2 du Code pénal, qui énonce les
conditions d’engagement de la responsabilité des personnes morales employeurs et pose une
nécessaire identification du représentant physique de la personne morale, complexifie grandement
l’analyse (voir Cass. crim. 22-1-2013 12-80.022 : RJS 4/13 338 ; Cass. crim. 2-9-2014
13-83.956).
Au-delà des problématiques posées par les groupements d’entreprises, d’autres questions
continueront de se poser dans les prochaines années sur les conditions de validité des délégations
de pouvoirs, notamment celle concernant leur opportunité, lorsque délégant et délégataire se
trouvent tous les deux sur le même chantier : le jeu de la délégation serait-il alors exclu ?
© Editions Francis Lefebvre
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