Fiche de Lecture Histoire et épistémologie de l

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SAEZ Antoine EHESS M1 Fiche de Lecture Histoire et épistémologie de l’anthropologie des religions Claude LÉVI-­STRAUSS, Anthropologie Structurale II “ La Geste d’Asdiwal” Lorsque paraît en 1973 son recueil de texte intitulé Anthropologie Structurale II , Claude Lévi-­Strauss (1908-­2009) vient d’être élu à l’Académie Française et il occupe dans le paysage universitaire français une place importante;; son nom est en effet directement associé au courant structuraliste dont il est alors le principal représentant (en anthropologie) et qui rencontre au cours des années 1960-­1970 une influence profonde et extrêmement diverse auprès d’un grand nombre d’intellectuels;; nous pouvons parmi eux citer Michel Foucault, Louis Althusser ou encore Jacques Lacan (bien que Claude Lévi-­Strauss lui même se plaigne de l’utilisation abusive du terme “structuraliste”). Agrégé de philosophie en 1931 puis professeur de philosophie, Claude Lévi-­Strauss, qui est d’abord attiré par une carrière politique, reçoit en 1934 une proposition de poste de professeur de sociologie à l’Université de São Paulo. Ses premiers travaux de recherches amorcés dès le milieu des années 1930 dans la province du Mato Grosso et en Amazonie (missions qui se déroulent de 1935 à 1939) puis la rencontre décisive lors de son exil à New York pendant la guerre avec le linguiste américain Roman Jakobson (qui l’introduit à la linguistique structurale) lui fournissent les supports pratiques et théoriques à l’élaboration de ses travaux en ethnologie. Délaissant peu après la fin la guerre (en 1948) son poste de conseiller culturel auprès de l’ambassade de France aux États-­Unis, Claude Lévi-­Strauss se tourne alors vers une carrière universitaire. Sa thèse, Les structures élémentaires de la parenté est publié en 1949. A partir de 1950, il occupe la chaire des religions comparées des peuples sans écritures à l’École pratique des hautes études. Après avoir essuyé deux échecs, Claude Lévi-­Strauss est nommé professeur à la chaire d’anthropologie sociale “naissante” du Collège de France en 1959 (poste qu’il conserve jusqu’en 1982) et fonde deux années plus tard en 1961 aux côtes du géographe Pierre Gourou et du linguiste Émile Benveniste la revue d’anthropologie l’Homme;; sa somme monumentale d’études sur les mythes (regroupée sous le nom de Mythologiques) paraît en quatre volumes de 1964 à 1971. Retiré de la vie académique en 1982, Claude Lévi-­Strauss poursuit son travail et ses ouvrages paraissent à intervalle régulier jusqu’au milieu des années 1990. Puisant ses modèles théoriques d’analyses dans la linguistique structurale (celle de Saussure et de Jakobson) mais aussi fortement influencée par la psychanalyse, l’oeuvre de Lévi-­Strauss s’est notamment attachée à l’étude des mythes, du totémisme, de la question des races et de la parenté tout en tachant également de problématiser l’ anthropologie elle même ainsi que les objets de sa recherche à travers un important travail de mise en perspective historique. La “geste d’Asdiwal” constitue le neuvième chapitre d’Anthropologie Structurale II, recueil de textes (composés de 1952 à 1973) publié en 1973 et faisant suite à un autre recueil de textes 1 publié en 1958 sous le nom d’Anthropologie Structurale. L’ouvrage de 1973 est divisé en quatre grandes parties qui ne possèdent pas le caractère absolument formel et scientifique de son prédécesseur de 1958. En effet, la première partie qui s’intitule “Vues perspectives” s’intéresse à l’histoire et à l’héritage dont bénéficie la discipline anthropologique en proposant une réflexion sur le passé (un chapitre étant consacré à Rousseau et un autre à Durkheim) et le champ d’étude présent et à venir. La seconde partie, “Organisation sociale” -­ plus théorique -­ s’attache à revenir sur un certains nombres de critiques proposées à son travail sur des questions telles que la notion du “modèle” en ethnologie ou encore la notion d’ “atome” à l’intérieur de la parenté. Dans la troisième partie (“Mythologie et rituel”), Claude Lévi-­Strauss revient sur un thème qui occupera alors une grande partie de son travail au cours des années 1960 (période pendant laquelle paraissent ses Mythologiques) : Les mythes. La dernière partie enfin (“Humanisme et humanités”) est l’occasion pour l’ethnologue de revenir sur les problèmes de contextualisation historique du développement des savoirs humains (passés ou contemporains) tout autant que d’instaurer une réflexion philosophique sur les sociétés humaines (avec entre autres sujets la question des humanismes, la situation de la civilisation urbaine ou le problème des races avec le célèbre texte “Race et Histoire”de 1952 qui clôt l’ouvrage). Initialement publiée dans l’Annuaire de L’École pratique des hautes études1 en 1958 (c’est à dire un an seulement avant sa nomination au Collège de France) la “geste d’Asdiwal” qui occupe le second chapitre de la troisième grande partie (“Mythologie et rituel”) de l’ouvrage2 est l’occasion pour Claude Lévi-­Strauss d’analyser un mythe des Indiens Tsimshian -­ peuple indigène localisé sur la côte nord-­ouest du Canada -­ à travers quatre versions recueillies par l’anthropologue américain Franz Boas (1858-­1942) entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Claude Lévi-­Strauss s’efforce dans sa lecture de “la geste d’Asdiwal” de répondre à un objectif double qui consiste d’une part à étudier (“isoler et comparer”3) les différents niveaux à travers lesquels se déroule le mythe et d’autre part à comparer les quatre versions de ce dernier. Claude Lévi-­Strauss applique dans son étude la méthode structurale d’analyse afin de dégager du symbolisme des différents niveaux dans lesquels se déploie le mythe la structure logique qui articule en profondeur ces différents niveaux entre eux. Nous suivrons ici les grandes lignes de forces de l’argumentation de Lévi-­Strauss sur un mode linéaire (approche qui semble à la fois la plus commode et la plus logique compte tenu de la méthode même d’analyse structurale qui saisit le mythe comme une partition dont il faut essayer de comprendre la “mélodie, écrite pour plusieurs voix”4) La “geste d’Asdiwal” est découpée en neuf parties (suivies d’un post-­scriptum);; la première (pages 175 à 178) nous présente l’objectif de l’analyse du mythe à travers ses quatre versions (recueillies à différents endroits du territoire des Tsimshian qui s’étend principalement entre les fleuves du Nass et du Skeena en Colombie britannique) dont trois sont en dialecte tsimshian (versions de 1895, 1912 et 1916) et une en dialecte nisqa (version de 1902). Claude Lévi-­Strauss présente ensuite le cadre général de la vie et de l’organisation sociale des Tsimshian durant l’année (leurs migrations saisonnières qui suivent le “calendrier” du retour des poissons à la fin de l’hiver ainsi que leurs répartitions claniques). Après cette introduction générale qui cerne dans 1
Annuaire de l’EPHE, Section des sciences religieuses 1958-­1959, Paris, 1958, p.3-­43. “La geste d’Asdiwal”. Anthropologie structurale II, Plon 1958/ 2008 (col. Agora) pp. 175-­233. 3
“La geste d’Asdiwal”. p 175. 4
“la geste d’Asdiwal”. p 193. 2
2 ses grands traits la vie et l’environnement physique et matériel des Tsimshian, Claude Lévi-­Strauss (pages 178 à 182) nous introduit la version de la geste d’Asdiwal recueillie par Franz Boas en 1912 à Port-­Simpson. Dans la troisième partie (pages 182 à 189), Claude Lévi-­Strauss s’attache à dégager les cadres généraux à l’intérieur desquels cette version du mythe s’insère et parvient à extraire de ce dernier quatre pans principaux: tout d’abord un cadre géographique au sein duquel se déroulent les déplacements physiques d’Asdiwal, puis un cadre économique (non moins réel), représenté par les migrations successives des protagonistes suivant le calendrier de la chasse et de la pêche (alors que le mythe s’ouvre sur une famine). Le troisième cadre, sociologique, met en scène une grande diversité d’actions, le mythe propose en effet différents épisodes de mariages (trois exactement) qui échouent pour Asdiwal. Claude Lévi-­Strauss note à cet égard que la société tsimshian fonctionne sur un système de filiation matrilinéaire mais qui adopte cependant le patrilocalisme. Or, ce dernier se trouve bouleversé au début du mythe et Asdiwal, qui reproduit à chaque mariage (l’échec du troisième constituant un retour au patrilocalisme) le matrilocalisme rencontre dans ce type de résidence des oppositions et des contradictions qui apparaissent insurmontables au cours du récit. Le quatrième cadre -­ cosmologique -­ est l’occasion pour Lévi-­Strauss d’intégrer les deux voyages “surnaturels” d’Asdiwal (l’un au ciel, l’autre dans le monde souterrain). Dans la partie suivante (pages 189 à 193), Lévi-­Strauss, qui revient tout d’abord sur ses quatre cadres du récits pour discerner leur rapport avec la réalité ou l’imaginaire, indique cependant la spécificité de la pensée indigène, qui articule ces “cadres” selon ses besoins en ne séparant jamais les sphères du récits qui trouvent à chaque moment une utilité propre et symbolique. La suite présente des séries d’oppositions au sein desquelles Asdiwal se trouve plongé (la nature matrilocale de ses mariages, ses pouvoirs à la chasse hérité de son père qui l’opposent à la famille de ses deux femmes) et qui ne se résout qu’avec l’oubli fatal d’un des objets magiques à la fin du récit qui condamne à la mort le héros sans que ce dernier parvienne à retrouver un équilibre. La cinquième partie (pages 193 à 197) s’ouvre sur l’une des thématiques centrales de la démonstration de Lévi-­Strauss (ainsi que de sa méthode) qui repose sur la distinction des “deux aspects de la construction mythique5”: Il distingue en effet les séquences (les évènements) des schèmes (sorte de contrepoints qui complètent les évènements en leur donnant une caractère profond et harmonique) tout en nous proposant une analyse qui combine ces deux aspects d’où émerge ce que nous pourrions nommer la mélodie mythique (c’est à dire la structure). La suite de cette partie s’attache de manière très méthodique à coder les différents écarts du récit à l’intérieur des quatre cadres nommés précedemment (géographique/économique/sociologique/cosmologique). Lévi Strauss aboutit à la fin de cette partie à un schéma d’ “intégration” mettant en évidence la structure du message, de sa situation initiale à sa situation finale. Claude Lévi-­Strauss amorce ensuite (pages 198 à 208) en introduisant la version de 1916 une nouvelle étape de sa démonstration. Ce dernier voit dans cette version -­ où l’on voit apparaître Waux, le fils du second mariage d’Asdiwal -­ une évolution importante qui clôt d’une certaine façon un cycle ouvert par la famine et le mouvement (celui de la grand mère et de la mère d’Asdiwal) et qui se referme avec la réplétion, la mort et l’immobilité de la femme de Waux (en même temps que la mort de celui ci). D’autre part, Claude Lévi-­Strauss, qui s’appuie sur l’échec de l’unique mariage de Waux (qui se marrie avec sa cousine) et sur l’étude des règles et du fonctionnement des potlatch6 chez les Tsimshian, en vient à définir le mythe comme une “confession” des contradictions (Claude Lévi-­Strauss 5
“la geste d’Asdiwal” p. 193 “la geste d’Asdiwal” p.205 6
3 emploie le terme d’ “antinomie”) internes de la société tsimshian. Le mythe aurait donc pour fonction dans la pensée indigène de narrer et de témoigner à travers une tentative de codifications symboliques un ensemble de difficultés et d’impasses rencontrés par la société sur le plan de son organisation matérielle et sociale. La septième partie du chapitre (pages 208 à 212) est consacrée à la problématisation de la fonction du mythe, que Lévi-­Strauss ne souhaite pas voir comme une “re-­présentation7” (à l’image de ce que souhaite Boas) du réel de la société mais bien plus comme un mode d’expression permettant de rendre compte à travers des spéculations extrêmes d’une contradiction profonde à l’intérieur de la pratique sociale. Ceci donne lieu à la thèse centrale de l’ethnologue: “ Notre conception des rapports entre le mythe et la réalité restreint sans doute l’utilisation du premier comme source documentaire. Mais elle ouvre d’autres possibilités, puisqu’en renonçant à chercher dans le mythe un tableau toujours fidèle de la réalité ethnographique, nous gagnons un moyen d’accéder parfois aux catégories inconscientes.8” De plus, Lévi-­Strauss poursuit en montrant que sur le plan de la faim, l’itinéraire d’Asdiwal suit la fuite (vers l’ouest) puis le retour (vers l’est) de la nourriture. Asdiwal par ses pouvoirs de nourrisseur abolit la relation de fait des Tsimshian à la faim (il incarne une “négation de l’absence” de nourriture) qui était l’état initial avant sa naissance mais le récit aboutit à la mort et l’immobilité du héros. Claude lévi-­Strauss aboutit donc à l’idée que “le seul mode positif d’être consiste en une négation du non-­être” pour les indigènes. La huitième partie (pages 212 à 220) introduit la version nisqa (celle de 1902) du mythe recueillie près du Nass;; Lévi-­Strauss s’attache à démontrer que cette version comporte un certains nombres d’affaiblissements par rapport aux versions recueillies sur le Skeena, plus complexes et structurés dans leurs antinomies (ceci étant lié aux conditions physiques du lieu où se recueille la version). Dans la partie suivante (pages 220 à 223), Claude Lévi-­Strauss poursuit la comparaison de la version Nass avec les versions du Skeena en liant le renversement et l’affaiblissement du mythe dans la version nisqa au mode de vie de la population auprès de laquelle la version est tirée (la vie des gens du Nass n’étant pas scandée par des déplacements d’importances des gens du Skeena). L’état d’une version d’un mythe est donc lié à l’importance que ce dernier remplit en tant que système élaboré et cohérent au sein de l’organisation qui le perpétue. Le post-­scriptum enfin (pages 223 à 233) constitue -­ quinze années après la composition de l’article -­ un réexamen de la version de 1895 à l’intérieur duquel Claude Lévi-­Strauss fait se dérouler cette version non plus sur le Skeena mais sur le Nass -­ en territoire nisqa et non plus tsimshian -­ à travers une série d’arguments qui amènent Lévi-­Strauss à se poser le problème des raisons pour lesquelles les Tsimshian font dérouler leur version du mythe en territoire étranger. La suite est l’occasion pour Claude Lévi-­Strauss d’introduire l’hypothèse forte selon laquelle le motif de l’oubli constituerait une catégorie importante de la pensée mythique (appartenant lui même à un ensemble plus vaste et essentiel: celui de la communication). ... 7
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“la geste d’Asdiwal” p.208 “La geste d’Asdiwal” p.209 4 Venons en à présent à l’analyse critique du texte;; l’étude des quatre versions de la geste d’Asdiwal ainsi que leur comparaison est l’occasion pour Claude Lévi-­Strauss d’appliquer sa méthode structurale d’analyse des mythes qui apparaît très vite comme un processus normé et extrêmement méthodique;; l’organisation du développement est minutieuse et chaque partie occupe une fonction propre d’où se dégage un ensemble clair de données et de concepts;; évoluant par paliers successifs, que l’on pourrait décrire ici de manière grossière : présentation des cadres généraux du mythe, description de leurs contenus puis mise en place de la structure du message à travers l’introduction des notions de séquences et de schèmes;; enfin analyse du sens et comparaison des écarts que proposent les versions. La grande force de l’étude tient probablement -­ en dehors même du caractère bénédictin que ce travail réclame -­ à sa volonté de saisir un ensemble de gestes et de productions de la pensée indigène qui se manifestent dans un espace particulier du territoire en obéissant à une position précise à l’intérieur de ce dernier tout en se positionnant face à lui. Claude Lévi-­Strauss semble prêter beaucoup d’attention aux pratiques des Tsimshian et l’argumentation repose sur un va-­et-­vient qui tente de cerner ce que le mythe signifie par rapport aux fonctionnements de la société tsimshian tout en refusant de faire du mythe un “reflet” (le mythe n’étant pas documentaire pour Lévi-­Strauss) ou une peinture de la vie des Tsimshian (point essentiel sur lequel il se dégage de la lecture de Boas). Ainsi, Claude Lévi-­Strauss présente une conception du mythe qui, s’il fonctionne en vertu d’une certaine utilité et d’un certain rapport avec le réel , (pour le groupe social qui le fait vivre) présente toutefois la caractéristique d’ouvrir “ parfois” un champ plus large, celui des “catégories inconscientes9”. Nous sentons ici l’influence directe de la psychanalyse dans la pensée de Lévi-­Strauss qui amorçant dans l’ordre du discours une réflexion sur les productions profondes et non-­conscientes de l’esprit tend à construire un modèle qui à partir de l’analyse du mythe (nouvellement défini) serait susceptible de toucher une forme de totalité;; c’est à l’intérieur de cette lecture du mythe et de son rapport à la réalité que nous pouvons entrevoir le projet structuraliste. Pour ce faire, Claude Lévi-­Strauss introduit également à de nombreuses reprises la métaphore musicale10 qui si elle renforce la beauté esthétique -­ nous pourrions dire harmonique -­ de l’argumentation donne également une grille précise et éclairante du projet de Lévi-­Strauss qui souhaite observer le mythe comme une partition sur laquelle les évènements (séquences) se combinent à des forces profondes (les schèmes agissant de manière contrapuntique) qui accompagnent et composent une structure d’ensemble cohérente. Au delà de la fascination que ces images et ce projet exercent, nous devons cependant admettre que cette attitude de pensée vise avant tout un modèle idéal de travail mais qu’elle exclut un certain nombre de faits et de gestes. Se proposant de cerner le mythe à travers ses contours expressifs après avoir dégager ses articulations internes, l’analyse structuraliste prête (à notre sens) aux catégories indigènes des attitudes de pensée qui lui sont sans doute étrangères;; elle “calque” en quelque sorte sur le mythe des associations d’idées propres à une certaine activité de l’esprit (celle du chercheur déployant ses gammes conceptuelles pour saisir les évènements d’un mythe qu’il déchiffre) ;; associations qui ne signifient pas et n’occupent sans doute pas exactement la même place ni la même signification dans la pensée indigène;; si nous comprenons par ailleurs l’évocation et l’utilité des catégories inconscientes, qui permettraient de renforcer l’hypothèse de l’existence d’une structure accessible, nous ne discuterons pas ici l’universalité de la psychanalyse, qui nous ramènerait au problème que nous venons tout juste 9
“La geste d’Asdiwal” p. 209 “la geste d’Asdiwal” “mélodie” et “voix” p. 193;; “symphonie” p. 198 10
5 d’évoquer. La grande puissance “architecturale” de l’étude de la geste d’Asdiwal par Lévi-­Strauss (qui jette de vastes hypothèses ainsi qu’un modèle très sophistiqué d’analyse de la structure et du sens d’un mythe) constitue donc à la fois la grande force et la limite de l’entreprise, même si nous notons que Lévi-­Strauss se montre par ailleurs très prudent sur sa méthode, insistant notamment sur l’état insuffisant des connaissances des populations tsimshian au moment de l’étude. Son compromis -­ brillant cependant -­ pour dégager des versions de 1895, 1912 et 1916 le motif de l’oubli comme catégorie potentielle de la pensée mythique ne suffit pas et souffre selon nous, là encore, d’une adaptation forcée (malgré l’argument tendant à énoncer les variantes de la notion de faute11) : “ Il résulte que le malentendu, qui consiste à comprendre, dans ce que quelqu’un a dit, autre chose que ce qu’il a voulu dire, peut se définir comme un défaut de communication, également avec autrui. On voit alors quelle place revient à l’oubli dans un tel système: il consiste en un défaut de communication, non plus avec autrui, mais avec soi même;; car oublier, c’est manquer de dire à soi même ce qu’on aurait dû pouvoir se dire
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” Il n’est pas certain que la pensée mythique décompose l’oubli de cette manière ni que le concept même de communication s’articule en ce sens dans la pensée indigène. Malgré cela, nous mesurons pleinement l’apport théorique essentiel de ces tentatives et nous comprenons leur importance au sein d’une entreprise immense consistant à révéler des structures extraordinairement complexes de l’esprit humain et de tacher de replacer chaque élément d’une réalisation humaine (un mythe en l'occurrence) à sa place et de le situer symboliquement au sein d’un ensemble de pratiques, de croyances et de dispositifs historiques et sociaux fortement ramifiés dans le temps. Nous sommes très sensible également à la métaphore musicale qui parcourt le texte et qui, fixant et révélant à la fois une méthode d’analyse, engage magnifiquement un projet qui se fixe pour but d’atteindre et de comprendre, de pénétrer et d’expliquer. Nous retenons donc de cette métaphore une volonté d’organisation et de dévoilement des formes et du sens des productions de l’esprit qui nous touche car elle propose une harmonie et une recherche de signification en ne laissant -­ en apparence-­ pas de place à un hasard qui constituerait finalement une sorte d’origine probable d’une chaîne de systèmes et de processus dont les cultures humaines constitueraient l’aboutissement. Si le projet de Claude Lévi-­Strauss embrasse de fait une totalité qui serait intelligible (intelligibilité idéale bien sûr auquel il ne peut selon nous -­ et selon Claude Lévi-­Strauss aussi -­ jamais totalement répondre dans la perception exacte de la forme et du fond) il entreprend le déploiement d’un champ considérable d’étude et de proposition nous permettant de travailler et de réfléchir. Si l’analyse structurale se trouve être une méthode -­ ou du moins une manière -­ pour appréhender des faits et des discours en les codant à l’intérieur d’un édifice vaste, semblable à une grande partition, nous ne résistons pas à l’envie de rapprocher ici le rationalisme du projet structuraliste lévi-­straussien au rationalisme de la fin de L’Éthique de Spinoza (que Lévi-­Strauss a lu de très près) qui après avoir construit un système immense devant mener au salut (c’est à dire à la liberté et à la béatitude qu’entraîne la connaissance parfaite et intuitive de Dieu et de la Nature) annonce pour conclure: 11
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“la geste d’Asdiwal” p. 230 “ la geste d’Asdiwal” p. 230 6 “Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver. Et cela certes doit être ardu, qui se trouve si rarement. Car comment serait-­il possible, si le salut était là, à notre portée et qu’on pût le trouver sans grande peine, qu’il fût négligé par presque tous? Mais tout ce qui est très précieux est aussi difficile que rare13” ... Nous ne lierons évidemment pas en conclusion les projets de Claude Lévi-­Strauss et de Spinoza, dont les motivations et les objets ne comportent sans aucun doute pas grand chose de commun, mais nous avons souhaité cependant en invoquant cette confession ultime de l’Éthique mettre en perspective l’oeuvre et le projet de Lévi Strauss (incarné ici par l’analyse de la “geste d’Asdiwal”) sous l’aspect d’une survivance d’une aspiration de l’esprit consistant à retrouver au travers d’une méthode des cadres fixes et profonds du fonctionnement humain et de discerner par un effort toujours construit et élaboré des forces qui s’exercent et qui s'emboîtent fondamentalement. Si le savoir “total” est empêché par la masse considérable des faits et des obstacles qui se posent à l’observateur qui cherche à comprendre, il existe cependant une méthode (pour Lévi Strauss l’analyse structurale) qui, si elle contient en elle même sa limite, engage du moins par son extrême rigueur d’une contextualisation de l’ensemble des faits des réalisations humaines ainsi que de leur mise en accord la voie d’un processus d’intelligibilité. 13
Spinoza, Éthique, Livre V, scolie XLII 7 
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