Domoklès 1975 mots 1 HUIS CLOS - SYMPATHIE ET DIGNITÉ « Whether 'tis Nobler in the mind to suffer The Slings and Arrows of outrageous Fortune, Or to take Arms against a Sea of troubles, And by opposing end them: to die, to sleep No more; » SHAKESPEARE, Hamlet, Acte 3, Scène 1. Trois penseurs réunis accompagnés du garçon d’étage. Ce fut Socrate qui s’exprima en premier. SOCRATE : Il s’avère ainsi que, contrairement à la volonté de mes détracteurs, la mort qui me fut donnée semble davantage être une récompense qu’une sanction! Avec plaisir, je découvre que nous nous retrouvons trois, dans une pièce certes bien meublée, qui me semble d’ailleurs bien propice à philosopher. De plus, le garçon d’étage nous propose même une question à examiner suite à sa récente lecture du texte de STÉPHANE HESSEL; Indignez-vous!. Le jeune homme s’interrogeant sur le rôle de l’indignation nous proposa donc une épreuve qui me semble fort intéressante. Cette dite question, il me semble bien, se formulait comme suit : « L’indignation sauvera-t-elle l’humanité? » Immédiatement, de nombreux questionnements s’offrent à mon esprit. Je débuterai donc par dévoiler ces multiples interrogations que mon daimôn tente inlassablement de me faire remarquer, mais, considérant que moi je ne sais rien, je vous demanderais, ô mes deux illustres compagnons de cette après vie, d’ensuite répondre aux humbles questions que je soulèverai. Les deux comparses acquiescèrent, Socrate poursuivit. En premier lieu, qu’est-ce que l’humanité? Il nous faudrait d’abord savoir de quoi l’on parle; le ce qui serait sauvé par l’indignation. À première vue, on pourrait y retrouver deux sens. Premièrement, l’humanité individuelle : l’humanité en chacun de 2 nous qui nous distingue en tant qu’êtres humains par rapport aux autres étants. Au sens moral, ce serait ce qui caractériserait le fait que nous soyons humains par opposition à la bête. Secondement, l’humanité collective comme étant l’ensemble des êtres humains pris dans sa globalité, pouvant même, à la limite, supposer les savoirs, techniques, artefacts et autres développements humains. D’autre part, au sens commun, le terme « sauver » signifie préserver quelqu’un ou quelque chose, en empêcher la destruction1. En ce sens, l’indignation serait donc ce qui permettrait à l’humanité (individuelle ou collective) de se préserver de quelque chose, mais de quoi? Ainsi, nous en sommes à distinguer laquelle humanité est à sauver, ce que cela implique et de quelle manière est-ce impliqué. Si j’ai bien compris le garçon d’étage, les principales menaces soulevées par HESSEL étaient les suivantes: les effarantes disparités de richesse ainsi que l’influence dite herculéenne du monde financier sur le monde politique et tous les graves dangers qui découlent de ces deux conditions. Ces situations soulèvent donc la question du juste et de l’injuste, il s’agit d’une dénonciation de deux formes d’injustices. Déjà, nous pouvons donc soulever ici le concept de l’indignation devant l’injustice. L’indignation, en tant que sentiment de colère ou de révolte face à une injustice, est donc tout à fait légitime, voire naturelle, suivant la prise de conscience de ces deux critiques. Cependant, je ne sais pas d’où provient cette indignation et si elle peut sauver l’humanité, si oui de quelle façon. J’aimerais bien vous entendre respectivement à ce sujet puisque moi je ne sais rien. HUME : Voyez-vous, vieil homme, je tenterai de vous expliquer comment l’indignation peut s’étendre à l’ensemble des êtres humains à partir d’une certaine 1 Marie-Éva DE VILLIERS, « Sauver », p. 1460. 3 sympathie commune à tous ses membres. Tandis que chacun reconnait l’utilité de la justice, puisque si elle était totalement inutile nous n’aurions même pas l’idée de justice, plusieurs semblent oublier d’où provient cette considération utilitaire de la justice et la tendance à ressentir l’indignation devant les injustices. Premièrement, il en est à considérer utile à qui ou à quoi? Ce n’est pas toujours utile à moi, mais pourtant je reconnais qu’un acte est juste ou injuste même s’il ne m’est pas utile ou dommageable. De plus, cet acte pourrait m’être séparé de plusieurs centaines d’années que je pourrais le juger juste ou injuste : si j’éprouve un sentiment de réprobation morale envers le meurtre de JULES CÉSAR, ce n’est certainement pas parce que cela m’est nuisible. Alors, pourquoi les choses néfastes pour les autres et la société nous emplissent-elles d’un tel chagrin ou d’une telle affliction comme l’est l’indignation, et pourquoi est-ce que l’idée d’une chose plaisante pour autrui nous emplit aussi d’une satisfaction? Il s’agit de la sympathie que nous éprouvons naturellement en tant qu’humains. « D’une manière générale, il est certain que partout où nous tournons nos pas, quel que soit le sujet de nos réflexions ou de nos conversations, tout nous représente le spectacle du bonheur ou du malheur des hommes, tout excite en notre cœur un mouvement sympathique de plaisir ou de déplaisir2. » Ainsi, parce que nous nous reconnaissons en nos semblables, le complexe processus de l’association des idées fait sentir l’active influence de la sympathie à tout moment. L’intérêt des autres et de la société paraît dès lors se confondre au nôtre, causant de la sorte un certain sentiment de désapprobation, une certaine indignation, contre l’injustice, qu’elle nous soit directement nuisible ou non. 2 David HUME, Enquête sur les principes de la morale, p. 88. 4 Deuxièmement, l’indignation en tant que sentiment moral impliquerait plus particulièrement notre « humanité en nous », comme vous disiez, c’est-à-dire notre capacité individuelle à effectuer des distinctions morales. En effet, puisque les distinctions morales proviennent des sentiments d’approbation et de désapprobation et non de la raison, alors l’indignation en tant que sentiment de désapprobation envers l’injustice devient, pour nous, une distinction morale. En ce sens, l’indignation ne sauverait cependant pas réellement l’humanité en nous, mais en serait plutôt une composante, un trait essentiel de celle-ci en tant que distinction morale naissant de l’utilité de la justice pour nous-mêmes de concours avec la bienveillance que nous pouvons éprouver pour autrui par sympathie. SARTRE : Vous expliquez comment l’indignation est essentiellement individuelle et qu’elle nait d’une bienveillance sympathique. J’aimerais insister sur le fait que l’indignation, en tant que caractère choisi, implique par le fait même l’humanité entière et est donc le premier pas vers sa sauvegarde. Il faut savoir que nos choix n’engagent jamais que nous seuls. Les caractères que nous choisissons afin de définir notre humaine condition cautionnent nécessairement les mêmes caractères pour l’humanité entière. « En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être3. » Ainsi, nous avons une responsabilité envers nos choix personnels puisque ces derniers engagent nécessairement l’humanité entière. Or, en appliquant cette pensée à notre problème, l’on remarque aisément qu’en adoptant le sentiment d’indignation, c’est toute l’humanité que l’on désire voir s’indigner. L’indignation n’est donc pas un choix purement individuel, 3 Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, p.32. 5 mais une considération collective, une considération morale que nous adoptons et que nous souhaitons voir le reste de l’humanité adopter à son tour. SOCRATE : Dans un tout autre ordre d’idée, je pense que le retour au terme même serait opportun. « Est indigne, anaxios, ce qui détruit ce qui est digne, axios4. » Ainsi, il me semble éclairant d’incorporer le concept de dignité à notre réflexion. En effet, si nous nous jugeons un acte indigne c’est à l’aune d’une dignité humaine que nous conférons à nos semblables5. Or, qu’en est-il de cette dignité? D’où provient-elle? J’aimerais proposer l’apport d’un concept similaire à celui de la sympathie, que vous avez admirablement soulevé, qui est le concept de l’empathie. D’un côté, la sympathie, ce qu’on éprouve avec autrui, est un partage des émotions avec un ou des semblables, qui implique donc une distinction entre le moi et l’autre. De l’autre côté, l’empathie, ce qui est éprouvé en dedans, permet de s’identifier à l’autre et de ressentir, par le fait même, ce qu’il ressent. Ce concept impliquerait donc une bonne connaissance de soi, afin qu’il devienne possible de l’étendre aux autres et ainsi accueillir en soi leurs états. J’aimerais proposer la réflexion suivante : serait-ce à cause de la dignité propre que nous nous conférons nous-mêmes en tant qu’individus humains que nous attribuons par la suite une dignité aux autres? De telle sorte que par notre propre capacité à sentir en nous ce que les autres peuvent ressentir, nous les remarquons aussi dignes que nous-mêmes, et donc nous leur conférons une dignité semblable à celle que nous nous accordons nous-mêmes. Il en irait de même pour tous les êtres humains, établissant ainsi une certaine « dignité humaine » par la ressemblance entre les individus et leur capacité d’empathie. En conséquence, l’indignation naîtrait d’une considération envers nous-mêmes; meilleure 4 5 Thomas DE KONINCK, Pourquoi la philosophie?, conférence. Éric FIAT, Grandeurs et misères des hommes, Petit traité de la dignité, p. 23. 6 serait notre connaissance de nous-mêmes, plus à même serions-nous de comprendre les autres et de s’indigner pour eux. Encore et toujours le « connais-toi toi-même » qui rejoint l’humanité entière. SARTRE : En fait, j’aimerais m’objecter à vos discours qui tendent à se limiter à définir l’indignation comme un sentiment, sans le lier à l’action qui doit en découler. Je pense que l’indignation est, au même titre que l’étonnement, une prise de conscience, une étincelle qui suit la réalisation et qui peut, dans les meilleures circonstances, causer un véritable incendie. C’est l’instantanéité de la réalisation qui les caractérise tous deux. Pour ce qui en est de l’étonnement, sans le questionnement qui doit suivre le suivre, le processus est interrompu et la flamme s’éteint, c’est par le questionnement que l’étonnement prend sa valeur et son sens. Il en est de même de l’indignation; si elle n’est pas suivie d’une action, elle n’est pas plus valable qu’une autre émotion passagère sans impact. Si nous nous complaisons dans l’indignation et en restons au simple ressenti, l’humanité ne sera jamais sauvée. Attitude à déplorer chez certains indignés; le quiétisme est un bon exemple de cette passivité. Ceux-ci croient que l’indignation suffit, que certaines têtes dirigeantes feront le travail à leur place. Ils se contentent de faire connaitre leur indignation et en restent là, sans agir pour provoquer le changement qu’ils réclament. « La doctrine que je vous présente est justement à l’opposé du quiétisme, puisqu’elle déclare : il n’y a de réalité que dans l’action; […].6 » Ainsi, l’indignation se doit d’être moteur de l’action si elle désire avoir la prétention d’être messie de l’humanité. Un simple ressenti qui ne donne pas suite dans l’action ne peut donc avoir cette prétention. Certes, en choisissant de nous définir par ce ressenti nous impliquons de la sorte 6 Ibid., p.51. 7 l’humanité entière. Il demeure cependant qu’il est nécessaire d’agir afin de convaincre les autres de suivre notre exemple. HUME : Après avoir expliqué l’indignation et son rapport à l’humanité par la sympathie et la bienveillance, puis par l’empathie et la dignité, nous pouvons maintenant tirer quelques conclusions de nos discours respectifs. Celui qui s’indigne a en lui ce germe de révolte contre l’injustice et donc d’attention envers la justice. L’indignation ravive en chacun de nous les attributs essentiels qui font la valeur de notre humanité et qui nous distinguent de l’animal exempt, semble-t-il, de moralité. En préservant ainsi l’humanité en nous, l’indignation permet de la sauver. Sans les sentiments de justice et autres sentiments moraux à l’égard d’autrui, l’humanité perd en nous son essence, elle est détruite. De surcroît, cette passion sera communicative, pouvant être ressentie par le concept du processus d’association des idées et de la sympathie qui en découle. Également, en influençant les futures actions, l’indignation permet à la justice de se réaliser concrètement autour de nous, en quête d’un monde meilleur. En ce sens l’indignation exempte de quiétisme est le premier pas vers la sauvegarde de l’humanité collective et des problèmes soulevés par l’interrogation. La porte s’ouvrit, à la surprise de tous. À son tour, STÉPHANE HESSEL fit son entrée dans la pièce. Il fut accueilli et remercié pour avoir été l’amorce de cette réflexion et l’initiateur d’un large mouvement d’indignation. Sur la base des distinctions fondamentales apportées précédemment, la discussion fut dès lors lancée sur les actuels motifs de l’indignation. 8 BILIOGRAPHIE DE KONINCK Thomas, « Pourquoi la philosophie?, Université Laval, 15 novembre 2012, conférence. DE VILLIERS Marie-Éva, « Sauver », Multidictionnaire de la langue française, 5e éd., Montréal, Québec Amérique, 2012, p. 1460. FIAT Éric, Grandeurs et misères des hommes, Petit traité de la dignité, Paris, Larousse, 2010. GODIN Christian, « Humanité », Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard / éditions du temps, 2004, p.589. HESSEL Stéphane, Indignez-vous!, Montpellier, Indigène éditions, 2011. HUME David, « Enquête sur les principes de la morale », Essais et traités sur plusieurs sujets, IV, trad. Michel MALHERBE, Paris, éd. J. Vrin, 2002. HUME David, La morale, Traité de la nature humaine III, trad. Philippe SALTEL, Paris, GF-Flammarion, 1993. SARTRE Jean-Paul, Huis clos / Les mouches, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 2010. SHAKESPEARE, Hamlet, texte annoté et illustré par Fritz KREDEL, New York, Random House.