communiquent leur bon ou mauvais vouloir de vive voix.) De toute façon, en tant qu’experts
académiques, ils n’avaient pas à se salir les mains, du moins pas de la même façon que les
missionnaires, les militaires, les marchands et autres managers impérialistes. La valorisation
morale faisant suite à la vision métaphysique, ils pouvaient se contenter, en tant
qu’intellectuels universitaires, de donner leur point de vue, mais n’avaient pas à s’engager
axiologiquement. Cette non implication et indifférence amorale s’appuyait sur la distinction
faite par la philosophie pérenne entre le substantiel et l’accidentel – une opposition qui
induisait l’illusion d’un en soi innocent de toute cause morale et ne devenant sujet à caution
ou à indignation qu’après coup. C’est ainsi que le monde savant parlait de la Magie comme
étant essentiellement amorale, son bon usage donnant lieu à la magie blanche, là où son
mésusage équivalait à la magie noire. Il faut avoir vécu avec des ensorcelés pour comprendre
que l’indigène s’indigne non pas contre l’abus d’une substance neutre, mais contre quelqu’un
qui lui en veut à mort. La Sorcellerie – « ça » n’existe pas, seul existe tel ou tel sorcier
singulier. L’homme n’a pas inventé le couteau puis s’est demandé après coup ce qu’il
pourrait bien en faire – couper du salami ou poignarder son voisin ? Tout objet répond au
projet d’un sujet, et un projet sans valeur et donc digne ou indigne « ça » n’existe pas non
plus. A l’encontre des cultures qui l’ignorent, l’indignation occidentale risque de se laisser
piéger par cette équivoque onto-épistémologique. Car elle permet au christianisme catholique
d’émousser l’indignation en représentant l’intolérance inquisitoriale comme un accident de
parcours, là où elle est intrinsèquement incluse dans le prix de n’importe quelle institution à
l’idéologie totalitaire. Pas plus que la Magie, le Capitalisme n’a pas deux visages, l’un
humain l’autre moins ; dès sa naissance il aurait dû susciter une indignation inconditionnelle.
Heureusement, depuis le passage de philosophes comme Levinas et Ricœur, sans que
l’anthropologie puisse ne pas fonctionner comme partie intégrante d’une certaine
occidentalisation du monde, on sait que « faire sens » relève d’un Agir foncièrement éthique
qui, à l’occasion, implique intrinsèquement le devoir d’indignation. Mais cette affirmation
axiomatique n’engage à rien de bien concret. Contre quoi, quand et comment y a-t-il lieu de
s’indigner ? C’est ici, si on me permet un plaidoyer pour ma chapelle, que l’anthropologie
peut intervenir pour permettre une indignation moins primesautière, plus pondérée et donc
plus porteuse de rapports humains équitables et de relations environnementales équilibrées.
« S’indigner ou ne pas s’indigner ? » n’est pas la question. La mission de l’anthropologue
n’est pas la démission. Il ne s’agit pas de renoncer au combat, mais de ne pas se tromper
d’adversaires.
Deux cas pour conclure, car un apport anthropologique à un enjeu de société n’est rien si ce
n’est le rappel que tout cas est un cas à part entière. Sur mes terrains africains j’ai eu affaire à
des situations sociohistoriques qui ont indigné mes interlocuteurs féministes et égalitaristes.
Chez les WaKonongo, la moitié du temps la moitié des femmes étaient possédées par des
esprits. Ces derniers pouvaient à l’occasion demander de pouvoir fumer en public, de manger
du riz, d’avoir une nouvelle robe... toutes choses que, risquant de se faire rembarrer par leurs
hommes, les femmes n’avaient pas intérêt à exiger directement par elles-mêmes. Je dis bien
« n’avaient pas intérêt » et non pas « n’osaient pas ». Car mises au parfum du phénomène,
des féministes du Nord, outrées, indignées, proposaient de se rendre illico sur place libérer
leurs sœurs opprimées du Sud en leur redonnant le pouvoir qui leur revenait de droit humain.
Compréhensible, cette réaction ethnocentrique n’était pas des plus plausibles ; réalisée, elle
aurait peut-être fait plus de dégâts que de bien. En effet, une jeune épouse konongo qui
trouvait que son mari ne respectait pas le contrat de mariage (qui prévoyait entre autres le
« don » annuel d’un nouveau pagne), avait toute liberté de claquer la porte et de rentrer chez
elle. Dans un système virilocal où l’épouse est transférée sans beaucoup de ménagements