L’INDIGNATION OU DE LA JUSTE COLÈRE Origines et limites de l’indignation comme principe moral Dissertation philosophique sur le thème de : « L’indignation sauvera-t-elle l’humanité? » Écrit par : Perspicax Dans le cadre du Concours Philosopher 2012-2013 1998 mots -1998 mots Nous vivons présentement dans un contexte sociohistorique où les contradictions atteignent leur paroxysme. L’homme n’aura jamais produit autant de richesses matérielles qu’en cette époque et les inégalités n’auront pourtant jamais été aussi abruptes. Le développement matériel et scientifique des derniers siècles nous aura conféré une maîtrise de la technique sans précédent et notre environnement physique n’en aura jamais été aussi menacé. L’homme n’aura jamais développé autant de savoir qu’en ces jours et n’aura jamais été aussi désarmé face aux questions existentielles que suscite cette conscience de lui-même. Que ce soit face au fragile équilibre naturel dont sa survie dépend ou face à l’étiolement de la coopération comme matrice du vivre-ensemble, l’être humain est en devoir de se questionner quant à son devenir. Problématique Une réflexion tentant de hiérarchiser rationnellement ces nombreux problèmes auxquels fait face l’espèce humaine serait-elle seulement féconde de vérités? Tous, sociologues, psychologues, philosophes, etc., se proposeront des problèmes qu’il est urgent de résoudre, de sorte qu’il serait vain de postuler l’importance d’un enjeu en particulier dont dépendrait la survie de l’humanité. Or, une chose est claire : ces enjeux ne peuvent être résolus que par l’action et non seulement par le fruit de la conscience. « La pire des attitudes est l’indifférence, dire "je n’y peux rien, je me débrouille". En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes essentielles qui fait 2 l’humain », disait Stéphane Hessel.1 En effet l’indifférence paralyse l’action et brise ce que Paul Ricoeur présente comme l’une des choses les plus estimables en nous, soit la capacité d’initiative.2 La question qui nous est posée relève davantage à savoir quel rôle l’indignation est possiblement appelée à jouer en tant qu’instigatrice de cette action. « Sauver l’humanité » en ces termes n’est autre que de pousser l’humanité à agir : premier volet que se devra d’éclaircir cette dissertation. Si l’on pressent rapidement que l’indignation rompt effectivement avec l’impasse du nihilisme, des questions sous-jacentes émanent cependant. En effet, outre la conceptualisation de qu’est l’indignation, il demeure également la difficulté de déterminer le bien-fondé d’un tel concept et encore la portée réelle de ce dernier. La question ainsi posée s’interroge aussi, dans un deuxième volet, sur le bien agir ; il convient en effet d’agir pour sauver l’humanité, mais encore faut-il que les fondements de cette action soient louables. L’indignation comme fondement éthique Le Petit Robert décrit donc l’indignation comme le « sentiment de colère que soulève une action qui heurte la conscience morale, le sentiment de la justice ». 3 Michel Venne ajoutait qu’il s’agit du « sentiment que l’on éprouve face au déni de dignité dont souffre injustement un humain ou un groupe d’êtres humains ».4 Quelques précisions méritent cependant d’être apportées, à commencer par ce qu’Aristote nous révèle au sujet de ce sentiment : 1 Stéphane Hessel, Indignez vous!, Indigène éditions, Montpellier, janvier 2011, p.14 Paul Ricoeur, « Éthique et moral », Lectures 1, Seuil, 1990, p.256 3 Le Petit Robert, 2007 4 Michel Venne, L’indignation, [conférence en ligne], Montréal, Table de concertation de la formation générale du Cégep de Rosemont. 2 3 […] la juste indignation est un juste milieu entre l’envie et la malveillance, et ces états se rapportent à la peine et au plaisir qui surgissent en nous pour tout ce qui arrive au prochain : l’homme qui s’indigne s’afflige des succès immérités, l’envieux va au-delà et s’afflige de tous les succès d’autrui, (et tandis que l’homme qui s’indigne s’afflige des malheurs immérités), le malveillant, bien loin de s’en affliger, va jusqu’à s’en réjouir.5 Le Stagirite nous indique clairement ici le rapport d’altérité indissociable de l’indignation dans sa forme la plus juste. Lorsque celui-ci affirme que l’indignation est le propre de celui qui s’afflige de succès immérités ou de malheurs immérités, Aristote démontre que l’indignation est le propre du « juste », de celui qui recherche l’équilibre non pas dans un intérêt égoïste, mais puisqu’il s’agit là de ce qui devrait être, bref de la justice en soit. Dès lors, l’indignation prend une valeur éthique considérable, en ce sens qu’elle devient vertu de justice. Dans la même veine, Krishnamurti établissait une précision entre indignation et simple colère. Pour le sage indien, « [la] révolte est de deux sortes : il y a la révolte violente qui n’est qu’une réaction inintelligente contre l’ordre existant, et la profonde révolte psychologique de l’intelligence. »6 Cette profonde révolte psychologique n’est autre que la connaissance de soi, et par conséquent de ce qui en soi est digne. Celui-ci confirme ainsi que, loin d’être réactionnaire, l’indignation tel que souhaité est proactive puisqu’elle se lève pour ce qui mérite d’être. Thomas de Koninck abondait dans le même sens et reprenait ces mêmes propos, poussant la valeur morale de l’indignation encore plus loin : le sentiment de révolte suscité par l’injustice est le principe moral par excellence puisqu’il précède l’éclosion de 5 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II, Chapitre 7. Krishnamurti, De l’éducation, Delachaux & Niestlé éditeurs, Neuchatel, 1972, p. 2. 4 la dignité.7 Dans la découverte de ce qui est indigne, il y aurait la découverte, par contraire, de ce qui est digne et par conséquent d’une valeur universelle sur laquelle l’éthique peut s’appuyer. Des propos précédents, nous observons dès lors trois arguments qui nous révèlent que l’indignation se positionne comme socle éthique fondamental. L’indignation se présente comme une vertu permettant de revenir à cette situation d’équilibre qu’est la justice ; celle-ci dirige l’action non pas de façon irréfléchie, mais de façon proactive et éclairée ; et enfin, elle permettrait de déceler ce qui est fondamentalement digne, de trancher le relativisme par la découverte de la conscience morale. L’indignation comme principe existentiel C’est cependant Albert Camus qui aura encore le mieux démontré la puissance de ce sentiment d’indignation en affirmant de l’homme révolté que « s’il refuse, il ne renonce pas : c’est un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »8 La révolte telle que perçue par Camus s’accompagne donc du refus (refus de ce qui est indigne), mais aussi de la certitude confuse qu’il est en « droit de ». Ainsi, « toute valeur n’entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. »9 Par ailleurs, l’homme révolté se dépasse lui-même pour devenir tout entier ce qu’il devrait être : « la conscience vient au jour avec la révolte. »10 Camus confirme lui aussi ce qu’Aristote et de Koninck soulevaient en affirmant « qu’on envie ce qu’on n’a pas, tandis que le révolté défend ce qu’il est. »11 L’indigné, à l’instar du révolté, est celui qui 7 Voir Thomas de Koninck, Indignation et dignité humaine, [conférence en ligne], Montréal, Table de concertation de la formation générale du Cégep de Rosemont, 28 novembre 2012. 8 Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, « folio essais », Paris, 1951, p. 27. 9 Ibid., p. 28. 10 Ibid., p. 29. 11 Ibid., p. 32. 5 se bat pour la dignité et qui, par conséquent, ne peut que se borner à refuser pareil injustice à quiconque. Enfin, Camus démontrera que si la solidarité entre les hommes tire ses fondements de la révolte, la révolte tire à son tour ses fondements de cette complicité ; dialectique qu’il résume on ne peut mieux dans son affirmation « je me révolte, donc nous sommes. »12 De l’indignation idéaliste La portée éthique de l’indignation nous apparaît dorénavant comme patente. Force est d’admettre cependant que la conception d’indignation développée précédemment demeure idéaliste en certains points. Effectivement, si l’indignation prend naissance de ce qui manque de dignité, c’est qu’elle s’inscrit dans un contexte sociohistorique qui véhicule une définition de ce qui est digne qui lui est propre. Des penseurs cités précédemment auront déjà saisi que l’indignation est un produit social. Thomas de Koninck, citant Jürgen Habermas, disait de l’indignation qu’ « elle est ressentie en fonction d’un manquement à l’attente normative sous-jacente et fondamentale valable pour moi et pour autrui, mais aussi pour toute personne qui appartient à un groupe social. »13 Albert Camus, lui, disait que « l’esprit de révolte n’est possible que dans les groupes où une inégalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait. »14 Le matérialisme historique, puissante conception philosophique, nous permet de mieux comprendre ces affirmations. Lorsque Marx affirme que « ce n’est pas la 12 Ibid., p. 38. Jürgen Habermas cité dans : Thomas de Koninck, op. cit. 14 Albert Camus, op. cit., p. 35. 13 6 conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »15, celui-ci postule que nos formes de conscience et nos conceptions sont en fait issues des rapports réels entre les individus. Ainsi, « les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants. »16 La justice n’échapperait donc pas à cette production sociale. Elle serait plutôt le produit de rapports sociaux normalisés sous des cadres juridiques déterminés, propres à chaque époque et chaque culture. Si l’indignation fut présentée jusqu’alors dans une forme plus « pure », celle-ci apparaît alors comme relative à la conception de justice véhiculée par une société donnée. Ainsi, l’on s’indignerait aujourd’hui qu’un être humain soit tenu en esclavage, alors qu’en Grèce antique cette condition était tout à fait justifiée, même pour Aristote.17 Synthèse Au demeurant, nous voici avec le constat suivant : l’indignation se braque contre ce qui manque de dignité et révèle par le fait même ce qui est digne ; c’est davantage cette idée de ce qui est juste qui demeure relative. Loin d’avoir ignoré ce problème, Camus fournit tout de même une voie de sortie au concept de la révolte. Celui-ci remarquait que liberté de fait ne s’est pas accrue proportionnellement à la conscience que l’homme en a prise. De cette observation, on peut en déduire que « la révolte est le fait de l’homme informé, qui possède la conscience de ses droits. »18 La révolte, telle que conceptualisée, s’accompagne donc inévitablement d’une certaine rationalité et de la conscience de sa valeur inhérente comme personne, 15 Karl Marx, L’idéologie allemande, éditions sociales, Paris, 1968, p. 37. Ibid., p. 74. 17 Aristote dans Les politiques affirmait que « l’esclave est un certain bien acquis. » 18 Albert Camus, op. cit., p. 35. 16 7 concept qu’avait aussi soulevé Krishnamurti dans cette idée de « révolte psychologique de l’intelligence ».19 L’indignation telle que nous l’avons explorée depuis le début n’est donc possible que dans une société qui postule l’existence des droits humains et des valeurs libérales comme fondement de la justice, ce que Camus avait aussi pressenti en écrivant que « le problème de la révolte n’a donc de sens qu’à l’intérieur de notre société occidentale. »20 Conclusion Des réflexions précédentes, nous sommes maintenant en mesure de dégager ceci : si l’indignation pose effectivement les assises de valeurs ayant le potentiel de « sauver l’humanité » (découverte d’une définition de la dignité, d’un bien en soi), il demeure que les contextes dans lesquels celle-ci prend naissance varient selon le développement des sociétés, ce qui nous pousse à pondérer l’universalité d’un tel sentiment comme fondement moral. Ce n’est en effet qu’avec la rationalité que l’indignation parvient à s’extraire des contextes sociohistoriques qui la retiennent d’une visée éthique globale. Se dégage également de ces derniers constats un certain positivisme, en ce sens ou, dans cette dialectique de l’indignation et de la rationalité, se trace un progrès historique dont Marx se faisait déjà le précurseur en affirmant que « chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant est obligée […] de présenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société […]. »21 Progrès que Camus avait lui aussi pressenti en déclarant qu’il « s’agisse d’une conscience de plus en plus élargie que l’espèce humaine prend d’elle-même au long de son aventure. »22 19 Voir note 6. Albert Camus, op. cit., p. 35. 21 Karl Marx, op. cit., p. 77. 22 Albert Camus, op. cit., p. 35-36. 20 8 Sans trop d’orgueil, il nous est tout de même permis d’espérer que l’indignation et le contexte historique donné culmineront en effet dans le salut de l’humanité, que nous ne pouvons mieux formulé que dans l’impératif catégorique de Hans Jonas comme la « permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre ». 9