C'est la Fantaisie Qui nous fait rêver Soeur de Poésie A n'en point douter J.-F. S. Ouvrages publiés par l'auteur — La Femme et ses métamorphoses dans l'oeuvre de Théodore de Banville, Paris, Champion, 1993. —Théodore de Banville (1823-1891). Parcours littéraire et biographique, Paris, L'Harmattan, 1998. — La Nouvelle, "Thèmes et Etudes", Ellipses, Paris, 1998. — Théodore de Banville, CEuvres Poétiques Complètes, Edition Critique sous la direction de Peter Edwards, Tome VI, Idylles Prussiennes, Trente-six Ballades joyeuses, Rondels, Paris, Champion,1999. —Nouvelles d'amour et d'ailleurs, Editions des Ecrivains, Paris, 1999. I APPROCHE THEORIQUE A. Esquisse de définition 1. De l'utile recours à l'étymologie La notion de "fantaisie" semble d'emblée échapper au domaine de la critique sérieuse. C'est à peine si l'on ose, à son égard, employer le terme de "concept", comme si ce dernier se réservait la part du sérieux épistémologique. Et de fait, on a du mal à se départir, dans le vocabulaire de la critique littéraire, de la sacrosainte dichotomie existant entre ce qui appartient à l'ordre du sérieux, et ce qui se trouve rejeté du côté du non sérieux. Je dis "non sérieux", puisque le comique, depuis — et sans doute avant — Aristote peut se circonscrire facilement comme objet d'études, aussi bien comme interrogation philosophique que comme langage à part entière. Ainsi, la fantaisie, par essence, pose problème, puisqu'elle est comprise, la plupart du temps, comme un sous-genre de la vis comica, ou bien comme un surgeon d'une forme dégradée d'humour relevant de la futilité aérienne. Or, le "Grand Dictionnaire Universel" du XIXe siècle 1 propose une définition érudite et tout à fait passionnante quant aux sources étymologiques : Du grec phantasia, action de se montrer, apparition, imagination ; de phantos : visible, qui vient de phainein. Ce dernier mot est dérivé par l'addition de la terminaison nô qui caractérise la cinquième conjugaison sanscrite du primitif phaô : briller, de même que la racine bhâ : briller, brûler, d'où bhâtas : ardent, brillant, visible, exactement le grec phantès. On peut le constater aisément, le concept prend sa source directe dans le domaine de la perception sensible, et plus particulièrement dans celui du visuel. La fantaisie peut donc se définir comme un objet — un phénomène au sens kantien — qui apparaît au regard dans sa lumineuse 1 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Pierre Larousse, Tome 8, Paris, 1872, [dorénavant GDUl. 9 brillance. Il s'agirait d'un écart porteur de lumière, par contraste avec une norme dépourvue d'ardeur. Par définition, la fantaisie dérange puisqu' elle s'impose à nos sens. Elle se transforme en une manifestation : celle d'un brio auquel on ne s'attendait pas, et qui jette un trouble dans le quotidien prosaïque de la communication, verbale ou non. Le Grand Larousse de la Langue Française 2 insiste davantage sur la production onirique. Après un rappel étymologique proche de celui cité ci-dessus, s'ensuit une série d'acceptions qui mettent l'accent sur l'aspect construit de la fantaisie : 1. Faculté qu'a l'esprit de se représenter des images. 2. Disposition à se conduire selon l'humeur du moment sans contrainte. 3. Oeuvre d'art soustraite à des règles fixes et où l'imagination se donne carrière. La fantaisie devient à la fois objet et sujet d'une action mimétique - au sens aristotélicien d'imitation naturelle - spécifique à l'être humain, et du plaisir qu'il prend à agir ainsi 3 . Et le Dictionnaire de la Langue Française d'Emile Littré 4 , s'interrogeant en profondeur sur le mot, offre au total dix acceptions prises dans des champs variés : 1. Ancien synonyme d'imagination. 2. De fantaisie, par l'oeuvre de l'imagination, sans réalité. 3. Esprit, pensée, idée. 4. Volonté passagère. 5. Goût particulier. 6. Il se dit d'un amour passager. 7. Caprice, boutade. 2 Grand Larousse de la Langue Française, Tome 3, Paris, 1973. 3 Aristote, Poétique, IV, 1448 b, Le Livre de Poche,1990, p.105 et suivantes. 4 Dictionnaire de la Langue Française, Emile Littré, Tome 2, 1982. 10 8.Terme de peinture. Terme de musique. 9. Se dit des mouvements d'un cheval qui veut agir contre la volonté de son cavalier. 10. Fil tiré du fleuret, lorsqu'il est savonné, cuit et prêt à être teint. On peut remarquer, sans trop d'étonnement, le glissement du sens vers le domaine sentimental et artistique. La représentation appartient de plus en plus à l'ordre de l'humeur, du grain de folie qui vient rompre le cours normal de l'activité productrice. La mimésis s'inscrit dorénavant dans la psychologie et notamment dans le phénomène volatile de l'insousiance, du non fixé, de l'arabesque. Cependant, il faudra attendre les travaux de Gaston Bachelard, centrés sur une interrogation phénoménologique, pour enfin considérer comme objet d'études à part entière, le vaste domaine de la rêverie, de l'imaginaire et de ses représentations oniriques diurnes. C'est pourquoi, il existe, à notre connaissance, peu d'ouvrages de critiques littéraires concernant la fantaisie, comme objet de recherches systématique, si ce n'est la brillante étude de Jean-Bertrand Barrère à propos de La Fantaisie de Victor Hugo. Ce dernier, notamment, propose une définition métaphorique de la fantaisie, qui nous semble quelque peu réductrice, quoique fondamentale : Il n'est pas facile d'appréhender cette notion fuyante et fluide par nature, où la nuance est maîtresse ... Autant vouloir prendre une anguille avec les mains, quand elle se coule d'un rocher ... faire des avances à l'écureuil ... ou saisir la fumée d'une cigarette comme l'enfant qui tend les doigts vers elle et les referme sur le vide [...1 L'essentiel de la fantaisie consiste donc, dans l'imagination en liberté, jouant en marge du réel, c'est-à-dire des règles de la logique et de l'usage 5 . Ce travail de recherche , qui prend au sérieux pour la première fois, semble-t-il, le concept de "fantaisie" comme approche critique d'une oeuvre, s'intéresse non 5 J.- B. Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, José Corti, 1949, p. XXII. 11 seulement à la thématique fantaisiste chez Hugo, dans un ordre chronologique, mais offre également un tableau historique approfondi de cette même notion dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi Banville n'a que de la fantaisie, quand Leconte de Lisle n'en a pas du tout. Il y eut une mode fantaisiste autour des années 1850-1860. Mais le talent n'était pas toujours dévolu à ceux qui s'y adonnèrent. Le nom de Banville, parmi ces écrivains qu'on doit dire de second et de troisième ordre, vient d'abord à l'esprit. Champfleury et Murger étaient moins exigeants ou moins doués, sans doute les deux à la fois. D'autre part, l'adoption d'un thème unique, l'étudiant et le rapin, engendre la monotonie et émousse l'effet. Même si Hugo finit par se répéter, l'énorme masse de sa production y remédie autant qu'elle l' accuse 6. Force est de constater que l'approche métaphorique qui définit la fantaisie par son impossible définition peut laisser le lecteur sur sa faim. De même, ce jeu de la liberté imaginatrice, opposé à la norme d'une société ou d'un langage ressort d'un jugement négatif, comme si la fantaisie ne pouvait pas se définir autrement que sous un angle réactif ! Et bon nombre d'auteurs de s'interroger sur cette notion transversale, à la fois d'un point de vue générique dans le domaine littéraire, et esthétique, puisque différents arts s'y intéressent. 2. Vers une définition non négative Michel Carré (1819-1872), auteur dramatique qui travailla souvent en collaboration avec Jules Barbier, nous propose, dans son recueil des Folles Rimes (1841), une définition de la fantaisie, comme jeu verbal, à la fois dans sa forme et dans sa substance : 6 J.- B. Barrère, op. cit., Klincksieck, tome 2, 1972, p. 469. 12 Vous ne connaissez pas, ô profonds connaisseurs, Outre les neuf vieilles soeurs, Une petite muse A l'oeil mutin Qui, soir et matin, S'amuse D'une fleur ou d'un papillon ? Ce n'est pas celle qu'on vante Pour une fille savante, Mais son mince cotillon Et ses brodequins à frange, Ses colliers de rubis, ses bagues, ses turbans A rubans Lui donnent un air étrange Qui me charme par-dessus tout. Oui, par le ciel ! c'est la fille que j'aime ! Elle a l'air d'une bohème ; Que m'importe ! j'en suis fou. On la nomme Fantaisie Ainsi, la fantaisie se transforme-t-elle en muse miniaturisée, véritable métonymie du système d'inspiration et de création poétique. Le sérieux (les Neuf Soeurs) se trouve dès lors banni du champ verbal, justifiant la folie du titre du recueil de rimes. Ce parti pris d'écriture se veut un choix de lecture du monde et un rejet de sa lourdeur, ce que nous rappelle Victor Hugo : Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les ignorants hallucination, ce qui s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui s appelle aujourd'hui selon que c'est l'un ou l'autre versant du rêve, mélancolie ou fantaisie [...] est nécessaire à la vie profonde de l'Art 7. Le même Hugo, s'interrogeant sur le génie shakespearien, voit dans l'arabesque, "une puissance inouïe d'extension et d'agrandissement [...] un 7 Cette citation extraite de Promontorium somni de Victor Hugo est donnée par J.- B. Barrère, op. cit., p. 309. 13 saisissement" 8 . La volute verbale insaisissable a désormais droit de cité dans l'esthétique. Ce versant positif du rêve relève de l'archéologie artistique, du fondement même de la production esthétique moderne. C'est la raison pour laquelle, le concept de fantaisie qui par essence se pose comme variable voire instable, se trouve particulièrement proche d'autres concepts ayant tous en commun le point nodal du champ sémantique de la folie. Ce je ne sais quoi de non raisonnable et d'impalpable constitue la pierre angulaire de ce que dorénavant la critique va nommer la modernité littéraire. Cette notion, que l'on a trop tendance à auréoler du prestige du génie baudelairien notamment — ce qui semble paradoxal, puisque le génie en matière littéraire appartient à l'ordre ancien — doit se penser dans son historicité. En effet, il n'existe aucune raison objective pour considérer la modernité comme une essence immuable et sacrée, puisque, par définition, c'est la capacité de proposer une esthétique en évolution qui forme le noyau de base de cette notion plurielle. Mais qu'est-ce que la modernité, si ce n'est cette volonté de dire le Même sous une forme autre ? 8 Victor Hugo, William Shakespeare, Oeuvres Complètes, 2e partie, tome 12, Le Club Français du Livre, 1969. 14 B. Variations synonymiques 1. La fantaisie : un concept dynamique Trois grands champs sémantiques semblent irriguer le domaine de la fantaisie. Tout d'abord, celui de la production d'images (à la fois réelles et mentales) ; ensuite celui de la psychologie et du comportement humain, et finalement, et c'est sur ce dernier qu'il nous faudra quelque peu insister, celui du ludique verbal. Or, ces trois grands axes sont autant d'hypothèses méthodologiques d'approche qui s'interpénètrent sans cesse dans les textes littéraires. Nous devons admettre que la pureté en matière d'esthétique, pas plus qu'ailleurs, n'existe, et que ce sont des lignes de force qui traversent, çà et là, à des moments précis de l'histoire littéraire, telle ou telle forme d'écriture, tel ou tel genre. Ainsi, d'un point de vue diachronique, le romantisme connaîtra au début du XIXe siècle, des formes amusantes de fantaisie verbale, qui se présentent, en poésie, comme de véritables acrobaties (Victor Hugo et les "Djinns" ; Alfred de Musset et sa "Ballade à la lune"). Le concept se transforme, se charge émotivement d' une ironie réactive par rapport au monde dès le milieu du siècle, et l'aspect désinvolte d'un Musset, par exemple, se teinte d'une fantaisie critique, et non plus ludique. Au théâtre, le vaudeville sonne le triomphe d'une certaine légèreté tonale. La fantaisie évolue avec Charles Nodier, Théophile Gautier, ou Gérard de Nerval du côté du fantastique, avec lequel elle retrouve ses propres racines étymologiques. Et il faut comprendre que les romans noirs, hérités de la tradition anglaise, forment autant de clins d'oeil à un genre qui connaîtra un succès de plus en plus grand en France. Le fantastique ne joue pas seulement avec la peur 15 ou la folie, c'est aussi et surtout une relecture, à la française, d'éléments littéraires, qui ont leurs lecteurs attitrés dans les brumes du nord de l'Europe. Et c'est l'explosion romantique qui va libérer l'imaginaire des cadres jusqu'alors fixés par la tradition classique en matière littéraire. La Bohème, qui connaît un renouveau avec Henri Murger dans les années 1840, institutionnalise en quelque sorte la marginalité dans le domaine à la fois des comportements (dandysme et provocations verbales systématiques), et dans celui des formes esthétiques. Il est tout à fait logique que cette explosion du marginal utilise la fantaisie sous ses différents avatars (des bousingots au gilet rouge, aux sataniques ou frénétiques) qui tous ont en commun un refus, une révolte estudiantine exacerbée qui trouvera chez Baudelaire l'expression la plus radicale et sans doute la plus aristocratique, faisant fi de la médiocrité et du banal (Traité sur le rire). Après l'explosion romantique de 1830 — date mythique — la tonalité fantaisiste se transforme en véritable registre transgénérique. Les auteurs de la récente Histoire de la Littérature française du XIXe siècle considèrent que le mot "fantaisie" emprunté à l'anglais, désigne autant la capacité à imaginer et à représenter l'irréel que la verve d'écriture mise au service de ces fantasmes. Poésie fantaisiste, libre, jubilatoire, qui déconcerte encore aujourd'hui parce qu'elle n'affiche aucun signe de sérieux : ainsi en estil des textes cocasses ou délirants d'un Pétrus Borel ( Rhapsodies, 1832) ou d'un Xavier Forneret (Vapeurs, ni vers ni prose, 1838) 9. Comment également ne pas considérer les constructions utopiques d'un Charles Fourier (1772-1837) comme l'alliance d'une rationalité, d'une projection sociale et d'un imaginaire où la fantaisie devient 9 Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, Histoire de la littérature française du XIXe siècle, Nathan Université, 1998, p. 313. 16 systématique ? S'agit-il d'une négation ou plutôt d'une radicalisation extrême des jeux impossibles d'une fabrication délirante et d'une raison vouée à son propre échec, que plus tard, on appellera, "surréalité" ? Parvenue à son point culminant, la fantaisie se métamorphose en quelque sorte en son contraire, dans une dialectique où la synthèse ne peut s'opérer sans risques. L'homme de lettres qui nous paraît incarner le mieux le courant moderne qui voit le triomphe de la fantaisie, aussi bien dans le genre narratif, poétique que théâtral, est sans conteste Théodore de Banville (1823-1891). Trop souvent relégué, à tort, au rang de "poète heureux" 10, Banville instaure la fantaisie comme principe de création esthétique fondamental. La modernité, définie par Baudelaire, prend, non seulement dans les Odes funambulesques de 1857, mais dans toute l'oeuvre, une coloration complexe où les jeux verbaux, loin de ne former qu'un exercice formel, facile voire burlesque, constituent la meilleure approche d'une réalité insaisissable, en perpétuel mouvement 11 . Au cours de notre essai, nous reviendrons longuement sur cet auteur encore méconnu, qui de son vivant, avait déjà été consacré et étiqueté comme"fantaisiste" dans les histoires de la littérature, française, comme par exemple celle d'Alfred Bougeault qui connut un succès indéniable. Son Précis historique et chronologique de la littérature française, depuis ses origines jusqu'à nos jours — dont la dixième édition chez Delagrave voit le jour en 1886 — s'ouvre aux auteurs contemporains. Banville y est très rapidement présenté entre Belmontet et le marquis de Belloy, sous les traits d'un "poète fantaisiste, artisan de style comme Théophile Gautier, son 10 Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, op. cit., p. 324 et suivantes. 11 Auteur fondamental pour saisir la richesse plurielle de l'évolution littéraire au XIXe siècle, nous renvoyons le lecteur incrédule à notre ouvrage, Théodore de Banville (1823-1891) Parcours littéraire et biographique, L'Harmattan, 1998. 17 ma î tre" 12 . Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l'atmosphère des cabarets de Montmartre, l'influence des Hydropathes comme Alphonse Allais (1854-1905), ou Maurice Rollinat (1846-1903) vont favoriser l'éclosion de l'esprit fumiste. L'effet "fin de siècle" donne une tonalité décadente à un rire provocateur et quelque peu facétieux. Tristan Corbière (1845-1875), de façon ironique et grinçante dans sa poésie, Alfred Jarry (1873-1907) par ses provocations brisant les règles de la représentation théâtrale et du langage correct, vont faire exploser les idées reçues. La fantaisie deviendra plus sereine avec l'oeuvre d'Edmond Rostand (1868-1918). A propos de ce dernier, les critiques modernes le considèrent comme le poète de la fantaisie , "non la fantaisie du bateleur, mais celle — onirique, fantastique, insolente et imaginative — du romantisme de 1830 ; une fantaisie où le bonheur d'inventer ou de versifier est reversé au bénéfice d'une sorte d'exultation artistique" 13. Mais en quoi la "fantaisie du bateleur" est-elle péjorative ? Ne fait-elle pas partie des projections imaginaires romantiques ? De nos jours, la fantaisie a pleinement droit de cité avec la mode anglo-saxonne du courant "fantasy". La toute récente anthologie d'André-François Ruaud, Fées et Gestes 14 , dont le titre constitue pleinement un double jeu de mots (homophonie avec la locution "faits et gestes" et aussi avec le mot "geste" compris dans le sens "épopée, chanson de geste, de gesta : hauts faits), et le sous-titre précise le genre en anglais, (comme si le mot 12 Alfred Bougeault, Précis historique et chronologique de la littérature française, depuis ses origines jusqu'à nos jours, Paris, Ch. Delagrave, 1886, p. 339. 13 Histoire de la littérature française du XIXe siècle, op. cit., p. 554. 14 André-François Ruaud, Fées et Gestes, "Anthologie-manifeste de la fantasy moderne", Bifrost/Etoiles vives, Orion Editions, 1998. 18 français était doté d'une connotation négative !), est la preuve de la vivacité éditoriale du genre. Les titres traduits de l'anglais se multiplient, souvent sous forme de trilogie (on pense, en dehors de l'oeuvre de Tolkien, à Stephen R. Donaldson et ses Chroniques de Thomas l'incrédule) ou de suites tenant de la saga 15 . Et l' "heroïc fantasy", la " baroque fantasy" semblent envahir les présentoirs des librairies françaises, sous la rubrique peu satisfaisante de la science fiction. 2. La Fantaisie : au-delà du ludique et du formel Il est tout à fait étonnant de remarquer que le terme de fantaisie, au pluriel ou au singulier, appartient au vocabulaire de la critique littéraire. Quand on consulte la revue annuelle de Gustave Vapereau, L'Année littéraire et dramatique 16 , uniquement pour l'année 1866, on peut relever une trentaine d'acceptions de la notion. Au pluriel, le terme désigne un sous-genre poétique, une poésie de seconde zone, et ouvre, dès la première page de la revue, une liste énumérative de "recueils de pièces détachées", au même titre que les "odes, élégies, idylles, sonnets, petits poèmes, où toutes les formes de rythme sont essayées souvent avec bonheur, mais où l'habileté même de la facture, la richesse des rimes, la science des effets prosodiques ne font que mieux ressortir la pénurie des idées et l'épuisement de l'inspiration poétique". Au singulier, c'est à propos des Travailleurs de la mer de Victor Hugo que le mot apparaît en soulignant les mélanges de tons entre burlesque et sérieux : "L'histoire 15 Stephen R. Donatson, Les Chroniques de Thomas l'incrédule, J'ai Lu, 1985. 16 Gustave Vapereau, L'Année littéraire et dramatique, Revue annuelle, neuvième année, 1866, Libr. L. Hachette, 1867. 19 naturelle devient de la fantaisie, la fantaisie prend un air de science " 17 . On assiste sans doute à une dégradation du terme, mettant en péril la frontière rationnelle entre les domaines de la science et de l' imaginaire. La fantaisie devient cependant un véritable genre littéraire lorsque le déterminant défini devient indéfini. Le critique peut parler alors d' "une fantaisie, grossie jusqu'aux dimensions d'un volume sous ce titre : Entre Chien et Loup de M. A. de Pontmartin. De même qu'il renvoyait dos à dos fantaisie et science, le critique oppose "fantaisie et histoire", quand il présente le roman d'histoire littéraire de Gaston Lavalley, Le Droit de l'épée. L'épithète de "fantaisiste" semble appartenir au domaine du conte, et de l'école formée par des conteurs comme Léon Gozlan. Gustave Vapereau se demande si le roman de ce dernier, Les émotions de Polydore Marasquin ressort du "roman scientifique" ou de la "fantaisie humoristique". La réponse est claire : "Cette charmante fantaisie touche aux deux genres" 18 . Du point de vue générique, la fantaisie est une hybridité. Mais il ne demeure pas douteux qu'il s'agit d'un genre, puisque le mot se retrouve dans un certain nombre de titres classificatoires sur le même plan que les nouvelles (p. 93). Le mot n'est plus synonyme de lubie passagère, d'engouement ou de mode (p.112). Mais c'est à propos du théâtre et plus particulièrement du genre de la féerie que le mot prend son acception la plus significative, dans un sens particulièrement dépréciatif, la féerie étant considérée comme une "pièce à femmes", puisque "la fantaisie s'y établit, plus extravagante que spirituelle" 19. Ainsi, dans la pièce de Banville jouée en 1866, Gringoire, le héros perd-il son épaisseur historique pour ne devenir, dans un sens restrictif, "qu'un héros de 17 Op. cit., p. 55. 18 Op. cit., p. 90. 19 Op. cit., p. 119. 20 fantaisie". Et dans les genres théâtraux, que l'on considère comme non académiques, des pièces à machineries, à grand spectacle où la musique et les décors jouent un rôle primordial, mais qui forment une multitude de sous-genres (vaudeville, opéra-bouffe, folie, revue, bouffonnerie), le critique considère La Belle Hélène comme une "fantaisie", ce qui souligne une échelle à l'intérieur même du comique et de ses représentations. Les Fantaisies-Parisiennes, nouveau théâtre ouvert à Paris, se veut particulièrement créateur de nouveautés scéniques. Il se spécialise dans la fantaisie comme sous-genre théâtral englobant la revue-journal, la comédie, le drame et le vaudeville 20 . Dès lors, la fantaisie désigne non seulement un type particulier de pièce, mais aussi un groupe de mises en scènes ayant en commun les mêmes caractéristiques : il s'agit dans tous les cas de représentations populaires et parodiques. Parfois Gustave Vapereau emploie le terme comme complément d'un substantif, précisant ainsi le genre du portrait ou du roman. Il parle alors de "portrait de fantaisie", dans le sens dépréciatif d'imaginaire dans le cadre d'une biographie, à propos de la Biographie des journalistes d'Alfred Sirven, ou bien de "roman de fantaisie", à propos du roman d'Eusèbe de Salles, Sakontala à Paris. La fantaisie semble mieux convenir au passé et à un certain exotisme où l'imaginaire joue son rôle de construction littéraire et non scientifique. Il s'agit alors de "voyage de fantaisiste". Cependant la dénomination de "politique de fantaisie" constitue à elle seule un genre non dépréciatif, antithétique de "politique officielle" puisque le livre d'Auguste Boullier, L'Ile de Sardaigne, n'est que l'ouvrage d'un "curieux". Signe des temps, l'adjectif "fantaisiste" participe même dès 1866 au rude combat des revues littéraires. Quand est publiée l'anthologie : Le Parnasse Contemporain, recueil de vers nouveaux (entre mars et juin 1866), Catulle Mendès dirige déjà depuis cinq ans 20 Op. cit., p. 211. 21 la Revue fantaisiste à laquelle vont collaborer bon nombre de futurs parnassiens. Les jeunes gens qui fréqueront le passage Choiseul et la célèbre librairie d'Alphonse Lemerre sont, pour la plupart d'entre eux, en rupture avec le modèle romantique de leurs aînés. Etre moderne, c'est rejeter la figure paternelle hugolienne (sauf pour Théodore de Banville !) et s'interroger sur la fonction de l'Art, son inutilité radicale. Le poète n'éclaire plus les peuples ; il se replie sur un culte de la Beauté qui parfois confine à un idéal formel, mais qui est la preuve, toujours, d'une interrogation profonde. Aussi, peut-on affirmer que, d'un point de vue de l'histoire littéraire, un lien étroit existe entre modernité, esthétique parnassienne et fantaisie ! 22 C. Du féerique Au coeur de l'espace littéraire de la fantaisie, le féerique tient une place prépondérante. Pour notre part, nous le considérons comme une modalité transversale d'un point de vue générique, (la fantaisie traverse tous les genres en épousant des formes différentes de comique, allant de l'humour badin à la satire féroce voire au grotesque), et non pas seulement comme une simple tonalité. Cependant, l'univers des fées, s'il prend ses racines dans la mémoire orale collective, s'ancre néanmoins dans le conte pour enfants dès le XVIIe siècle, avec Charles Perrault en France, mais va connaître une résurgence populaire et vivante sur les planches du théâtre parisien au cours du XIXe siècle. C'est ainsi que naissent les féeries. 1. Petite histoire du genre Sans doute la redécouverte par les romantiques de l'oeuvre shakespearienne forme-t-elle l'une des origines de ce genre théâtral. Les personnages du Songe d'une nuit d'été notamment (Titiana, Ubéron) vont influencer les féeries des célèbres frères Cogniard ou de Clairville. Parmi les nombreuses féeries des frères Coignard, nous pensons particulièrement à La Biche au bois, en quatre actes et seize tableaux représentée au Théâtre de la Porte Saint-Martin le 29 mars 1845 et qui eut un succès immense, où la Fée de la Fontaine métamorphose la Princesse Désirée en biche, la nuit. Clairville (en réalité Louis-François Nicolaie) est surtout connu pour ses vaudevilles mais aussi par des féeries dont Le Petit Poucet, donnée au Vaudeville le 12 mai 1845, attire les foules venues pour assister à la performance du célèbre acteur nain Tom Pouce. Ce dernier, en collaboration avec D'Ennery (Les Sept Châteaux du Diable, Gaîté, 9 août 1844) est passé maître dans l'art de la gauloiserie. Ce qui caractérise ce genre populaire, c'est avant tout la présence de la machinerie. Sans doute faudrait-il voir dans les ballets de cour du XVIIe siècle cette même fascination pour le spectacle visuel et sonore. 23 La féerie ainsi serait en quelque sorte la reprise et la revanche populaire des pièces à spectacles de la monarchie. Paul Ginisty, dans son ouvrage consacré à La Féerie 21 retient surtout le ballet des Fées de la Forêt de Saint-Germain où les fées (dont on retrouvera les noms plus tard chez un Banville) rivalisent comme dans les contes. L'Hôtel de Bourgogne et les Comédiens Italiens vont accentuer le côté merveilleux et léger de leur répertoire, et Ginisty n'hésite pas à considérer la féerie de Dufresny, Les Fés ou les Contes de ma mère l'Oye, comme le parangon du genre de la folie scénique. Au XVIIIe siècle, la féerie va envahir les représentations des théâtres de la Foire et de l'Opéra-Comique. Ainsi peut-on considérer, à la suite de Paul Ginisty, qui exerça ses talents de critique au Gil Blas, que " toutes ces comédies, c'est le fond où puiseront les féeries modernes, mais [que] celles-ci oublieront leurs jolis raffinements de sentiments, leur forme délicate souvent, qui s'accomode, certes, de la mise en scènes, mais lui commande, au lieu de lui obéir" 22 . Il en va ainsi de la pièce de Champein, le Baiser, qui forme sans doute l'un des avant-textes de la pièce du même nom de Banville (il est d'ailleurs intéressant de noter que le nom de la princesse dans la pièce de Champein est celui de la soeur et de la mère de Théodore de Banville !). De plus, ce dernier, semble transcrire, au théâtre, la pièce intitulée la Fée Urgèle de Favart, — elle-même extraite du conte de Voltaire, Ce qui plaît aux Dames, — non seulement en reprenant le nom de la fée, mais aussi le motif du travestissement de la fée en paysanne. Pour Paul Ginisty, la "féerie moderne" commence à la fin du XVIIIe siècle en même temps que le mélodrame, mais il considère Martainville et sa féerie Le pied de mouton donnée au Théâtre de la Gaîté le 6 décembre 1806 comme le modèle du genre. Parmi les auteurs de pièces à succès, nos anthologies théâtrales semblent ignorer Théophile Dumersan (1780-1849) qui fut un dramaturge prolixe et 2 1 Paul Ginisty, La Féerie, Editions d'Aujourd'hui, "Les Introuvables", 1982. 22 Paul Ginisty, op. cit., p. 58. 24