C`est la Fantaisie Qui nous fait rêver Soeur de Poésie A n`en point

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C'est la Fantaisie
Qui nous fait rêver
Soeur de Poésie
A n'en point douter
J.-F. S.
Ouvrages publiés par l'auteur
— La Femme et ses métamorphoses dans l'oeuvre de
Théodore de Banville, Paris, Champion, 1993.
—Théodore de Banville (1823-1891). Parcours littéraire et
biographique, Paris, L'Harmattan, 1998.
— La Nouvelle, "Thèmes et Etudes", Ellipses, Paris,
1998.
— Théodore de Banville, CEuvres Poétiques Complètes,
Edition Critique sous la direction de Peter Edwards,
Tome VI, Idylles Prussiennes, Trente-six Ballades joyeuses,
Rondels, Paris, Champion,1999.
—Nouvelles d'amour et d'ailleurs, Editions des
Ecrivains, Paris, 1999.
I
APPROCHE THEORIQUE
A. Esquisse de définition
1. De l'utile recours à l'étymologie
La notion de "fantaisie" semble d'emblée
échapper au domaine de la critique sérieuse. C'est à peine
si l'on ose, à son égard, employer le terme de "concept",
comme si ce dernier se réservait la part du sérieux
épistémologique. Et de fait, on a du mal à se départir,
dans le vocabulaire de la critique littéraire, de la sacrosainte dichotomie existant entre ce qui appartient à
l'ordre du sérieux, et ce qui se trouve rejeté du côté du non
sérieux. Je dis "non sérieux", puisque le comique, depuis —
et sans doute avant — Aristote peut se circonscrire
facilement comme objet d'études, aussi bien comme
interrogation philosophique que comme langage à part
entière. Ainsi, la fantaisie, par essence, pose problème,
puisqu'elle est comprise, la plupart du temps, comme un
sous-genre de la vis comica, ou bien comme un surgeon
d'une forme dégradée d'humour relevant de la futilité
aérienne. Or, le "Grand Dictionnaire Universel" du XIXe
siècle 1 propose une définition érudite et tout à fait
passionnante quant aux sources étymologiques :
Du grec phantasia, action de se montrer, apparition,
imagination ; de phantos : visible, qui vient de phainein. Ce dernier mot
est dérivé par l'addition de la terminaison nô qui caractérise la
cinquième conjugaison sanscrite du primitif phaô : briller, de même que la
racine bhâ : briller, brûler, d'où bhâtas : ardent, brillant, visible,
exactement le grec phantès.
On peut le constater aisément, le concept prend sa
source directe dans le domaine de la perception sensible,
et plus particulièrement dans celui du visuel. La fantaisie
peut donc se définir comme un objet — un phénomène au
sens kantien — qui apparaît au regard dans sa lumineuse
1 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Pierre Larousse, Tome
8, Paris, 1872, [dorénavant GDUl.
9
brillance. Il s'agirait d'un écart porteur de lumière, par
contraste avec une norme dépourvue d'ardeur. Par
définition, la fantaisie dérange puisqu' elle s'impose à nos
sens. Elle se transforme en une manifestation : celle d'un
brio auquel on ne s'attendait pas, et qui jette un trouble
dans le quotidien prosaïque de la communication, verbale
ou non. Le Grand Larousse de la Langue Française 2 insiste
davantage sur la production onirique. Après un rappel
étymologique proche de celui cité ci-dessus, s'ensuit une
série d'acceptions qui mettent l'accent sur l'aspect
construit de la fantaisie :
1. Faculté qu'a l'esprit de se représenter des images.
2. Disposition à se conduire selon l'humeur du moment sans
contrainte.
3. Oeuvre d'art soustraite à des règles fixes et où
l'imagination se donne carrière.
La fantaisie devient à la fois objet et sujet d'une
action mimétique - au sens aristotélicien d'imitation
naturelle - spécifique à l'être humain, et du plaisir qu'il
prend à agir ainsi 3 . Et le Dictionnaire de la Langue Française
d'Emile Littré 4 , s'interrogeant en profondeur sur le mot,
offre au total dix acceptions prises dans des champs
variés :
1. Ancien synonyme d'imagination.
2. De fantaisie, par l'oeuvre de l'imagination, sans réalité.
3. Esprit, pensée, idée.
4. Volonté passagère.
5. Goût particulier.
6. Il se dit d'un amour passager.
7. Caprice, boutade.
2 Grand Larousse de la Langue Française, Tome 3, Paris, 1973.
3 Aristote, Poétique, IV, 1448 b, Le Livre de Poche,1990, p.105 et
suivantes.
4 Dictionnaire de la Langue Française, Emile Littré, Tome 2, 1982.
10
8.Terme de peinture. Terme de musique.
9. Se dit des mouvements d'un cheval qui veut agir contre la
volonté de son cavalier.
10. Fil tiré du fleuret, lorsqu'il est savonné, cuit et prêt à être
teint.
On peut remarquer, sans trop d'étonnement, le
glissement du sens vers le domaine sentimental et
artistique. La représentation appartient de plus en plus à
l'ordre de l'humeur, du grain de folie qui vient rompre le
cours normal de l'activité productrice. La mimésis
s'inscrit dorénavant dans la psychologie et notamment
dans le phénomène volatile de l'insousiance, du non fixé,
de l'arabesque.
Cependant, il faudra attendre les travaux de
Gaston Bachelard, centrés sur une interrogation
phénoménologique, pour enfin considérer comme objet
d'études à part entière, le vaste domaine de la rêverie, de
l'imaginaire et de ses représentations oniriques diurnes.
C'est pourquoi, il existe, à notre connaissance, peu
d'ouvrages de critiques littéraires concernant la fantaisie,
comme objet de recherches systématique, si ce n'est la
brillante étude de Jean-Bertrand Barrère à propos de La
Fantaisie de Victor Hugo. Ce dernier, notamment, propose
une définition métaphorique de la fantaisie, qui nous
semble quelque peu réductrice, quoique fondamentale :
Il n'est pas facile d'appréhender cette notion fuyante et fluide
par nature, où la nuance est maîtresse ... Autant vouloir prendre une
anguille avec les mains, quand elle se coule d'un rocher ... faire des
avances à l'écureuil ... ou saisir la fumée d'une cigarette comme l'enfant
qui tend les doigts vers elle et les referme sur le vide [...1 L'essentiel de la
fantaisie consiste donc, dans l'imagination en liberté, jouant en marge
du réel, c'est-à-dire des règles de la logique et de l'usage 5
.
Ce travail de recherche , qui prend au sérieux pour
la première fois, semble-t-il, le concept de "fantaisie"
comme approche critique d'une oeuvre, s'intéresse non
5 J.- B. Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, José Corti, 1949, p. XXII.
11
seulement à la thématique fantaisiste chez Hugo, dans un
ordre chronologique, mais offre également un tableau
historique approfondi de cette même notion dans la
seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi
Banville n'a que de la fantaisie, quand Leconte de Lisle n'en a
pas du tout. Il y eut une mode fantaisiste autour des années 1850-1860.
Mais le talent n'était pas toujours dévolu à ceux qui s'y adonnèrent. Le
nom de Banville, parmi ces écrivains qu'on doit dire de second et de
troisième ordre, vient d'abord à l'esprit. Champfleury et Murger étaient
moins exigeants ou moins doués, sans doute les deux à la fois. D'autre
part, l'adoption d'un thème unique, l'étudiant et le rapin, engendre la
monotonie et émousse l'effet. Même si Hugo finit par se répéter, l'énorme
masse de sa production y remédie autant qu'elle l' accuse 6.
Force est de constater que l'approche
métaphorique qui définit la fantaisie par son impossible
définition peut laisser le lecteur sur sa faim. De même, ce
jeu de la liberté imaginatrice, opposé à la norme d'une
société ou d'un langage ressort d'un jugement négatif,
comme si la fantaisie ne pouvait pas se définir autrement
que sous un angle réactif ! Et bon nombre d'auteurs de
s'interroger sur cette notion transversale, à la fois d'un
point de vue générique dans le domaine littéraire, et
esthétique, puisque différents arts s'y intéressent.
2. Vers une définition non négative
Michel Carré (1819-1872), auteur dramatique qui
travailla souvent en collaboration avec Jules Barbier, nous
propose, dans son recueil des Folles Rimes (1841), une
définition de la fantaisie, comme jeu verbal, à la fois dans
sa forme et dans sa substance :
6 J.- B. Barrère, op. cit., Klincksieck, tome 2, 1972, p. 469.
12
Vous ne connaissez pas, ô profonds connaisseurs,
Outre les neuf vieilles soeurs,
Une petite muse
A l'oeil mutin
Qui, soir et matin,
S'amuse
D'une fleur ou d'un papillon ?
Ce n'est pas celle qu'on vante
Pour une fille savante,
Mais son mince cotillon
Et ses brodequins à frange,
Ses colliers de rubis, ses bagues, ses turbans
A rubans
Lui donnent un air étrange
Qui me charme par-dessus tout.
Oui, par le ciel ! c'est la fille que j'aime !
Elle a l'air d'une bohème ;
Que m'importe ! j'en suis fou.
On la nomme Fantaisie
Ainsi, la fantaisie se transforme-t-elle en muse
miniaturisée, véritable métonymie du système
d'inspiration et de création poétique. Le sérieux (les Neuf
Soeurs) se trouve dès lors banni du champ verbal,
justifiant la folie du titre du recueil de rimes. Ce parti pris
d'écriture se veut un choix de lecture du monde et un rejet
de sa lourdeur, ce que nous rappelle Victor Hugo :
Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les
ignorants hallucination, ce qui s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui
s appelle aujourd'hui selon que c'est l'un ou l'autre versant du rêve,
mélancolie ou fantaisie [...] est nécessaire à la vie profonde de l'Art 7.
Le même Hugo, s'interrogeant sur le génie
shakespearien, voit dans l'arabesque, "une puissance
inouïe d'extension et d'agrandissement [...] un
7 Cette citation extraite de Promontorium somni de Victor Hugo est
donnée par J.- B. Barrère, op. cit., p. 309.
13
saisissement" 8 . La volute verbale insaisissable a
désormais droit de cité dans l'esthétique. Ce versant
positif du rêve relève de l'archéologie artistique, du
fondement même de la production esthétique moderne.
C'est la raison pour laquelle, le concept de fantaisie qui
par essence se pose comme variable voire instable, se
trouve particulièrement proche d'autres concepts ayant
tous en commun le point nodal du champ sémantique de
la folie.
Ce je ne sais quoi de non raisonnable et
d'impalpable constitue la pierre angulaire de ce que
dorénavant la critique va nommer la modernité littéraire.
Cette notion, que l'on a trop tendance à auréoler du
prestige du génie baudelairien notamment — ce qui semble
paradoxal, puisque le génie en matière littéraire
appartient à l'ordre ancien — doit se penser dans son
historicité. En effet, il n'existe aucune raison objective
pour considérer la modernité comme une essence
immuable et sacrée, puisque, par définition, c'est la
capacité de proposer une esthétique en évolution qui
forme le noyau de base de cette notion plurielle.
Mais qu'est-ce que la modernité, si ce n'est cette
volonté de dire le Même sous une forme autre ?
8 Victor Hugo, William Shakespeare, Oeuvres Complètes, 2e partie,
tome 12, Le Club Français du Livre, 1969.
14
B. Variations synonymiques
1. La fantaisie : un concept dynamique
Trois grands champs sémantiques semblent
irriguer le domaine de la fantaisie. Tout d'abord, celui de
la production d'images (à la fois réelles et mentales) ;
ensuite celui de la psychologie et du comportement
humain, et finalement, et c'est sur ce dernier qu'il nous
faudra quelque peu insister, celui du ludique verbal. Or,
ces trois grands axes sont autant d'hypothèses
méthodologiques d'approche qui s'interpénètrent sans
cesse dans les textes littéraires.
Nous devons admettre que la pureté en matière
d'esthétique, pas plus qu'ailleurs, n'existe, et que ce sont
des lignes de force qui traversent, çà et là, à des moments
précis de l'histoire littéraire, telle ou telle forme d'écriture,
tel ou tel genre. Ainsi, d'un point de vue diachronique, le
romantisme connaîtra au début du XIXe siècle, des formes
amusantes de fantaisie verbale, qui se présentent, en
poésie, comme de véritables acrobaties (Victor Hugo et les
"Djinns" ; Alfred de Musset et sa "Ballade à la lune").
Le concept se transforme, se charge émotivement
d' une ironie réactive par rapport au monde dès le milieu
du siècle, et l'aspect désinvolte d'un Musset, par exemple,
se teinte d'une fantaisie critique, et non plus ludique. Au
théâtre, le vaudeville sonne le triomphe d'une certaine
légèreté tonale. La fantaisie évolue avec Charles Nodier,
Théophile Gautier, ou Gérard de Nerval du côté du
fantastique, avec lequel elle retrouve ses propres racines
étymologiques. Et il faut comprendre que les romans
noirs, hérités de la tradition anglaise, forment autant de
clins d'oeil à un genre qui connaîtra un succès de plus en
plus grand en France.
Le fantastique ne joue pas seulement avec la peur
15
ou la folie, c'est aussi et surtout une relecture, à la
française, d'éléments littéraires, qui ont leurs lecteurs
attitrés dans les brumes du nord de l'Europe. Et c'est
l'explosion romantique qui va libérer l'imaginaire des
cadres jusqu'alors fixés par la tradition classique en
matière littéraire.
La Bohème, qui connaît un renouveau avec Henri
Murger dans les années 1840, institutionnalise en quelque
sorte la marginalité dans le domaine à la fois des
comportements (dandysme et provocations verbales
systématiques), et dans celui des formes esthétiques.
Il est tout à fait logique que cette explosion du
marginal utilise la fantaisie sous ses différents avatars
(des bousingots au gilet rouge, aux sataniques ou
frénétiques) qui tous ont en commun un refus, une révolte
estudiantine exacerbée qui trouvera chez Baudelaire
l'expression la plus radicale et sans doute la plus
aristocratique, faisant fi de la médiocrité et du banal
(Traité sur le rire). Après l'explosion romantique de 1830 —
date mythique — la tonalité fantaisiste se transforme en
véritable registre transgénérique. Les auteurs de la récente
Histoire de la Littérature française du XIXe siècle considèrent
que le mot "fantaisie"
emprunté à l'anglais, désigne autant la capacité à imaginer et à
représenter l'irréel que la verve d'écriture mise au service de ces
fantasmes. Poésie fantaisiste, libre, jubilatoire, qui déconcerte encore
aujourd'hui parce qu'elle n'affiche aucun signe de sérieux : ainsi en estil des textes cocasses ou délirants d'un Pétrus Borel ( Rhapsodies, 1832)
ou d'un Xavier Forneret (Vapeurs, ni vers ni prose, 1838) 9.
Comment également ne pas considérer les
constructions utopiques d'un Charles Fourier (1772-1837)
comme l'alliance d'une rationalité, d'une projection
sociale et d'un imaginaire où la fantaisie devient
9 Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, Histoire de la
littérature française du XIXe siècle, Nathan Université, 1998, p. 313.
16
systématique ? S'agit-il d'une négation ou plutôt d'une
radicalisation extrême des jeux impossibles d'une
fabrication délirante et d'une raison vouée à son propre
échec, que plus tard, on appellera, "surréalité" ?
Parvenue à son point culminant, la fantaisie se
métamorphose en quelque sorte en son contraire, dans une
dialectique où la synthèse ne peut s'opérer sans risques.
L'homme de lettres qui nous paraît incarner le mieux le
courant moderne qui voit le triomphe de la fantaisie, aussi
bien dans le genre narratif, poétique que théâtral, est sans
conteste Théodore de Banville (1823-1891).
Trop souvent relégué, à tort, au rang de "poète
heureux" 10, Banville instaure la fantaisie comme principe
de création esthétique fondamental. La modernité, définie
par Baudelaire, prend, non seulement dans les Odes
funambulesques de 1857, mais dans toute l'oeuvre, une
coloration complexe où les jeux verbaux, loin de ne former
qu'un exercice formel, facile voire burlesque, constituent la
meilleure approche d'une réalité insaisissable, en
perpétuel mouvement 11 .
Au cours de notre essai, nous reviendrons
longuement sur cet auteur encore méconnu, qui de son
vivant, avait déjà été consacré et étiqueté
comme"fantaisiste" dans les histoires de la littérature,
française, comme par exemple celle d'Alfred Bougeault
qui connut un succès indéniable. Son Précis historique et
chronologique de la littérature française, depuis ses origines
jusqu'à nos jours — dont la dixième édition chez Delagrave
voit le jour en 1886 — s'ouvre aux auteurs contemporains.
Banville y est très rapidement présenté entre Belmontet et
le marquis de Belloy, sous les traits d'un "poète
fantaisiste, artisan de style comme Théophile Gautier, son
10 Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, op. cit., p.
324 et suivantes.
11 Auteur fondamental pour saisir la richesse plurielle de l'évolution
littéraire au XIXe siècle, nous renvoyons le lecteur incrédule à notre
ouvrage, Théodore de Banville (1823-1891) Parcours littéraire et
biographique, L'Harmattan, 1998.
17
ma î tre" 12 . Dans le dernier tiers du XIXe siècle,
l'atmosphère des cabarets de Montmartre, l'influence des
Hydropathes comme Alphonse Allais (1854-1905), ou
Maurice Rollinat (1846-1903) vont favoriser l'éclosion de
l'esprit fumiste.
L'effet "fin de siècle" donne une tonalité
décadente à un rire provocateur et quelque peu facétieux.
Tristan Corbière (1845-1875), de façon ironique et
grinçante dans sa poésie, Alfred Jarry (1873-1907) par
ses provocations brisant les règles de la représentation
théâtrale et du langage correct, vont faire exploser les
idées reçues. La fantaisie deviendra plus sereine avec
l'oeuvre d'Edmond Rostand (1868-1918). A propos de ce
dernier, les critiques modernes le considèrent comme le
poète de la fantaisie , "non la fantaisie du bateleur, mais
celle — onirique, fantastique, insolente et imaginative — du
romantisme de 1830 ; une fantaisie où le bonheur
d'inventer ou de versifier est reversé au bénéfice d'une
sorte d'exultation artistique" 13.
Mais en quoi la "fantaisie du bateleur" est-elle
péjorative ? Ne fait-elle pas partie des projections
imaginaires romantiques ? De nos jours, la fantaisie a
pleinement droit de cité avec la mode anglo-saxonne du
courant "fantasy".
La toute récente anthologie d'André-François
Ruaud, Fées et Gestes 14 , dont le titre constitue pleinement
un double jeu de mots (homophonie avec la locution "faits
et gestes" et aussi avec le mot "geste" compris dans le sens
"épopée, chanson de geste, de gesta : hauts faits), et le
sous-titre précise le genre en anglais, (comme si le mot
12 Alfred Bougeault, Précis historique et chronologique de la littérature
française, depuis ses origines jusqu'à nos jours, Paris, Ch. Delagrave,
1886, p. 339.
13 Histoire de la littérature française du XIXe siècle, op. cit., p. 554.
14 André-François Ruaud, Fées et Gestes, "Anthologie-manifeste de
la fantasy moderne", Bifrost/Etoiles vives, Orion Editions, 1998.
18
français était doté d'une connotation négative !), est la
preuve de la vivacité éditoriale du genre. Les titres
traduits de l'anglais se multiplient, souvent sous forme de
trilogie (on pense, en dehors de l'oeuvre de Tolkien, à
Stephen R. Donaldson et ses Chroniques de Thomas
l'incrédule) ou de suites tenant de la saga 15 . Et l' "heroïc
fantasy", la " baroque fantasy" semblent envahir les
présentoirs des librairies françaises, sous la rubrique peu
satisfaisante de la science fiction.
2. La Fantaisie : au-delà du ludique et du formel
Il est tout à fait étonnant de remarquer que le
terme de fantaisie, au pluriel ou au singulier, appartient
au vocabulaire de la critique littéraire.
Quand on consulte la revue annuelle de Gustave
Vapereau, L'Année littéraire et dramatique 16 , uniquement
pour l'année 1866, on peut relever une trentaine
d'acceptions de la notion. Au pluriel, le terme désigne un
sous-genre poétique, une poésie de seconde zone, et
ouvre, dès la première page de la revue, une liste
énumérative de "recueils de pièces détachées", au même
titre que les "odes, élégies, idylles, sonnets, petits poèmes,
où toutes les formes de rythme sont essayées souvent
avec bonheur, mais où l'habileté même de la facture, la
richesse des rimes, la science des effets prosodiques ne
font que mieux ressortir la pénurie des idées et
l'épuisement de l'inspiration poétique".
Au singulier, c'est à propos des Travailleurs de la
mer de Victor Hugo que le mot apparaît en soulignant les
mélanges de tons entre burlesque et sérieux : "L'histoire
15 Stephen R. Donatson, Les Chroniques de Thomas l'incrédule, J'ai
Lu, 1985.
16 Gustave Vapereau, L'Année littéraire et dramatique, Revue
annuelle, neuvième année, 1866, Libr. L. Hachette, 1867.
19
naturelle devient de la fantaisie, la fantaisie prend un air
de science " 17 . On assiste sans doute à une dégradation
du terme, mettant en péril la frontière rationnelle entre les
domaines de la science et de l' imaginaire. La fantaisie
devient cependant un véritable genre littéraire lorsque le
déterminant défini devient indéfini. Le critique peut parler
alors d' "une fantaisie, grossie jusqu'aux dimensions d'un
volume sous ce titre : Entre Chien et Loup de M. A. de
Pontmartin. De même qu'il renvoyait dos à dos fantaisie
et science, le critique oppose "fantaisie et histoire", quand
il présente le roman d'histoire littéraire de Gaston
Lavalley, Le Droit de l'épée. L'épithète de "fantaisiste"
semble appartenir au domaine du conte, et de l'école
formée par des conteurs comme Léon Gozlan.
Gustave Vapereau se demande si le roman de ce
dernier, Les émotions de Polydore Marasquin ressort du
"roman scientifique" ou de la "fantaisie humoristique".
La réponse est claire : "Cette charmante fantaisie touche
aux deux genres" 18 . Du point de vue générique, la
fantaisie est une hybridité. Mais il ne demeure pas
douteux qu'il s'agit d'un genre, puisque le mot se retrouve
dans un certain nombre de titres classificatoires sur le
même plan que les nouvelles (p. 93). Le mot n'est plus
synonyme de lubie passagère, d'engouement ou de mode
(p.112). Mais c'est à propos du théâtre et plus
particulièrement du genre de la féerie que le mot prend
son acception la plus significative, dans un sens
particulièrement dépréciatif, la féerie étant considérée
comme une "pièce à femmes", puisque "la fantaisie s'y
établit, plus extravagante que spirituelle" 19.
Ainsi, dans la pièce de Banville jouée en 1866,
Gringoire, le héros perd-il son épaisseur historique pour ne
devenir, dans un sens restrictif, "qu'un héros de
17 Op. cit., p. 55.
18 Op. cit., p. 90.
19 Op. cit., p. 119.
20
fantaisie". Et dans les genres théâtraux, que l'on
considère comme non académiques, des pièces à
machineries, à grand spectacle où la musique et les décors
jouent un rôle primordial, mais qui forment une multitude
de sous-genres (vaudeville, opéra-bouffe, folie, revue,
bouffonnerie), le critique considère La Belle Hélène comme
une "fantaisie", ce qui souligne une échelle à l'intérieur
même du comique et de ses représentations. Les
Fantaisies-Parisiennes, nouveau théâtre ouvert à Paris, se
veut particulièrement créateur de nouveautés scéniques. Il
se spécialise dans la fantaisie comme sous-genre théâtral
englobant la revue-journal, la comédie, le drame et le
vaudeville 20
.
Dès lors, la fantaisie désigne non seulement un
type particulier de pièce, mais aussi un groupe de mises
en scènes ayant en commun les mêmes caractéristiques : il
s'agit dans tous les cas de représentations populaires et
parodiques. Parfois Gustave Vapereau emploie le terme
comme complément d'un substantif, précisant ainsi le
genre du portrait ou du roman. Il parle alors de "portrait
de fantaisie", dans le sens dépréciatif d'imaginaire dans
le cadre d'une biographie, à propos de la Biographie des
journalistes d'Alfred Sirven, ou bien de "roman de
fantaisie", à propos du roman d'Eusèbe de Salles,
Sakontala à Paris.
La fantaisie semble mieux convenir au passé et à
un certain exotisme où l'imaginaire joue son rôle de
construction littéraire et non scientifique. Il s'agit alors de
"voyage de fantaisiste". Cependant la dénomination de
"politique de fantaisie" constitue à elle seule un genre non
dépréciatif, antithétique de "politique officielle" puisque
le livre d'Auguste Boullier, L'Ile de Sardaigne, n'est que
l'ouvrage d'un "curieux". Signe des temps, l'adjectif
"fantaisiste" participe même dès 1866 au rude combat des
revues littéraires. Quand est publiée l'anthologie : Le
Parnasse Contemporain, recueil de vers nouveaux (entre mars
et juin 1866), Catulle Mendès dirige déjà depuis cinq ans
20 Op. cit., p. 211.
21
la Revue fantaisiste à laquelle vont collaborer bon nombre
de futurs parnassiens.
Les jeunes gens qui fréqueront le passage Choiseul
et la célèbre librairie d'Alphonse Lemerre sont, pour la
plupart d'entre eux, en rupture avec le modèle romantique
de leurs aînés. Etre moderne, c'est rejeter la figure
paternelle hugolienne (sauf pour Théodore de Banville !)
et s'interroger sur la fonction de l'Art, son inutilité
radicale. Le poète n'éclaire plus les peuples ; il se replie
sur un culte de la Beauté qui parfois confine à un idéal
formel, mais qui est la preuve, toujours, d'une
interrogation profonde.
Aussi, peut-on affirmer que, d'un point de vue de
l'histoire littéraire, un lien étroit existe entre modernité,
esthétique parnassienne et fantaisie !
22
C. Du féerique
Au coeur de l'espace littéraire de la fantaisie, le
féerique tient une place prépondérante. Pour notre part,
nous le considérons comme une modalité transversale
d'un point de vue générique, (la fantaisie traverse tous les
genres en épousant des formes différentes de comique,
allant de l'humour badin à la satire féroce voire au
grotesque), et non pas seulement comme une simple
tonalité. Cependant, l'univers des fées, s'il prend ses
racines dans la mémoire orale collective, s'ancre
néanmoins dans le conte pour enfants dès le XVIIe siècle,
avec Charles Perrault en France, mais va connaître une
résurgence populaire et vivante sur les planches du
théâtre parisien au cours du XIXe siècle. C'est ainsi que
naissent les féeries.
1. Petite histoire du genre
Sans doute la redécouverte par les romantiques de
l'oeuvre shakespearienne forme-t-elle l'une des origines de
ce genre théâtral. Les personnages du Songe d'une nuit
d'été notamment (Titiana, Ubéron) vont influencer les
féeries des célèbres frères Cogniard ou de Clairville. Parmi
les nombreuses féeries des frères Coignard, nous pensons
particulièrement à La Biche au bois, en quatre actes et seize
tableaux représentée au Théâtre de la Porte Saint-Martin
le 29 mars 1845 et qui eut un succès immense, où la Fée de
la Fontaine métamorphose la Princesse Désirée en biche,
la nuit. Clairville (en réalité Louis-François Nicolaie) est
surtout connu pour ses vaudevilles mais aussi par des
féeries dont Le Petit Poucet, donnée au Vaudeville le 12
mai 1845, attire les foules venues pour assister à la
performance du célèbre acteur nain Tom Pouce. Ce
dernier, en collaboration avec D'Ennery (Les Sept Châteaux
du Diable, Gaîté, 9 août 1844) est passé maître dans l'art
de la gauloiserie. Ce qui caractérise ce genre populaire,
c'est avant tout la présence de la machinerie. Sans doute
faudrait-il voir dans les ballets de cour du XVIIe siècle
cette même fascination pour le spectacle visuel et sonore.
23
La féerie ainsi serait en quelque sorte la reprise et la
revanche populaire des pièces à spectacles de la
monarchie. Paul Ginisty, dans son ouvrage consacré à La
Féerie 21 retient surtout le ballet des Fées de la Forêt de
Saint-Germain où les fées (dont on retrouvera les noms
plus tard chez un Banville) rivalisent comme dans les
contes. L'Hôtel de Bourgogne et les Comédiens Italiens
vont accentuer le côté merveilleux et léger de leur
répertoire, et Ginisty n'hésite pas à considérer la féerie de
Dufresny, Les Fés ou les Contes de ma mère l'Oye, comme le
parangon du genre de la folie scénique. Au XVIIIe siècle, la
féerie va envahir les représentations des théâtres de la
Foire et de l'Opéra-Comique. Ainsi peut-on considérer, à
la suite de Paul Ginisty, qui exerça ses talents de critique
au Gil Blas, que " toutes ces comédies, c'est le fond où
puiseront les féeries modernes, mais [que] celles-ci
oublieront leurs jolis raffinements de sentiments, leur
forme délicate souvent, qui s'accomode, certes, de la mise
en scènes, mais lui commande, au lieu de lui obéir" 22 . Il en
va ainsi de la pièce de Champein, le Baiser, qui forme sans
doute l'un des avant-textes de la pièce du même nom de
Banville (il est d'ailleurs intéressant de noter que le nom
de la princesse dans la pièce de Champein est celui de la
soeur et de la mère de Théodore de Banville !). De plus, ce
dernier, semble transcrire, au théâtre, la pièce intitulée la
Fée Urgèle de Favart, — elle-même extraite du conte de
Voltaire, Ce qui plaît aux Dames, — non seulement en
reprenant le nom de la fée, mais aussi le motif du
travestissement de la fée en paysanne. Pour Paul Ginisty,
la "féerie moderne" commence à la fin du XVIIIe siècle en
même temps que le mélodrame, mais il considère
Martainville et sa féerie Le pied de mouton donnée au
Théâtre de la Gaîté le 6 décembre 1806 comme le modèle
du genre. Parmi les auteurs de pièces à succès, nos
anthologies théâtrales semblent ignorer Théophile
Dumersan (1780-1849) qui fut un dramaturge prolixe et
2 1 Paul Ginisty, La Féerie, Editions d'Aujourd'hui, "Les Introuvables",
1982.
22 Paul Ginisty, op. cit., p. 58.
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