> Yniold en Allemonde
Il y a vingt ans, j’assistais adolescent à la représentation du spectacle de Peter
Brook au Théâtre des Bouffes du Nord : Impressions de Pelléas. Le metteur en scène
anglais présentait une version au piano, transcrite par Marius Constant, de l’opéra de
Claude Debussy. Ces impressions, dans le cadre idéal des Bouffes du Nord marquèrent la
fin de mon enfance et ancrèrent sans doute la notion même de théâtre dans mon esprit.
Dix ans plus tard, à Rochefort, je présentais avec des jeunes comédiens une de mes
premières mises en scène dans l’ancien Cloître des Capucins de la ville construite par
Colbert en 1666 : Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck. Depuis j’ai réalisé plusieurs
pièces de l’auteur de L’Oiseau bleu, prix Nobel de littérature en 1911, à la manière d’une
petite tétralogie de la mort et de l’extase : les trois drames pour marionnettes : La Mort de
Tintagiles (Centre Wallonie-Bruxelles, 2008), Alladine et Palomides, Intérieur (Rochefort,
Cloître des Capucins, 2010 et 2011) et enfin Sœur Béatrice (Rochefort, Musée Saint-
Clément, 2012).
Revenir à Debussy, à Maeterlinck est sans doute la chose la plus évidente dans mon
travail de metteur en scène. Dramaturge moi-même, je sais combien je dois à l’écriture
singulière de l’écrivain belge. Ma première pièce Ellénore, présentée sur pupitres en
février dernier à l’École normale supérieure, est ainsi construite comme un miroir de
Pelléas. Mes Feuillets d’Audelin peuvent évoquer l’atmosphère des Aveugles par la
perdition flagrante des personnages.
Ce qui m’intéresse dans l’opéra de Claude Debussy, c’est le respect du texte, la
mise en son d’une parole poétique unique, qui donne un objet vocal unique. Aucun
autre opéra ne sonne comme Pelléas. Aucune autre pièce ne sonne comme l’ouvrage
maeterlinckien. Il y a des choses impossibles à faire dans cette partition, pour le metteur
en scène de théâtre que je suis, les scènes emblématiques telles « la tour », le monologue
d’Yniold, la mort même de Pelléas. Par ailleurs, ce qui m’affecte le plus, c’est sans doute
l’anéantissement de la cellule familiale. Il y a quelque chose de pourri au royaume
d’Allemonde, et comme chez Shakespeare, les personnages eux-mêmes s’autodétruisent
par inaction — ou par excès d’action, soudaine, inattendue et injustifiée.
La cellule familiale, c’est évidemment l’enfant – et aussi l’absence de père (le père
de Pelléas est malade, celui de Golaud mort). Dans la lignée d’Orphelins de Rilke que je
présentai en 2010 à la Cartoucherie de Vincennes, j’ai décidé de centrer l’opéra sur la
figure de l’enfant : Yniold, tout d’abord, et l’enfant de Mélisande. Yniold n’est jamais
vraiment « incorporé » dans l’intrigue de la partition : il n’a que deux scènes chantées,
alors que dans la pièce de théâtre il est davantage présent. La difficulté de mettre en
scène Yniold résulte du fait que ses scènes sont complètement différentes, au regard
d’un travail de jeu théâtral : le dialogue avec le père – violent – et le monologue de l’acte
IV où il voit des moutons aller à l’abattoir – sans comprendre. Plutôt que de passer à
côté de cette dernière scène, j’ai préféré l’extrapoler, la transformer, et l’amener durant
tout l’acte IV. Yniold et des enfants sont réunis en arrière-plan : la joie est revenue avec
Mélisande, comme le dit Arkël sur l’avant-scène. Mais le plus important est sans doute
l’ultime phrase d’Yniold : « Je vais dire quelque chose à quelqu’un. » De quoi parle-t-il ?