Feuillet du spectateur par Constance Clara Guibert Représenter le symbole Les longs cheveux de la princesse Mélisande. La petite pantoufle de Cendrillon. Le philtre d’Isolde. La mort d’Isolde. L’époque des héros. La danse. Du petit objet à la forme artistique, tout ce qui se passe sur scène est là pour le sens que cela véhicule auprès des spectateurs. La catharsis infligée au public est le processus qui transcrit dans le monde ce qui est symbolisé au théâtre. Le quatrième mur, celui qui sépare la scène de la salle, est fait des symboles qui s’accumulent. Quelle forme prennent-ils sur scène ? La scène dans la scène Avec le théâtre antique sont nés les masques. Drôles d’objets que ceux-ci, qui cachent toute expression du visage pour mieux en graver une dans le regard du public. Qui font perdre les acteurs en crédibilité pour que le public reconnaisse plus facilement les personnages. Qui masquent la réalité au profit du symbole. Et à quoi peut bien servir le symbole, si ce n’est à mieux comprendre la réalité ? Si la scène se masque, c’est pour mieux s’effacer derrière le monde. Plus le théâtre est loin de la réalité, plus le symbole est visible, et plus la réalité éclate au grand jour. Dans le scénario, le réel ne sert que de support d’où émerge l’exagération de la scène : c’est cette exagération, une fois le processus accompli, qui nous fait prendre conscience du support réel. Si Tartuffe dénonce parfaitement les faux dévots de son époque, c’est qu’il se complaît dans une exagération dont le support est tout à fait réel. C’est en prenant conscience que l’exagération est du côté de la scène, mais que la dénonciation est du côté du réel, que les spectateurs se laissent convaincre (ou choquer) par Molière. La scène sert sa propre cause. Elle doit vivre par elle-même pour être appropriée par le public. Sur scène, un monde vit – avec ses réalités et ses symboles. Quand d’autres symboles se superposent et qu’une scène se crée sur scène, le masque de théâtre devient la fausse réalité. La scène est le lieu par excellence de la mise en abyme. Que s’y passe-t-il ? Poupée qui prend vie, amour provoqué par un philtre, rêve d’une jeune fille tuée par son amant, citrouille transformée en carrosse, cercle de feu autour de la bien-aimée : les symboles sont assumés comme tels, auprès même des personnages. A quoi servent toutes ces mises en abyme sinon à être le symbole de la catharsis que chacun vit dans la salle ? Nul besoin de savoir ce qui est ou n’est pas un symbole sur scène ; nul besoin de savoir ce qui est du premier ou du second degré. Tout est symbolique : la scène est le second degré de notre monde. Et si le monde est une scène, comme le dit Shakespeare, alors nous sommes nous-mêmes un second degré, et le théâtre n’est que la mise en abyme de notre propre monde. • 2 La scène sans la scène La représentation est donc fonction du sens que l’on donne aux objets – et non pas l’inverse. Représenter plutôt l’objet ou le symbole dépend avant tout du moyen de transmission choisi. Le conte choisit l’objet quand le symbolisme choisit le sens : si l’un crée une scène, l’autre se libère de la scène. En effet, si la petite pantoufle de Cendrillon est un symbole dont il faut représenter l’objet pour qu’il fonctionne, les longs cheveux de Mélisande (censés pendre de sa fenêtre) sont simplement suggérés par les metteurs en scène. Car si le conte est une forme qui utilise les objets pour les rendre symboliques, le texte de Maeterlinck utilise directement les symboles : il n’y a plus de frontière entre signifiant et signifié. Le conte, qui la conserve au contraire, se soumet difficilement à un tel aplanissement, et il serait malaisé de représenter la Cenerentola (ou une quelconque version scénique du conte de Cendrillon) sans montrer une seule chaussure, quand il est aisé de représenter Pelléas sans fontaine. « La scène est le lieu où meurent les chefs-d’œuvre parce que la représentation d’un chef-d’œuvre à l’aide d’éléments accidentels et humains sont antinomiques. Tout chef-d’œuvre est symbole et le symbole ne supporte jamais la présence active de l’homme », dit Maeterlinck dans Le Réveil de l’âme. Les symbolistes, à la suite de Verlaine et de Mallarmé, s’intéressent beaucoup à la question de la représentation scénique. Si le symbolisme poétique est facile à envisager, le symbolisme théâtral exige une remise en question de la scène. « Que l’œuvre se montre toute nue, vierge de maquillage » demande Pierre Quillard, théoricien de la théâtralité symboliste. La scène n’est plus là pour créer le symbole, mais pour le laisser vivre : selon ses mots, elle n’est plus qu’un prétexte au rêve. Les symbolistes font jouer leur théâtre dans l’imagination du spectateur : la catharsis ne se fait plus sur scène mais directement dans l’esprit de chacun – la psychanalyse est passée par là et les mécanismes de l’esprit humain intriguent les écrivains. Le symbolisme rend le public actif : à cette époque naissent les mises en scène abstraites, les éclairages sombres, tout ce qui au théâtre nous fait créer le sens au lieu de nous le montrer. L’image disparaît donc au profit de l’abstrait, la scène qui montre disparaît donc au profit de l’esprit qui crée. Bientôt, l’objet même du théâtre se déplace : nul besoin de créer les conditions optimales de la catharsis en fabriquant une scène, 3 en opposant brutalement l’artifice à la réalité, en construisant méthodiquement le quatrième mur avec toutes les projections des symboles qui se dévoilent sur scène – au contraire, la catharsis se fait dans le lien intime que le spectateur entretient avec la scène, qu’il intègre à son esprit de la même manière que l’on intègre des événements du jour dans les rêves du soir. • Moyen-Âge symbolique, symboliste et symbolisé Le symbolisme s’est nourri du Moyen-Âge. Les peintres préraphaélites en donnent les premiers exemples, s’inspirant des peintres primitifs flamands et italiens du Quattrocento (XVe siècle), dessinant ainsi l’image d’une pré‑Renaissance mythologique, relativement imaginaire, et systématiquement idéalisée. Les préoccupations médiévales du Diable, du Graal, les figures de fées et d’héroïnes mythologiques ou bibliques divinisées se complaisent dans ce nouvel ésotérisme, qui préfigure notre attrait contemporain pour les ténèbres du Moyen-Âge, où messes noires, descendance de Jésus, fascination scientifique, quêtes mystiques, pouvoirs surnaturels et bibliothèques en labyrinthe répondent à un besoin spirituel que les préraphaélites furent sans doute les premiers à ressentir. Les ténèbres du Moyen-Âge : voilà bien ce qui fait de cette période de l’Histoire un ferment inépuisable de l’imaginaire contemporain. Au-delà de son existence chronologique, il symbolise, depuis le XIXe siècle et l’avènement du néogothique, tout ce que l’Occident a d’occulte. Est-ce faire honneur au Moyen-Âge que le traiter comme un symbole ? Si les historiens répondent sûrement que non, car on réunit dans un même seau ce que des siècles séparent, de la mythologie arthurienne aux savants de la Renaissance, des légendes celtes à l’Inquisition, les poètes, eux, ne voient dans cette préhistoire de l’Occident moderne qu’un terreau à leur imagination. Il est les temps de ténèbres qui guettent la Terre du Milieu chez Tolkien. Il est l’Ancien Testament des penseurs athées. Il est la mythologie de notre civilisation. Que donc mettre sur scène ? De Tristan et Yseult aux Monthy Python, le Moyen‑Âge se heurte à la représentation. Les seconds, à l’instar des Chevaliers de la Table ronde d’Hervé ou de Kaamelott, nécessitent par définition la représentation exacte, ou voulue comme telle, de certains attributs médiévaux (armures, princesses et 4 donjons) pour mieux les confronter à leur ridicule (carton-pâte, anachronisme et surenchère). Les premiers, à l’instar de Pelléas et Mélisande, nécessitent l’abstraction du symbolisme : il ne sert qu’à révéler, pas à montrer. Les ténèbres dont il entoure ce qui le convoque servent à universaliser le propos : dans cette obscurité de sens, de temps, de lieu (où se déroule le Moyen-Âge ? nul ne sait), de référence, l’esprit est libre de rêver, d’imaginer, d’élaborer sa propre lumière. La question du symbole à l’égard du Moyen-Âge est ainsi une double question : par quoi se symbolise-t-il et que symbolise-t-il ? Il est probable qu’il se symbolise avant tout par ce qu’il symbolise : l’obscurantisme supposé de ces temps révolus, oubliés, dénués finalement de toute temporalité et propices à la fantasmagorie. Le symbolisme naît justement sur ce terrain vague dont émergent les symboles. Le Moyen-Âge n’était-il pas lui-même symboliste ? S’il nourrit tant le rêve, c’est qu’il s’en est lui-même nourri. La quête du Graal n’est pas que notre projection sur des ténèbres dont nous aurions spirituellement besoin : c’est celle d’un monde où la représentation ne se conçoit qu’à travers le symbole. L’analphabétisme d’un côté et le mystère divin de l’autre entretiennent une double énigme dans la transmission. L’inaccessibilité de la vérité (qu’elle soit scientifique ou divine) rend mystique toute représentation : le symbole est nécessaire parce qu’il est le seul objet compréhensible, et nécessaire parce qu’il montre l’incompréhensible. On y projette bien plus que ce qui est montré : les couleurs, les formes, les sons, les objets, les plantes, les animaux ont des significations qui se joignent aux idées qu’ils transmettent, de nombreux degrés de lecture se superposent, tout signifié se fait signifiant. C’est un monde de signes que le Moyen-Âge, qui s’est fait lui-même symbole d’une certaine idée de la symbolique. La Renaissance et son obsession pour la vérité, scientifique et humaine, met à bas la dimension symbolique de la représentation. Trois siècles plus tard, avec l’arrivée de la photographie, et donc l’aboutissement scientifique de la représentation, les intellectuels n’auront d’autre choix que de retrouver un système esthétique qui s’affranchit de la vérité. • 5 Philtre et transfiguration Il est tout de même un peu fort que le couple mythologique par excellence, qui symbolise à lui seul les sentiments les plus extrêmes, conduisant à la transfiguration dans la mort, se soit uni grâce à un philtre. L’histoire d’amour la plus commentée à travers les siècles et les cultures occidentales se fonde donc sur le truchement le plus absolu. Tristan et Yseult ne s’aiment pas en réalité, ils ne s’aiment que dans le mensonge. Et pourtant le mythe ne semble pas s’embarrasser de cette fragile assise : l’union de Tristan et d’Yseult compte surtout par le désir qu’elle provoque – un désir qui ne se maîtrise pas et ne se satisfait pas. Sa satisfaction ne se réalise que dans la mort, voire au-delà, dans la transfiguration : le roman de leur amour revendique ce désir indomptable que nulle autre légende avait raconté jusque-là. L’écriture originale du mythe (une quinzaine de textes médiévaux et un opéra romantique), tout comme ses déclinaisons dans les nombreuses adaptations qu’il a suscitées dans tous les arts depuis le XIIe siècle, se confronte à l’opposition entre l’artificialité des sentiments et la puissance du désir. La question du philtre n’est pas celle de la mise en scène mais de la représentation des sentiments et donc de la compréhension générale de l’œuvre. Dans l’opéra de Wagner, l’existence narrative du philtre est presque anecdotique, c’est son essence qui compte : son artifice n’est là que pour donner plus de puissance encore à ce qu’il provoque. L’union de Tristan et d’Isolde est magistrale car elle ne repose sur rien ; la transfiguration d’Isolde devant le corps de Tristan est sublime, ultime, car elle n’existe que par elle-même. L’amour comme construction sentimentale, sociale, circonstancielle, n’intéresse pas les symbolistes : c’est dans le désir, indomptable car artificiel, donc surhumain, et par conséquent fondamental, qu’ils imaginent la liberté. C’est « tout nu, vierge de maquillage », comme l’œuvre symboliste, que se montre ce désir vierge de toute construction amoureuse puisque provoqué par un poison. C’est sur ce terreau fertile et élémentaire, émancipé de la « présence active de l’homme » tant décriée par Maeterlinck, que le symbole peut se révéler. • 6 7 John William Waterhouse - Undine | 1872 À se procurer, à consulter, à rechercher, en ligne ou en papier, numériquement ou physiquement : Pelléas et Mélisande, musique de scène de Sibelius Tristan und Isolde, m.e.s. Bill Viola, extraits sur Youtube Pelléas et Mélisande, m.e.s. Robert Carsen, extraits sur Youtube ou le DVD naïve Les Rois maudits, téléfilm de Josée Dayan Dante Gabriel Rossetti, peintre préraphaélite Messe de Nostre-Dame, du compositeur Guillaume de Machaut (v. 1365) Pelléas et Mélisande, poème symphonique d'Arnold Schönberg L’Après-midi d’un faune, poème symboliste de Mallarmé Représenter le symbole Pelléas et Mélisande - novembre 2016 Orchestre de l’Opéra de Limoges - Idylle - décembre 2016 Ballet du Grand-Théâtre de Genève, Tristan & Isolde - « Salue pour moi le monde ! » - décembre 2016 Les Chevaliers de la Table Ronde - février 2017 La Cenerentola - avril 2017 Tous les textes à télécharger sur : operalimoges.fr/livre-numérique Conception graphique : A. Jouffriault - Opéra de Limoges | nov. 2016 dans la saison 2016/2017 de l’Opéra de Limoges