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plus voir de différence entre le jeune fransquillon de Gand et le vieux belge Nobélisé
d’Orlamonde, le boxeur et le mystique un peu mégalomane, névrosé -voire schizo-, à la fois
poète, traducteur de Ruysbroeck, Novalis et Shakespeare, dramaturge, essayiste, nouvelliste,
librettiste, conférencier international, apiculteur et botaniste distingué. C’est le même homme
en tout, la même longue “fin de partie” d’un apatride des régionalismes, cosmopolite invétéré
qui, n’ayant appartenu à personne de son vivant, appartient à tous aujourd’hui. Comme
l’explique Marc Rombaut dans sa préface au Trésor des Humbles, Maeterlinck a parié sur la
parole et non sur la société. “Ecrire, dit Kafka, n’est-ce pas bondir hors du rang des
meurtriers?”...
Sa propre trajectoire, comparée à celle de l’œuvre, est très éclairante dans la lecture qu’on
peut faire de Pelléas. Après sa période symboliste, Maeterlinck a voulu orienter l’œuvre qu’il
jugeait trop désespérée, vers des formulations plus positives: ce qui se manifeste dans son
théâtre par une prépondérance progressive de la femme, sur l’homme -l’apparition de
Georgette Leblanc dans la vie de l’écrivain n’est sans doute pas étrangère à cette évolution
symptomatique. De L’Oiseau Bleu composé entre 1905 et 1908, aux Bulles Bleues, souvenirs
heureux de jeunesse livrés l’année de sa mort en 1949, on suit la même quête d’un bonheur
fluide mais inaliénable. On apprend pourtant qu’à Orlamonde, au soir de sa vie, Maeterlinck
attend le crépuscule dans une grande salle vide, assis sur un trône, une mitraillette sur les
genoux; qu’il sort la nuit autour de son palais accompagné de ses chiens molosses qui portent
les noms diaphanes des personnages de son premier théâtre, et qu’il tire sur les ombres. Dans
Pelléas, on est au royaume d’Allemonde. Là, ce n’est pas Maeterlinck qui veille, mais le
vieux roi Arkel, presque aveugle; il règne sur Allemonde corrodé par les eaux comme sur un
monde sans ciel en voie d’engloutissement, où il assiste, impuissant, au reflux de la vie sous
la misère physique et morale de ses habitants, et au flux de la mort, que ni porte, ni mur, ni
château, ni digue, ni barrage, nulle forteresse ou cathédrale de pierre ou de fer érigée de mains
d’homme, ne saurait contenir. Au royaume d’Allemonde, des fantômes qui nous ressemblent
surgissent de la nuit, s’y agitent un instant sous nos yeux, et s’y perdent... Je vois Allemonde
à l’image de Golaud qui dit être “fait au fer et au sang”, et à celle du vieil Arkel: un monde
placé sous le signe de l’homme qui l’a érigé au fer et au sang, un monde qui maintenant
chancelle... Je ne pense pas que l’esthétique à donner au spectacle de Pelléas doive être
“liquide”, ni que l’œuvre soit à mettre sous le signe de la femme ou de l’amour et la jeunesse
de Pelléas et Mélisande: à Allemonde l’eau est morte; la femme, perdue; l’amour, toute
jeunesse, condamnés...
On pense au Aveugles, mais aussi à un livret d’opéra mis en musique par Paul Dukas, que
Maeterlinck a écrit plus tard, en 1907: Ariane et Barbe-Bleue. Il y combine génialement le
mythe antique au conte de fées bien connu: Barbe-Bleue n’y tue pas ses épouses, il se
contente de les enfermer. Ariane se laisse enfermer à son tour, décidée à combattre et à
vaincre. Bravant l’interdit d’entrer à la septième porte, elle découvre les premières épouses
qui refuseront la délivrance offerte, préférant leur esclavage familier à la liberté. Or, qui sont-
elles, ces premières épouses de Barbe-Bleue qu’Ariane veut sauver? -On les connaît bien,
elle ont pour nom Mélisande, Alladine, Ygraine, Bellangère, Sélysette, elles sont les
malheureuses victimes du premier théâtre de Maeterlinck, dont Aglavaine, dans Aglavaine et
Sélysette paru en 1896, puis la légendaire Ariane, sonnent le glas.
Il m’apparaît donc que Maeterlinck a cherché -tel Golaud traquant un sanglier dans la forêt-
la lumière d’une aube nouvelle sous le règne de la femme. Elle seule pourrait sortir le monde
de la nuit où il s’enfonce comme en une eau profonde. “Comme on est seul ici... On n’entend