DANTE ALIGHIERI
LE BANQUET
TRADUCTION FRANÇAISE
DE
BERNARD DE WATTEVILLE
PRÉFACE DE PAOLO ARGARI
PROFESSEUR
DELETTRES
ITALIENNES
ALUNIVERSITE
DEFRIBOURG
GENÈVE
LIBRAIRIE KUNDIG
1929
AVANT-PROPOS
Il est des êtres qui, de par leur nature même, et non seule-
ment àcause de leur supériorité, demeurent en retrait parmi
les autres et, en quelque endroit qu'ils se trouvent, comme
exilés. Un peu malgré les cultes, les rituels et les dogmes, ils
cherchent la vérité à sa source première. Ils vont jusqu'à redou-
ter tout intermédiaire entre leur âme et Dieu.
Cependant, que surgisse à un tournant imprévu de la route
l'interprète particulièrement destiné au chercheur obstiné et
déçu, la révélation longtemps pressentie trouve sa forme con-
crète, et un grand coup d'aile suffit à couvrir le chemin qui
mène à toute connaissance et à toute félicité.
C'est bien après qu'il eut dépassé le «milieu du chemin de
la vie », au seuil de la vieillesse, que la vie et l'oeuvre de Dante
prirent pour mon père l'importance d'une révélation poétique
et religieuse.
Aussi bien, puisque nous avons décidé de publier cette
traduction du Banquet (traduction trouvée dans les papiers de
mon père après sa mort, en 1918), il nous semble opportun
d'indiquer brièvement quels liens spirituels rapprochèrent le
poète philosophe italien de celui qui fut, six siècles plus tard,
son admirateur enthousiaste et son interprète consciencieux.
De très loin, ainsi qu'en témoignent d'autres manuscrits, mon
père s'était attaché aux oeuvres poétiques des saintes Ecritures.
La connaissance qu'il avait de plusieurs langues, ses études de
théologie, les méditations de ses longues années de ministère
l'avaient familiarisé avec la littérature mystique tant ancienne
que moderne. Telle Vie de S. Bernard de Clairvaux, ou de
X
Catherine de Sienne, ou encore, les oeuvres d'un Sabatier ou
d'un Joergensen, retinrent son attention bien avant qu'elles
fussent devenues de lecture courante. Mais aucun de ces grands
esprits n'eut sur lui une emprise égale à celle de Dante.
Se plongeant dans l'étude presque exclusive de la Divine
Comédie, il aimait à en mémoriser d'importants passages.
Parfois, il lui arrivait d'en réciter des chants entiers,
découvrant toujours une beauté nouvelle dans l'oeuvre préférée.
Il en notait avec ferveur le mysticisme érudit, imagé, vigou-
reux, àla fois réaliste et divinement inspiré ;la richesse
d'une langue créée forte et expressive l'enthousiasmait.
Mais il n'eût pas été dans la nature de mon père de se borner à
l'étude du seul chef-d'oeuvre de son auteur. Parmi les autres
ouvrages de Dante, le Banquet retint particulièrement son
attention; et il se mit à traduire pour mieux s'en approprier
l'enseignement ce traité qui contient en germe une grande
partie des idées philosophiques développées dans la Divine
Comédie.
Le Banquet est une oeuvre de longue haleine, commencée
dans la jeunesse, reprise et laissée inachevée : exercice de
virtuosité d'une grande âme qui se cherche, se devine, mûrit;
reliquaire l'on met à l'abri des regards ce qui est le plus
intime de son être, à la fin de la jeunesse et ensuite, dans sa
maturité; enfin, les illusions dépouillées, les certitudes qu'on
retient, les pressentiments qui vous emportent vers de nouveaux
destins, par delà toute amertume et même le désespoir. Chaque
être porte en lui deux vies distinctes : l'une est faite des gestes
quotidiens, presque automatiques, liés aux circonstances de
lieu et de temps, humaine, éphémère ;l'autre demeure la vie
même: vie intérieure, jaillissant à son heure, dont la flamme
est la vraie image. Vie profonde, germe d'éternité, qu'il dépend
de l'être en soi de faire grandir ou décliner, selon que l'âme
s'approche ou se détourne de Dieu. Dans cet instant en l'éter-
nité qu'est une existence d'homme, elle seule importe. Grâce à
XI
elle sont les poètes, les génies de tous les temps et aussi les
saints, tous les êtres d'exception qui réalisent sur la terre, en
des oeuvres immortelles, leurs beaux rêves démesurés. Tel le
grand Florentin.
«Tout est mystère excepté notre douleur », dit Léopardi.
Sans doute est-ce par la qualité de cette douleur et par sa vérité
que Dante demeure si accessible à l'âme moderne. Aucun
accent humain ne fut plus pathétique que celui de l'exilé devant
l'incompréhension et l'ingratitude. Toute son oeuvre parle,
jusqu'à nos jours, d'amour mystique et de foi en une spiri-
tualité triomphante.
Ce furent ces considérations et beaucoup d'autres qui enga-
gèrent mon père àtraduire l'oeuvre qui nous occupe. Dans sa
piété dantesque le poète cédait le pas au philosophe. Et le
protestant, tout en maintenant sa foi religieuse intacte, restait
curieux de métaphysique. D'où l'attirance qu'exerça sur lui la
prodigieuse intellectualité de Dante, qui porte sur les idées et
les hommes de tous les temps.
Son coeur enfin, demeuré d'une ravissante ingénuité, trouvait
l'expression même de l'amour dans la figure de Béatrice, dont
la féminité suave rachète d'un coup le moyen âge de sa gros-
sièreté et de ses vices.
Aussi bien, celui qui, après tant d'autres, atransposé ce
livre en notre parler français fit ici oeuvre d'amour. Quelle
verdeur il mettait à de nouveaux labours en des terres déjà
maintes fois retournées, oubliant les épreuves d'une existence
rudement traversée, s'oubliant lui-même, au point qu'il revêtait
fréquemment les faits et gestes de chaque jour des idées et des
images de son poète familier. Alors son entourage de sourire,
un peu irrévérencieux ;et lui de reprendre la page commencée,
non point tout à fait comme ces moines artistes dont la piété
persévérante enluminait de mainte fleur précieuse les chroni-
ques des jours anciens; mais bien plutôt nous nous serions
rappelé tel de ses devanciers huguenots qui, entre deux
1 / 367 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !