Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières

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Revue germanique internationale
3 | 1995
La crise des Lumières
Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières
Michel Delon
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/494
DOI : 10.4000/rgi.494
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 10 janvier 1995
Pagination : 143-156
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Michel Delon, « Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières », Revue germanique internationale [En
ligne], 3 | 1995, mis en ligne le 06 juillet 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/494 ; DOI : 10.4000/rgi.494
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Réhabilitation des préjugés
et crise des Lumières
MICHEL DELON
La lutte contre les préjugés est indissociable de toute définition des
Lumières. Comme la lumière se caractérise par opposition avec l'ombre,
la claire pensée ne s'affirmerait que contre le préjugé, il n'y aurait de progrès que dans le recul des erreurs, nées de la passivité intellectuelle et du
respect superstitieux de la tradition . Tout effort pour réhabiliter le préjugé ou, du moins, pour en comprendre l'origine et le succès serait alors à
verser au compte d'une crise des Lumières. Le sectarisme du combat
mené au nom de la raison porterait en germe une réaction et une valorisation de tout ce qui dans l'homme échappe à la claire raison. Si un tel
manichéisme est sensible dans les polémiques qui font rage en France
autour de l'entreprise encyclopédique, puis dans l'appréciation de
l'œuvre des philosophes, il ne correspond nullement à la réalité du travail
intellectuel d'une époque.
Le Dictionnaire de Trévoux fournit la base lexicale du débat. Les définitions à l'entrée « Préjugé » ne se limite pas à l'acception négative. « Préjugé, en termes de métaphysique, c'est un jugement porté sans un examen
suffisant, une préoccupation d'esprit qui se fait ou par erreur de nos sens,
ou par l'opinion que nous concevons, ou par l'exemple ou la persécution
de ceux que nous fréquentons. » Trévoux précise la gradation qui différencie la précipitation, hâte à conclure, du préjugé qui entérine le jugement hâtif en un jugement faux. Mais le dictionnaire signale deux acceptions, sensiblement divergentes : l'une appartient à la langue courante et
donne comme synonymes de préjugé « apparence, motif, considération
1
1. Le débat proprement philosophique est retracé par W e r n e r Schneiders dans Aufklärung
und Vorurteilskritik. Studien zur Geschichte der Vorurteilstheorie, Fromann-Holzboog, 1983 et par JongCheol K i m dans une thèse restée dactylographiée, La critique des préjugés en France au XVIII siècle,
de Montesquieu à Dumarsais, Université de Paris I, 1991, sous la direction de J e a n Deprun.
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externe » ; l'autre est un ternie de palais et correspond à un jugement à
l'avance ou à ce que nous appelons jurisprudence. Le préjugé « en termes
de métaphysique » est le contraire du jugement juste, alors que, dans les
deux autres cas, il apparaît proprement comme un pré-jugé, c'est-à-dire
la première estimation d'une situation ou d'un problème dans l'attente
d'un examen approfondi.
Le Dictionnaire philosophique de Voltaire distingue encore deux registres
du préjugé. « Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui sont la
vertu même. Dans tout pays, on apprend aux enfants à reconnaître un
Dieu rémunérateur et vengeur ; à respecter, à aimer leur père et leur
mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme
un vice, avant qu'ils puissent deviner ce que c'est qu'un vice et une
vertu. » La raison individuelle doit s'incliner devant le consensus universel. Elle finit toujours par ratifier ce que la pression sociale lui a demandé
d'admettre a priori. Bien des évidences sensorielles partagées par tous les
hommes sont pourtant fallacieuses, bien des vérités se révèlent locales.
Voltaire passe alors à la dénonciation de quatre types de préjugés : sensoriels, physiques, historiques, religieux. L'illusion s'explique par un effet
d'optique, par une extrapolation ou une induction hasardeuse, par la
manœuvre intéressée d'un imposteur. L'utile préjugé est devenu un nonjugement pernicieux. « Votre jugement veut-il s'élever contre ces préjugés, vos voisins, et surtout vos voisines, crient à l'impie, et vous effrayent ;
votre derviche, craignant de voir diminuer son revenu, vous accuse
auprès du cadi, et ce cadi vous fait empaler s'il le peut. » Le préjugé
signifie alors intolérance, ostracisme et appel à la persécution. Le bon
préjugé se situerait du côté de l'intérêt public et de la nature, le mauvais
du côté de l'imposture particulière et de l'artifice.
Le chevalier de Jaucourt dans l'Encyclopédie analyse longuement les
causes du préjugé qu'il définit comme un « faux jugement que l'âme
porte de la nature des choses, après un examen insuffisant des facultés
intellectuelles ». Il dénonce « cette malheureuse pente de l'âme vers
l'égarement » qui préfère le faux au doute, le simple au complexe, l'apparent au réel et, selon les moments, l'ancien au nouveau, au nom de la
tradition, puis le nouveau à l'ancien, au nom de la mode. A « cette maladie de l'entendement » s'ajoutent les préjugés d'âge et de tempérament,
de climat et de pays, d'école et de parti, autant de situations qui conduisent à accorder la priorité au point de vue individuel sur le point de vue
général. Hâte ou précipitation selon la leçon cartésienne, le préjugé se
caractérise aussi par l'incapacité à sortir de soi, à dépasser une situation
particulière, à la relativiser pour accéder à la vue globale. La philosophie
des Lumières se bat au nom de valeurs universelles, qu'elles se nomment
la Nature ou l'Humanité. Elle accuse les Eglises de confisquer et de déformer les principes généraux de la morale, et les institutions politiques et
sociales d'entraver la libre marche de la raison.
Parmi les traités les plus radicaux, l'Essai sur les préjugés de Dumar-
sais, publié après sa mort en 1770, et les Lettres à Eugénie ou préservatif
contre les préjugés du baron d'Holbach (1768) sont de violentes machines
de guerre contre le christianisme. Le titre complet du traité de Dumarsais marque le lien entre la définition d'une philosophie nouvelle et la
dénonciation des préjugés : Essai sur les préjugés, ou de l'influence des opinions sur les mœurs et sur le bonheur des hommes. Ouvrage contenant l'apologie de
la philosophie. La connaissance y est donnée pour l'unique fondement
d'une bonne morale et d'une bonne politique. Tant que les hommes en
seront privés, ils resteront condamnés au malheur. Le préjugé étant
« un jugement porté avant d'examiner, il est clair que toutes les opinions religieuses et politiques des hommes ne sont que des préjugés, vu
qu'ils ne peuvent examiner les premières sans crime, et les dernières
sans danger » . Alors que la force de l'homme consiste dans la circulation des idées, dans la possibilité d'échanger des expériences, de
confronter des savoirs limités pour accéder à un savoir plus global,
toute volonté d'asservir sa raison, de lui imposer un dogme le fait
régresser vers l'animalité, la barbarie ou l'enfance. La raison fondée sur
l'expérience est principe d'universalité, le préjugé principe d'égoïsme ou
de particularisme. « Chacun plaide en ce monde pour l'erreur ou le
préjugé qui lui est favorable, comme chaque homme corrompu plaide
en faveur du vice qui lui plaît. » L'argumentation vaut pour la morale,
mais aussi la politique et la religion. Les nationalismes naissent d'intérêts limités : « Pour peu que l'on ouvre les yeux, on sentira que c'est à
l'ambition des princes et aux divisions insensées des prêtres, que sont
dus ces tristes préjugés qui rendent quelquefois des nations ennemies
pendant une longue suite de siècles. » Une note enfonce le clou : « Il
est évident que ce sont uniquement les intérêts des princes et des prêtres
qui font naître ces aversions nationales qui mettent à chaque instant
l'univers en feu. » La tolérance et le libre débat ouvrent la perspective
d'un progrès, que les préjugés s'obstinent à fermer. Dumarsais marque
bien le lien entre les préjugés intellectuels qui cherchent un modèle
dans l'Antiquité et la tradition, et les préjugés sociaux qui font
dépendre l'individu de sa naissance. La solidarité semble définitivement
établie entre préjugé et passé. Les Lettres à Eugénie ou préservatif contre les
préjugés appliquent la même argumentation au cas d'une jeune femme,
malheureuse pour n'avoir pas su s'arracher aux habitudes et aux préjugés religieux.
L'idée de révolution restait connotée négativement par Dumarsais
qui vantait la liberté de penser comme « le préservatif assuré contre les
révolutions, les fureurs, les guerres, les attentats que la superstition et le
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1. Essai sur Us préjugés, ou de l'influence des opinions sur Us mœurs et sur le bonheur des hommes.
Ouvrage contenant l'apologie de la philosophie, par M . D . M., Londres, 1770, p . 7.
2. Ibid., p . 67 et 77.
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fanatisme ont de tout temps produits sur la terre » . Les préjugés détruits
(1792) du conventionnel Lequinio marquent le passage des Lumières à la
Révolution. Aucun principe n'est plus à l'abri du jugement individuel, la
critique révolutionnaire s'attaque à toutes les illusions, elle propose de
réduire les trônes en poudre et les Bibles en cendres. Mais le propre des
Lumières qui combinent la confiance cartésienne dans la raison à une
genèse sensualiste de la pensée est de ne pas se contenter de traités théoriques. C'est toute une littérature de fiction qui accompagne, développe,
médiatise, la lutte contre les préjugés. Les titres seuls sont parlants. Le préjugé à la mode, comédie de Nivelle de La Chaussée (1735) reste une sage
satire du libertinage mondain. A la scène également, Le préjugé vaincu de
Marivaux en 1746 et Manine ou le préjugé vaincu de Voltaire en 1749 montrent la victoire du sentiment sur le conformisme social, de l'égalité des
droits sur la hiérarchie et de la valeur individuelle sur le privilège. Les
romans ne sont pas en reste : Les préjugés trop bravés et trop suivis de
Mme Falque (1755) abandonnent dans la réédition de 1774 le balancement entre conformisme et anticonformisme pour devenir Le danger des
préjugés, Mme Gacon-Dufour à la veille de la Révolution et Coiffier au
lendemain reprennent comme titre l'expression de Marivaux et de Voltaire, Le préjugé vaincu . Le sentiment, comme force de l'individu et de la
nature, devient une pulsion irrépressible qui bouscule toutes les résistances de la tradition.
On ne s'étonne donc pas que toute réhabilitation du préjugé puisse
apparaître comme appartenant aux Anti-Lumières. Le Dictionnaire de
Trévoux rappelait que les préjugés constituent parfois « des suppléments à
la raison », devenant alors « nécessaires pour préparer l'esprit, pour suspendre sa décision trop précipitée, et combattre sa première préoccupation ». Le préjugé sert de contrepoids à d'autres préjugés ou d'hypothèse
dans l'attente d'une confirmation. C'est ainsi que, tout au long de l'âge
classique, le débat théologique s'est référé aux « préjugés légitimes ».
Pierre Nicole publie en 1671 les Préjugés légitimes contre les calvinistes. Pierre
Jurieu réplique en 1686 par les Préjugés légitimes contre le papisme. Le point
de vue de ces théologiens est de fournir un premier argumentaire en
attendant une controverse plus systématique. Les simples apparences, les
considérations externes constituent un préjugé que viendra légitimer une
étude approfondie. « On a cru, explique Nicole, qu'il était utile de montrer à ceux de la religion P. R. [prétendument réformée] que les préjugés
généraux, que la seule vue de ce qui paraît dans le dehors de leur société,
leur fournit, donnent un sujet suffisant de la rejeter sans entrer même
2
1. Ibid., p. 23.
2. M m e Gacon-Dufour, Le préjugé vaincu, ou Lettres de Mme la comtesse de ** et de Mme de **
réfugiées en Angleterre (Paris, 1787) et Coiffier, La m a r c h a n d e de modes, ou le préjugé vaincu,
dans Ouliana, ou l'Enfant des bois, nouvelles polonaises et autres nouvelles (Paris, an IX-1801). O l y m p e
de Gouges a composé une comédie Le danger des préjugés ou l'Ecole des jeunes gens.
dans une discussion particulière des dogmes qu'elle leur propose. Car il
est certain que ces préjugés doivent faire partie de cet examen auquel ils
s'engagent, et que, s'ils sont suffisants pour leur faire conclure qu'ils ne
doivent point chercher la vérité ni espérer le salut dans cette société à
laquelle ils se trouvent unis, ils devraient se tenir heureux qu'on les eût
exemptés par là de la nécessité de s'engager plus avant dans la discussion
des dogmes particuliers, qui est toujours plus pénible et très longue, pour
ne pas dire très dangereuse. »'
Chacun des grands débats religieux du XVIII siècle a donné naissance
à un traité similaire : le jansénisme aux Préjugés légitimes contre la constitution Unigenitus (s.d.), la suppression des jésuites aux Préjugés légitimes contre
le livre intitulé Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses en tout genre, etc.,
soutenues et enseignées par les soi-disants Jésuites (1762) et la Révolution à des
Préjugés légitimes sur la constitution civile du clergé (1791). Le premier de ces
traités se réfère à saint Paul pour préciser cet emploi positif du préjugé :
« Il y a des personnes, dit saint Paul, dont les péchés sont connus avant le
jugement et l'examen qu'on en pourrait faire ; il y en a d'autres qui ne se
découvrent qu'ensuite de cet examen. Ce que l'apôtre dit là des personnes, il l'applique tout de suite aux œuvres. Nous en faisons l'application à la Bulle Unigenitus. Elle a des vices qui sont connus et qui se montrent à tous les esprits attentifs, avant le jugement et l'examen qu'on en
pourrait faire ; et elle en a d'autres qui ne se découvrent qu'ensuite de cet
examen. Ces vices que la Bulle porte, pour ainsi dire, écrits sur son front,
forment contre elle les préjugés que nous devons exposer. » Lorsque
Chaumeix entre dans la bataille de l'Encyclopédie, il recourt logiquement à
cette forme générique : il intitule sa longue réfutation en huit volumes :
Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie, et essai de réfutation de ce dictionnaire
(Bruxelles, 1758-1759). Les philosophes sont les pourfendeurs de préjugés
dans un monde d'ombre et de lumière, les antiphilosophes croient aux
« préjugés légitimes ».
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Mme de Genlis s'indigne de l'intolérance des encyclopédistes qui
condamnent tous leurs adversaires au nom du préjugé. « J'ai passé ma
vie à entendre les philosophes se moquer des préjugés de ceux qui n'ont
pas de philosophie, et depuis vingt ans que je suis dans ce monde et que
j'étudie les mœurs et les caractères des gens qui composent la société, je
n'ai trouvé de préjugés profondément enracinés et véritablement dangereux que parmi les philosophes. » Le préjugé n'est que l'opinion de
l'autre, et si les opinions des femmes et des gens du peuple, pourfendues
par les philosophes, sont fausses, elles ne tirent du moins pas à conséquences, alors que les opinions politiques des philosophes mèneraient aux
catastrophes. « Qu'importe à la société que nous soyons effrayés à la vue
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1. Pierre Nicole, Préjugés légitimes contre les calvinistes, Paris, 1671, p. 13-14.
2. Mme de Genlis, La religion considérée comme l'unique base du bonheur et de la véritable philosophie, Paris, 1787, p. 359.
d'une salière renversée, que nous regardions le vendredi comme un jour
malheureux, que nous supposions de grandes vertus à un crapaud desséché, ou que quelque paysan appelle de certains météores des esprits follets, etc., les préjugés de ce genre sont faciles à détruire. » L'illusion qui
consiste à isoler l'individu et lui donner le droit de juger de tout se révèle
autrement dangereuse. A l'argument selon lequel le préjugé est réduction
au particulier, l'antiphilosophie répond que la raison individuelle ne peut
juger seule des croyances et des gestes qui assurent la permanence de la
société.
La réhabilitation du préjugé est autrement explicite quand, quelques
années plus tard, on oppose aux Lumières le bilan de la Terreur. Joseph
de Maistre et Bonald par exemple attaquent la raison philosophique au
nom de valeurs transindividuelles et transhistoriques qui installent
l'homme dans des réseaux, seuls capables de lui donner sens. L'être
humain serait moins un animal raisonnable que religieux et social. « Il
n'y a rien de si important pour lui que les préjugés. Ne prenons point ce
mot en mauvaise part. Il ne signifie point nécessairement des idées
fausses, mais seulement, suivant la force du mot, des opinions quelconques adoptées avant tout examen. Or ces sortes d'opinions sont le plus
grand besoin de l'homme, les véritables éléments de son bonheur, et le
palladium des empires. Sans elles, il ne peut y avoir ni culte, ni morale,
ni gouvernement. » La raison individuelle est vouée aux errements, aux
contradictions et finalement à l'anarchie. Seule une « raison universelle
ou nationale », faite d'une alliance des dogmes religieux et politiques,
peut fournir des certitudes et assurer des permanences. L'universalité à
laquelle se réfère Joseph de Maistre n'est pas l'universalisme abstrait, elle
renvoie à la constitution de communautés autour de traditions, transmises de génération en génération avant même toute velléité de pensée
indépendante. Les peuples qui résistent au temps et bravent les dangers
sont ceux qui savent croire et se soumettre : « La foi et le patriotisme sont
les deux grands thaumaturges de ce monde. » L'utilité sociale l'emporte
sur la vérité rationnelle, les erreurs peuvent être historiquement sublimes.
Les coutumes imposées par les prophètes ou les législateurs sacrés sont
« ces préjugés conservateurs, pères des lois et plus forts que les lois » . Les
Lumières condamnent les peuples aux révolutions sans fin et aux
malheurs. Elles prétendent détruire « les préjugés et surtout le fanatisme », « mais ces mots de préjugé et de fanatisme signifient, en dernière
analyse, la croyance de plusieurs nations » , c'est-à-dire leur principe
même de vie.
Bonald développe une argumentation semblable lorsqu'il distingue
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1. J o s e p h de Maistre, De la souveraineté du peuple. Un anticontrat social, éd. Jean-Louis Darcel,
Paris, PUF, 1992, p . 147. Le texte date de 1794-1795.
2. Ibid., p. 150.
3. Ibid., p. 168.
l'éducation qui transmet ces valeurs religieuses et morales, de l'instruction qui n'apprend que des connaissances rationnelles. Il joue sur les
deux acceptions du mot, selon les Lumières et selon la Contre-Révolution : « Les préjugés sont des opinions venues de l'éducation, et trop souvent les opinions sont des préjugés venus de l'instruction. » Les préjugés
renfermeraient un savoir alors que le savoir philosophique ne serait que
préjugés au mauvais sens du terme. Le peuple, fort de ses seuls préjugés,
reçus dans l'enfance, peut être considéré comme instruit tandis que ceux
qui « mettent en problèmes la morale et les devoirs » sont des hommes à
préjugés. Ainsi les usages et habitudes physiques, les préceptes moraux,
inculqués aux enfants, ne peuvent être que des préjugés, de même que la
langue dont nous faisons l'apprentissage avant même d'être en mesure de
nous interroger sur ses fondements . La religion, contre ce que propose
Jean-Jacques Rousseau qui attend l'âge de raison pour en parler à Emile,
doit être transmise dès le plus jeune âge aux enfants comme une évidence
qui ne peut être l'objet de discussion. Seuls ces préceptes peuvent assurer
l'unité d'une société que Bonald veut monothéiste, monarchique et
monogame, alors que l'individualisme et le libre examen conduisent à
l'idolâtrie, à la polygamie et à la démocratie. Ces premiers préjugés sont
souvent déformés en préjugés superstitieux qui sont autant d'exagérations
ou de dégénérations des vérités fondamentales.
La définition présentée par Joseph Michaud dans sa Lettre à un philosophe sur les préjugés rejoint celle que donnait Joseph de Maistre. « Si on
consulte Pétymologie des mots, les préjugés ne sont autre chose que des
opinions généralement reçues sur un point qui n'a point été approfondi ; ce sont des jugements portés avant l'examen. » Sur la simple
raison individuelle, ils ont l'avantage de représenter une sagesse collective, historique et sentimentale. Ils incarnent « l'expérience de plusieurs
générations et d'un grand nombre d'hommes éclairés ». L'individu solitaire ne peut reparcourir seul l'histoire de l'humanité, il lui faut accepter l'héritage de « l'expérience et du temps ». Alors que Jaucourt dans
l'Encyclopédie mettait en garde contre « la prévention pour les raisons
affirmatives », Michaud souligne ce que le doute a de destructeur et
d'insatisfaisant. « Rien n'est plus insupportable pour l'esprit humain
que l'état d'incertitude ; l'âme cherche sans cesse un point d'appui sur
lequel elle puisse se reposer. » Les préjugés assurent la continuité de
l'Etat et la cohésion de la société, ils offrent à l'individu un système de
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1. « Sur les préjugés » (7 novembre 1810), Œuvres complètes de M . de Bonald, pair de
France et m e m b r e de l'Académie française, Paris, Migne, 1859, t. III, col. 803.
2. M ê m e argument dans une des Pensées morales de Bonald : « Les philosophes qui se sont
élevés avec tant d'amertume contre ce qu'ils ont appelé des préjugés auraient dû commencer p a r
se défaire de la langue elle-même dans laquelle ils écrivaient, car elle est le premier de nos préjugés, et il renferme tous les autres » (ibid., col. 1387).
3. Lettre à un philosophe sur les préjugés (1802), dans Le printemps d'un proscrit, suivi de l'Enlèvement de Proserpine p a r M . M i c h a u d , 6 éd., Paris, 1811, p. 305.
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valeurs qui lui permette de se dépasser. Les croix et les rubans sont
purement symboliques, ils relèvent de cette gloire qui est peut-être
entre les préjugés « le plus grand de tous ». Michaud rappelle pour
finir à son correspondant que Voltaire lui-même s'opposait à Dumarsais
et admettait de bons préjugés .
Michaud dénonce l'état d'incertitude, Lamennais stigmatise l'indifférence, et comme lui, oppose la philosophie des Lumières à elle-même,
quand elle prétend écarter les croyances et les opinions fondatrices. Le
christianisme serait né de l'indifférence généralisée dans l'ancien monde
païen, il devrait renaître dans l'indifférence de l'Europe postrévolutionnaire : « La philosophie elle-même, bien que décidée à ne voir dans ces
doctrines que des préjugés, en a reconnu de nos jours la nécessité indispensable. "Il faut sans doute des préjugés aux hommes, dit un de ses
plus célèbres disciples, dans un ouvrage où il enseigne l'athéisme, sans
eux point de ressort, point d'action ; tout s'engourdit, tout meurt."
Ainsi la mort de la société, la mort du genre humain serait le résultat de
la victoire que la sagesse moderne s'efforce de remporter sur ce qu'elle
nomme les préjugés. » Pour s'arracher à l'indifférence et à la fatalité de
la décadence, il faut, selon Lamennais, dompter la raison et lui faire
reconnaître une vérité supérieure à elle, une vérité de type religieux.
« En toute religion, même fausse, il y a quelque chose de généreux et
de favorable à l'humanité. »
Quand ils affirment le besoin de principes antérieurs au jugement
individuel, Maistre, Bonald ou Lamennais sont convaincus que le christianisme et l'absolutisme monarchique constituent ce corps de doctrine
capable d'assurer la tranquillité de l'Europe. Un penseur italien comme
Leopardi, réfléchissant sur la force du patriotisme français et sur la crise
des Lumières, en vient à l'idée d'une illusion nécessaire, sans pour autant
adhérer au dogme contre-révolutionnaire : « S'il était vraiment utile,
voire indispensable au bonheur et à la perfection de l'homme, qu'il se
libérât des préjugés naturels (j'entends par préjugés naturels ceux qui ne
sont pas le fruit d'une ignorance corrompue), pourquoi la nature les
aurait-elle enracinés si profondément dans notre esprit, pourquoi auraitelle opposé tant d'obstacles à leur destruction et exigé le concours de tant
de siècles pour en venir à bout ou seulement les affaiblir ? » « L'amour
de la patrie ou de la nation » est une de ces illusions vitales qui procèdent
de la nature, et la France du XVIII siècle dont les philosophes ont décrié
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1. La H a r p e se fait également u n malin plaisir d'opposer Voltaire aux encyclopédistes :
« J e sais que les sages vont répondre par un seul mot, qui répond à tout, préjugé. J e pourrais répliquer par un vers fort beau et qui, pour eux, n'est pas d'un h o m m e à préjugés, puisqu'il est de
Voltaire : "La voix de l'univers est-elle un préjugé ?" (Irène) » (Cours de littérature, Paris, 1826,
t. X V I I I , p . 39).
2. Lamennais, Essai sur l'indifférence en matière de religion, Paris, Garnier, s.d., t. I, p . 52.
3. Zibaldone, 24 mai 1821, dans Edition thématique du Zibaldone, établie p a r Mario Andrea
Rigoni, t. I : Le massacre des illusions, Paris, Ed. Allia, 1993, p. 79-80.
avec le plus de véhémence les préjugés, fournit un des meilleurs exemples
de l'efficacité du préjugé pour susciter le dévouement patriotique et assurer la force du pays .
La littérature de fiction, mobilisée par les Lumières pour dire le danger des préjugés, participe également à leur réhabilitation. Rétif de La
Bretonne projetait un « ouvrage à faire : Les préjugés justifiés ». Il l'esquisse dès La paysanne pervertie, son roman de 1784. Le personnage de
Gaudet incarne une philosophie des Lumières dévoyée et cynique. Par sa
« force d'esprit », son « dégagement des préjugés » , il s'impose au frère
et à la sœur qui ont quitté leur campagne natale pour réussir à Paris. Il
les corrompt sexuellement et moralement. Selon son mot, il les « dépréjuge ». Puis devant les résultats catastrophiques de son éducation, il
nuance ses principes. «J'ai détruit vos préjugés, parce que j'ai cru qu'ils
nuiraient à votre bonheur [...] je n'ai jamais eu l'idée, en vous dépréjugeant l'un et l'autre, que vous en viendriez là. » Le bonheur qui fondait
la lutte contre les préjugés peut fonder leur réhabilitation. Gaudet dresse
un tableau à deux colonnes, qui fournit, en regard les uns des autres, les
arguments contre les préjugés puis en leur faveur. La croyance aux diables, aux anges et aux revenants est sans doute un préjugé, mais son utilité peut la justifier. La confiance dans les médecins également, mais elle
suffit parfois à guérir les malades. « J e ne mets pas la religion au rang des
préjugés, mais il y a des préjugés dans la religion qui paraissent très préjudiciables au bonheur du genre humain », ajoute Gaudet qui se répond
à lui-même : « Les prétendus abus de la religion sont devenus nécessaires
avec le changement des circonstances. » Gaudet évoque encore la foi
dans la signification des rêves, « le préjugé de la différence des conditions » et la chasteté féminine. « J e m'arrête ici. Tout ce que vous nommez préjugés [...] peut également se justifier : pour réformer les abus, il
faudrait avoir des moyens assurés d'empêcher que les nouveaux usages
n'en fissent pas naître de plus dangereux. [...] Il faut des lumières peu
communes, un esprit aussi rare que juste pour ne pas avoir besoin de préjugés, de loi, de frein. » Dans La philosophie de M. Nicolas, Rétif reprend
cette argumentation qu'il présente comme l'esquisse d'un livre qu'il
n'aura jamais l'occasion de rédiger ; il donne une vingtaine d'exemples
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1. 6 avril 1821, ibid., p . 76-78.
2. Rétif, Le paysan perverti (1775), « 1 0 / 1 8 », 1978, t. I, p . 235. Le seul moyen de rendre à
l'homme toute sa dignité, selon Gaudet, « c'est de dépouiller tous les préjugés, de briser ces
entraves d'une éducation mesquine qui nous courbe sous leur j o u g » (p. 268).
3. La paysanne pervertie (1784), « G.-F. », 1972, p . 409. G a u d e t s'était réjoui de travailler un
esprit « entiché de préjugés » comme celui de son élève, il voulait « fouler aux pied le préjugé
devant lui » (p. 153). Il utilise le néologisme préjugiste, dans la série « préjugiste, intolérant,
cagot » (p. 170) et à propos des vertus « q u ' u n préjugiste eût regardées comme des vices »
(p. 219). Mercier intègre le terme quelques années plus tard à sa Néologie, ou Vocabulaire de mots
nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles. (1801)
4. La paysanne pervertie, p. 452-453.
5. Ibid., 453-454.
qui vont des superstitions particulières (les rencontres, les araignées, les
cris des oiseaux, le sel répandu et les fourchettes en croix) aux principes
sociaux généraux (la religion, l'utilité des lois, la hiérarchie sociale et sa
cascade de mépris). Chacun de ces préjugés se révèle finalement utile,
qu'il ait une base physique ou bien psychologique. L'argumentaire,
amorcé dès La paysanne pervertie, est antérieur à la Révolution, mais Rétif
lie au traumatisme révolutionnaire son projet d'un livre entier consacré
aux « préjugés justifiés ». Il reprend à son compte la palinodie de Gaudet, son personnage romanesque : « Je crois en vérité que, d'après l'expérience, je louerais le gouvernement espagnol, comme très sage, d'avoir
interdit toute discussion sur la religion ; tandis que d'un autre côté, je
serais tenté d'approuver, avec des modifications, l'adstriction à la glèbe
des paysans russes et polonais. Il est étonnant combien l'expérience
change nos idées ! J e bénis quelquefois à présent ce que j'ai maudit, et je
maudis ce que je bénissais. »
Le projet de livre a sans doute inspiré Charles Nodier pour un de ses
contes, intitulé « M. de La Mettrie, ou les superstitions ». Nodier y peint
La Mettrie en athée, épris de paradoxes et pourfendeur de préjugés. Il
défend contre lui que tout prétendu mensonge, accrédité parmi les peuples, est « fondé sur une vérité morale fort essentielle ». Les superstitions
les moins rationnelles dont il ébauche à son tour une liste (les couverts en
croix, le treizième à table, les araignées ou les hirondelles) trouvent leur
explication. Il revient sous forme d'une métaphore à l'acception juridique du terme : le préjugé est défini comme « une chose qui était jugée
avant nous, un principe consacré par l'aveu unanime des nations, et
contre lequel il ne reste d'arguments que dans la tête d'un rêveur étourdi
et suffisant qui se croit appelé à casser sans nouvel appel les arrêts de l'expérience » . La tradition, garante de cette expérience séculaire, a été saccagée par des philosophes aussi peu lucides que La Mettrie ou des révolutionnaires qui sont allés jusqu'à la Terreur.
On ne peut lire ces analyses sans être frappé par le retour des mots
« expérience », « utilité » qui appartiennent au vocabulaire des
Lumières. Autant le rationalisme cartésien par son opposition radicale
entre la vérité et l'erreur peut tomber sous le coup des critiques qui se
multiplient entre XVIII et XIX siècles, autant le sensualisme de Locke et
de Condillac qui relativise la connaissance comme un cheminement à
partir de l'expérience sensorielle, est conceptuellement disposé à concevoir le préjugé comme une étape, comme un moment nécessaire d'une
phylo- ou d'une ontogenèse. La liste des « préjugés justifiés » n'est pas
propre à la réaction contre-révolutionnaire et antiphilosophique, on en
1
2
e
e
1. La philosophie de M . Nicolas, dans Monsieur Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé, Paris, Pauvert, 1959, t. V I , p . 111.
2. M. de La Mettrie ou les superstitions, dans Œuvres de Ch. Nodier, Paris, 1832-1837, t. V,
p. 223.
trouve une déjà dans une utopie de 1761, Le voyageur philosophe dans un pays
inconnu aux habitants de la terre de Listonai, pseudonyme de Villeneuve. Ce
pays inconnu des terriens est la Lune et l'inversion du point de vue « au
clair de terre » permet de réduire certaines certitudes à l'état de préjugés
ou réciproquement de fournir une justification de plusieurs préjugés. Un
chapitre est consacré aux « causes de tant de lois bizarres, de coutumes
singulières, d'usages extravagants ou barbares »'. C'est un véritable cabinet de curiosités anthropologiques que le lecteur est invité à visiter. Il
découvre des peuples qui pratiquent les sacrifices humains, des enfants
qui dévorent leurs parents, des veuves qui se font brûler avec leur époux,
des hommes qui mettent les femmes en commun, des femmes qui se prostituent au temple de Vénus... Les cas de superstitions qui seront discutés
par Rétif et Nodier sont ici replacés dans une perspective anthropologique plus large qui relativise les us et coutumes à travers le monde et du
même coup la frontière entre préjugé et raison.
Lorsque Montesquieu compose L'esprit des lois ou Demeunier L'esprit
des usages et des coutumes des différents peuples, que font-ils sinon établir une
logique de l'absurde, une rationalité du désordre ? L'un et l'autre traitent
d e manière systématique ce que les auteurs précédemment cités abordaient anecdotiquement. Montesquieu s'interrogeant sur la cohérence
des groupes suspend son jugement, il ne se hâte pas de condamner.
Reconnaissant la complexité des faits sociaux, il cherche à comprendre la
fonction des croyances et des rites. Le préjugé le plus absurde rationnellement, en dehors de tout contexte, trouve un sens du point de vue de la
société : « Il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. »
Demeunier, quand il recense les habitudes dans chacun des grands
domaines de la vie, part du principe qu'elles sont raisonnables dans leur
origine, explicables dans les déformations qui ont abouti aux aberrations,
rapportées par les voyageurs, recopiées par les compilateurs. La condamnation morale ne doit pas bloquer la compréhension, court-circuiter la
réflexion. Il ne s'agit pas, pour cet homme des Lumières et ce révolutionnaire convaincu, de justifier les préjugés mais de les replacer géographiquement et historiquement dans leur contexte. « Comment ce préjugé at-il pu se répandre ? » , se demande Démeunier qui recense les coutumes
2
3
1. Le voyageur philosophe dans m pays inconnu aux habitants de la terre, Amsterdam, 1761, t. II,
p. 169.
2 . De l'esprit des lois, liv. V I I I , c h a p . X X I . A u s s i l ' a n a l y s e d e l ' h o n n e u r p a r M o n t e s q u i e u
(liv. I I I , c h a p . V I ) n e se r é d u i t - e l l e ni a u c o n f o r m i s m e d e D e n e s l e d a n s Les préjugés du public sur
l'honneur (Paris, 1 7 6 6 ) ni a u r a d i c a l i s m e r é v o l u t i o n n a i r e d e B e r g a s s e d a n s ses Observations sur le
préjugé de la noblesse héréditaire ( L o n d r e s , 1 7 8 9 ) . L e p r e m i e r se d é f e n d d e v o u l o i r « r é f o r m e r le
g e n r e h u m a i n » [Lespréjugés,
p . III), le s e c o n d c o n c l u t : « Plus j e l ' e x a m i n e , c e p r é j u g é , m o i n s j e
v o i s , j e le j u r e d a n s t o u t e la sincérité d e m o n c œ u r , les r a i s o n s d o n t il serait p o s s i b l e d e se servir
p o u r le d é f e n d r e » ( Observations, p . 3 4 ) .
3. L'esprit
p. 68-69.
des usages et des coutumes
des différents peuples
( 1 7 7 6 ) , L o n d r e s - P a r i s , 1 7 8 5 , t. I,
c o n c e r n a n t l ' o s t r a c i s m e d e s f e m m e s d u r a n t l e u r s r è g l e s . Il n e p e u t l ' a p p r o u v e r , m a i s il n e v e u t p a s n o n p l u s a c c e p t e r l a p u r e a b s u r d i t é . A l ' o r i g i n e , il s u p p o s e t o u j o u r s u n b e s o i n q u i a d é g é n é r é , u n e e x p é r i e n c e q u i a
été m a l interprétée. Alors q u e l'histoire a p p a r a î t souvent a u x philosophes
des L u m i è r e s c o m m e u n e l o n g u e suite d e m a s s a c r e s et d e violences, l'ethn o l o g i e q u i se f o n d e a l o r s e n t a n t q u e s c i e n c e é t a b l i t u n e g é n é a l o g i e d e l a
m o n s t r u o s i t é h u m a i n e , u n e d y n a m i q u e d e l'erreur. L e geste scientifique
qui explique l ' a b e r r a n t renvoie au geste politique ou p é d a g o g i q u e qui
suppose que l'aberrant peut toujours être réformé ou résorbé. Le bizarre
e t le s c a n d a l e u x r e p r e n n e n t s e n s , ils s ' i n s c r i v e n t d a n s u n d e v e n i r , p o u r le
p i r e o u le m e i l l e u r .
R é d i g e a n t les a r t i c l e s d ' h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i e p o u r
l'Encyclopédie,
p u i s les r é u n i s s a n t s o u s le t i t r e d'Histoire générale des dogmes et des opinions
philosophiques
depuis les plus anciens temps jusqu'à nos jours ( 1 7 6 9 ) , D i d e r o t
l u i - m ê m e se r e t i e n t d e c é d e r a u v e r t i g e d e l a p u r e d é r a i s o n c o m m e V o l t a i r e d a n s l'Essai sur les mœurs à l a f a s c i n a t i o n d e l a c r u a u t é h u m a i n e .
Trévoux après Fontenelle parlait du préjugé c o m m e d'un supplément
d e l a r a i s o n ; D i d e r o t a p r è s S t r a b o n e t B r u c k e r é v o q u e « le s u p p l é m e n t
d e l a s u p e r s t i t i o n » (superstitione prœterea) q u i fait a g i r les foules i n s e n s i b l e s a u s e u l l a n g a g e d e l a r a i s o n . Il n e se c o n t e n t e p a s d e r a n g e r le p r é j u g é à sa p l a c e l e x i c a l e , il c h e r c h e à l ' é v a l u e r h i s t o r i q u e m e n t e t à e n
e x t r a i r e u n s a v o i r n a t u r e l : « E n c o n s i d é r a n t a t t e n t i v e m e n t t o u t c e syst è m e , on reste c o n v a i n c u qu'il sert e n général d ' e n v e l o p p e tantôt à des
faits h i s t o r i q u e s , t a n t ô t à d e s d é c o u v e r t e s s c i e n t i f i q u e s . » ' L ' e n c y c l o p é d i s t e t i r e « l a v é r i t é d e s f a b l e s » à l a f a ç o n d o n t les p è r e s d e l ' E g l i s e
c h e r c h a i e n t d a n s l a m y t h o l o g i e et l a p o é s i e a n t i q u e u n e a n n o n c e m a l a d r o i t e d e l ' E v a n g i l e . L e p r é j u g é et la superstition r e c o u v r e n t s o u v e n t
u n e v é r i t é r e l a t i v e , p r o v i s o i r e , t â t o n n a n t e . A b e r r a n t s q u a n d ils s o n t isolés, ils r e t r o u v e n t u n e s i g n i f i c a t i o n d a n s l ' h i s t o i r e d e l ' e s p r i t h u m a i n . Si
le p h i l o s o p h e a u n o m d e l a r a i s o n u n i v e r s e l l e r e p r o c h e a u s u p e r s t i t i e u x
e t a u f a n a t i q u e d e r e s t e r e s c l a v e s d ' u n p o i n t d e v u e p a r t i c u l i e r , il n e
p e u t l u t t e r c o n t r e le p r é j u g é q u ' e n l ' e x p l i q u a n t , e n l ' i n s é r a n t d a n s u n
c o n t e x t e , e n r e p l a ç a n t le p a r t i c u l i e r d a n s le g é n é r a l , s a n s i g n o r e r le
p o i d s des différences concrètes.
Il
e s t p o l é m i q u e d ' a t t r i b u e r à la s e u l e r é a c t i o n d e l a fin d u
siècle u n e r é f l e x i o n s u r la f o n c t i o n d u p r é j u g é q u i est i n s é p a r a b l e
d e l ' a n t h r o p o l o g i e d e s L u m i è r e s . Il a p p a r t e n a i t à l a g é n é r a t i o n q u i fut
t é m o i n et a c t e u r d e la R é v o l u t i o n d'infléchir et d ' a p p r o f o n d i r cette
réflexion. Les m e m b r e s d u g r o u p e d e C o p p e t e n particulier, sensibles à la
diversité religieuse et n a t i o n a l e d e l ' E u r o p e , o n t m a r q u é la p l a c e d u p r é -
XVIII
1.
e
V o i r l ' a r t i c l e « G r e c s ( p h i l o s o p h i e d e s ) » d e VEncyclopédie
et le c o m m e n t a i r e d e J a c q u e s
P r o u s t , R a i s o n , d é r a i s o n d a n s l e s a r t i c l e s p h i l o s o p h i q u e s d e l'Encyclopédie,
ture francese,
XVIII,
1979.
Saggi
e ricerche di
littéra-
jugé entre la liberté individuelle et la nécessité sociale, entre le désir de
réforme et la prudence conservatrice. Mme de Staël dans Corinne fait justifier par le père d'Oswald le devoir qu'il lui impose d'épouser une compatriote, faute de quoi « il perdrait cet esprit national, ces préjugés, si
vous le voulez, qui nous unissent entre nous et font de notre nation un
corps, une association libre, mais indissoluble, qui ne peut que périr avec
le dernier de nous » . La critique du préjugé ne peut être menée sans
prendre en compte la personnalité des groupes nationaux. La réforme qui
se fait au nom des principes abstraits doit reconnaître de quel poids sont
les préjugés concrets. Dès les années du Directoire, Benjamin Constant en
prend conscience : « Les préjugés ont eu ce grand avantage qu'étant la
base des institutions, ils se sont trouvés adaptés à la vie commune par un
usage habituel : ils ont enlacé étroitement toutes les parties de notre existence ; ils sont devenus quelque chose d'intime ; ils ont pénétré dans
toutes nos relations ; et la nature humaine qui s'arrange toujours de ce
qui est, s'est bâtie, des préjugés, une espèce d'abri, une sorte d'édifice
social, plus ou moins imparfait, mais offrant du moins un asile. »
Mme de Staël et Benjamin Constant montrent le pouvoir mortifère des
préjugés, ils n'en ignorent pas la fonction structurante pour la société.
Leur attachement aux principes va de pair avec le souci des circonstances
et des situations particulières.
Constant évoque « quelque chose d'intime ». « Il y a une broderie
poétique tellement unie avec le fond qu'il est impossible de l'en séparer
sans déchirer l'étoffe », remarquait Diderot à l'article « Grecs » de
l'Encyclopédie. La volonté d'arracher l'homme à ses préjugés au nom des
principes abstraits, durant la Révolution française, ne s'est pas faite
sans un grand déchirement d'étoffe. La pensée des Lumières peut être
considérée comme un système de valeurs qui s'oppose à celui de la tradition religieuse : l'expérience des grands déchirements est alors le
moment de sa crise . Elle échappe à ce statut historiquement situé en se
pensant comme une dynamique qui dépasse le dogme dans un travail
de la réflexion, inscrit la contradiction au cœur même de son devenir et
refuse de choisir entre l'abstraction du général et les différences
concrètes . Le Neveu de Rameau est l'emblème d'une telle conception des
Lumières : le philosophe s'y met en scène et en cause, aux prises avec
ses tentations et ses contradictions. Le préjugé n'y est plus seulement
1
2
3
4
1. Corinne (1807), X V I , VIII, Ed. S. Balayé, « Folio », 1985, p . 467.
2. Des réactions politiques, an V, dans Ecrits et discours politiques, éd. par O . Pozzo di Borgo,
Paris, Pauvert, 1964, t. I, p . 66.
3. J e me suis interrogé sur la notion de « crise des Lumières » dans Crise ou tournant des
Lumières ?, Aufklärung als Mission. La Mission des Lumières. Akzeptanzprobleme und Kommunikationsdefizit. Accueil réciproque et difficultés de communication, Ed. par W e r n e r Schneiders, Marburg, Hitzeroth, 1993.
4. Telle est la conclusion de Pierre-André Taguieff dans La force du préjugé. Essai sur le
racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1987.
l'erreur de l'autre, mais la part d'ombre qui réside dans chaque pensée . Cheminant entre la morale et l'esthétique, entre le devoir et le
plaisir, Diderot désigne les forces du désir et de l'inconscient qui soustendent la philosophie, les pulsions troubles et collectives qui traversent
toute rationalité individuelle, et le besoin de valeurs au-delà de la
simple connaissance du réel.
Université Paris X
200, avenue de la République
92001 Nanterre
1
1. P.-A. Taguieff place en épigraphe une formule de Montesquieu : «J'appelle ici préjugés,
non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même. »
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