Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières

Revue germanique internationale
3 | 1995
La crise des Lumières
habilitation des préjugés et crise des Lumres
Michel Delon
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/494
DOI : 10.4000/rgi.494
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 janvier 1995
Pagination : 143-156
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Michel Delon, « Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières », Revue germanique internationale [En
ligne], 3 | 1995, mis en ligne le 06 juillet 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/494 ; DOI : 10.4000/rgi.494
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Réhabilitation des préjugés
et crise des Lumières
MICHEL DELON
La lutte contre les préjugés est indissociable de toute définition des
Lumières. Comme la lumière se caractérise par opposition avec l'ombre,
la claire pensée ne s'affirmerait que contre le préjugé, il n'y aurait de pro-
grès que dans le recul des erreurs, nées de la passivité intellectuelle et du
respect superstitieux de la tradition1. Tout effort pour réhabiliter le pré-
jugé ou, du moins, pour en comprendre l'origine et le succès serait alors à
verser au compte d'une crise des Lumières. Le sectarisme du combat
mené au nom de la raison porterait en germe une réaction et une valori-
sation de tout ce qui dans l'homme échappe à la claire raison. Si un tel
manichéisme est sensible dans les polémiques qui font rage en France
autour de l'entreprise encyclopédique, puis dans l'appréciation de
l'œuvre des philosophes, il ne correspond nullement à la réalité du travail
intellectuel d'une époque.
Le
Dictionnaire
de
Trévoux
fournit la base lexicale du débat. Les défini-
tions à l'entrée « Préjugé » ne se limite pas à l'acception négative. « Pré-
jugé, en termes de métaphysique, c'est un jugement porté sans un examen
suffisant, une préoccupation d'esprit qui se fait ou par erreur de nos sens,
ou par l'opinion que nous concevons, ou par l'exemple ou la persécution
de ceux que nous fréquentons. » Trévoux précise la gradation qui diffé-
rencie la précipitation, hâte à conclure, du préjugé qui entérine le juge-
ment hâtif en un jugement faux. Mais le dictionnaire signale deux accep-
tions,
sensiblement divergentes : l'une appartient à la langue courante et
donne comme synonymes de préjugé « apparence,
motif,
considération
1.
Le débat proprement philosophique est retracé par Werner Schneiders dans Aufklärung
und Vorurteilskritik. Studien zur
Geschichte
der
Vorurteilstheorie,
Fromann-Holzboog, 1983 et par Jong-
Cheol Kim dans une thèse restée dactylographiée, La critique des préjugés en France au
XVIIIe
siècle,
de Montesquieu à Dumarsais, Université de Paris I, 1991, sous la direction de Jean Deprun.
externe » ; l'autre est un ternie de palais et correspond à un jugement à
l'avance ou à ce que nous appelons jurisprudence. Le préjugé « en termes
de métaphysique » est le contraire du jugement juste, alors que, dans les
deux autres cas, il apparaît proprement comme un pré-jugé, c'est-à-dire
la première estimation d'une situation ou d'un problème dans l'attente
d'un examen approfondi.
Le
Dictionnaire philosophique
de Voltaire distingue encore deux registres
du préjugé. « Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui sont la
vertu même. Dans tout pays, on apprend aux enfants à reconnaître un
Dieu rémunérateur et vengeur
;
à respecter, à aimer leur père et leur
mère
;
à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme
un vice, avant qu'ils puissent deviner ce que c'est qu'un vice et une
vertu. » La raison individuelle doit s'incliner devant le consensus univer-
sel.
Elle finit toujours par ratifier ce que la pression sociale lui a demandé
d'admettre a
priori.
Bien des évidences sensorielles partagées par tous les
hommes sont pourtant fallacieuses, bien des vérités se révèlent locales.
Voltaire passe alors à la dénonciation de quatre types de préjugés : senso-
riels, physiques, historiques, religieux. L'illusion s'explique par un effet
d'optique, par une extrapolation ou une induction hasardeuse, par la
manœuvre intéressée d'un imposteur. L'utile préjugé est devenu un non-
jugement pernicieux. « Votre jugement veut-il s'élever contre ces préju-
gés,
vos voisins, et surtout vos voisines, crient à l'impie, et vous effrayent ;
votre derviche, craignant de voir diminuer son revenu, vous accuse
auprès du cadi, et ce cadi vous fait empaler s'il le peut. » Le préjugé
signifie alors intolérance, ostracisme et appel à la persécution. Le bon
préjugé se situerait du côté de l'intérêt public et de la nature, le mauvais
du côté de l'imposture particulière et de l'artifice.
Le chevalier de Jaucourt dans
l'Encyclopédie
analyse longuement les
causes du préjugé qu'il définit comme un « faux jugement que l'âme
porte de la nature des choses, après un examen insuffisant des facultés
intellectuelles ». Il dénonce « cette malheureuse pente de l'âme vers
l'égarement » qui préfère le faux au doute, le simple au complexe, l'ap-
parent au réel et, selon les moments, l'ancien au nouveau, au nom de la
tradition, puis le nouveau à l'ancien, au nom de la mode. A « cette mala-
die de l'entendement » s'ajoutent les préjugés d'âge et de tempérament,
de climat et de pays, d'école et de parti, autant de situations qui condui-
sent à accorder la priorité au point de vue individuel sur le point de vue
général. Hâte ou précipitation selon la leçon cartésienne, le préjugé se
caractérise aussi par l'incapacité à sortir de soi, à dépasser une situation
particulière, à la relativiser pour accéder à la vue globale. La philosophie
des Lumières se bat au nom de valeurs universelles, qu'elles se nomment
la Nature ou l'Humanité. Elle accuse les Eglises de confisquer et de défor-
mer les principes généraux de la morale, et les institutions politiques et
sociales d'entraver la libre marche de la raison.
Parmi les traités les plus radicaux, l'Essai sur
les préjugés
de Dumar-
sais,
publié après sa mort en 1770, et les Lettres à Eugénie ou
préservatif
contre les préjugés
du baron d'Holbach (1768) sont de violentes machines
de guerre contre le christianisme. Le titre complet du traité de Dumar-
sais marque le lien entre la définition d'une philosophie nouvelle et la
dénonciation des préjugés : Essai sur les
préjugés,
ou de l'influence des opi-
nions sur les
mœurs
et sur le
bonheur
des
hommes.
Ouvrage contenant
l'apologie
de
la
philosophie.
La connaissance y est donnée pour l'unique fondement
d'une bonne morale et d'une bonne politique. Tant que les hommes en
seront privés, ils resteront condamnés au malheur. Le préjugé étant
« un jugement porté avant d'examiner, il est clair que toutes les opi-
nions religieuses et politiques des hommes ne sont que des préjugés, vu
qu'ils ne peuvent examiner les premières sans crime, et les dernières
sans danger »1. Alors que la force de l'homme consiste dans la circula-
tion des idées, dans la possibilité d'échanger des expériences, de
confronter des savoirs limités pour accéder à un savoir plus global,
toute volonté d'asservir sa raison, de lui imposer un dogme le fait
régresser vers l'animalité, la barbarie ou l'enfance. La raison fondée sur
l'expérience est principe d'universalité, le préjugé principe d'égoïsme ou
de particularisme. « Chacun plaide en ce monde pour l'erreur ou le
préjugé qui lui est favorable, comme chaque homme corrompu plaide
en faveur du vice qui lui plaît. » L'argumentation vaut pour la morale,
mais aussi la politique et la religion. Les nationalismes naissent d'inté-
rêts limités : « Pour peu que l'on ouvre les yeux, on sentira que c'est à
l'ambition des princes et aux divisions insensées des prêtres, que sont
dus ces tristes préjugés qui rendent quelquefois des nations ennemies
pendant une longue suite de siècles. » Une note enfonce le clou : « Il
est évident que ce sont uniquement les intérêts des princes et des prêtres
qui font naître ces aversions nationales qui mettent à chaque instant
l'univers en feu. »2 La tolérance et le libre débat ouvrent la perspective
d'un progrès, que les préjugés s'obstinent à fermer. Dumarsais marque
bien le lien entre les préjugés intellectuels qui cherchent un modèle
dans l'Antiquité et la tradition, et les préjugés sociaux qui font
dépendre l'individu de sa naissance. La solidarité semble définitivement
établie entre préjugé et passé. Les Lettres à Eugénie ou
préservatif contre
les
préjugés appliquent la même argumentation au cas d'une jeune femme,
malheureuse pour n'avoir pas su s'arracher aux habitudes et aux préju-
s religieux.
L'idée de révolution restait connotée négativement par Dumarsais
qui vantait la liberté de penser comme « le préservatif assuré contre les
révolutions, les fureurs, les guerres, les attentats que la superstition et le
1.
Essai sur Us préjugés, ou de l'influence des opinions sur Us mœurs et sur le bonheur des hommes.
Ouvrage contenant l'apologie de la philosophie, par M. D. M., Londres, 1770, p. 7.
2.
Ibid.,
p. 67 et 77.
fanatisme ont de tout temps produits sur la terre »1. Les
préjugés
détruits
(1792) du conventionnel Lequinio marquent le passage des Lumières à la
Révolution. Aucun principe n'est plus à l'abri du jugement individuel, la
critique révolutionnaire s'attaque à toutes les illusions, elle propose de
réduire les trônes en poudre et les Bibles en cendres. Mais le propre des
Lumières qui combinent la confiance cartésienne dans la raison à une
genèse sensualiste de la pensée est de ne pas se contenter de traités théo-
riques. C'est toute une littérature de fiction qui accompagne, développe,
médiatise, la lutte contre les préjugés. Les titres seuls sont parlants. Le pré-
jugé à la
mode,
comédie de Nivelle de La Chaussée (1735) reste une sage
satire du libertinage mondain. A la scène également, Le
préjugé vaincu
de
Marivaux en 1746 et
Manine
ou
le préjugé vaincu
de Voltaire en 1749 mon-
trent la victoire du sentiment sur le conformisme social, de l'égalité des
droits sur la hiérarchie et de la valeur individuelle sur le privilège. Les
romans ne sont pas en reste : Les
préjugés
trop bravés et trop suivis de
Mme Falque (1755) abandonnent dans la réédition de 1774 le balance-
ment entre conformisme et anticonformisme pour devenir Le
danger
des
préjugés, Mme Gacon-Dufour à la veille de la Révolution et Coiffier au
lendemain reprennent comme titre l'expression de Marivaux et de Vol-
taire,
Le
préjugé
vaincu2. Le sentiment, comme force de l'individu et de la
nature, devient une pulsion irrépressible qui bouscule toutes les résis-
tances de la tradition.
On ne s'étonne donc pas que toute réhabilitation du préjugé puisse
apparaître comme appartenant aux Anti-Lumières. Le Dictionnaire de
Trévoux rappelait que les préjugés constituent parfois « des suppléments à
la raison », devenant alors « nécessaires pour préparer l'esprit, pour sus-
pendre sa décision trop précipitée, et combattre sa première préoccupa-
tion ». Le préjugé sert de contrepoids à d'autres préjugés ou d'hypothèse
dans l'attente d'une confirmation. C'est ainsi que, tout au long de l'âge
classique, le débat théologique
s'est
référé aux « préjugés légitimes ».
Pierre Nicole publie en 1671 les
Préjugés légitimes contre les
calvinistes.
Pierre
Jurieu réplique en 1686 par les
Préjugés légitimes contre le
papisme.
Le point
de vue de ces théologiens est de fournir un premier argumentaire en
attendant une controverse plus systématique. Les simples apparences, les
considérations externes constituent un préjugé que viendra légitimer une
étude approfondie. « On a cru, explique Nicole, qu'il était utile de mon-
trer à ceux de la religion P. R. [prétendument réformée] que les préjugés
généraux, que la seule vue de ce qui paraît dans le dehors de leur société,
leur fournit, donnent un sujet suffisant de la rejeter sans entrer même
1.
Ibid.,
p. 23.
2.
Mme Gacon-Dufour, Le préjugé vaincu, ou Lettres de Mme la comtesse de ** et de Mme de **
réfugiées en Angleterre (Paris, 1787) et Coiffier, La marchande de modes, ou le préjugé vaincu,
dans Ouliana, ou l'Enfant des bois,
nouvelles
polonaises et autres nouvelles (Paris, an IX-1801). Olympe
de Gouges a composé une comédie Le danger
des
préjugés ou l'Ecole des jeunes gens.
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