Roméo et Juliette Roméo et Juliette

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Dossier d’accompagnement
réalisé par Sylvaine Bataille,
Bataille,
Universitaire, spécialiste de Shakespeare
Roméo et Juliette
David Bobee / Compagnie Rictus
Les 8 et 9 novembre, 20h30
Cirque Théâtre d’Elbeuf
Contacts au CirqueCirque-Théâtre d’Elbeuf
Actions culturelles et programmation jeune public : Anne Flore de Guyenro
Éducation artistique et relations avec les publics scolaires : Julia Suzzi
Contact au Festival Automne en Normandie
Relations avec le secteur éducatif : Anaïs Fabrègue
NB : sauf mention contraire, la traduction citée est celle qui a été réalisée par Pascal
Collin et Antoine Collin pour le spectacle (éditions Théâtrales, 2012).
Roméo et Juliette de William Shakespeare
« Bonne nuit, bonne nuit ! Se séparer est un si doux chagrin
que je te dirais bonne nuit jusqu’au matin. » (acte II, scène 3)
Roméo et Juliette est sans doute l’une des pièces de Shakespeare parmi les plus
connues et les plus aimées du public, et ce depuis ses premières représentations sur
la scène élisabéthaine jusqu’aux adaptations cinématographiques récentes.
La tragédie des amants de Vérone a probablement été composée vers 1595-1596,
au début de la carrière de Shakespeare, et a immédiatement rencontré beaucoup
de succès, comme l’indique le titre de la première édition (1597), une édition
« pirate », vraisemblablement composée de mémoire par des spectateurs ou des
acteurs, et suivie de plusieurs éditions rectifiant les erreurs de la première, à partir du
manuscrit de l’auteur.
Roméo et Juliette est ainsi la deuxième tragédie de Shakespeare, après Titus
Andronicus (env. 1592), une tragédie de vengeance particulièrement sanglante, et
avant Hamlet (1600-1601). Si Romeo et Juliette paraît bien éloignée de Titus
Andronicus, elle présente déjà certains traits que l’on retrouvera dans Hamlet
(notamment l’imagerie macabre des ossements et des corps en putréfaction), mais
c’est surtout – et cela n’est peut-être pas si paradoxal – avec les comédies
shakespeariennes écrites à la même époque que la pièce partage des points
communs, en particulier Le Songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream ) et
Les deux gentilshommes de Vérone (The Two Gentlemen of Verona). La première
s’ouvre sur un conflit de générations opposant une jeune fille à ses parents, qui
veulent la marier à un homme qu’elle n’a pas choisi. Elle se clôt sur une pièce dans
la pièce mettant en scène sur un mode burlesque l’histoire tragique de Pyrame et
Thisbé, tirée d’Ovide, qui se termine sur le double suicide des amants. La seconde,
sûrement un peu antérieure, se déroule partiellement dans la ville italienne de
Vérone, tandis que plusieurs scènes sont situées dans la forêt aux alentours de
Mantoue, où s’est réfugié l’un des deux gentilshommes après son bannissement de
Milan.
« Un avant et un après le théâtre »
L’histoire de Roméo et Juliette circulait déjà en Europe depuis plus d’un siècle
lorsque Shakespeare se l’appropria pour écrire une pièce de théâtre. C’était à
l’origine une novella italienne, l’un de ces récits rassemblés dans des recueils dont Le
Décaméron de Boccace offre l’exemple emblématique. Les novelle fournissaient
souvent leur matériau aux dramaturges élisabéthains, toujours à la recherche de
sujets pour leurs pièces. L’histoire de Roméo et Juliette, dont diverses variantes
figuraient dans plusieurs recueils, avait transité par la France avant d’arriver en
Angleterre sous la plume d’Arthur Brooke, auteur d’un poème narratif intitulé « The
Tragicall Historye of Romeus and Juliet », source directe de la tragédie de
Shakespeare. En 1476, lorsque naît à la littérature cette histoire puisant dans le
folklore, les amants s’appellent Mariotto et Gianozza et la ville est Sienne. C’est la
version de Luigi da Porto, publiée en 1530, qui établit les noms de Roméo et Juliette
(Romeo et Giuletta), des Montaigu et des Capulet (Montecchi et Capelletti), et qui
transfère l’action à Vérone. Les principales phases du récit sont également posées :
l’amour de Roméo pour une jeune fille qui le dédaigne, le bal et le coup de foudre
réciproque avec Juliette, l’échange amoureux au balcon de Juliette, le mariage
clandestin, le duel avec « Thebaldo » (Tybalt), l’exil à Mantoue, la décision des
parents de Juliette de la marier de force, sa fausse mort, le message non délivré et le
double suicide. Arthur Brooke, en 1562, traduira en fait une traduction française
d’une novella qui était elle-même une réécriture de l’histoire racontée par Da Porto.
Comme souvent dans sa pratique de l’écriture dramatique, Shakespeare n’est pas
l’inventeur de la trame ni des personnages de sa pièce. Mais, comme le souligne
Pascal Collin, auteur de la traduction employée pour le spectacle de David Bobée,
« pour cette histoire, il y a un avant et un après le théâtre ». En adaptant le matériau
narratif au théâtre, Shakespeare lui a donné une intensité poétique et émotionnelle
d’une ampleur inédite.
Une tragédie de l’urgence
Tout en conservant les grandes étapes du récit tel qu’il l’a lu dans le texte d’Arthur
Brooke, Shakespeare comprime le temps et impulse aux événements un rythme
effréné. L’histoire se déployait sur près de dix mois, Shakespeare la concentre sur
cinq jours et quatre nuits. Tout va plus vite au théâtre : Roméo et Juliette est une
tragédie de l’urgence, une tragédie du temps compté.
Les moments de répit n’en sont que plus précieux. Les échanges amoureux
acquièrent un tel impact parce qu’ils sont uniques et semblent presque miraculeux.
Ce sont des instants en suspens, qui émerveillent comme un numéro d’équilibriste.
Les amoureux parviennent, temporairement, à s’arracher aux exigences du monde
tout en se préservant de ses menaces. Les amis de Roméo qui le retiennent, la
nourrice de Juliette qui l’appelle, le péril qu’encourt Roméo dans le jardin des
Capulet : de tout cela, les amoureux parviennent à s’affranchir lorsque Roméo
rejoint Juliette à son balcon. Le lyrisme de leurs paroles d’amour se trouve encore
exalté par le caractère éphémère, instable et fragile des circonstances qui président
à cet échange de serments. Et tandis que, dans le texte d’Arthur Brooke utilisé
comme matière première par Shakespeare, les amoureux se retrouvaient en secret
chaque nuit pendant plusieurs mois, après leur mariage clandestin et jusqu’à la mort
de Tybalt, tué par « Romeus », Shakespeare n’octroie aux amants qu’une nuit pour
consommer leur union secrète : Tybalt est mort et Roméo, banni, doit partir à l’aube.
Cette unique nuit est une nuit dérobée, in extremis, à la rigueur de la loi.
« Nous sommes tous punis »
« Je suis pressé par le temps », prévient Roméo (acte II, scène 4) : les personnages
sont soumis à une pression presque constante des événements et du monde
extérieur, résultat de l’extrême concentration temporelle à laquelle Shakespeare a
soumis le récit-source. En mettant ainsi les amants « sous pression », Shakespeare
oriente fortement en leur faveur la sympathie du public, orientation qui n’avait rien
d’évident dans l’Angleterre protestante et patriarcale de la fin du 16e siècle : le
mariage, notamment dans l’aristocratie et les classes sociales supérieures, était
encore largement une transaction entre deux familles, dans laquelle l’existence ou
non d’un sentiment amoureux au sein du couple n’entrait guère en considération.
L’obéissance faisait partie des vertus féminines et le père attendait de sa fille qu’elle
accepte le mari choisi pour elle, tout comme le mari attendait de sa femme
soumission et obéissance. Roméo et Juliette, en se choisissant l’un l’autre, en se
mariant par amour, sans le consentement de leurs parents et même à l’encontre des
desseins de ces derniers, enfreignent les normes sociales et les règles non seulement
de Vérone, mais aussi du monde dans lequel vivent Shakespeare et ses
contemporains.
Arthur Brooke, l’auteur du poème dans lequel a puisé Shakespeare, ne s’y était pas
trompé. Dans sa préface, il indique au lecteur comment interpréter le sort tragique
des deux amants : cette histoire est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Selon
Brooke, les jeunes gens ont été punis pour leurs actions immorales : Brooke
condamne leur désir réciproque et leur mariage clandestin, les accusant d’avoir
négligé les conseils et l’autorité de leurs parents. Sa lecture ancrée dans le
protestantisme fait de Frère Laurent un « moine superstitieux », qui « naturellement »
aide les amoureux dans leurs arrangements secrets visant à assouvir un désir
forcément coupable.
Les torts sont radicalement redistribués par Shakespeare, qui « neutralise » par la
même occasion le contexte catholique de l’histoire. Frère Laurent, tout en apportant
son secours aux amants, apparaît comme une autorité morale qui se fait même
l’écho, dans une certaine mesure, des propos de Brooke, en soulignant par des
maximes l’impulsivité des jeunes gens (par exemple : « Lentement et
sagement. Quand on va trop vite, on se casse la figure. », acte II, scène 4, ou
encore : « Les plaisirs violents connaissent des fins violentes », acte II, scène 6). Même
si l’impétuosité des amants est parfois dénoncée, la responsabilité de leur mort se
trouve de fait répartie entre de multiples personnages : les parents intransigeants, les
membres belliqueux des familles ennemies, le prince lui-même, qui n’a pas su
endiguer la haine entre les deux factions, qui a « fermé les yeux sur [leurs]discordes »,
comme il le reconnaît à la toute fin de la pièce avant de déclarer : « Nous sommes
tous punis » (acte V, scène 3).
« Pour être honnête, beau Montaigu, je suis trop folle de toi »
(acte II, scène 2)
La jeunesse et l’énergie des amants, loin d’être condamnées, sont glorifiées, et leur
amour célébré par une poésie qui mêle fraîcheur et sensualité, spontanéité et
lyrisme, comme dans ce passage où Juliette, attendant avec impatience l’arrivée
de Roméo, enjoint la nuit de venir au plus vite :
Recouvre le sang indompté, qui palpite dans mes joues,
de ton manteau d’ombre, jusqu’à ce que l’amour timide
se découvre audacieux, et prenne conscience que l’acte d’amour,
quand il est pur, est simple et pudique. (acte III, scène 2)
A l’opposé des lectures moralisantes de l’histoire des deux amoureux, Shakespeare
réhabilite le désir des amants, et plus particulièrement celui de Juliette, qui déclare
son amour sans ambages et joue un rôle actif dans la relation amoureuse. « Comme
j’aimerais avoir observé les formes, comme j’aimerais / comme j’aimerais annuler ce
que j’ai dit », se lamente-t-elle après avoir déclaré son amour pour Roméo sans
savoir qu’il était dans le jardin et l’écoutait.
Elle se reprend bien vite : « Mais adieu les manières. / Tu m’aimes ? Je sais que tu vas
dire oui », et, un peu plus loin, poursuit :
Ô gentil Roméo,
si tu m’aimes vraiment, dis-le sincèrement.
Ou si tu penses que je suis trop vite conquise,
alors je ferai la revêche, je serai odieuse, et je te dirai non,
et comme ça tu me feras la cour ; mais sinon rien, même pour le monde entier.
(acte II, scène 2)
Juliette dénonce comme une affectation factice et une norme sans fondement
l’attitude passive et distante traditionnellement observée par les femmes lors de ce
qu’elle présente comme un simple rituel de séduction. Dans la pièce de
Shakespeare, les amants ne sont pas punis pour s’être adonnés à un amour
illégitime, ce sont les normes sociales elles-mêmes qui sont condamnées comme
illégitimes. C’est la communauté tout entière qui est punie pour avoir interdit cet
amour qui s’était affranchi de ses lois.
Une tragédie du contretemps
Si Shakespeare fait porter une lourde responsabilité aux parents et à leur guerre
absurde, il fait aussi jouer un rôle crucial dans le désastre final au hasard et à la
malchance: la peste qui empêche le messager de Frère Laurent de délivrer sa
missive, le retour de Roméo à Vérone quelques minutes trop tôt, le réveil de Juliette
quelques instants trop tard … La tragédie du contretemps s’enclenche dès la
rencontre : « Trop tôt l’aimant de vue, trop tard du nom certaine », s’exclame Juliette
en apprenant l’identité du bel inconnu qu’elle vient d’embrasser (acte I, scène 5).
Dès le prologue apparaît l’idée que les amoureux sont le jouet d’un « atroce destin »
(Prologue), comme l’évoque en peu de mots l’expression célèbre « a pair of starcrossed lovers » : Roméo et Juliette sont « maudits par les étoiles », dans la traduction
pour la Pléiade de Jean-Michel Déprats (la traduction des Collin, « deux amoureux,
deux étoiles filantes » préfère insister sur la brièveté de leur séjour terrestre et reporter
au vers suivant l’évocation de leur destinée). La pièce suggère régulièrement que les
amants ne font que parcourir un chemin déjà écrit dans les étoiles, notamment en
prêtant aux personnages des sentiments prémonitoires. Ainsi Juliette, au moment où
Roméo, qu’elle voit du haut du balcon, s’apprête à partir pour Mantoue, est saisie
d’un effroyable pressentiment :
Mon Dieu, j’ai l’esprit porté aux mauvais pressentiments !
Il me semble te voir, comme tu es en bas,
comme un mort au fond d’un caveau.
Ou ma vue est défaillante, ou tu es bien pâle. (acte III, scène 5)
Une comédie qui tourne mal
C’est tout l’art de Shakespeare de parvenir à exonérer les amoureux des
accusations moralisatrices qui avaient pu être formulées contre eux sans en faire
pour autant de simples marionnettes passives dans les mains de la Fortune.
Néanmoins, dans son traitement des responsabilités et des faiblesses des
personnages, Shakespeare se démarque du modèle tragique délimité par Aristote,
selon lequel la chute du héros tragique est provoquée par une faute ou une
faiblesse de sa part. Traditionnellement, en outre, la tragédie portait sur les actions
de nobles personnages, des rois, des princes, détenant en leur pouvoir la destinée
de tout un peuple (comme c’est le cas pour Hamlet ou le roi Lear), et non de très
jeunes gens appartenant à des familles fortunées, mais non aristocratiques, comme
Roméo et Juliette. De jeunes amoureux en butte à l’autorité de leurs parents, des
obstacles à surmonter pour que l’amour triomphe … finalement, tout cela est plutôt
le matériau de la comédie que de la tragédie. Par certains aspects, Roméo et
Juliette est une comédie qui tourne mal : au lieu de rester à l’état de menace ou de
simulacre comme c’est le cas par exemple dans Le Songe d’une nuit d’été ou
Beaucoup de bruit pour rien, la mort frappe pour de bon. A partir de la mort de
Mercutio à l’acte III, le genre de la pièce se stabilise, et l’action bascule
définitivement dans le tragique : la naissance de l’amour, le mariage, l’union des
corps, tout le cortège nuptial des premiers actes cède la place à la vengeance, au
meurtre, au bannissement, et enfin au suicide, tout comme les célébrations de
mariage de Juliette se muent en cortège funèbre à l’acte IV, scène 5 (« nos fleurs
nuptiales vont recouvrir un corps enseveli, et tout sera transposé en son contraire »).
Une pièce oxymore
L’union paradoxale des genres comique et tragique au sein d’une même pièce est
symptomatique d’une écriture placée « sous le signe de l’unité des contraires »
(Gisèle Venet, notice de Roméo et Juliette, édition Pléiade).
La pièce allie des styles et des tons opposés : ainsi les jeux de mots obscènes de
Mercutio, de la nourrice ou encore de Samson et Gregory, au tout début de la
pièce, offrent un contrepoint aux échanges entre Roméo et Juliette, où les jeux
verbaux tout aussi virtuoses sont alors placés au service de l’expression du sentiment
amoureux, toujours en vers. L’oxymore est présent à tous les niveaux de la pièce,
comme si le sujet de la pièce – l’union de deux êtres issus de familles opposées – se
reflétait jusqu’à l’échelle des mots eux-mêmes, associés en des mariages
paradoxaux : « Ô mon unique amour, né de ma seule haine » (acte I, scène 5), ainsi
Juliette qualifie-t-elle Roméo après leur première rencontre, et, plus loin, apprenant
qu’il a tué Tybalt, elle l’appelle « Magnifique tyran, démon angélique,/ corbeau aux
plumes de colombe, agneau aux crocs de loup ! […] un saint damné, une adorée
crapule ! » (acte III, scène 2). Roméo voit le jour qui pointe, alors qu’il doit partir pour
Mantoue, de façon tout aussi paradoxale : « De plus en plus jour : de plus en plus de
ténèbres sur nous » (acte III, scène 5).
Le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité, le blanc et le noir, sont certainement les
contraires que Shakespeare marie le plus fréquemment dans cette pièce. De l’être
aimé irradie une lumière qui se détache sur un fond noir : Juliette « pend à la joue de
la nuit /comme un diamant à l’oreille d’une Africaine » (acte I, scène 5) ; Roméo est
« le jour dans la nuit » (acte 3, scène 2). Le sombre caveau où est étendue Juliette
devient « un puits de lumière », illuminé par la beauté de la jeune femme, qui en fait
« une salle de réception brillant de mille feux » (acte 5, scène 3).
Les mots de Roméo évoquent la fête des Capulet, le dernier baiser rappelle le
premier. La pièce est finie, mais la légende commence : « Partons, et continuons à
parler de ces tristes choses. […] Car jamais il n’y eut plus malheureuse histoire / Que
celle de Juliette et de son Roméo » (acte V, scène 3).
La traduction de Pascal Collin et d’Antoine Collin
La traduction utilisée pour le spectacle de David Bobée est entièrement nouvelle.
Elle a été réalisée à la demande du metteur en scène par Pascal Collin, traducteur,
dramaturge, metteur en scène et acteur, auteur d’une nouvelle traduction
d’Hamlet pour une précédente création du Groupe Rictus, et son fils Antoine Collin,
jeune romancier.
Le texte est issu d’une collaboration étroite entre le traducteur et le metteur en
scène. Connaissant le travail de David Bobée, Pascal Collin a adapté sa pratique de
traducteur au langage scénique du metteur en scène et scénographe, en puisant
par exemple « en priorité dans le lexique du corps » comme le souligne David Bobée,
qui a d’ailleurs lui-même participé au travail de traduction : « il n’y a pas un mot qui
n’ait d’abord été pensé par Pascal et Antoine, puis discuté avec moi ». Ainsi, ajoutet-il, « nombre de choix dramaturgiques s’opèrent dès la traduction ».
« Faire resurgir l’actualité » du texte
Pour Pascal et Antoine Collin, le défi de la traduction était dès lors, en accord avec
l’ambition de la création de David Bobée, de « faire resurgir l’actualité, non pas de
Roméo et Juliette au 16e siècle à Vérone, mais de la brûlante contradiction entre
leur existence et l’ordre du monde. »
Une des difficultés posées au traducteur par le texte shakespearien est en effet son
ancrage dans le passé : si les pièces de Shakespeare nous frappent souvent par la
façon dont elles résonnent avec notre temps, elles n’en ont pas moins été écrites
avec les mots d’une époque lointaine. La langue shakespearienne sonne ainsi à
bien des oreilles anglo-saxonnes comme une langue étrangère. La tâche de
traduction en français en est d’autant plus ardue et implique des choix cruciaux qui
devront guider l’ensemble du travail. Produire une traduction destinée à être jouée
sur scène contraint fortement ces choix en orientant vers l’immédiateté du sens : le
texte doit être compréhensible rapidement, au fur et à mesure, et pouvoir se passer
de toute note explicative.
La traduction de Pascal et d’Antoine Collin a été guidée par la volonté de créer
pour le public du 21e siècle un effet de contemporanéité semblable à celui qui
pouvait être produit par le texte original sur les spectateurs de l’époque
élisabéthaine. Il s’agissait alors de trouver des équivalences pour que les mots
conservent leur impact originel. L’insulte que Tybalt adresse à Roméo au début du
troisième acte (« thou art a villain ») est ainsi rendue par « tu es une petite merde »
(acte III, scène 1). La traduction actualise aussi le geste provocateur des Capulet
dans la première scène de la pièce : « I will bite my thumb at them [littéralement :
« je vais me mordre le pouce dans leur direction »], which is a disgrace to them if
they bear it » devient en français « Je vais leur faire un doigt, la honte sur eux s’ils ne
bronchent pas. » Par comparaison, la traduction de Jean-Michel Déprats (La
Pléiade) relève d’un choix différent : « Je vais leur faire la nique, ce qui est un affront
pour eux s’ils le supportent. » Déprats utilise l’équivalent français de « bite one’s
thumb » donné par un dictionnaire datant de 1611, équivalent qui est toujours
compréhensible actuellement, mais sans avoir la même actualité que l’expression
choisie par les Collin. La traduction de ces derniers, en revanche, a une charge
évocatrice très forte : elle renvoie immédiatement à la langue et aux codes sociaux
des banlieues françaises défavorisées. Décision audacieuse mais judicieuse, ou
interférence malheureuse avec le contexte du geste, Vérone à la Renaissance ?
Chacun pourra en juger. Toute traduction prend le risque de déplaire, de ressembler
à une trahison.
Les ailes de Cupidon
Pour autant, cette « actualisation » n’implique aucunement une transposition dans la
langue courante actuelle, et ne se fait pas au prix d’une simplification. La traduction,
pour reprendre l’expression de David Bobée, permet de « colorer de l’air du temps »
le texte de Shakespeare, grâce à des « petits pas de côté ». Même si des mots
comme « flic » ou « pétasse » sont utilisés dans la traduction, ils n’expulsent pas pour
autant les mots comme « Cupidon » ou « Phaéton ». Dans la même scène, Mercutio
peut dire « Tt-tt… plutôt fait comme un rat, une expression typique de flic », et
aussi « Tu es amoureux, emprunte donc ses ailes à Cupidon,/ et avec elles prends ton
essor au-dessus de nos vulgaires tressautements » (acte I, scène 4). Les personnages
de la pièce ne s’expriment pas dans la langue parlée dans la France du 21e siècle :
les traducteurs ont manifestement eu à cœur de rendre la richesse et la complexité
du texte shakespearien, de ne pas gommer sa spécificité littéraire et poétique, qui
s’appuie sur un jeu constant avec les mots, leur polysémie, leurs sonorités, leur
rythme.
« De l’esprit en peau de lapine »
Dans Roméo et Juliette, la créativité du traducteur est particulièrement mise à
l’épreuve dans les scènes où s’échangent réparties et mots d’esprit. Il s’agit alors de
rendre à la fois les variations sur les sonorités, parfois filées sur plusieurs répliques, et les
jeux sur les évocations de sens.
Voici, par exemple, comment ont été traduits les jeux de mots qui figurent dans
l’échange entre Roméo et Mercutio à l’acte I, scène 4 :
Mercutio
You are a lover: borrow Cupid’s wings,
And soar with them above a common bound.
Romeo
I am too sore empierced with his shaft
To soar with his light feathers, and so bound,
I cannot bound a pitch above dull woe:
Under love’s heavy burden do I sink.
Mercutio
Tu es amoureux, emprunte donc ses ailes à Cupidon,
et avec elles prends ton essor au-dessus de nos vulgaires tressautements.
Roméo
Je suis trop essoré par le harcèlement des flèches
pour prendre mon essor grâce à ses plumes légères,
et trop sottement entravé par l’amour pour sauter très hautement
par-dessus les terrestres tourments.
Sous l’amour qui me pèse, je m’enfonce.
Les jeux sur les homophones soar (s’élancer vers le ciel) et sore (adverbe intensif qui
évoque la douleur), et sur la polysémie de bound (un bond, bondir, mais aussi lié,
ligoté, obligé) sont rendus par l’emploi tout aussi ludique des mots « essor » et
« essoré », et par les variations sur les sonorités de « tressautements », rappelées par
« trop sottement » et « très hautement ».
Ce genre de jeu verbal est parfois agrémenté de sous-entendus obscènes : c’est le
cas notamment du dialogue entre Samson et Gregory qui ouvre la pièce, de
nombreuses répliques de Mercutio, ou encore des plaisanteries que Mercutio et
Roméo se renvoient l’un l’autre dans leur joute verbale amicale à l’acte II, scène 4.
Loin d’occulter ces connotations sexuelles (comme le faisait par exemple un
François-Victor Hugo au 19e siècle), ni même de les édulcorer, les traducteurs
semblent au contraire avoir saisi l’occasion que ces passages leur offraient
d’exploiter leur propre inventivité dans ce domaine. Ainsi la réplique de Mercutio
« Thou desirest me to stop my tale against the hair », où tale (conte, récit) évoque
son homophone tail (queue) et où against the hair peut être pris au sens figuré (à
rebrousse-poil), mais aussi au sens littéral (au ras du poil), devient « Tu désires de moi
l’arrêt du culte de l’amour, que ma chronique fasse bernique, et que mes annales
soient à poil ? » (acte II, scène 4).
« Ce sont quelques rimes apprises d’un de ceux/ avec qui j’ai
dansé » (acte I, scène 5)
Toute traduction d’une pièce de Shakespeare implique en outre des choix formels :
que faire, notamment, de la forme et du rythme caractéristiques du vers
shakespearien, le pentamètre iambique non rimé ? Dans Roméo et Juliette, certains
passages sont en prose, d’autres sont en vers non rimés, tandis que d’autres encore
sont en vers rimés. La pièce intègre même des passages sous forme de sonnets.
Pascal et Antoine Collin ont choisi de respecter autant que possible les différentes
formes présentes dans le texte, sans pour autant faire le choix d’une métrique
régulière qui risquerait de « forcer » le texte français en lui imposant un cadre trop
fixe. Le pentamètre iambique est ainsi rendu par le vers libre. Les traducteurs ont
également introduit des rimes dans la plupart des passages traduits à partir de vers
rimés. Par exemple, la traduction des sonnets intégrés dans la pièce respecte la
structure originale (trois quatrains aux rimes croisées, suivis d’un distique aux rimes
plates), comme on peut le voir dans le Prologue, ou encore dans le premier
échange amoureux entre Roméo et Juliette, juste avant leur premier baiser, où le
sonnet est réparti entre les paroles des deux jeunes gens (acte I, scène 5) :
Roméo
Si je profane ainsi de ma main si indigne
Cet autel si sacré, voici ma pénitence :
Mes lèvres qui sont deux pèlerins se désignent,
Pour absoudre la main d’un baiser en quittance.
Juliette
Tu fais, bon pèlerin, tort à ta propre main,
Qui a su maintenir le devoir de décence,
Car les saintes statues touchent les pèlerins,
Paume à paume, voilà le vrai baiser d’alliance.
Roméo
N’ont-elles pas aussi des lèvres, les statues ?
Juliette
Des lèvres, pèlerin, forcées à la prière.
Roméo
Ô chère sainte, alors, donne aux lèvres leur dû :
Exauce-les de peur qu’elles se désespèrent.
Juliette
Les statues sont figées, même ayant accédé.
Roméo
Alors ne bouge plus, puisque c’est accordé.
Il l’embrasse.
Une traduction pour le théâtre
La traduction de Roméo et Juliette réalisée par Pascal et Antoine Collin montre bien
que, comme l’affirme Jean-Michel Déprats, auteur de nombreuses traductions de
Shakespeare pour le théâtre, « il n’y a pas contradiction entre le respect scrupuleux
du texte « original » et l’établissement d’une traduction pour la scène ». Cette
traduction a clairement été guidée par l’ambition de produire un texte jouable sur
scène, un « texte à dire, et pas seulement à lire » (David Bobée). La traduction n’a
pas été envisagée comme un tout définitif et figé : elle a été adaptée par David
Bobée (qui a supprimé certains éléments pour contracter le texte), et a été parfois
retravaillée et modifiée au long des répétitions.
Mais les traducteurs n’ont pas cherché à réorganiser le texte ni à modifier sa forme
au nom d’une certaine idée de la théâtralité qui oublierait que Shakespeare était
lui-même un auteur de théâtre. En suivant de près le texte shakespearien, ils ont fait
confiance à l’écriture de Shakespeare, une écriture déjà faite pour la scène.
Roméo et Juliette,
Juliette, mise en scène de David Bobée
David Bobée et la compagnie Rictus
Roméo et Juliette est la deuxième pièce de Shakespeare créée par David Bobée
avec la compagnie caennaise Rictus, qu’il a fondée en 1999. C’est avec Hamlet, en
2010, également crée aux Subsistances de Lyon, que David Bobée met en scène sa
première pièce du répertoire, après des créations telles que la trilogie Res/Persona
(2003), Fées (2004) et Cannibales (2007), ou Warm (2008), une pièce de cirque
contemporain.
David Bobée s’est engagé, avec ses collaborateurs de la compagnie Rictus, dans
un travail qui place le corps au centre du spectacle. Sa recherche théâtrale mêle
les disciplines (théâtre, danse, cirque), fait interagir les technologies (lumières, vidéo,
musique) et se nourrit des arts plastiques et cinématographiques : « J’aime au sein
de Rictus bousculer la notion de genre, croiser, mélanger les disciplines artistiques,
allier les pratiques, créer des hybrides, fragmenter, rassembler, confronter, ainsi
produire du sens, de l'émotion, du rythme, de la violence, de la sensualité. »
Après Hamlet,
Hamlet, une « tragédie cuivrée »
Les spectacles de la compagnie sont créés à partir d’une scénographie forte
conçue par David Bobée, souvent marquée par une couleur particulière. L’espace
de Roméo et Juliette a pris naissance par contraste avec l’espace scénique imaginé
pour Hamlet : les acteurs évoluaient dans un décor froid et ténébreux, une morgue
au carrelage noir inondée par une eau sombre ; dans Roméo et Juliette, la
scénographie est au contraire cuivrée, dorée, lumineuse, privilégiant les couleurs
chaudes. Elle évoque ainsi visuellement les images liées à la lumière et au feu qui
reviennent tout au long du texte et ont frappé et stimulé l’imagination du metteur en
scène : « Si les corps pourrissent dans Hamlet, dans Roméo et Juliette, ce sont les
enfants qu’on brûle. »
Cette coloration cuivrée se retrouve jusque sur la peau des acteurs eux-mêmes :
« dans l’étude de ce que pouvait amener un espace de cuivre en termes de
sensations, j’ai ressenti le besoin de travailler avec des acteurs et des danseurs qui
auraient eux-mêmes la peau cuivrée », explique David Bobée. Mehdi Dehbi et Sara
Llorca incarnent les rôles titres dans une distribution qui brasse les origines – arabes,
berbères, andalouses, françaises, belges, togolaises, etc. – des interprètes, sans
jamais les mettre au service d’une essentialisation de leur rôle dans la pièce : David
Bobée n’a pas souhaité matérialiser l’opposition entre les Montaigu et les Capulet
par un contraste de couleurs de peau, comme cela est parfois fait. La pièce de
Shakespeare, qui ne donne jamais d’explication à l’antagonisme entre les deux
familles de Vérone, suggère que les conflits entre les hommes se cristallisent sur des
lignes de fracture dont le sens et l’évidence relèvent moins d’invariants sociaux que
de la subjectivité des belligérants. Ce serait passer à côté de cette question
soulevée par la pièce que de plaquer sur l’opposition Capulet-Montaigu des
différences considérées comme « évidentes », voire « naturelles ».
« Entre le drame élisabéthain, le conte oriental et la tragédie
contemporaine »
David Bobée a à cœur de mélanger dans ses distributions les origines, les couleurs
de peau, les accents : « pour faire du théâtre public, il convient de respecter la
diversité le monde dans lequel on vit. » Pour cette pièce en particulier, il a le
sentiment que « les comédiens, de par leurs origines […], pourront faire résonner
l’histoire de Shakespeare avec certaines tragédies contemporaines, ce qui ouvre de
multiples possibilités de lecture ». Le metteur en scène n’a pas cherché à transposer
la tragédie élisabéthaine dans la banlieue française du 21e siècle, mais a choisi, à
l’aide des costumes, simples et actuels, des sons (alarmes, sirènes) et des lumières,
d’explorer les parallèles avec notre temps que la pièce peut évoquer. Les émeutes,
les rixes entre bandes de cités rivales, les passages à tabac pour un regard de trop,
ces « tragédies contemporaines » hantent le spectacle.
Une lecture politique de la pièce, donc, est revendiquée par David Bobée, metteur
en scène engagé, qui voit dans le théâtre « une énorme puissance critique », « une
réelle force de résistance et d’émancipation ». C’est une lecture qui ouvre des
questionnements sur la notion de clan, d’identité, sur l’ordre et la révolte. Sa mise en
scène fait porter au Prince une responsabilité forte dans la catastrophe finale : le
Prince « n’a pas de pensée de la cité, ni du vivre ensemble et il incarne une politique
qui punit, ne prévient pas, régie par l’affect et qui ne fait que s’adapter à postériori
aux phénomènes d’actualité et d’opinion publique. »
La démarche ne brutalise ni le texte (David Bobée prend soin, ce sont ses mots, de
ne pas « prendre le texte en otage »), ni le spectateur, envisagé comme « lecteur
actif, chercheur, inventeur ». Dans un décor qui ressemble à un palais des Mille et
Une Nuits, avec ses vitraux aux formes géométriques laissant filtrer une lumière dorée,
s’épanouissent les métissages : entre le texte shakespearien, les évocations orientales
et les échos de la France d’ici et maintenant ; entre le théâtre, la danse
contemporaine et l’acrobatie. Un espace et un temps poétiques, propices au
questionnement comme au rêve.
Pour aller plus loin
William Shakespeare, Roméo et Juliette, traduction nouvelle de Pascal Collin et
Antoine Collin, Montreuil, Editions Théâtrales, coll. En Scène, 2012.
William Shakespeare, Tragédies I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,
2002.
William Shakespeare, Romeo and Juliet, éd. Brian Gibbons, Londres et New York,
Routledge, The Arden Edition of the Works of William Shakespeare, 1991 (1980).
William Shakespeare, Romeo and Juliet, éd. G. Blakemore Evans, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003 (1984).
« Shakespeare’s plays – Romeo and Juliet », site de la Royal Shakespeare Company :
http://www.rsc.org.uk/explore/romeo-and-juliet/
Jean-Michel Déprats, « Traduire Shakespeare », in William Shakespeare, Tragédies I,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. LXXIX-CXXI.
Dossier sur la compagnie Rictus et dossier sur Roméo et Juliette, site internet de la
compagnie Rictus : http://www.rictus-davidbobee.net
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