
Poésie et Philosophie 
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Partout c’est le même Socrate, au dialogue, au tribunal, à la table, à 
la guerre. À la guerre, quel merveilleux camarade ! Le froid, le chaud, la 
faim, il y grogne à peine. Il sait attendre la soupe et le vin. Il saurait s’en 
priver, il n’en fait pas fi. Il est du bon soldat d’être un soldat nourri, qui 
se plaît à  sa force, qui la ménage, qui la répare et la prépare. Aussi, quel 
art de joindre l’audace et la prudence ! À chaque instant, faire ce qu’il 
faut faire, sans hésiter, sans rêver l’acte ; mais que l’acte, au contraire, 
chaque acte, soit comme pénétré de décision et de raison. Tout se vaut, 
tout est difficile ; tout est humain. Faut-il sauver et ramener Alcibiade 
blessé ? Cela ne fait pas question. Mais la retraite de Socrate n’est pas 
moins héroïque quand il recule pas à pas, sans hâte, sans jamais tourner 
le dos. Et, quand on le félicite, Socrate rit. Qui enseignera une autre fa-
çon de reculer ? Vous dites qu’elle est héroïque et Socrate dit qu’elle est 
raisonnable. Les soldats de métier sont presque jaloux de ce soldat 
d’occasion. Socrate aussi bien leur laisse en souriant galons et médailles, 
et, d’aventure, il se retire à soi tout un jour et toute une nuit, saisi par 
l’idée, debout dans l’idée.  
 
Je récite mon Socrate, comme Alcibiade le récitait. Il est nécessaire 
de se donner d’abord cette merveilleuse présence. On objectera que c’est 
le Socrate de Platon, que Platon a formé le personnage selon son coeur, 
que Socrate était peut-être un autre Socrate. Je ne crois pas que 
l’érudition la plus subtile puisse décider jamais. Quand on refuserait tout 
de Platon, j’entends de ses idées, on ne peut lui refuser Socrate. Et quand 
ce ne serait qu’un personnage comme Ulysse ou Sisyphe, c’est un per-
sonnage qui a vécu, qui vit encore. C’est lui qu’on aime ou qu’on insulte. 
Platon aurait donc réussi ce tour de force de créer Socrate ? Socrate libre, 
qui s’en va toujours, qui plante là les idées, même celles de Platon, que la 
piété du disciple peut prendre pour porte-parole mais qui demeure ce So-
crate si bien soi, au-delà de toutes paroles. 
Socrate, celui qu’on n’a jamais vu ivre, qui n’aime pas tant boire, 
mais qui boit, s’il le faut. D’un trait, la grande coupe ! De quoi, proba-
blement foudroyer les petites natures. Socrate peut suspendre sa phrase, 
il la reprend après boire. Le vin n’a pas raison de cette raison. Et toute 
une nuit à boire, après une première nuit toute bue, au matin vous retrou-
vez Socrate un peu déçu de ne plus avoir qui lui réponde. Même Aristo-
phane qui dodeline, et ne sait plus. Lentement ! Il ne faut pas manquer 
une nuance. N’est-ce pas un homme de marbre ? Il s’est donc rendu in-
sensible ? On connaît ces « Morts de Socrate » à gestes de méchant théâ-
tre. Un Socrate pérorant sur l’immortalité et tout ravi de partir chez les 
Dieux. Ou bien Socrate regardant Alcibiade avec des yeux de braise et 
des gestes de prédicateur. Ce n’est pas Socrate. Des yeux de braise, oui,