Woyzeck - Théâtre Varia

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE
Woyzeck
© Alice Piemme
Georg Büchner | Michel Dezoteux
24 jan
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1
SOMMAIRE
INTRODUCTION ................................................................................................................................ 3 BIOGRAPHIE ...................................................................................................................................... 4 POSTERITE DE SON ŒUVRE AUX XIXème ET XXème SIECLES .......................................... 5 WOYZECK, UN MATERIAU SPECTACULAIRE ....................................................................... 6 POUR ALLER PLUS LOIN ............................................................................................................ 11 INTERVIEW DE MICHEL DEZOTEUX ....................................................................................... 15 BIOGRAPHIE DE MICHEL DEZOTEUX .................................................................................... 20 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................. 21 2 INTRODUCTION
Ce dossier pédagogique s’adresse aux élèves et aux professeurs du secondaire à partir de la 4ème.
Nous avons pensé, pendant la rédaction de ce dossier, qu’il était très important de nous intéresser
d’abord à la passionnante figure de Georg Büchner, en allant plus loin que les simples repères biographiques, pour mettre en regard sa courte vie et la modernité de son œuvre. Nous développons
cette idée dans les parties 2 et 3. Il sera intéressant de réfléchir avec les élèves sur les raisons de
cette modernité : comment le contexte historique l’influence-t-il au point qu’il se mette à écrire,
alors même qu’il est par ailleurs professeur de sciences naturelles et de philosophie ?
Par la suite, nous nous intéressons à la pièce Woyzeck elle-même, du point de vue littéraire bien sûr
mais aussi et surtout du point de vue théâtral, en mettant en parallèle les particularités du texte (en
particulier le fait que Büchner n’ait pas eu le temps de le terminer et qu’il soit donc fragmentaire) et
celles de la mise en scène de Michel Dezoteux (qui intègre des morceaux d’un texte d’Heiner
Müller, La Mission).
Nous allons le voir, Woyzeck est un véritable joyau de la littérature européenne : le matériau Woyzeck ouvre des possibilités de mise en scène proprement incroyables. C’est une matière ludique,
mouvante, multiforme, polysémique. Nombreux sont les hommes et femmes de théâtre à considérer que Georg Büchner était un génie de la trempe d’un William Shakespeare.
Michel Dezoteux en fait partie : il y a deux saisons, il montait Hamlet, et ce Woyzeck est la suite
d’une trilogie sur le thème de la folie.
3 CONTEXTE HISTORIQUE
Le XIXème siècle est pour l’Europe une période d’intense agitation politique et sociale : initiés par la Révolution Française, de
nombreux mouvements libéraux naissent
dans tous les pays du Vieux Continent. Tous
ont en commun des idéaux de liberté et
d’égalité, et nombreux sont ceux qui aspirent
au remplacement des Monarchies par des
Républiques.
A cette époque, l’Allemagne porte le nom de
Confédération Germanique et n’est pas encore unifiée sous un seul drapeau : elle est
composée d’une multitude de petits duchés,
comtés et principautés directement hérités
du Moyen-âge ; pour faire bref, le système
sociétal est encore principalement féodal, et
le pouvoir est majoritairement tenu par
l’aristocratie.
Par ailleurs, la littérature européenne est elle
aussi en pleine ébullition : en France,
l’influence des Lumières se fait encore nettement sentir ; des genres nouveaux au
théâtre ont fait leur apparition, le « drame
bourgeois » et la « comédie larmoyante »,
notamment avec Diderot et Beaumarchais.
L’Allemagne, elle, est en plein cœur de sa
période romantique : les auteurs allemands
tels que Kleist ou Schiller cherchent mais
peinent à trouver des sujets sinon universels,
du moins nationaux*1.
BIOGRAPHIE
C’est dans ce contexte historique bouillonnant que naît Georg Karl Büchner, le 17 octobre 1813. Il est le fils d’Ernst Karl Büchner,
médecin et chirurgien, et de son épouse Caroline, née Reuss, dont la famille est originaire
de Strasbourg.
Après une petite enfance dont nous ne savons que peu de choses, Georg Büchner entre
au lycée en 1825, pour y suivre des cours de
rédaction allemande, de latin et d’histoire.
Les premiers devoirs conservés du jeune
Büchner datent de 1829/1830, et témoignent
déjà de ses intérêts politiques.
En 1831, Büchner entame des études scientifiques à la Faculté de Médecine de Strasbourg. En Allemagne, la situation politique et
sociale est alors de plus en plus tendue, avec
une apogée en 1833**.
En mars 1834, Büchner écrit et fait diffuser,
par l’intermédiaire de la Société des Droits
de l’Homme qu’il a fondé avec plusieurs de
ses amis, un pamphlet politique visant à faire
se soulever la paysannerie allemande. Ce
texte s’intitule Le Messager Hessois.
Un mandat d’arrêt circule dès lors contre
Büchner qui se prépare à l’exil ; il rédige sa
première pièce, La Mort de Danton***.
Arrivé à Strasbourg à l’automne 1835, il rédige un mémoire sur le système nerveux du
barbeau (un poisson d’eau douce) tout en
travaillant à sa nouvelle, Lenz****, qui à bien
des égards préfigure Woyzeck. Il rédige en
même temps un mémoire de philosophie sur
Descartes et Spinoza.
En juin 1836, alors qu’il vient d’être accepté
comme chargé de cours de philosophie et de
sciences naturelles à l’Université de Zürich, il
écrit Léonce et Léna, sa deuxième pièce, pour
participer à un concours.
Durant les mois d’automne et d’hiver 1836, il
entame le travail sur Woyzeck.
Le 2 février 1837, le typhus se déclare brusquement. Büchner mourra deux semaines
plus tard, le 19 février, à 23 ans.
1
Tous les astérisques renvoient à la partie POUR
ALLER PLUS LOIN
4 POSTERITE DE SON ŒUVRE AUX XIXème ET XXème SIECLES
La mort prématurée de Georg Büchner ampute l’Histoire de la
Littérature d’une contribution que l’on ne peut qu’imaginer, à la
lumière du génie qui se dégage de tous les travaux qu’il a pu
mener à leur terme, et de celui qu’il laisse inachevé, Woyzeck.
En 1850, Ludwig Büchner, frère cadet de Georg, publie toutes
ses œuvres à l’exception de Woyzeck, dont les manuscrits lui
paraissent trop fragmentaires. Presque 30 ans plus tard, en
1879, un nouveau volume des œuvres complètes de Büchner est
publié par l’éditeur Franzos, dont la lecture fautive explique le
titre Wozzeck de l’opéra d’Alban Berg, créé en 1925 à Berlin.
Il faudra attendre le XXème siècle et la retentissante mise en
scène de La Mort de Danton par Max Reinhardt en 1906, à
l’occasion de laquelle Bertolt Brecht découvre Büchner, pour
que son œuvre phénoménale accède à la renommée qui lui est
due (se reporter à ce sujet sur l’histoire de la redécouverte et de
la traduction de l’œuvre de Büchner*****).
Ses textes sont aujourd’hui joués partout dans le monde, car
leurs formes, leurs sujets, et l’urgence d’écriture et de littérature,
la nécessité de dire qui s’en dégagent n’ont rien perdu de leur
puissance. Bien au contraire.
AVEC
LA
CLASSE
Pointer les périodes d’écriture de La Mort de Danton et de Woyzeck :
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Pour la première, Büchner est recherché par les autorités de la Confédération Germanique, il est alors un intellectuel contestataire potentiellement
dangereux pour le pouvoir, comme Danton, mais comme Danton également il est pieds et poings liés car obligé de fuir
Pour la deuxième, alors qu’il poursuit son exil et passe de la France à la
Suisse : il n’est alors plus un « Danton », mais un apatride solitaire et désarmé. Selon Heiner Müller, en écrivant Woyzeck, Büchner fait aussi son
autocritique
S’intéresser au début du XXème siècle, période de l’Histoire à laquelle les écrits de
Büchner et en particulier Woyzeck, sortent de l’oubli :
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La psychanalyse commence alors à prendre de l’importance en Europe,
grâce à Freud
Marx et Engels ont fait part au monde de leurs idées sur la lutte des classes
Bertolt Brecht commence à faire du théâtre, et s’apprête à le révolutionner
complètement : Woyzeck lui apparaît comme la figure pré-marxiste du prolétaire
5 WOYZECK, UN MATERIAU SPECTACULAIRE
Une trame simple…
L’histoire est facile à résumer : Franz Woyzeck est un soldat désargenté qui, « pour joindre les deux
bouts », se prête en tant que cobaye à des expériences menées par un médecin, tout en servant de
factotum et de barbier à son capitaine. Il est amoureux de Marie qui est mère d’un enfant, mais on
ne sait pas si Woyzeck en est le père ou non. Marie a la réputation d’être de petite vertu, et Woyzeck finit par se convaincre qu’elle l’a trompé. Au début du moins, sa folie s’exprime par des voix
qu’il est le seul à entendre, des idées délirantes, mais au fur et à mesure de la pièce, il sombre peu à
peu, et finalement, par jalousie, et parce que la folie finit par s’emparer totalement de lui, il la tue.
…mais une œuvre complexe
Ceci étant dit, il convient de pointer le fait que si la trame donnée plus haut est la plus probable, elle
n’est pas nécessairement la bonne : Woyzeck n’a jamais été terminé par Büchner, et les éléments
dont nous disposons aujourd’hui pour travailler sur la pièce sont ceux que le temps a laissé, à savoir
quatre manuscrits inégaux en taille et en contenu. Par exemple, la scène du meurtre de Marie apparaît uniquement dans le premier manuscrit et est totalement absente des trois autres. Est-ce parce
que Büchner avait décidé de ne plus la modifier ? De même, la scène du bonimenteur, au cours de
laquelle ce dernier présente un animal savant à une foire, apparaît plusieurs fois dans plusieurs versions complètement différentes ; la dernière occurrence est même une simple indication de lieu :
« La foire, dans la baraque d’un bonimenteur » suivie d’une page blanche…
AVEC
LA
CLASSE
On le voit, Woyzeck est un puzzle, qu’il faut reconstituer à chaque mise en scène pour en
sortir une vue d’ensemble particulière et bien évidemment toujours différente.
L’animation que nous mettons en place permettra aux étudiants de comprendre de manière ludique comment la signification d’un texte donné change si l’on joue avec l’ordre
des phrases (cf. Animation en classe, « Qu’est-ce que je sais, qu’est-ce que je vois ? » et
la partie « Une pièce polysémique… »).
Les personnages, principal endroit de la modernité
Avec Woyzeck, pour la première fois de l’Histoire de la littérature, les personnages principaux d’un
drame ne sont ni des héros mythiques ou historiques (comme pour la plupart des pièces de Racine
et de Shakespeare, par exemple), ni des personnages issus de l’aristocratie ou de la bourgeoisie
(comme pour une immense part des pièces de Molière, de Beaumarchais, de Musset, etc.).
Nous l’avons dit, Woyzeck est un soldat pauvre et légèrement dérangé, Marie est une femme aux
mœurs légères ; les personnages les plus hauts socialement sont le Docteur et le Capitaine, et le
Tambour Major fait office de personnage intermédiaire entre les classes. Celui-ci, d’ailleurs, fait
cadeau à Marie d’une paire de boucles d’oreille. Le fait de savoir si Marie trompe ou non Woyzeck
6 avec le Tambour Major est sujet à caution, la pièce ne répondant pas fermement à la question. Toujours est-il que les personnages sont des gens du peuple, des anonymes dans une ville de garnison
elle aussi anonyme.
AVEC
LA
CLASSE
Büchner s’est inspiré de trois faits divers semblables pour écrire Woyzeck : dans les années
1820/1830, trois soldats du bas de l’échelle hiérarchique avaient assassiné à l’arme blanche
trois femmes, leurs maîtresses dans chaque cas. L’un des soldats portait le nom de Johann
Christian Woyzeck, et à l’époque la question de sa santé mentale avait été longuement discutée au cours du jugement, qui avait fini par prononcer la peine de mort pour l’accusé.
Il sera intéressant de voir avec la classe quels exemples existent, au théâtre, au cinéma
ou à la télévision (notamment dans les séries), d’histoires tirées de faits divers. On remarquera à quel point Büchner est précurseur.
Une pièce polysémique…
Woyzeck…
…un manifeste
politique ?
…une réflexion sur la
condition humaine ?
En Allemagne, une grande partie des mises en scènes de la pièce
s’orientent autour de sa dimension politique ; pour mettre celle-ci
en avant, les metteurs en scène et dramaturges donnent une place
très importante à une scène particulière, celle au cours de laquelle
Woyzeck rase le Capitaine. La placer au début de la pièce donne
clairement le ton : Woyzeck est écrasé par la hiérarchie, n’a pour lui
que sa force de travail, et devient donc le symbole du prolétaire
aliéné par sa condition, au propre comme au figuré.
Mettre l’accent sur la scène de la foire et celle du Docteur apporte
un autre sens à la pièce. Au cours de la première, un bonimenteur
vient présenter devant des passants un animal savant à qui il fait
faire des tours, en discourant sur la nature profonde de l’homme qui
va à l’encontre des normes sociales. Dans la deuxième, le Docteur
reproche à Woyzeck d’avoir uriné dehors contre un mur, au lieu de
se retenir pour lui confier son urine à analyser pour ses expériences.
Woyzeck lui répond alors que l’on ne peut rien faire « quand la nature est lâchée ! ».
On le voit, pendant toute la pièce, le thème de la nature est opposé
à celui de la morale, et insister sur ces scènes revient donc à faire
dire à la pièce que la morale ne peut pas être la principale préoccupation du pauvre, puisque ce dernier doit d’abord se concentrer sur
sa survie.
7 …un drame
passionnel ?
Si l’on décide de grouper ensemble toutes les scènes de Marie, la
pièce devient un drame amoureux : Woyzeck est alors un homme
trompé, qui décide de tuer sa maîtresse car il est littéralement fou
de jalousie. En faisant cela, on met en avant le triangle amoureux
composé du Tambour Major, de Marie et de Woyzeck, et le sens
change encore !
La pièce ouvre donc des possibilités de montage quasi infinies ; mais il serait faux de croire que
c’est uniquement son inachèvement qui autorise ces possibilités. En effet, le caractère discontinu
de la pièce n’est pas une conséquence de l’inachèvement, au contraire : il est certain qu’il s’agissait
du but de Büchner, car son travail est trop net, trop précis pour être dû au hasard ou à un manque
d’organisation.
Pour réfléchir convenablement à la structure de la pièce, il faut bien penser qu’aucun fragment,
séquence ou morceau de scène n’a une plus grande valeur « hiérarchique » qu’un autre ; aucune
des petites scènes du texte n’est une scène de transition, placée pour faire antichambre à celle qui
la suit. Chaque scène doit donc être vue comme un bloc de sens qui emmène le mouvement interne
de la pièce vers sa conclusion, et ce mouvement interne ne procède d’aucune logique reconnue
dans l’art dramatique du XIXème siècle.
Les scènes se succèdent en ne suivant pas la ligne harmonique planifiée de la belle ordonnance
dramatique classique que l’on sent chez Kleist ou Schiller, et non seulement elle ne suit pas cette
ligne, mais celle-ci a clairement été abandonnée d’emblée : pour la première fois de l’histoire de la
littérature, un récit ne s’appuie ni sur une unité géographique ou temporelle, ni sur la fatalité et le
destin, mais sur un drame annoncé et provoqué par les actes d’hommes ordinaires.
AVEC
LA
CLASSE
Il sera possible, après avoir vu la pièce, dans le cadre de l’animation ou à la lecture du
texte (que nous pouvons vous faire parvenir à votre demande), de débattre en classe sur
tous les sens de lecture possibles de la pièce.
Il serait aussi très intéressant de mettre en regard avec Woyzeck certaines des pièces de
Shakespeare (La Tempête notamment, mais également toutes ses suites sur les grands
rois – Edouard, Henry, Richard) pour se rendre compte du fait que lui et Büchner ont en
commun la multiplicité des sens et des sujets (pouvoir, liberté, amour, recommencement, mort, meurtre, nature, moralité,…)
…pour une mise en scène polysémique
•
Folie de Woyzeck
Dans la mise en scène de Michel Dezoteux, le sens s’oriente sur la folie de Woyzeck. Son idée est
de peindre Woyzeck comme un homme normal qui, poussé à bout, en vient à provoquer le pire : il
est enfermé dans sa folie naissante, est le cobaye d’un docteur à l’éthique scientifique douteuse,
l’homme à tout faire d’un capitaine qui le prend pour un moins que rien, aime une femme qui tombe
amoureuse d’un autre homme… Ce que vient montrer la mise en scène, c’est que la folie de Woyzeck est provoquée par tous ces éléments, qu’il est finalement contraint à la folie.
8 Pour recentrer l’action sur elle, Dezoteux a fait le choix de donner à Karim Barras (qui joue Woyzeck,
et jouait d’ailleurs déjà Hamlet) la partition d’un autre personnage dont nous n’avons pas encore
parlé, nommé Andrés. Dans la pièce « originale », Andrés semble être le meilleur ami et le confident de Woyzeck, mais il n’apparaît que dans quelques scènes, et uniquement lorsque Woyzeck est
seul ; cela autorise à penser qu’il n’est qu’une création de son esprit malade.
•
Texte(s) et traductions
Le texte utilisé par Michel Dezoteux et son équipe est un montage de plusieurs traductions de la
pièce de Büchner ; l’équipe a lu et essayé au plateau un grand nombre de versions, pour s’attacher à
garder un texte brut, clair, et dont la traduction soit la plus proche possible de notre langue et de
celle de Büchner.
Glenn Kerfriden, l’assistant à la mise en scène, nous confiait ceci à propos du texte : « J’ai sur un
mur des post-it avec les noms de toutes les scènes de la pièce, dans toutes les traductions possibles. Dès que Michel, ou l’un des comédiens, trouve que le texte qu’il a ne va pas, nous essayons
dans une autre traduction, pour voir si elle colle mieux. Nous nous sommes donné la permission de
couper, de monter, remonter et démonter le texte comme un puzzle. Nous avons aussi essayé différentes organisations des scènes ; nous avons même envisagé un moment de commencer par la
scène du meurtre, et ça fonctionnait ! Cette pièce est vraiment un matériau très ludique pour le
travail. »
•
Un texte dans un autre : La Mission de Heiner Müller
Dans la mise en scène de Woyzeck de Michel Dezoteux, on trouve plusieurs extraits d’un célèbre et
étrange texte de Heiner Müller, La Mission. Heiner Müller était un élève de Brecht, celui qui, nous
l’avons dit, a rendu à Büchner ses lettres de noblesses. Müller a toujours été fasciné par l’œuvre de
Büchner, et La Mission réunit deux personnages polymorphiques, qui jouent à être les Danton et
Robespierre de La Mort de Danton, ainsi que les vrais personnages historiques.
C’est une œuvre complexe, comme Woyzeck, et elle a ceci de plus en commun avec Woyzeck
qu’elle est également fragmentaire : au milieu du texte de La Mission se trouve un monologue, appelé le monologue de l’ascenseur. C’est ce morceau de texte, redécoupé, qui parcoure le Woyzeck de
Michel Dezoteux.
Nous y suivons un personnage en costume cravate dans un ascenseur, qui se rend à un rendezvous professionnel. Alors qu’il est en avance, il réfléchit à haute-voix, s’inquiète de l’état de sa cravate, puis se rend compte qu’il a dépassé son étage et qu’il ne connaît aucun des hommes avec qui
il se trouve. Il regarde une nouvelle fois sa montre, se retrouve soudain seul, et les aiguilles qui
tournent, et les étages qui défilent, et son rendez-vous manqué, et sa cravate inutile, et le temps
devenant fou, et… les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin : il est arrivé dans les rues d’un village,
au Pérou.
9 AVEC
LA
CLASSE
On s’en doute, il sera bien évidemment très intéressant de réfléchir avec les étudiants
aux raisons qui ont poussé Dezoteux à insérer ce monologue dans le texte de Woyzeck.
Il faudra remarquer la symétrie qui existe entre Woyzeck et le personnage de
l’ascenseur : l’un comme l’autre se débarrassent de quelque chose et entrent dans une
toute nouvelle dimension de la/leur vie, et l’un comme l’autre cèdent à une folie qui leur
est propre.
•
Scénographie
Dezoteux a conçu une scénographie particulière : la scène est entourée et parcourue de grilles métalliques que l’on traverse grâce à quelques portes. L’ensemble rappelle les zoos et leurs cages, et
par extension nous ramène aussi à l’imagerie de la prison et de l’enfermement en général, car c’est
bien de cela qu’il s’agit : un homme enfermé dans sa condition et dans sa vie, qui y tourne comme
un animal en cage…
Créé au Petit Varia en 2015, le spectacle est repris cette saison au Grand Varia. La scénographie va
donc ici évoluer et s’adapter en fonction de la grande salle. 10 POUR ALLER PLUS LOIN
*
Selon
Heiner
Müller
(élève de Bertolt Brecht
et metteur en scène très
influent du XXème siècle)
Büchner est unique dans
la littérature allemande
du XIXème siècle.
Vous pouvez lire cicontre l’extrait d’un entretien avec Müller de
1990 à ce sujet.
« [La question du sujet] est liée au fait qu’en Allemagne le rapport entre le
fond et la forme a toujours été très problématique. Kleist, par exemple, n’a
jamais trouvé un sujet conforme à ce qu’il voulait dire, sauf peut-être avec
Penthésilée, mais même là, il a dû se faire violence. Il y a toujours une
contradiction entre le fond et la forme. C’était tout-à-fait différent chez
Shakespeare, qui avait comme point de départ une histoire nationale. En
Allemagne, il n’y avait pas de sujets nationaux car il n’y avait pas de nation. En France, c’était encore différent. Il y avait bien une nation : c’est
pourquoi il était possible de traiter des sujets nationaux par l’intermédiaire
des modèles antiques. Ça n’a jamais existé en Allemagne. Les sujets y
étaient toujours dus au hasard. Le Prince de Hombourg : un sujet tout-àfait fortuit, très banal. La famille Schroffenstein : un sujet complètement
débile, que Kleist a choisi par analogie avec Titus Andronicus, pour se
débarrasser de ses angoisses de créateur. »
« […] S’il est une chose à notre époque qui puisse être utile, c’est la violence.
Nous savons ce que nous pouvons attendre de nos princes. Tout ce qu’ils ont
concédé leur a été arraché par la nécessité. Et même les concessions nous ont
Le 3 avril 1833, une tentaété jetées comme une grâce mendiée et un misérable jouet d’enfant, pour
tive d’insurrection a lieu à
faire oublier à l’éternel jobard qu’est le peuple qu’il est emmailloté trop à
Francfort : menée par une
l’étroit. […] On reproche aux jeunes gens de recourir à la violence. Mais ne
cinquantaine d’étudiants,
sommes-nous pas dans une situation de violence perpétuelle ? Parce que
la foule prend d’assaut la
nous sommes nés et que nous avons grandi au cachot, nous ne nous aperceGarde de Francfort dans
vons plus que nous sommes au fond d’un trou, pieds et poings enchaînés, un
le but de déclencher une
bâillon enfoncé dans la bouche. Qu’appelez-vous donc ordre légal ? Une loi
révolution en Allemagne.
qui fait de la grande masse des citoyens un bétail à corvées, pour satisfaire
Vous pouvez lire ci- les besoins contre nature d’une minorité infime et corrompue ? […] Cette loi,
contre un extrait de la je la combattrai de la bouche et de la main chaque fois que je le pourrai,
lettre de Büchner à ses [même si] dans le moment présent je considère tout mouvement révolutionparents au sujet de cet naire comme une entreprise vaine [car les allemands ne forment pas un
événement.
peuple prêt à lutter pour ses droits]. »
**
11 ***
La Mort de Danton est un
drame historique qui reprend un épisode particulier de la Révolution Française, la liquidation des
factions en 1794.
L’opposition entre robespierristes et dantonistes
arrive alors à son apogée,
et se solde par l’exécution
de Danton et de ses partisans.
Avant de concevoir cette pièce, Büchner a tenté de faire se soulever la
paysannerie, qui compose à cette époque l’essentiel du peuple allemand, en rédigeant Le Messager Hessois (cf. Biographie). Cette entreprise est un échec, qui entraîne l’arrestation et l’emprisonnement de
certains de ses amis. Büchner va être contraint de s’exiler ; il réfléchit
alors à la volonté qu’il a de changer le monde.
Il rédige et envoie Danton en urgence à son éditeur, alors qu’il sait qu’il
peut être arrêté d’un moment à l’autre ; cette urgence transparaît clairement dans son écriture : Büchner écrit parce qu’il le doit. Par ailleurs, il
n’envisage même pas que sa pièce soit jouée : il la conçoit comme un
moyen de faire passer son message, un outil.
Extrêmement documenté, ponctué de nombreux emprunts aux discours
et textes relatifs à la liquidation des factions, la pièce semble donc
n’avoir qu’un but : témoigner du fait que l’Histoire est une chose que
personne ne peut maîtriser.
****
Lenz est la seule nouvelle
de Büchner, un récit inachevé sur un épisode de
la vie du poète Jakob Michael Reinhold Lenz.
C’est avec Lenz et dès ses
premières lignes que
s’annonce l’avance que
Büchner a prise sur ses
contemporains, et qui
sera encore plus nette
avec Woyzeck.
Ci-contre, vous pouvez
lire le début de Lenz en
haut, et un court texte de
Jean-Christophe
Bailly
extrait de la préface de
l’une des éditions françaises de Woyzeck.
Début de Lenz, dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (Seuil, 1988) :
« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les
sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues verts,
rochers, sapins. L’air était trempé, froid ; l’eau ruisselait le long des rochers et
sautait en travers du chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement
dans l’atmosphère humide. Des nuages passaient dans le ciel, mais tout était
d’une densité… puis le brouillard montait, vapeur humide et lourde qui
s’insinuait dans l’épaisseur des fourrés, si molle, si flasque. Il avançait avec
indifférence, la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt descendait. Il
n’éprouvait pas de fatigue, simplement, parfois, il trouvait pénible de ne pas
pouvoir marcher sur la tête. »
Extrait de la préface de Woyzeck, fragments complets (L’Arche, 1993) :
« A mon sens, et selon la pente qui s’inaugure avec Lenz, Woyzeck est le
drame qui s’efforce de donner à la vie en toute chose son droit de cité dans les
mots qui se disent au théâtre, et il le fait et ne peut le faire qu’auprès du
peuple de ceux qui, justement, n’ont pas la parole, de ceux à qui la route de la
représentation est coupée. »
On remarquera, à la lecture du début de Lenz, à quel point l’écriture se révèle nouvelle : des phrases
très courtes, très brèves, hachées, mais donnant malgré tout des descriptions très précises. On est
loin du romantisme et des immenses tableaux allégoriques que dressent Lamartine, Hugo ou Kleist
par exemple. Si l’on devait faire une analogie avec la peinture, l’écart (le gouffre !) entre Büchner et
ses contemporains est semblable à celui qui existe entre les peintres romantiques et les impressionnistes.
12 Voyageur au-dessus de la mer de nuages, Caspar David Friedrich, 1818, huile sur toile
La Nuit étoilée, Vincent van Gogh, 1889, huile sur toile
13 *****
Vous pouvez lire ci-contre
un résumé du voyage de
l’œuvre de Büchner à travers le temps, jusqu’à
l’époque contemporaine.
En 1850, Ludwig Büchner, frère cadet de Georg, publie ses œuvres à
titre posthume et préfère ne pas y intégrer les trois fragments manuscrits de Woyzeck. Voici ce qu’il écrira pour justifier son choix : « En
ce qui concerne [Woyzeck], il est pour la plus grande part écrit à l’encre
pâle et tout-à-fait illisible ; les scènes isolées qui ont pu être déchiffrées
sont si difficiles à relier entre elles à cause des éléments manquants qu’on
n’a rien pu en communiquer dans ce recueil. »
Malgré cela, une première édition de la pièce est réalisée en 1879 par
Franzos, que les spécialistes considèrent aujourd’hui comme douteuse sur le plan philologique, et qui inspirera à Alan Berg son opéra
Wozzeck.
Par la suite, les manuscrits n’ont cessés d’être relus et déchiffrés à
nouveau par de nombreux scientifiques dont il serait fastidieux
d’établir la liste, mais dont les travaux successifs rendirent possible
en 1984 la Kombinierte Werkfassung (version composée de l’œuvre)
d’Henri Poschmann, sur laquelle se base la traduction en français
présente dans le volume Œuvres complètes, inédits et lettres de 1988.
Réalisé par Robert Simon et Jean Jourdheuil et édité au Seuil, la version de Woyzeck qu’il renferme tente et réussit un montage équilibré
entre les trois manuscrits. Cette version de la pièce a longtemps été
une référence, pour la lecture comme pour la scène.
En 1993 cependant, Bernard Chartreux, Eberhard Spreng et JeanPierre Vincent décident de publier à L’Arche le livre Woyzeck, fragments complets, qui se veut être la traduction en fac-similé des manuscrits de la pièce, sans montage ni découpage, offrant ainsi au lecteur la vision du travail en cours de l’écrivain, ponctuation étrange et
ratures comprises.
Cette édition est difficile à appréhender, mais elle apporte sur l’œuvre
une lumière que tous les montages possibles peinent à retranscrire :
le fait qu’auprès des manuscrits, l’inachèvement ne nuit ni au sens ni
au génie de la pièce mais au contraire, la projette « dans une ère ressemblante où la violence de sa rupture et la proximité de sa résonnance sont portées à leur comble. » (Ibid., Jean-Christophe Bailly,
préface).
14 INTERVIEW DE MICHEL DEZOTEUX
Pourquoi avoir choisi Woyzeck ?
Woyzeck est une grande œuvre. Elle a presque 200 ans et pourtant on pourrait croire qu’elle a été
écrite hier. Georg Büchner est mort très jeune (à 23 ans), ce qui ne l’empêche pas d’être un grand
écrivain. Sa mort est une perte énorme pour l’humanité. Sa production est malheureusement
maigre (en taille), mais très riche en idées. Le texte de Woyzeck est composé de brouillons,
d’esquisses. Ce côté éclaté de la pièce, de l’histoire qui est racontée, m’intéresse beaucoup. C’est à
nous d’organiser les choses et le résultat ne doit pas forcément être linéaire car oui, on peut raconter d’une autre façon que de manière linéaire. Dans cette pièce, il existe un fil rouge, une histoire
centrale, puis des tas de trous à combler, des éléments (d’aujourd’hui, d’hier ou de demain) que l’on
peut rassembler, mettre autour, répéter ou aller rechercher. Puis Woyzeck me touche par son histoire profondément humaine.
Quel lien existe-t-il entre Woyzeck et Hamlet, ta précédente création ?
J’ai choisi ces deux pièces pour aborder la folie. Hamlet utilise la folie pour faire éclore la vérité tandis que Woyzeck la subit. Ce dernier ne va pas bien. Il a des idées discontinues, il entend des voix.
Son discours est fragmenté. Quand Büchner a écrit cette pièce, les sciences psychologiques naissaient à peine et on ne connaissait pas encore la schizophrénie. Mais il est certain que Woyzeck
souffre de cette maladie. Büchner décrit des phénomènes de la schizophrénie avant la lettre. Il est
évident que les schizophrènes existaient avant qu’ils ne soient diagnostiqués comme tels.
Vous êtes partis d’une seule traduction ?
Nous avons mélangé différentes traductions, ainsi que le texte original. Chaque traduction produit
sa propre version. Woyzeck est très connu des gens de langue allemande. Il fait partie de leur tradition théâtrale. Il est moins connu en francophonie. En général, on a du mal à se saisir des clés et des
moyens de jeu nécessaires à ce type de littérature. Dans cette pièce, on est davantage sur le rendu
de l’histoire, de la fable que sur le développement psychologique des personnages. C’est ce qui
caractérise la littérature allemande, à l’inverse de la littérature française qui travaille davantage le
rendu des émotions, des sensations (cf. le romantisme du XIXème siècle). Ici, ce sont des blocs
d’histoire. C’est très moderne, il n’y a aucune lamentation, ni intériorisation. Les francophones ont
plus de mal avec Woyzeck car ils sont trop logiques, trop romantiques…
Comment s’est déroulée l’organisation de la matière ? Avez-vous sélectionné certains fragments, supprimé d’autres passages… ?
J’ai évidemment beaucoup travaillé en amont. Après est venue la phase des répétitions, et comme
souvent tout ce qu’on avait prévu initialement a volé en éclats. Sont alors nées d’autres choses.
Nous avons réorganisé complètement la matière. Il n’y a pas nécessairement de lien chronologique
ou géographique entre les scènes. Se suivent-elles ? Telle scène devait-elle précéder telle autre ?
On ne sait pas. Ces scènes se suivent sans réellement se suivre.
15 Y a-t-il tout de même une fable derrière ces fragments ?
Oui, il y a une fable. Sinon, on ne pourrait rien bouger, rien inventer. Au théâtre, il y a toujours un
récit. Que ferait le spectateur sans récit ? S’il n’y avait pas de récit au théâtre, ce serait comme s’il
n’y avait pas de toile à une peinture. Oui, il resterait le concept, l’idée. Mais, selon moi, du théâtre
entièrement conceptuel ne peut exister.
Si tu devais résumer l’histoire, que dirais-tu ?
Woyzeck, un soldat, est en couple avec Marie. Elle a un enfant. On ne sait pas vraiment si c’est
Woyzeck le père de cet enfant. Il surprend Marie en train d’avoir commerce avec un autre soldat.
Commerce sexuel, rémunéré ou pas. C’est pourquoi il tue Marie. C’est l’éternelle histoire de tromperie et d’amour, de vengeance et de purification à travers la mort.
Les choses prennent un certain caractère par la manière dont c’est raconté. Il n’y a pas de vraie
chronologie, ni de déroulement logique dans l’espace. Tout se passe de façon complètement désorganisée, ce qui multiplie les sens et les possibilités d’imaginer la fable. C’est très ouvert. Il n’y a pas
de sens fermé. Le spectateur aussi peut comprendre la fable de différentes manières. Il n’est pas
obligé de la lire avec des conclusions judéo-chrétiennes : « il faut se venger des femmes volages ». Il
y a une fable, mais différents niveaux de sens et de compréhension de cette fable.
Dans vos recherches, vous vous êtes intéressés à l’art brut. Pourquoi ? Quel lien peut être établi
avec Woyzeck ?
On s’est penché sur l’art brut, « l’art des fous ». Les fous produisent dans le pulsionnel. Cette pulsion m’intéresse énormément. Comment, à partir de rien, dans une fulgurance, ces personnes inventent du visuel, de l’auditif, de l’écrit ? Je retrouve cette fulgurance chez des grands auteurs, musiciens ou acteurs. Dans l’instant, ça s’invente ici et maintenant. On travaille sur l’art brut de manière biaisée en ayant choisi ces deux pièces : Hamlet et Woyzeck. C’était délicat pour moi de parler de ces personnes malades. C’est compliqué de parler de la folie au premier degré car c’est une
véritable souffrance. Et le théâtre reste avant tout un divertissement, même si on essaie d’être le
plus riche possible.
Ce phénomène historique de la folie est très intéressant. Pendant longtemps, on a brûlé les schizophrènes qui étaient considérés comme des sorciers. Il a fallu attendre la fin du XIXème siècle pour
qu’on commence réellement à s’intéresser à ces pathologies, à se rendre compte que ces personnes étaient traversées par autre chose que nous « les normaux ». De là, la naissance de la psychologie, de la psychanalyse, des théories de Charcot, Freud ou Lacan. C’est une découverte importante dans l’histoire de l’humanité.
La question de la créativité m’interpelle énormément. Pourquoi, tout d’un coup, est-on créatif ? En
tant que metteur en scène, mon boulot est d’organiser les choses pour que l’acteur puisse avoir
cette étincelle. J’organise des répétitions, des scènes et tout d’un coup le comédien t’étonne car il
réinvente complètement la scène.
16 Est-ce que tu actualises la pièce ?
Ce n’est pas une version historique, ni même allemande. Si on se limitait à une historicité des
choses, on traiterait toujours Shakespeare en culottes bouffantes. Imaginez une déclaration
d’amour de Roméo en culotte bouffante avec des souliers pointus devant un public du XXIème
siècle… ça serait plutôt risible. Mais si Roméo est toujours là, c’est pour d’autres raisons. Son discours est toujours actuel. Ces œuvres-là sont des cadeaux incommensurables et Woyzeck en fait
partie. Il n’y a pas besoin d’actualiser le propos. Il est universel.
Les œuvres du répertoire ont donc, selon toi, encore quelque chose à nous dire ? La tendance de
ces dernières années est pourtant d’aller vers une écriture de plateau.
Je trouve les écritures de plateau inintéressantes. Le théâtre doit me présenter un simulacre de tout
ce que j’ai à subir dans la vie. Il doit pouvoir alléger mes douleurs. En tant que spectateurs, nous
allons voir des simulacres dont nous avons besoin pour nous soulever, pour continuer de nous lever
le matin, de lancer notre énergie dans la bataille qui nous attend. Les simulacres ont été créés par
des grands auteurs. On ne va quand même pas arrêter de lire Shakespeare pour se concentrer sur
ce que dit Houellebecq ? Au théâtre, nous avons l’avantage d’avoir un réservoir assez incroyable.
Seule une vingtaine de pièces sont des chefs d’œuvre absolus. Il y a vingt Joconde dans le théâtre.
Hamlet : quel cadeau ! Tu peux le monter toute ta vie. Tu feras toujours quelque de différent. Et les
gens verront toujours quelque chose de différent.
T’es-tu inspiré d’autres mises en scène pour cette version de Woyzeck ?
Je n’en ai pas vu beaucoup. Sur Internet, on peut en voir quelques-unes. Il y en a une que je n’ai pas
vue, mais que j’ai rêvée : celle de Matthias Langhoff. Il a transposé l’histoire dans un univers de
cirque, de fantaisie, avec des chameaux notamment. J’ai imaginé cette mise en scène à partir de
photos que j’ai vues et elle m’aide beaucoup (même si je fais tout à fait autre chose). J’ai un rapport
très étrange avec ce metteur en scène qui pourtant ne me connaît pas. Il est traversé par l’Histoire.
J’ai appris beaucoup de ses mises en scène.
Un mot sur la distribution ?
Il y a un noyau de comédiens (Karim Barras, Fanny Marcq et Denis Mpunga) avec lesquels je travaille depuis longtemps et qui ont participé à la phase préparatoire des deux pièces, Hamlet et
Woyzeck. Cette dernière n’est pas une pièce facile. Il y a de quoi être déstabilisé face à elle. Son
matériau n’est pas préconstitué, comme pourrait l’être Les fourberies de Scapin par exemple.
Il y a très peu de rôles. Et j’aime que tous les comédiens travaillent. Il ne faut pas que l’un ou l’autre
s’ennuie en répétition. Je me suis donc penché en premier lieu sur les structures et les fonctions
narratives indispensables pour que l’histoire se raconte. Il y a trois « personnages » centraux : Woyzeck, Marie et le tambour-major, auxquels s’ajoutent trois autres. Excepté pour le rôle-titre de
Woyzeck qui est joué par Karim Barras, les comédiens ont découvert le premier jour des répétitions
le rôle qu’ils allaient interpréter. Fanny Marcq ne voulait pas jouer le rôle de Marie. Nous avons
donc découvert Inès Dubuisson, fraîchement diplômée. Elle ne savait pas en arrivant qu’elle jouerait
ce rôle-là. Puis, ce sont joints au projet Azeddine Benamara et Eric Castex.
17 Tu aurais pu imaginer un autre comédien que Karim Barras en Woyzeck ?
Aujourd’hui, non. J’ai besoin de Karim pour faire du théâtre. Il arrive comme personne à rendre
théâtral ce que je dis ou pense. Il fait les gestes qui déplacent ma compréhension des choses. Il a
une créativité qui lui est propre. Si on comprend ses années d’études, ça fait 25 ans que l’on travaille ensemble. Un beau parcours en somme.
La musique du spectacle est-elle aussi éclatée que la langue de Büchner ?
La composition musicale est assurée par Alexis Koustoulidis. Il travaille comme nous. Il assiste le
plus souvent aux répétitions et improvise des structures, des montages de scènes, des interventions… Il est très créatif et saisit rapidement les codes qui sont les nôtres. La fonction principale de
la musique est d’unifier, non d’exploser. C’est plus que de la musique, on parle davantage de décor
sonore (même si parfois les sons sont désorganisés). La musique intervient dans le récit de manière
multiple. Elle est parfois narrative, explicative, descriptive… mais elle fait toujours partie du récit.
Entretien réalisé par Emilie Gäbele, en février 2015.
18 Couverture d’une revue allemande :
Cicero
magazine pour une culture politique
On y voit un portrait fantaisiste de
Büchner, tatoué sur l’épaule de sa
phrase du Messager Hessois : « Paix aux
chaumières, guerre aux palais »
Le titre de l’article sur Büchner est :
Le poète-Punk
Combattant furieux de la justice, ancêtre des Indignés :
qui est donc GEORG BÜCHNER, plus
actuel que jamais ?
19 BIOGRAPHIE DE MICHEL DEZOTEUX
Né à La Louvière en 1949 dans une famille d'origine ouvrière, il est l'élève de Jean Louvet. Reçu à
l'INSAS en septembre 1968, il est profondément marqué par l'enseignement brechtien d'Arlette
Dupont ; il passe un an, en stage, chez Barba, à l'Odin Theater. Au retour d'un tour du monde des
grands festivals de théâtre alternatif et underground, il fonde à Anderlecht, avec l'acteur Dominique
Boisel, un lieu expérimental – un petit plateau, cinquante places – le Théâtre Élémentaire, dont le
premier spectacle, Lenz ou La Neige dans la maison (1977), d'après Büchner, tente de concilier l'exigence littéraire avec une esthétique gestuelle inspirée de Barba et de Grotowski. Suivent, sous
l'influence de Vitez et sa proposition d'un théâtre-récit, un Crusoë Crusoë (1978) d'après Tournier et
Defoe, puis Lettres de prison (1979) d'après Gramsci – signe d'une préoccupation et d'un engagement politiques toujours présents au cœur même de la démarche artistique –, et enfin Bovary d'après Flaubert (1981).
Parallèlement il organise en 1980 le premier festival international de Théâtre de Bruxelles qui révèle
au public belge quelques grands noms de l'avant-garde américaine : Phil Glass, Lucinda Childs,
Trisha Brown, Mabou Mines. Sur la proposition de Philippe Sireuil, en 1982, il fonde et codirige, avec
Marcel Delval, le Théâtre Varia dont il devient directeur en 1994. Ce nouveau lieu, à mi-chemin
entre l'alternatif et l'institution, lui permet d'approfondir son intérêt pour le théâtre de Brecht, dont
il exalte, par des équivalents rock et punk, la filiation avec l'esthétique expressionniste des cabarets
munichois ou berlinois : Maître Puntila et son valet Matti (1987, au Théâtre National), La Noce chez
les petit-bourgeois (1988) et Brecht-Machine (1990).
Et depuis ? Depuis, Michel Dezoteux a créé ou repris une quinzaine de spectacles, des œuvres classiques du répertoire (Richard III, 2003, La Cerisaie, 2002, L’Avare, 2004, Le Revizor, 2007,…) comme
des œuvres contemporaines, telles que Quai Ouest et Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès en
1995/1996, Sauvés d’Edward Bond en 1998, ainsi que trois pièces de Werner Schwab au milieu des
années nonante, après la mort de ce-dernier en 1993 : Extermination ou mon foie n’a pas de sens – Les
présidentes – Excédent de poids, insignifiant, amorphe.
Il y a deux saisons, il a entamé un triptyque sur la folie, avec Hamlet, qu’il poursuit en 2014/2015
avec Woyzeck et qui se terminera la saison prochaine avec Macbeth.
20 BIBLIOGRAPHIE
Georg Büchner. Œuvres complètes, inédits et lettres. Edition publiée sous la direction de Bernard Lortholary. Traductions nouvelles, présentations et notes de Jean-Louis Besson, Jean
Jourdheuil, Jean-Pierre Lefebvre, Bernard Lortholary, Gérard Raulet et Robert Simon. Seuil,
1988.
Revue Théâtre/Public. Georg Büchner. Revue bimestrielle publiée par le Théâtre de Gennevilliers. Rédacteur en chef, Alain Girault. Mars-Avril 1991.
Georg Büchner. Woyzeck, fragments complets. Texte français de Bernard Chartreux, Eberhard Spreng et Jean-Pierre Vincent, préface de Jean-Christophe Bailly. L’Arche, 1993.
Wikipédia, page biographique de Georg Büchner, dernière modification de la page le 3 février 2015.
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