Humain, trop humain
Oeuvre bouleversante d’un génie fulgurant, le Woyzeck de Georg
Büchner demeure inachevé en 1837, lorsque son auteur disparait à
l’âge de 23 ans. Les quelques fragments qui constituent la pièce
racontent l’existence d’un soldat en lutte pour sa propre vie,
plongé dans une société qui ne l’accepte pas. Soutenue par la
dramaturgie d’Adeline Rosenstein, la mise en scène de Thibaut
Wenger propose une version résolument chthonienne de cet homme
ordinaire, en proie aux tourments quotidiens. Au final, l’on
obtient une création abondante en propositions, dont le sens réel
demeure malheureusement en partie inaccessible.
Woyzeck, c’est avant tout un univers singulier peuplé d’individus
misérables. Ceux-ci sont interprétés par d’excellents comédiens,
dont le jeu et la direction témoignent d’un vrai travail de fond.
En guise de scénographie, un espace segmenté par de larges
grilles métalliques. Etranges frontières que ces murs troués, qui
tout à la fois séparent les êtres et les mettent à nu, sous le
regard d’un public constitué malgré lui en voyeuriste. Sous ses
yeux, les changement de tableaux sont rythmés par des de néons
vifs et froids, agrémentés quelquefois d’une lueur rouge et
angoissante. A d’autres moments encore, la lumière révèle le
plateau entier, semblant faire reculer les ténèbres dans un
illusoire dénuement. Par une intense succession de fragments, la
narration reflète l’univers brisé du personnage principal.
L’étrangeté est encore appuyée par une musique sourde et
pénétrante, sans aucun chatoiement ni complaisance pour ce
qu’elle illustre.
Autre aspect fondamental de cette création : le "baragouzek",
patois original né d’un travail sur la langue de Büchner et
nourri par des ateliers effectués dans le milieu associatif.
Bien plus qu’une simple curiosité linguistique, ce parlé devient
l’expression d’un être-au-monde particulier. La brutalité des
mots, la syntaxe rompue et torsadée, l’accent fort et sec : ce
sont là les signes, non d’une psychologie propre aux personnages,
mais de leur manière fondamentale d’exister dans leur
environnement. Dès lors, les quelques percées de notre langue
française exposent un langage dans sa pure conventionalité, en
rupture avec le monde trop humain du soldat Woyzeck.
Assurément, cette création présente de sérieuses qualités.
Cependant, sa richesse fera également son principal défaut, celui
de rendre opaque et peu intelligible l’univers qui s’offre au
spectateur. A trop exprimer la nature fragmentaire du texte, la
pièce ne parvient jamais à tisser un lien entre ses différents
éléments. En cause notamment, l’idiome des protagoniste, dont on
peine souvent à comprendre les répliques. Si l’intention d’une
trame décomposée est prégnante, elle manque cependant l’objectif
de nous rendre les événements compréhensibles. L’éclatement des
ingrédients perdra le profane, ce qui est d’autant plus
regrettable que celui-ci passera à coté d’un travail sincère et
profond. Mais la perdition n’est-elle pas logée au coeur du
pauvre Woyzeck ?
Charles-Henry Boland, 10/06/2012 demandezleprogramme.be