LA CHAÎNE DES VÉRITÉS Sylvain Delcomminette (Université libre de Bruxelles) Résumé Dans le Gorgias, Socrate revendique un idéal de cohérence absolue entre ses propos, d’une part, et entre ses propos et ses actes, d’autre part. La cohérence est manifestement à ses yeux une condition nécessaire de la vérité et de la science. En est-elle également une condition suffisante, de sorte que l’on pourrait qualifier sa position de « cohérentiste » ? La question est difficile : d’un côté, Socrate semble rejeter cette position en présentant la vérité que la cohérence permet d’atteindre comme seulement conditionnelle, mais d’un autre côté, il semble franchir un pas supplémentaire dans certains passages en la présentant comme absolue. Cet article tente de résoudre ce paradoxe en se basant sur la différence entre réfutation oratoire et réfutation dialectique et en montrant que la cohérence dialectique doit ultimement s’ancrer dans le désir du bien, ce qui la fait sortir de l’ordre du simple discours. « Et pourtant, excellent homme, je préférerais que la lyre fût dépourvue d’accord et dissonante, qu’il en fût ainsi pour un chœur dont je serais le chorège, que la majorité des hommes fût en désaccord avec moi et me contredise, plutôt que de n’être pas, moi qui suis un, consonant avec moi-même et de me contredire (ejmautw/' ajsuvmfwnon ei\nai kai; ejnantiva levgein) »1. Par cette déclaration, Socrate manifeste que l’idéal qu’il poursuit est celui d’une cohérence totale, non seulement entre ses propos, mais également entre ses propos et ses actes2. C’est à l’aune de cet idéal qu’il examine les opinions de ses interlocuteurs, avec le plus souvent pour résultat de manifester combien ceux-ci en sont éloignés. Pour ce faire, il utilise la méthode de l’elenkhos, qui consiste à montrer que l’opinion avancée contredit une ou plusieurs autres opinions que l’interlocuteur soutient également par ailleurs3. Socrate, pour sa part, prétend avec une arrogance assumée que tout ce qu’il dit s’enchaîne « au moyen d’arguments de fer et de diamant (sidhroi'" kai; ajdamantivnoi" lovgoi") »4, selon une nécessité qui demeure toutefois conditionnée par un fait : celui de l’absence de réfutation rencontrée à ce jour. Il n’en continue pas moins à avouer ne pas posséder de véritable savoir sur tout ce dont il est question5. La nécessité ici en jeu est bien une nécessité conditionnelle et non une nécessité absolue : c’est la nécessité de l’enchaînement des différentes propositions liées par l’argument (lovgo"), qui n’entraîne la vérité de ces propositions que pour autant que celles dont elles dépendent soient elles-mêmes vraies, ce qui n’est garanti que factuellement, par le fait qu’elles n’aient pas été réfutées jusqu’à présent6. Le présupposé de cet idéal et de la méthode qu’il fonde est que toutes les vérités sont nécessairement en accord et s’enchaînent de manière nécessaire. Le Ménon exprimera une idée similaire de manière mythique en suggérant que la nature tout entière est apparentée et que l’âme a déjà tout appris, de sorte que « rien n’empêche » qu’en nous ressouvenant d’une seule vérité, nous retrouvions toutes les autres7. L’elenkhos tire la conséquence négative de ce présupposé, à savoir qu’une proposition qui contredit une autre proposition considérée comme vraie doit nécessairement être considérée comme fausse. D’un point de vue logique et en langage non platonicien, on pourrait dire que le principe de non-contradiction est la condition négative de la vérité. Pour Socrate, ce présupposé est accepté par tous : c’est la raison pour laquelle le fait de déceler une contradiction ou une incohérence chez son interlocuteur est à ses yeux une objection dirimante8, à tel point qu’il n’hésite pas à affirmer à plusieurs reprises dans le dialogue que son interlocuteur ne croit pas réellement ce qu’il dit, parce que ce qu’il dit contredit d’autres opinions qu’il soutient également par ailleurs. Ainsi, au grand désarroi 1 de Polos, il affirme que ce dernier n’a pas déclaré que celui qui fait ce qu’il juge être le meilleur possède un grand pouvoir – ce qu’il a pourtant bien affirmé9 –, car une telle déclaration contredit celle selon laquelle la possession d’un grand pouvoir est un bien pour celui qui le possède, déclaration également faite par Polos10. Plus loin, Socrate va jusqu’à dire que non seulement Polos, mais tout le reste des hommes considèrent que commettre l’injustice est pire que la subir et que ne pas être puni est pire qu’être puni11, tout en sachant évidemment très bien que tous affirment le contraire ; mais il considère que dans la mesure où l’opinion qu’ils professent contredit d’autres opinions qu’ils revendiquent également, ils ne peuvent la soutenir jusqu’au bout. Calliclès fait lui aussi les frais de ce procédé, lorsqu’il se voit répondre par Socrate que lui-même, Calliclès, n’accorde pas la thèse qu’il vient tout juste d’énoncer – à savoir, d’une part, que plaisir et bien sont identiques, et d’autre part, que la science et le courage se distinguent l’un de l’autre et du bien12 –, du moins s’il prend la peine de s’examiner correctement lui-même13. Bien avant les stoïciens, Socrate fait donc de la cohérence une condition nécessaire de la vérité et de la science. Mais va-t-il jusqu’à en faire une condition suffisante ? Il ne le semble pas, puisqu’il continue à admettre ne pas savoir, non seulement dans le passage mentionné plus haut, mais aussi un peu plus tôt, lorsqu’il déclare : « car ce n’est certes pas, non, en prétendant le savoir, que je dis ce que je dis. Bien au contraire, je cherche, en commun avec vous ; de sorte que, s’il m’apparaît qu’on me fasse une objection qui compte, je serai le premier à en convenir »14. Reste que de telles objections ne viennent jamais, de sorte qu’en réalité, Socrate est beaucoup plus sûr de lui qu’il ne le laisse entendre dans ces passages : plus tôt dans le dialogue, il n’hésite pas à dire à Polos, qui ironise sur la difficulté qu’il y aurait à réfuter sa thèse selon laquelle ceux qui commettent l’injustice sans en payer la peine sont plus malheureux que ceux qui sont punis, qu’une telle réfutation n’est pas seulement difficile, mais impossible (ajduvnaton) : « car jamais on ne réfutera ce qui est la vérité (to; ga;r ajlhqe;" oujdepote ejlevgcetai) »15. Ici, Socrate semble négliger que la nécessité des vérités qui composent la chaîne qu’il revendique est conditionnée par le simple fait de l’absence de réfutation à ce jour ; il semble prendre cette absence de fait pour une absence de droit, la nécessité conditionnelle pour une nécessité absolue. Comment justifier un tel saut ? La cohérence parfaite de l’enchaînement des différentes thèses socratiques suffirait-elle finalement à garantir leur vérité ? Dans ce cas, pourquoi Socrate continue-t-il à prétendre ne pas savoir ? S’agit-il d’une simple feinte ? Afin de tenter de répondre à ces questions, il convient de commencer par préciser le sens même de la cohérence revendiquée par Socrate. Pour ce faire, on peut se baser sur ce que Socrate dit de la réfutation, qui comme nous l’avons vu est son versant négatif. Dans un passage célèbre de sa discussion avec Polos16, Socrate oppose le mode de réfutation oratoire, pratiqué dans les tribunaux, à celui qu’il privilégie pour sa part. Le premier consiste à s’appuyer sur « des témoins nombreux et de bonne réputation (mavrtura" pollouv"... kai; eujdokivmou") », comme si le nombre était gage de la valeur de la preuve. Cette procédure démocratique par excellence, qui « met aux voix » toute proposition, n’a toutefois « aucune valeur relativement à la vérité », car rien n’empêche de produire de faux témoins en grand nombre, y compris parmi les personnes de bonne réputation, qu’ils soient d’ailleurs euxmêmes dupes de leur propre erreur ou non. De tels procédés n’ont pas de prise sur Socrate, qui considère que le seul témoin digne d’être pris en compte est celui-là même que l’on prétend réfuter – lui-même si c’est Polos qui cherche à le mettre à l’épreuve, ou Polos dans la situation inverse. C’est dire que l’accord recherché est bien un accord avec soi-même et non un accord avec la doxa ambiante, dont la force, aussi prégnante soit-elle, ne devient contraignante que si l’on en a déjà décidé ainsi. Or il faut remarquer que cet idéal d’accord avec soi-même au mépris de l’opinion de la foule est également revendiqué par Calliclès, avec la virulence qu’on lui connaît. En effet, ce 2 que Calliclès reproche à Gorgias et à Polos au début de son intervention, c’est d’avoir cédé à la honte ou au « respect humain » (aijscuvnh), émotion sociale s’il en est, et de ne pas avoir osé exprimer le fin fond de leurs pensées. Ses mots exacts méritent d’être rappelés : « Gorgias, disait en effet [Polos], interrogé par toi sur le point de savoir si, dans le cas où, avec le désir d’être instruit de l’art oratoire, on venait le trouver sans avoir la connaissance de ce qui est juste, il en donnerait, lui, Gorgias, l’enseignement, a cédé au respect humain (aijscunqh'nai) et déclaré qu’il donnerait cet enseignement, parce que c’est l’usage et que la déclaration contraire mécontenterait les gens. Précisément pour avoir accordé cela, il s’est trouvé forcé de se contredire (dia; dh; tauvthn th;n oJmologivan ajnagkasqh'nai ejnantiva aujto;n auJtw/' eijpei'n) ; et c’est de cela que tu t’enchantes ! Polos avait raison, à mon avis du moins, de se rire alors de toi. Or voici qu’en retour c’est à lui d’avoir eu le même sort que Gorgias, et c’est à moi, du même point de vue, de n’être pas enchanté de Polos, pour la raison qu’il a convenu envers toi qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ; car c’est pour t’avoir accordé cela que, à son tour, en s’empêtrant dans tes propos, il s’est laissé museler par toi : parce qu’il a eu honte de dire ce qu’il pensait (aijscunqei;" a} ejnovei eijpei'n) ! »17. Pour Calliclès – et la suite de son discours le confirmera à l’envi –, l’opinion de la foule ne peut en aucune manière peser dans la balance ; expression d’une réaction défensive des faibles par nature contre la domination des forts, elle devrait même plutôt susciter d’emblée le soupçon de sa fausseté. Remarquons que Calliclès laisse entendre que si Gorgias et Polos avaient exprimé ce qu’ils pensaient réellement, ils n’auraient pas sombré dans la contradiction ; autrement dit, leur pensée profonde est parfaitement cohérente, et les contradictions que Socrate a cherché à y déceler doivent en réalité être considérées comme des contradictions entre leur pensée d’une part et l’opinion commune d’autre part. D’après Calliclès, la conception sur laquelle repose l’art rhétorique de Gorgias est sans doute paradoxale au sens propre, mais elle n’en est pas moins intrinsèquement cohérente. On voit donc le progrès accompli lorsque Calliclès entre en scène : comme Socrate, Calliclès ne se soucie pas de l’opinion commune, et comme lui également, il fait de la cohérence interne d’une pensée la condition négative de sa vérité. Ce n’est donc pas par ironie que Socrate le qualifie de « pierre de touche » de la discussion18 : Calliclès est bien l’interlocuteur rêvé de Socrate, celui qui dira véritablement ce qu’il pense, et lui permettra dès lors de garantir certaines vérités de manière définitive. C’est ce qu’affirme explicitement Socrate : « que, dans la discussion, tu t’accordes avec moi, sur ceci ou cela, ce sera dès lors quelque chose à quoi nous aurons, toi comme moi, appliqué notre pierre de touche, et nous n’aurons plus besoin de recourir à une nouvelle épreuve (oujkevti aujto; dehvsei ejpæ a[llhn bavsanon ajnafevrein) »19. Avec un interlocuteur comme Calliclès, qui rassemble les trois conditions recherchées par Socrate – savoir (ejpisthvmh), bienveillance (eu[noia) et franc-parler (parrhsiva) –, il devient possible, semble-t-il, de transformer une vérité seulement conditionnelle en une vérité absolue, en ce que si elle n’est pas réfutée par un tel interlocuteur, elle ne le sera jamais : le fait devient un droit, et ce précisément parce qu’il s’agit de ne se baser que sur ce que l’on pense vraiment, indépendamment de toute autre considération. Pourtant, Calliclès ne se révélera pas à la hauteur des attentes de Socrate. Alors que ce dernier vient de préparer le terrain en lui citant plusieurs exemples de plaisirs que Calliclès aurait manifestement honte20 de qualifier de bons et lui demande s’il continue à affirmer l’identité du bon et du plaisant, il répond : « Eh bien, afin de ne pas rendre mon argument incohérent (i{na dhv moi mh; ajnomologouvmeno" h\/ oJ lovgo")21 si je dis qu’ils sont distincts, j’affirme leur identité »22. À quoi Socrate répond : « Tu mets à mal, Calliclès, ce qui a été dit précédemment, et, si vraiment tu dois parler d’une façon contraire à ce que tu penses, il te sera impossible de soumettre, en commun avec moi, les choses à l’examen de ce qu’elles valent (kai; oujk a]n e[ti metæ ejmou' iJkanw'" ta; o[nta ejxetavzoi", ei[per para; ta; dokou'nta sautw/' ejrei'") ! »23. À première vue, la réaction de Socrate paraît étonnante : Calliclès n’a-t-il 3 pas eu raison de résister au sursaut de honte qui l’a surpris et à privilégier la cohérence de son propos ? Si Socrate lui en fait grief, c’est parce qu’il soupçonne que Calliclès a cessé d’exprimer ce qu’il pensait vraiment au plus profond de lui-même. Ici se révèle la différence entre la cohérence interne revendiquée par Calliclès et celle recherchée par Socrate. Calliclès vise à produire un discours non-contradictoire ; la cohérence à laquelle il prétend est certes interne, mais seulement interne au discours lui-même ; relativement à celui qui le prononce, elle demeure externe. Une telle cohérence s’adresse encore au public, c’est lui qu’elle cherche à convaincre ; si elle ne consiste plus en l’accord entre le discours et l’opinion commune, elle vise néanmoins à révéler la virtuosité de celui qui la maîtrise aux oreilles des auditeurs. Les témoins, évacués par Calliclès en ce qui concerne le contenu du discours, sont réintroduits comme juges compétents pour évaluer sa forme ; la cohérence d’un discours est un pur habillage extérieur qui ne garantit aucunement que celui qui le prononce y croie réellement lui-même. Tout autre est la cohérence recherchée par Socrate, qui ne doit pas seulement concerner les paroles entre elles, mais aussi les rapports entre les paroles et les actes ; ou encore, les rapports entre les paroles et la pensée. Ce contraste est bien marqué dans un passage d’un autre dialogue où cohérence interne et réfutation sont intimement liées, à savoir le Théétète24. Dans ce passage, Théétète remarque que, à la question que vient de lui poser Socrate, il peut répondre soit affirmativement s’il cherche à éviter la contradiction et à rester cohérent avec la théorie dont il s’est fait le champion, soit négativement s’il répond dans le sens qu’il juge convenir à la question présente (to; dokou'n pro;" th;n nu'n ejrwvthsin). Socrate le félicite d’avoir saisi cette distinction, et commente : « Si donc, à ce qu’il semble, tu réponds affirmativement, c’est le mot d’Euripide que tu vas justifier : notre langue sera sans reproche, notre pensée ne le sera point »25. Il poursuit : « Si donc, hommes habiles et sages, nous avions, moi et toi, sur tous les secrets de la pensée, promené notre examen, nous n’aurions plus qu’à nous offrir le luxe d’une épreuve mutuelle, qu’à nous confronter, à la mode sophistique, en un combat qui ne le serait pas moins ; à faire, l’un et l’autre, cliqueter arguments contre arguments ; alors que, simples gens que nous sommes, notre prime désir sera de considérer directement ce que peuvent être, en leurs mutuels rapports, les objets de nos réflexions, si, en nous, ils sont mutuellement d’accord ou tout à fait discordants »26. Ce passage met bien en évidence la différence entre la cohérence sophistique, purement apparente et à visée agonistique, et la cohérence intérieure recherchée par la dialectique comme démarche méthodique. Or contrairement à ce que sa première réaction laissait présager, il s’avère que ce n’est pas une telle concordance entre les paroles et les pensées que poursuit Calliclès, mais bien la première, purement apparente. C’est pourquoi en définitive, le seul interlocuteur à la hauteur de Socrate est Socrate lui-même, qui conclura le dialogue en solitaire, sans que cela diminue en rien la valeur de ce qu’il établit ; car comme le reconnaît Glaucon dans la République, c’est avant tout pour soi-même que l’on dialogue, pose des questions et y répond27. L’intérêt de la forme dialogique est précisément de s’assurer que l’accord donné à chaque étape est bien réel et non seulement apparent, de manière à éviter que la pensée tourne à vide28 ; mais elle peut aussi bien s’exprimer au sein d’une seule et même âme, où elle caractérise la pensée (diavnoia), définie comme « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même »29. La meilleure pierre de touche est encore intérieure, pour autant que l’on soit capable de se soumettre soimême à une critique radicale, comme ne cesse de le faire Socrate. Mais comment ancrer cet accord avec soi-même de telle sorte qu’il soit vraiment intérieur ? Comment garantir qu’il ne repose pas sur des prémisses qui soient de simples opinions communes inscrites de manière si profonde en nous par l’éducation que nous avons reçue et la société dans laquelle nous vivons qu’elles nous paraissent impossibles à remettre en question ? Ce n’est pas un hasard si l’écart entre Calliclès et Socrate relativement à l’accord avec soi-même éclate à propos de la question du bien. En effet, avec cette question 4 est introduit quelque chose qui n’est plus seulement de l’ordre de l’opinion, mais de l’ordre du désir. Que tout le monde désire le bien est un lieu commun dans les Dialogues, comme d’ailleurs dans la philosophie grecque en général : on pourrait dire que cet énoncé est analytique au sens kantien, en ce que le bien (to; ajgaqovn) n’est tout d’abord rien d’autre que l’objet universel du désir de tout homme, parce qu’il est ce dont la possession est capable de nous rendre heureux. Ce point est particulièrement thématisé dans le Philèbe, mais il est déjà largement préparé dans les Dialogues précédents, et en particulier dans le Gorgias, où Socrate établit que tous nos actes, jusqu’aux plus insignifiants – être assis, mettre un pied devant l’autre, etc. –, sont ultimement motivés par la recherche du bien30. Or cet axiome fondamental a des conséquences non seulement « pratiques », mais également « théoriques » – pour autant que cette distinction ait un sens chez Platon. En effet, dans un passage célèbre de la République, Socrate affirme comme une évidence que « quand il s’agit du bien, personne ne se satisfait des apparences (ta; dokou'nta), mais on cherche la réalité (ta; o[nta), et sur ce point dès lors tout le monde méprise l’opinion (th;n... dovxan) »31. La question du bien est celle qui exige de faire la différence entre la réalité et l’apparence, entre la connaissance et l’opinion – et ce, poursuit Socrate, précisément parce que le bien est « ce que poursuit toute âme et ce en vue de quoi elle accomplit toutes ses actions »32. C’est un désir qui nous permet de sortir de l’opinion, en nous fournissant le point d’ancrage qui permettra d’éviter que l’enchaînement des propositions auxquelles nous donnerons notre assentiment, aussi cohérent soit-il, tourne à vide, et que l’accord avec nous-mêmes qu’il nous permettra d’atteindre ne relève pas de la simple apparence extérieure, mais caractérise les rapports entre nos paroles, nos actes et nos pensées les plus profondes. Et comme ce désir est universel, il garantit également la validité universelle de cet enchaînement : paradoxalement, c’est par le plus subjectif et le plus intérieur que la véritable universalité – par contraste avec l’universalité apparente de la doxa ambiante – peut seulement être atteinte. Sur ce point, l’écart entre la conception platonicienne et la conception aristotélicienne de la dialectique est décisif. La dialectique aristotélicienne est coupée de tout lien avec le désir ; les principes sur lesquels elle repose restent de l’ordre de la doxa, même s’ils relèvent de cette catégorie particulière de doxai qu’Aristote appelle les e[ndoxa, c’est-à-dire les opinions bien considérées « par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée (toi'" sofoi'"), et pour ces derniers, par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus, exception faite cependant des paradoxes »33. On le voit, cela revient à faire de « l’appel à témoins », fermement rejeté par Socrate, le critère permettant d’établir la validité d’une prémisse dialectique. La dialectique aristotélicienne se meut dès lors tout entière dans le royaume de l’opinion et ne peut en aucun cas revendiquer le statut de science. La situation est bien entendu plus complexe, car il existe selon Aristote un usage de la dialectique pertinent (et même décisif) pour la science ; dans ce cas, il faut sans doute comprendre que la vérité des prémisses endoxales est garantie par leur ancrage empirique, quoique la question demeure discutée34. En tout état de cause, la situation est radicalement différente chez Platon, pour qui l’universalité qui garantit la validité des principes de la dialectique n’est pas à chercher dans un accord de plusieurs individus quels qu’ils soient, mais dans un désir fondamental qui va permettre de faire de la dialectique une science, et même la science suprême. Mais si le désir du bien est universel, la connaissance de ce qu’est le bien est loin de l’être, et telle est l’origine de toutes nos erreurs et de tous nos malheurs. Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs35, ce problème ne sera définitivement réglé que dans le Philèbe, qui aboutira au terme d’une enquête dialectique rigoureuse – s’ancrant dans ce désir fondamental dont elle détermine progressivement l’objet – à définir le bien comme l’unité de la mesure, de la beauté et de la vérité. À défaut d’y être fondé, ce résultat est toutefois déjà annoncé dans les Dialogues précédents, et notamment dans le Gorgias où, sans véritable argumentation, 5 Socrate caractérise le bien par l’ordre et l’arrangement (tavxi" te kai; kovsmo"), ou encore l’égalité géométrique (hJ ijsovth" hJ gewmetrikhv), qui rendent possible l’apparition de l’excellence (ajrethv) de chaque chose, et dont l’effet sur l’âme est la légalité et la loi (novmimovn te kai; novmo") – la loi étant ici envisagée dans son aspect formel et non quant à son contenu, contrairement à ce que faisait Calliclès dans son opposition de la nature et de la loi36. Légalité et loi constituent également la justice et la modération (dikaiosuvnh te kai; swfrosuvnh), par le biais desquelles se réalisent toutes les autres vertus. Tel est l’ei\do" que doit viser l’homme bon (oJ ajgaqo;" ajnhvr), ce qui lui permet de ne pas agir au hasard (eijkh/'), mais en ayant en vue un but précis ; et tel est l’état que le rhéteur qui a compétence et moralité (oJ rJhvtwr... oJ tecnikov" te kai; ajgaqo") cherche à produire dans l’âme de ses auditeurs37. On le voit, le bien qui est l’objet du désir de tout homme et qui, par ce biais, est censé fournir à la dialectique sa fondation ultime n’est autre que la cohérence elle-même. Autrement dit, le désir dans lequel doit s’ancrer la cohérence pour être dialectique et non simplement sophistique est le désir de la cohérence pour elle-même, comme valeur suprême de la vie humaine. C’est pourquoi la dialectique, en tant qu’elle produit et garantit la cohérence, est un bien par elle-même, et même, comme l’affirme Socrate dans l’Apologie, « le bien suprême (mevgiston ajgaqovn) »38, qui ne risque certainement pas, contrairement à ce que prétend Calliclès39, d’être poursuivie avec trop d’ardeur et de zèle. Certes, la rhétorique a des prétentions équivalentes. Au début du dialogue, Gorgias proclame bien haut que son art a pour objet le bien le plus grand, qu’il identifie à la capacité de persuader40. De cette manière, il semble faire de la rhétorique un absolu, qui ne soit subordonné à aucun bien supérieur. Pourtant, la suite de l’entretien montre qu’il ne peut tenir cette position jusqu’au bout, puisqu’il est amené à déclarer que la rhétorique peut être bien ou mal utilisée, ce qui paraît la dépouiller de toute valeur axiologique propre41. En réalité, la rhétorique telle que la conçoit Gorgias est subordonnée à un bien qu’elle considère comme étant supérieur, et ce bien, comme vont progressivement le révéler les discussions avec Polos et Calliclès, c’est le plaisir. La cohérence qu’elle poursuit est elle aussi subordonnée à ce but, et c’est pourquoi il suffit de la réaliser dans l’apparence. Que la dialectique soit pour sa part un bien par elle-même, c’est ce que prouve notamment l’échange entre Socrate et Calliclès qui fait suite à la définition du bon orateur comme celui qui réalise l’ordre et l’arrangement dans l’âme de ses auditeurs. Socrate en conclut que ce faisant, il débarrasse les âmes de l’injustice et de l’incontinence (ajkolasiva). Vient ensuite l’échange en question : « – Socrate : Être contenue (to; kolavzesqai) vaut donc mieux pour l’âme que l’incontinence, contrairement à ce que tu croyais tout à l’heure. – Calliclès : Ce que tu veux dire, Socrate, je ne le comprends pas ! Adresse plutôt à un autre tes questions ! – Socrate : Voilà un homme qui ne supporte pas qu’on lui soit utile (wjfelouvmeno") et qu’il subisse cela même qui est l’objet de notre conversation, je veux dire d’être contenu (kolazovmeno") ! »42 Ce passage montre clairement que le bon orateur n’est autre que Socrate, et que l’art qui produit le bien dans l’âme de l’auditeur – qui devient alors un véritable interlocuteur – est la dialectique. En cherchant à réaliser le parfait accord avec soi-même, la dialectique est productrice du bien. Dans un passage antérieur, Socrate avait encouragé Polos à répondre en lui garantissant que cela ne lui ferait aucun tort, mais qu’il fallait plutôt s’en remettre au logos comme à un médecin43. Et plus tôt encore, il avait déclaré à Gorgias : « Si donc tu es toi-même de cette classe d’hommes dont je fais précisément partie, ce serait pour moi un plaisir de te poser toutes mes questions ; dans le cas contraire, j’en resterais là ! Or qu’est-ce que cette classe à laquelle j’appartiens ? C’est celle des hommes qui prendront plaisir à être réfutés, si je dis quelque chose qui n’est pas vrai ; mais qui prendront plaisir aussi à réfuter, si l’on dit quelque chose qui n’est pas vrai : de ceux qui, en vérité, ne trouveront pas, d’être réfutés, plus déplaisant que de réfuter ; car c’est là, à mon jugement, un plus grand bien, pour autant que c’est un bien plus grand d’être débarrassé soi-même d’un 6 mal, de celui qui est le plus grand, plutôt que d’en débarrasser un autre : je ne pense pas en effet que, pour un homme, il y ait un mal aussi grave que de juger faux sur les questions qui font précisément l’objet de notre débat actuel ! »44 Il est difficile de ne pas voir dans ce passage l’annonce du thème de la discussion à venir, qui établira qu’il est préférable non seulement de subir l’injustice plutôt que de la commettre, mais encore d’être puni lorsqu’on l’a commise plutôt que de rester impuni. Pour les âmes malades, la dialectique est une médecine ; pour les âmes saines, elle est une gymnastique, un entraînement perpétuel visant à les maintenir en bonne santé. En d’autres termes, la dialectique correspond à cet « art politique » que Socrate met en parallèle avec l’art de s’occuper du corps dont les espèces sont la gymnastique et la médecine : produisant la loi et l’ordre, elle peut être appelée « législation » (nomoqetikhv) ; les rétablissant là où ils sont rompus, elle peut être dite « justice » (dikaiosuvnh)45. C’est en ce sens que Socrate peut déclarer à la fin du dialogue qu’il est le seul véritable politique46 : en faisant de la dialectique son idéal suprême, il se consacre totalement aux soins de l’âme, de la sienne propre et de celle de ses contemporains. D’après le mythe qui conclut le Gorgias, les bienfaits de la dialectique s’étendent d’ailleurs au-delà de la mort, puisque dorénavant, ce n’est plus la procédure rhétorique de « l’appel à témoins » qui a cours chez les juges des enfers, mais l’examen scrupuleux de l’âme toute nue, de manière à ce que se manifeste son état véritable et non seulement apparent, qu’il soit de justice ou d’injustice, de santé ou de maladie, d’ordre ou de démesure – procédure philosophique qui ne peut que tourner à l’avantage des philosophes47. Ces passages montrent combien le conflit entre la rhétorique et la dialectique comme méthodes et celui entre les conceptions du bien soutenues par les interlocuteurs du dialogue sont liées : c’est le rapport entre la rhétorique, la philosophie et le bien qui constitue le cœur du dialogue48. La vérité fondamentale qui conditionne toutes les autres vérités constituant cette chaîne dont les liens sont des arguments de fer et de diamant n’est donc pas une vérité substantielle à partir de laquelle toutes les autres pourraient être déduites, mais l’affirmation que la cohérence dialectique, l’accord avec soi-même poussé jusqu’à son terme, est le bien que tout homme poursuit au plus profond de lui-même. En ce sens, on peut sans doute parler de « cohérentisme » chez Platon, mais il s’agit d’un cohérentisme très particulier, qui intègre comme élément décisif un désir fondamental grâce auquel il n’est pas un discours vide, comme l’est en revanche le discours rhétorique dans sa prétention à la neutralité axiologique. La philosophie est en définitive la seule activité pleinement cohérente, parce qu’elle ne fait pas seulement de la cohérence un critère formel de vérité, mais encore une valeur poursuivie pour elle-même, un idéal qui l’oriente tout entière et lui confère sa signification ultime. Dès lors, le fait que « la philosophie dise toujours la même chose »49 est bien, pour elle, un gage de vérité, et Socrate a raison de se montrer confiant dans le caractère irréfutable non seulement en fait, mais en droit de ce qu’elle affirme. Ce qui a résisté à toutes les réfutations50 continuera à y résister, pour autant qu’il s’ancre dans le bien comme ce qui résiste par excellence à toute réfutation51 – puisqu’il est le fondement même de la réfutation. Cependant, la vérité profonde de la philosophie réside non pas dans les « thèses » individuelles qu’elle soutient, mais dans leur enchaînement rigoureux et méthodique ; c’est pourquoi Socrate peut continuer à affirmer qu’il ne possède pas de véritable savoir des positions qu’il avance, mais que celles-ci doivent toujours à nouveau être reprises et réexaminées. Il n’y a de nécessité que dans l’enchaînement, et c’est pourquoi la science est la dialectique, tandis que les vérités ainsi enchaînées ne peuvent être que de l’ordre de l’opinion. Si la philosophie dit toujours la même chose, elle ne peut faire l’économie de le répéter encore et encore, de toutes les manières possibles et à partir de points de vue à chaque fois nouveaux. Les Dialogues de Platon sont autant de mises en pratique de cette conception fondamentale. 7 1 Gorgias 482b-c. Les traductions du Gorgias sont issues de L. ROBIN, Platon : Œuvres complètes, T. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, parfois légèrement modifiées. 2 Comparer Lachès 188d, 193d-e. 3 Sur cette structure de l’elenkhos, voir G. VLASTOS, The Socratic elenchus [1983], repris dans G. Fine (éd.), Plato. 1 : Metaphysics and Epistemology, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 36-63. 4 Gorgias 509a. 5 Cf. ibid. : ejgw; tau'ta oujk oi\da o{pw" e[cei. 6 Voir aussi ibid. 460c, 480b, 480e. 7 Ménon 81c-d. 8 Voir par exemple Gorgias 457c sq. 9 Cf. ibid 466b-c. 10 Ibid. 466e. 11 Ibid. 474b. 12 Ibid. 495d. 13 Ibid. 495e. 14 Ibid. 506a. 15 Ibid. 473b. 16 Ibid. 471e-472c; cf. aussi 473e-474b et 475e-476a. 17 Ibid. 482c-e. 18 Ibid. 486d-487e. 19 Ibid. 487e. 20 Cf. ibid. 494e : oujk aijscuvnh/...… 21 Pour une fois, la traduction de L. Robin (« pour que mon langage ne soit pas en désaccord avec mon sentiment… ») est ici imprécise et risque d’induire un contre-sens. 22 Gorgias 495a. 23 Ibid. 495a. 24 Théétète 154c-e. 25 Ibid. 154d. Les traductions de ce dialogue sont issues de A. DIES, Platon : Théétète, Texte et traduction, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1926. 26 Théétète 154d-e : Oujkou'n eij me;n deinoi; kai; sofoi; ejgwv te kai; su; h\men, pavnta ta; tw'n frenw'n ejxhtakovte", h\dh a]n to; loipo;n ejk periousiva" ajllhvlwn ajpopeirwvmenoi, sunelqovnte" sofistikw'" eij" mavchn toiauvthn, ajjllhvlwn tou;" lovgou" toi'" lovgoi" ejkrouvomen: nu'n de; a{te ijdiw'tai prw'ton boulhsovmeqa qeavsasqai aujta; pro;" auJta; tiv potæ ejsti;n a} dianoouvmeqa, povteron hJmi'n ajllhvloi" sumfwnei' h] oujdæ oJpwstiou'n. 27 République VII 527e-528a. 28 Cf. Gorgias 454c. 29 Cf. Théétète 189e-190a, Sophiste 263e-264b, Philèbe 38c-e. Sur ces textes, voir l’étude remarquable de M. DIXSAUT, Qu’appelle-t-on penser ? Du dialogue intérieur de l’âme selon Platon, repris dans Platon et la question de la pensée, Paris, Vrin, 2000, p. 47-70. 30 Cf. Gorgias 467c-468b, 499e-500a. 31 République VI 505d. 32 Ibid. 505e. 33 Topiques I 10, 104a9-11, trad. J. BRUNSCHWIG, Aristote : Topiques, Livres I-IV, Paris, Les Belles Lettres, 1967. 34 Sur cette question, voir en particulier R. BOLTON, The epistemological basis of Aristotelian dialectic, dans D. DEVEREUX et P. PELLEGRIN (éd.), Biologie, logique et métaphysique chez Aristote, Paris, Éditions du CNRS, 1990, p. 185-236, et dans le même recueil J. BRUNSCHWIG, Remarques sur la communication de Robert Bolton, p. 237-262, ainsi que E. BERTI, L’utilité de la dialectique pour les sciences, dans A. MOTTE et J. DENOOZ (éd.), Aristotelica Secunda. Mélanges offerts à Christian Rutten, Liège, C.I.P.L., 1996, p. 103-115. 8 35 Le Philèbe de Platon. Introduction à l’agathologie platonicienne, Leyde, Brill, 2006. Gorgias 482e-484c. 37 Ibid. 503d-504e, 506d-508a. 38 Apologie de Socrate 38a. 39 Gorgias 484c-486d. 40 Ibid. 451d-452e. 41 Ibid. 456c-457c. 42 Ibid. 505b-c. 43 Ibid. 475d-e. 44 Ibid. 458a-b. 45 Ibid. 463e-464c. 46 Ibid. 521d. 47 Cf. ibid. 523c-e, 524d-525a, 526c. 48 Ce n’est pas un hasard si cette question resurgit dans le Philèbe, au moment où est établie une classification hiérarchique des sciences au sommet de laquelle Socrate cherche à placer la philosophie (57e-59d). Dans une allusion transparente au Gorgias, Protarque réplique qu’il a souvent entendu Gorgias faire l’éloge de son propre art rhétorique comme étant le plus excellent de tous les arts, et qu’il ne veut prendre position ni contre lui ni contre Socrate. Ce dernier réplique que l’art rhétorique peut prétendre à la suprématie pour les services qu’il rend aux hommes, mais pas du point de vue de la vérité, de la précision et de l’exactitude, qui seules l’intéressent dans le contexte actuel. Étant donné l’ensemble du dialogue, le lecteur peut toutefois comprendre que la vérité, la précision et l’exactitude sont précisément les figures sous lesquelles s’est manifesté le bien, et que reconnaître la supériorité de la dialectique quant à ces points, c’est eo ipso lui accorder la supériorité du point de vue du bien lui-même, et donc de son utilité pour la vie – du moins pour la vie véritable, celle de la pensée pure. Sur tout ce passage, voir Le Philèbe de Platon, op. cit., p. 525-536. 49 Gorgias 482a. Sur cette formule, qui est en fait un topos socratique, voir les remarques de M. ERLER, « La philosophie dit toujours la même chose » : note sur Gorg. 482a, dans A. BRANCACCI, D. EL MURR et D.P. TAORMINA (éd.), Aglaïa – Autour de Platon. Mélanges offerts à Monique Dixsaut, Paris, Vrin, 2010, p. 227-234. 50 Cf. Gorgias 527a-c. 51 Cf. République VII 534b-c. 36 9