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que Calliclès reproche à Gorgias et à Polos au début de son intervention, c’est d’avoir cédé à
la honte ou au « respect humain » (aijscuvnh), émotion sociale s’il en est, et de ne pas avoir osé
exprimer le fin fond de leurs pensées. Ses mots exacts méritent d’être rappelés : « Gorgias,
disait en effet [Polos], interrogé par toi sur le point de savoir si, dans le cas où, avec le désir
d’être instruit de l’art oratoire, on venait le trouver sans avoir la connaissance de ce qui est
juste, il en donnerait, lui, Gorgias, l’enseignement, a cédé au respect humain (aijscunqh'nai) et
déclaré qu’il donnerait cet enseignement, parce que c’est l’usage et que la déclaration
contraire mécontenterait les gens. Précisément pour avoir accordé cela, il s’est trouvé forcé de
se contredire (dia; dh; tauvthn th;n oJmologivan ajnagkasqh'nai ejnantiva aujto;n auJtw/'
eijpei'n) ; et c’est de cela que tu t’enchantes ! Polos avait raison, à mon avis du moins, de se
rire alors de toi. Or voici qu’en retour c’est à lui d’avoir eu le même sort que Gorgias, et c’est
à moi, du même point de vue, de n’être pas enchanté de Polos, pour la raison qu’il a convenu
envers toi qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ; car c’est pour t’avoir
accordé cela que, à son tour, en s’empêtrant dans tes propos, il s’est laissé museler par toi :
parce qu’il a eu honte de dire ce qu’il pensait (aijscunqei;" a} ejnovei eijpei'n) ! »
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. Pour
Calliclès – et la suite de son discours le confirmera à l’envi –, l’opinion de la foule ne peut en
aucune manière peser dans la balance ; expression d’une réaction défensive des faibles par
nature contre la domination des forts, elle devrait même plutôt susciter d’emblée le soupçon
de sa fausseté. Remarquons que Calliclès laisse entendre que si Gorgias et Polos avaient
exprimé ce qu’ils pensaient réellement, ils n’auraient pas sombré dans la contradiction ;
autrement dit, leur pensée profonde est parfaitement cohérente, et les contradictions que
Socrate a cherché à y déceler doivent en réalité être considérées comme des contradictions
entre leur pensée d’une part et l’opinion commune d’autre part. D’après Calliclès, la
conception sur laquelle repose l’art rhétorique de Gorgias est sans doute paradoxale au sens
propre, mais elle n’en est pas moins intrinsèquement cohérente.
On voit donc le progrès accompli lorsque Calliclès entre en scène : comme Socrate,
Calliclès ne se soucie pas de l’opinion commune, et comme lui également, il fait de la
cohérence interne d’une pensée la condition négative de sa vérité. Ce n’est donc pas par ironie
que Socrate le qualifie de « pierre de touche » de la discussion
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: Calliclès est bien
l’interlocuteur rêvé de Socrate, celui qui dira véritablement ce qu’il pense, et lui permettra dès
lors de garantir certaines vérités de manière définitive. C’est ce qu’affirme explicitement
Socrate : « que, dans la discussion, tu t’accordes avec moi, sur ceci ou cela, ce sera dès lors
quelque chose à quoi nous aurons, toi comme moi, appliqué notre pierre de touche, et nous
n’aurons plus besoin de recourir à une nouvelle épreuve (oujkevti aujto; dehvsei ejpæ a[llhn
bavsanon ajnafevrein) »
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. Avec un interlocuteur comme Calliclès, qui rassemble les trois
conditions recherchées par Socrate – savoir (ejpisthvmh), bienveillance (eu[noia) et franc-parler
(parrhsiva) –, il devient possible, semble-t-il, de transformer une vérité seulement
conditionnelle en une vérité absolue, en ce que si elle n’est pas réfutée par un tel interlocuteur,
elle ne le sera jamais : le fait devient un droit, et ce précisément parce qu’il s’agit de ne se
baser que sur ce que l’on pense vraiment, indépendamment de toute autre considération.
Pourtant, Calliclès ne se révélera pas à la hauteur des attentes de Socrate. Alors que ce
dernier vient de préparer le terrain en lui citant plusieurs exemples de plaisirs que Calliclès
aurait manifestement honte
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de qualifier de bons et lui demande s’il continue à affirmer
l’identité du bon et du plaisant, il répond : « Eh bien, afin de ne pas rendre mon argument
incohérent (i{na dhv moi mh; ajnomologouvmeno" h\/ oJ lovgo")
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si je dis qu’ils sont distincts,
j’affirme leur identité »
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. À quoi Socrate répond : « Tu mets à mal, Calliclès, ce qui a été dit
précédemment, et, si vraiment tu dois parler d’une façon contraire à ce que tu penses, il te sera
impossible de soumettre, en commun avec moi, les choses à l’examen de ce qu’elles valent
(kai; oujk a]n e[ti metæ ejmou' iJkanw'" ta; o[nta ejxetavzoi", ei[per para; ta; dokou'nta
sautw/' ejrei'") ! »
23
. À première vue, la réaction de Socrate paraît étonnante : Calliclès n’a-t-il