Dossier pédagogique SAISON 2013 I2014
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SOMMAIRE
Note d’intention P. 4
Éric Lacascade joue collectif P. 5
HUGUES LE TANNEUR
De l’Homme des bois à l’oncle Vania P. 7
FRANÇOISE MORVAN
Résumé P. 9
Oncle Vania,
un monde dans une éprouvette P. 10
VIRGIL TANASE
Un siècle de Vania P. 13
GILLES COSTAZ
L’Univers tchekhovien P. 15
Chronologie A. Tchekhov P. 16
Dans la tête du metteur en scène P. 22
RÉFÉRENCE À LA CAPTATION VIDÉO DU SPECTACLE
CONSIDÉRATION IMPORTANTE
REMARQUES GÉNÉRALES. NOTES DE MISE EN SCÈNE
Éric Lacascade P. 35
Les comédiens P. 36
Tournée / rencontre / À lire / À voir P. 39
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ANTON TCHEKHOV IÉRIC LACASCADE
Oncle Vania CRÉATION 2014
La diculté d’accepter son attachement aux choses, aux êtres. De s’accepter
soi-même. Ainsi chez Tchekhov va la famille, ainsi va le monde.
Le monde de Tchekhov passionne Éric Lacascade. Régulièrement il revient vers ses bourgeois des villes mal à
l’aise dans leur propriété de campagne, héritage dont ils ne peuvent se passer, sinon lorsque, ruinés, ils doi-
vent vendre – voir La Cerisaie – et c’est alors comme une mort. Ici, Vania aime et garde sa forêt. Mais, comme
tout personnage de Tchekhov, il vit à côté de ses désirs. Il ment et se ment, consciemment, avec une inébran-
lable sincérité. Avant tout il se voudrait capable d’être aimé, de donner du bonheur. Lexigence de ces êtres, leur
lucidité, leurs élans, leurs regrets, voilà ce qui entraîne Lacascade vers eux, toujours en lutte avec eux-mêmes,
dépendants d’un groupe plus ou moins familial, uni au point d’en devenir étouffant. Portrait d’une humanité
dont il tient à montrer les rêves et la fragilité. Et la dureté, en reliant Oncle Vania à sa première version, plus
rude, L’Homme des bois, écrite près de dix ans auparavant, en 1889.
Colette Godard
DAPRÈS Oncle Vania ET L’Homme des bois
DAPRÈS LA TRADUCTION DAndré Markowicz & Françoise
Morvan PUBLIÉE AUX ÉDITIONS BABEL ACTES-SUD
ADAPTATION & MISE EN SCÈNE Éric Lacascade
COLLABORATION ARTISTIQUE Daria Lippi,Éric Didry
SCÉNOGRAPHIE Emmanuel Clolus
LUMIÈRES Philippe Berthomé
COSTUMES Marguerite Bordat
SON Marc Bretonnière
ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE Noémie Rosenblatt
PRODUCTION DÉLÉGUÉE Théâtre national de Bretagne – Rennes
COPRODUCTION Compagnie Lacascade – Théâtre de la Ville-Paris –
Maison de la Culture de Bourges.
Eric Lacascade est artiste associé au Théâtre national de
Bretagne – Rennes.
Création au TNB – Rennes du 18 février au 1er mars 2014.
AVEC
Jérôme Bidaux ASTROV
Jean Boissery ORLOVSKI
Arnaud Chéron FÉDOR
Arnaud Churin (DU 5 AU 16 MARS)
OU Philippe Frécon (DU 18 AU 22 MARS) TÉLÉGUINE
Alain d’Haeyer VANIA
Stéphane E. Jais JELTOUKHINE
Ambre Kahan ELÉNA
Millaray Lobos Garcia SONIA
Jean-Baptiste Malartre SÉRÉBRIAKOV
Maud Rayer MARIA VASSILIEVNA
Laure Werckmann YOULIA
SAVOIR AIMER
© B. Enguerrand
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ÉRIC LACASCADE JOUE COLLECTIF
Avec Oncle Vania, l’Homme des bois, le metteur en scène, directeur
de l’École du Théâtre national de Bretagne à Rennes, revient à Tchekhov,
un de ses auteurs favoris.
Éric Lacascade aime être sur scène avec ses comé-
diens. Quand on l’interroge sur ce besoin de se situer
à la fois à l’extérieur et sur le plateau, il se compare
souvent à un capitaine d’équipe de football à lœuvre
sur le terrain avec les joueurs. L’image peut surpren-
dre tant il est peu courant de mettre en parallèle le
théâtre et le sport. Cependant, quiconque a assisté à
un spectacle monté par Éric Lacascade a pu faire ce
constat d’une présence particulière, au milieu des
acteurs, de ce personnage légèrement à part tout en
étant au cœur de la représentation non plus dans la
peau du metteur en scène mais en quelque sorte dans
celle du meneur de jeu. Ce double positionnement a
quelque chose de remarquable car, en observant Éric
Lacascade évoluer dans des pièces comme Ivanov, La
Mouette ou Platonov, on voit simultanément l’acteur
et l’homme. L’homme, c’est-à-dire le metteur en scène.
Cette présence singulière dans l’action de celui dont
on sait qu’il en est aussi le regard extérieur on
pourrait aussi bien dire l’ordonnateur produit un
effet étrange. Toujours droit sans pour autant être
raide, son port dégage une énergie discrète. Il est
un peu à la manière d’un agent secret, un person-
nage trouble; ou au contraire, à la façon d’un ange
gardien plus rassurant. Éric Lacascade nest sans
doute pas le seul metteur en scène à jouer aux côtés
de ses comédiens, mais dans son cas sa présence lui
confère un double rôle d’acteur et d’observateur d’au-
tant plus important que ce positionnement influe
sur le comportement général de ceux qui participent
au spectacle. Pour Éric Lacascade, jouer un person-
nage ne consiste pas tant à l’incarner qu’à contribuer
à un mouvement d’ensemble. Ce qu’il met en scène
consiste d’abord en une dynamique de groupe. C’est
là qu’on retrouve la métaphore du sport d’équipe; la
circulation, les accélérations, les passes et autres
échanges se retrouvent sur cet autre terrain qu’est le
plateau. Si Éric Lacascade monte si bien le théâtre
de Tchekhov, c’est parce que selon lui, l’acteur parti-
cipe toujours d’un ensemble et donc existe en inter-
action avec les autres acteurs. D’l’importance, pour
ce chef de bande, d’un théâtre de troupe basé sur
une complicité qui ne se contente pas d’aventures
éphémères, même si réussies, mais se poursuit sur la
durée.
Après avoir un peu délaissé son auteur fétiche quest
Tchekhov pour monter notamment Hedda Gabler
d’Ibsen, avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre, ou
Les Barbares et Les Estivants de Gorki, Éric Lacascade
y revient aujourd’hui avec Oncle Vania. Ce retour à
un auteur qu’il a si bien servi jusque dans la Cour
d’honneur du palais des Papes à Avignon, en 2002
avec Platonov, est incontestablement un événement
important. Dès ses premiers pas en duo à la tête du
Ballatum Théâtre, avec son compagnon de route
Guy Alloucherie, le parcours d’Éric Lacascade s’est
toujours déroulé sous le signe d’une grande cohé-
rence. Avec lui chaque nouvelle création est le fruit
de ses expériences précédentes. Ainsi, pendant dix,
ans l’aventure du Ballatum s’est nourrie des folies du
Grand Magic Circus ou du Living Theatre. Un théâ-
tre explosif, insolent qui fait feu de tout bois. Au
point qu’on pourrait voir dans les premières créa-
tions en solo de Lacascade une forme d’assagisse-
ment quand il s’agit en réalité d’une nouvelle orien-
tation. Il monte notamment une Phèdre de Racine
intense et frémissante dont tous les rôles sont inter-
prétés par des comédiennes. Sa fréquentation assi-
due du Polonais Jerzy Grotowski, auquel il rend
régulièrement visite jusqu’à sa mort en 1999, l’en-
courage à poursuivre sa quête d’un théâtre qui ne
consiste pas seulement à mettre en scène des textes
mais à construire des formes suffisamment origi-
nales et stimulantes pour les faire entendre diffé-
remment. Ivanov est sa première incursion dans
l’univers de Tchekhov. La pièce s’ouvre sur My Sweet
Lord de George Harrisson. Ce qui pourrait ressem-
bler à un contresens ou à une facilité contribue au
contraire à installer l’atmosphère aigre-douce dans
laquelle se débat le héros. Cette approche intuitive
fera aussi le succès de La Mouette, de Platonov et de
La Cerisaie. « Une analyse trop poussée qui met le
cœur à nu aurait enlevé à Tchekhov ce léger brouillard
poétique qui lui est propre », écrit Stanislavski.
Monter Tchekhov est une affaire de doigté, un travail
de précision il est indispensable de trouver la
bonne mesure pour maintenir ensemble un subtil
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Depuis de nombreuses années j’explore régulièrement l’œuvre de Tchekhov. Elle est une source à laquelle je
reviens régulièrement. Il est vrai que ce fut mon premier amour dauteur, et qu’un premier amour vous
marque à jamais. Au fil du temps, au fil de ces rendez-vous, je me suis senti en empathie, en symbiose avec
les personnages plus que des personnages nous dirions des gens et les situations qui les traversent:
Ivanov, Les Trois Sœurs, puis La Mouette et Platonov.
Aujourd’hui Vania, l’Homme des bois. Incontournable.
Tchekhov peint ici un microcosme familial étouffant, et cela me plaît. Son portrait d’une bourgeoisie mi-
campagnarde, mi-intellectuelle en train de sombrer me parle. Je crois à cette fin du monde-là.
Les plaintes et les pleurs de Vania sur sa jeunesse envolée mattirent aussi. Et la noirceur d’Astrov. De même
que ces histoires d’amour sans espoir, ces histoires d’amitié sans pitié. Et la vie qu’on dit ratée aussi. Et cet
écart entre ce que l’on croit être, ou pouvoir devenir, et ce que l’on est, à la fin. La violence des propos et des
sentiments, leur faiblesse, le peu d’exigence des êtres envers eux-mêmes, leur clairvoyance et leur exhibition-
nisme, et pourtant leur incapacité à agir ou à évoluer.
Dieu sait pourtant qu’ils luttent!
Ce constat nous bouleverse, car avant la résignation mentale ou physique ces hommes et ces femmes lut-
tent. Au bord de l’abîme, maladroitement, dans tous les sens, pour eux et contre les autres, pour les autres
et contre eux-mêmes, ils luttent.
C’est cette confrontation que je vais montrer.
Ce déferlement d’humanité, ce bouillonnement des passions qui se mêlent et s’entrechoquent sur scène,
nous sont d’un coup renvoyés en pleine figure et là, c’est avec nous-mêmes que nous avons à faire.
Tchekhov a écrit une première version d’Oncle Vania qui s’appelle L’Homme des bois. Il ma semblé tentant
de réunir ces deux textes en un seul, pour la première fois.
Éric Lacascade
NOTE D’INTENTION
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Lorsque, pour la première fois, en 1995, nous avons
traduit L’Homme des bois, nous avons ressenti une
grande tendresse pour cette pce, généralement consi-
e comme le brouillon d’Oncle Vania, ou plutôt
comme une version manquée dont le seul intérêt était
d’éclairer la genèse d’un chef-d’œuvre. Puis, le temps
passant, quelques metteurs en scène nous ont avoué
leur prédilection pour L’Homme des bois et, après
avoir travaillé avec Claire Lasne Darcueil, nous avons
décidé de donner une nouvelle version de cette tra-
duction, en tenant compte des corrections que nous
avions apportées entre-temps au texte d’Oncle Vania.
Au fil des années, nous avons aussi constaté com-
bien les versions originales des pièces de Tchekhov,
telles qu’il les avait déposées à la censure, nous sem-
blaient plus riches et plus fines que les versions défi-
nitives, revues selon les directives de Stanislavski, et
nous avons pris l’habitude de donner tout à la fois la
version première, d’après le manuscrit de censure, et
la version académique publiée par Tchekhov. Dans le
cas de L’Homme des bois, nous avons découvert, non
sans surprise, qu’il existait également un texte sous
le texte; si la version avant remaniements navait ja -
mais été traduite, ni même, du reste publiée en tant
que telle en Russie, elle était si profondément diffé-
rente de la version revue et corrigée que nous avons
vu émerger une nouvelle pièce en la traduisant.
Objet de toutes les critiques, ce malheureux Homme
des bois avait été d’abord été écrit dans une sorte
d’euphorie. En 1889, Tchekhov, alors dans la période
la plus heureuse de sa vie, était rasséréné par le suc-
cès d’lvanov (joué dans sa deuxième version) et de
ses pièces en un acte. Il se mit à écrire Le Tragédien
malgré lui et La Noce, qui devaient compter demblée
au nombre de ses plus grands succès, tout en travail-
lant à tons rompus à cette pièce jeune et neuve, une
« grande comédie-roman » aux personnages « ab so -
lument nouveaux ».
L’Homme des bois, dans sa première version, franchit
le barrage de la censure le 10 octobre, mais fut refusé
par le Théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg,
deux lecteurs et metteurs en scène de renom, Lenski et
Némirovitch-Dantchenko, allant jusquà inciter Tchekhov
à renoncer au théâtre pour se consacrer à ses nou-
velles: la plupart des personnes auxquelles Tchekhov
avait soumis le manuscrit se répandirent en cri-
tiques, les uns disant que le titre ne convenait pas
car l’Homme des bois nétait pas le personnage prin-
cipal, les autres que le suicide de Voïnistski ne se jus-
tifiait pas et d’autres encore que l’auteur ignorait les
règles du théâtre et que, de toute façon, le sujet traité
était un sujet de roman.
Cependant, dès novembre, le théâtre Abramova de
Moscou l’ayant acceptée, à l’instigation du metteur
en scène, N. N. Solovtsov, Tchekhov entreprit de revoir
la pièce en urgence: la première devait avoir lieu le
27 décembre. Les trois premiers actes de la deuxième
version furent remis le 20 décembre et, le 25 décem-
bre, Solovtsov en était encore à demander à Tchekhov
d’apporter le quatrième acte lorsqu’il viendrait assis-
ter à la répétition du jour. La premre eut lieu à la date
prévue, mais les acteurs nétaient pas prêts, la période
ne convenait pas car on attendait pour les fêtes une
comédie légère, et les acteurs du théâtre Korch, à qui
Tchekhov sétait aussi adressé, étaient venus siffler
la pièce pour se venger. Ainsi l’échec fut-il parfait.
Certains critiques affirnent que Tchekhov entreprit
de remanier L’Homme des bois dès 1890, d’autres as -
surent qu’il ne le fit quen 1896, l’échec étant trop
douloureux. Ce que nous savons de manière certaine
DE L’HOMME DES BOIS
À L’ONCLE VANIA
AVANT-PROPOS DE L’HOMME DES BOIS, FRANÇOISE MORVAN
6
réseau de forces sous-jacentes en se gardant de tout
excès. Oncle Vania est sous-titré Scènes de la vie de
campagne en quatre actes. Certains commentateurs
disent de cette pièce quelle a la densité d’un roman.
Tchekhov lui-même, déçu par le mauvais accueil du
public lors des premières représentations de La
Mouette, a d’abord pensé en faire un récit. Au cœur
d’un été étouffant, Oncle Vania saisit un moment à la
fois ramassé et extrêmement dense dans l’existence
de quelques personnages. La présence d’une jolie
femme venue de la ville fait monter la tension. Vania
et son ami, le docteur Astrof, s’éprennent de la belle
Elena Andréevna, épouse du tyrannique professeur
Sérébriakov. Malade, celui-ci a décidé de se retirer
dans son domaine, dont Vania s’occupe tant bien
que mal avec Sonia, sa nièce, fille d’un premier
mariage du professeur. Tchekhov a d’abord écrit une
première version de la pièce intitulée L’Homme des
bois. Pour cette mise en scène, Éric Lacascade a
choisi d’utiliser les deux textes pour nen faire qu’un.
Dans ce microcosme le quotidien s’organise en
fonction du rythme des saisons, avec de temps à
autre quelques rasades de vodka pour se réchauffer
un peu le cœur, on vit au gré de ses rêveries pour
passer la mélancolie. « Lorsqu’on na pas de vie véri-
table, on la remplace par des mirages », réplique
Vania à sa nièce qui lui reproche d’avoir trop bu. En
quelques traits, Tchekhov laisse monter peu à peu
une tension d’abord discrète jusqu’à ce qu’elle par-
vienne à ébullition. Les élans du cœur, les rêves, les
espoirs les plus fous soulevés par la beauté d’Elena
atteignent un paroxysme pour s’effondrer et laisser
place à la résignation. Avec, à la fin de la pièce, les
mots de Sonia dont la vérité résonne avec une telle
force après tout ce qui s’est passé qu’ils sont absolu-
ment bouleversants. Ce drame minuscule et
immense, Éric Lacascade le voit comme celui d’une
humanité en crise où, malgré leur lucidité, les héros
nont au fond d’autre choix que de continuer à vivre,
même si c’est en se résignant.
Hugues Le Tanneur
9
RÉSUMÉ
8 9
est qu’en 1896 le texte d’Oncle Vania était prêt pour
la publication. Cependant, Tchekhov ne devait en au -
toriser quelques représentations en province que deux
ans après, et la manière dont il s’exprime à ce sujet
montre à quel point il restait sceptique: « Vous, vous
êtes attaché au théâtre, écrivait-il alors à Souvorine,
et, moi, je men éloigne – de plus en plus, visiblement –
et je le regrette, parce que le théâtre, jadis, ma donné
beaucoup de bonnes choses (sans compter que ça rap-
porte ; cet hiver, on a joué mes pièces comme jamais
auparavant, même Oncle Vania a été joué). Avant, je
navais pas de plus grand plaisir que d’être au théâtre ;
maintenant, j’ai toujours l’impression qu’on va crier
“au feu !” au poulailler. Et, les acteurs je ne les aime
pas. Mes écritures pour le théâtre ont tout gâché. » Ce -
pendant Oncle Vania connut rapidement un succès
triomphal et Némirovitch-Dantchenko lui-même fut
le premier à demander le droit de la monter.
Tchekhov refusa toujours que L’Homme des bois
figure dans ses œuvres complètes. Et, cependant, il
se trouva dentrée de jeu des spectateurs qui le -
plorèrent: « J’ai relu attentivement Oncle Vania, écri-
vit ainsi A. I. Ouroussov à Tchekhov, et je dois dire avec
tristesse qu’à mon avis vous avez abîmé L’Homme des
bois. Vous l’avez rapetissé, réduit à une esquisse, défi-
guré. Vous aviez un magnifique personnage de fripouille
comique : il a disparu ; or, vous avez besoin de lui pour
la symétrie intérieure, et puis, les chenapans de ce cali-
bre, avec leurs plumes riches et brillantes, vous les réus-
sissez toujours particulièrement bien. Dans la pièce, il
comptait beaucoup, il apportait une petite note comique.
Deuxième péché, et, d’après moi, péché bien plus grave :
le changement de l’intrigue. Le suicide du troisième
acte et la scène nocturne au bord de la rivière, en pre-
nant le thé au quatrième, le retour de la femme chez le
docteur (sic) – tout cela était plus nouveau, plus auda-
cieux, plus intéressant que la fin actuelle. Quand, cet
été, je racontais cela aux Français, c’est justement cela
qui les sidérait: le héros est mort, et la vie continue. Les
acteurs auxquels j’ai parlé sont du même avis. Bien sûr,
Vania aussi est bien, mieux que tout ce qui s’écrit actuelle
ment, mais L’Homme des bois était mieux, et ce serait
bien que vous donniez l’autorisation de le monter. »
Le vœu d’Ouroussov finit par être exaucé, quoique bien
tardivement, et, en France, L’Homme des bois fut tra-
duit en 1958 par Arthur Adamov, sous le titre L’Esprit
des bois, puis par Georges Perros et Génia Cannac,
sous le titre Le Sauvage.
[…] Pour passer de L’Homme des bois, comédie, à
Oncle Vania, scènes de la vie à la campagne, Tchekhov
sest livré à un prodigieux travail de resserrement, mais
aussi de fractionnement et de réorganisation: il a sup -
primé des personnages, condensé des motifs, effacé
le tragique (puisque Voïnitski ne se suicide plus) et
renoncé simultanément à ce qui faisait de L’Homme
des bois une comédie, supprimant aussi, avec l’éton-
nant quatrième acte, la cocasserie, la fin heureuse, et
le mouvement d’expansion qui portait l’ensemble.
On a observé que, pour la première fois, en rédigeant
Oncle Vania, il avait renoncé à la division en scènes
pour adopter une division par tableaux, incluant divers
mouvements dans une même unité. Il y a un -
sultat très concret de ce travail de synthèse, et l’on en
verrait une autre expression dans l’importance don-
e au motif de la carte, ou plutôt du « cartogramme »,
que peint L’Homme des bois : c’est le seul motif qui,
loin d’être réduit, se développe et occupe désormais
une place centrale. On pourrait dire que la carte exprime
le travail même de Tchekhov, cette vue globale d’un
ensemble qui, en raison de cette perception synthé-
tique, peut être sormais traité selon une esthé-
tique toute différente1.
Dans le sous-titre Scènes de la vie à la campagne, outre
l’allusion au théâtre de Tourguéniev 2, c’est peut-être
surtout le mot « scène » qui importe, et précisément
au moment Tchekhov commence à travailler par
tableaux, par unités ayant leur cohérence interne, et
non par ensembles construits selon la dynamique
d’une action. Tous les éléments superflus sont sup-
primés, l’ensemble s’épure et s’immobilise: on serait
tenté de dire qu’il y a là le passage d’une pièce jeune,
joyeuse, un peu fouillis, à une pièce de la maturité,
plus fine, mieux maîtrisée, et ce serait sans doute
juste, mais on aurait grand tort d’y voir le passage
d’un travail inabouti à un chef-d’œuvre accompli dans
son ultime, unique, perfection. Les éléments ont été
repris, disposés autrement, selon les règles d’une
esthétique nouvelle, mais ils auraient pu être repris
de dix façons différentes et donner autant de pièces
également intéressantes : ce que le passage de L’Homme
des bois à Oncle Vania a de plus riche et de plus cap-
tivant, c’est ce jeu de kaléidoscope.
Avant-propos L’Homme des bois, Éd.Acte Sud, col. Babel, 2009
1On trouverait une esquisse de cette perception
dans la réplique, tout à fait incongrue, elle aussi, de Diadine
(scène 6 de l’acte l): « C’est à présent qu’il serait intéressant
de regarder cette table à vol d’oiseau » Le fait
que à vol d’oiseau soit en français dans le texte lui donne
une place extérieure, en dehors – ce que rappelle,
peut-être aussi, un peu plus tard, l’image de l’épervier
qui tourne dans le ciel et qui regarde, au sens propre,
à vol d’oiseau.
2Qu’on pense à sa « comédie en cinq actes » Un mois à la
campagne.
Le vieux professeur Sérébriakov est venu se reti-
rer à la campagne, dans la maison de sa pre-
mière épouse. Cette arrivée perturbe la vie pai-
sible de Sonia, la fille du professeur, et d’oncle
Vania, qui à eux deux exploitent tant bien que
mal le domaine.
D’autant que l’attention des proches, y compris
celle de Vania, se cristallise bientôt sur Eléna, la
seconde et très désirable épouse. Dans un der-
nier sursaut pour combattre la peur de ne pas
vivre vraiment, les personnages tentent d’aimer,
de haïr, de tuer.
Dans l’immense maison, par un chaud après-
midi d’été, suivi d’une nuit d’orage, se croisent
et se toisent les destins des personnages sus-
pendus entre l’illusion de leurs désirs et la soli-
tude implacable de leurs existences s. Dans un
dernier sursaut pour combattre la peur de s’être
trompé, de ne pas avoir vécu pleinement, cha-
cun tente d’aimer, de haïr, de détruire.
Dans un texte crépusculaire, Tchekhov est au
plus près des thèmes qui font la beauté de
son œuvre. Dans le terrain vague entre la
fin d’un monde et le commencement
incertain d’un autre, l’histoire nous
parle du temps, des change-
ments inexorables, de la fin des
illusions, de la grandeur et de
la faiblesse des hommes,
en identifiant le vide de
chacun à la perte
symbolique de cette
maison-mère.
© B. Enguerrand
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