L’ACTUALISATION DE LA PENSÉE AMOUREUSE PLATONICIENNE DANS LES FILMS D’ANIMATION DE DISNEY Mémoire Julie Lachance Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Julie Lachance, 2014 Résumé Ce travail aborde les relations existant entre l‟amour platonicien et l‟amour présent dans les films d‟animation de Walt Disney. Disney étant l‟un des plus grands médias culturels occidentaux, si ce n‟est mondiaux, retrouver Platon chez Disney, c‟est voir l‟influence de la philosophie grecque sur l‟Occident actuel et son héritage. La comparaison sera déployée selon quatre grands thèmes : le rôle du beau dans l‟amour, ἔρως comme intermédiaire, l‟amour comme folie divine, l‟amour comme méthode éducative. Nous commencerons par exposer les mœurs en Grèce antique, pour présenter adéquatement la position de Platon. Nous nous demanderons ensuite les causes pouvant expliquer l‟apparition de la théorie platonicienne de l‟amour chez Disney. Nous présenterons par la même occasion les contes qui ont inspiré Disney et qui peuvent parfois avoir des racines platoniciennes. Finalement, nous comparerons les films de Disney avec la pensée de Platon au sujet de l‟amour. iii Abstract This paper presents the existing correlations between the concept of platonic love and the love displayed in Walt Disney's animated movies. Disney being one of the biggest media in Occident, if not in the world, finding Plato's theory in Disney movies means seeing the traces of Greek philosophy in today‟s occidental world, and its heritage. We will ask ourselves why there is an existing relationship between Plato‟s theory and Disney. The comparison will be made around four themes: the role of beauty in love, ἔρως as intermediary, love as divine foolishness, love as educational method. We will first expose the customs of ancient Greece in order to present adequately Plato‟s position. We will present the fairy tales that inspired Disney, which sometimes find their origin in Platonism. Finally, we will compare Disney movies with Plato‟s reflections about love. v Table des matières Résumé.................................................................................................................................. iii Abstract ................................................................................................................................... v Table des matières ............................................................................................................... vii Avant-Propos ...................................................................................................................... xiii Introduction ............................................................................................................................. 1 Chapitre I Théorie platonicienne de l‟amour ........................................................................ 11 Mœurs amoureuses à l‟époque de Platon ......................................................................... 11 Le rôle du beau dans l‟amour ........................................................................................... 23 ἔρως comme intermédiaire ............................................................................................... 37 L‟amour comme folie divine ............................................................................................ 48 L‟amour comme méthode éducative................................................................................. 55 Chapitre II Antécédents littéraires des films de Disney ....................................................... 61 Pourquoi les mythes, pourquoi les contes ? ...................................................................... 61 Quelques auteurs repris par Disney, leur perception du conte de fées et la façon dont ils sont repris .......................................................................................................................... 65 L‟origine de La Belle et la Bête : conte repris par Disney ................................................ 78 Chapitre III Présentation de l‟amour disneyen et comparaison avec l‟amour platonicien ... 93 Le rôle du beau dans l‟amour ........................................................................................... 94 ἔρως comme intermédiaire ............................................................................................. 112 L‟amour comme folie divine .......................................................................................... 128 L‟amour comme méthode éducative............................................................................... 139 Conclusion .......................................................................................................................... 155 Médiagraphie ...................................................................................................................... 161 Filmographie ................................................................................................................... 161 Bibliographie .................................................................................................................. 161 vii À ma mère, Lyne Parent, qui combat son troisième cancer. Pour qu‟elle sache que sa force est pour moi un exemple, que cette réussite soit aussi la sienne. À mon directeur, Claude Lafleur, ainsi qu‟à sa collaboratrice Joanne Carrier, qui se sont dévoués au-delà de toute mesure pour m‟assister dans la rédaction de ce mémoire. À mon codirecteur, Jean-Marc Narbonne, dont l‟aide m‟a permis de belles prises de conscience. ix If you think philosophy is irrelevant to your daily life, think again (Robert Charles Sproul)1 1 Cette phrase est écrite à l‟endos du livre de Robert Charles SPROUL, The Consequences of Ideas : Understanding the Concepts that Shaped Our World, Wheaton, Good news publishers (coll. « Crossway Books »), 2000, 224 p. xi Avant-Propos Pourquoi rédiger un tel mémoire ? Ne serait-ce que pour que l‟on se pose cette question. Maintenant, des études supérieures universitaires ont porté sur ce sujet et ce dernier a été accepté par l‟institution d‟enseignement. Il pourrait donc s‟agir de quelque chose de sérieux et non d‟une grande blague de 160 pages. Par conséquent, ce mémoire remet en question ce que sont des études supérieures et ce qu‟est la philosophie. Ne vous inquiétez pas, cependant. Cette remise en question n‟est pas du tout une mise à zéro, un ébranlement de ce qui est déjà philosophique ou encore une quelconque forme de nihilisme ou de scepticisme face au savoir actuel. En fait, ce n‟est qu‟une nouvelle positive. Comme le dit Le Roi Lion : « Tu auras tant de choses à voir pour franchir la frontière du savoir2 ». Le domaine du savoir est encore plus grand que celui que l‟on imagine et l‟interrogation s‟amorce à travers le quotidien, dès l‟enfance. La vraie philosophie est d‟abord un questionnement sur l‟existence et l‟existence prend racine dans le quotidien, qui fleurit à son tour dans la vie intellectuelle. L‟exclusion de l‟une ou l‟autre part de cette réalité serait non seulement impertinente, mais aussi fort triste. Le vrai philosophe est celui qui s‟émerveille et qui se pose simplement la question « Pourquoi ? ». L‟enfant est subséquemment le philosophe par excellence et ce qui le concerne ne doit surtout pas être exclu des considérations philosophiques du milieu universitaire. Ce mémoire n‟étant évidemment pas si traditionnel, il ne s‟avère pas non plus être particulièrement innovateur. Il n‟est qu‟un pas de plus dans une direction déjà visitée. Disney lui-même cachait dans ses films bien plus d‟intelligence qu‟il n‟en paraît. Ce qui est dit ici n‟est pas une autre forme de théorie du complot concernant le célèbre producteur de films. Il y en a bien assez sur le sujet et nous n‟avons pas souhaité 2 Roger ALLERS et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, scène 1. passer des années de vie à démolir un auteur qui, par ailleurs, a travaillé durement et efficacement pour fonder quelque chose de très beau. En fait, Disney cachait de l‟intelligence dans ses œuvres en faisant des recherches artistiques approfondies, en mettant une grande richesse intellectuelle au cœur de la simplicité des films pour enfants. Il voulait créer le meilleur de ce qui existe de la manière la plus humble et originale. Car, si Walt Disney était un homme de culture, assoiffé de connaissances, il était beaucoup plus réticent à l‟idée de l‟afficher ouvertement. Nous aborderons ce sujet plus amplement dans le chapitre II. Vous remarquerez une assez importante disparité entre les sections. Il y a en effet un bon équilibre entre le nombre de pages du chapitre I et le nombre de pages du chapitre III, néanmoins le second chapitre est significativement plus court que les autres. Il ne s‟agit pas d‟un hasard. Le titre de ce mémoire est L‟actualisation de la pensée amoureuse platonicienne dans les films d‟animation de Disney. Dans un premier temps, il faut bien poser ce qu‟est la pensée de Platon au sujet de l‟amour. C‟est le sujet du premier chapitre. L‟actualisation de cette pensée n‟est étudiée que dans le troisième chapitre. Ainsi, le travail central du mémoire, c‟est la pensée de Platon et son actualisation chez Disney. Pourquoi donc avoir fait ce chapitre entre les deux autres ? La réponse est simple : pour ce qui concerne l‟entre-deux. Qu‟y a-t-il eu d‟intéressant entre Platon et Disney qu‟il soit pertinent d‟amener à notre attention ? Quels sont les liens, mais aussi les différences résidant entre les mythes et les contes ? Surtout, pourquoi percevons-nous un lien ou pourquoi existe-t-il un lien effectif entre la théorie amoureuse de Platon et les films de Disney ? Le lien existant entre Platon et Disney est-il évident ? Vous pourrez en juger par vous-mêmes, toutefois il est à tout le moins visible lorsqu‟on le met en évidence. Nous nous concentrerons au cours de ce mémoire à montrer plus amplement ce qui motive une comparaison entre Disney et Platon, mais avant de commencer, glissons-en un mot malgré tout, question d‟introduire le sujet. L‟éloignement, la capacité de transmission et la grandeur de chacun constituent déjà de bons motifs. Parmi les hypothèses expliquant xiv pourquoi nous voyons des liens entre les deux, il y a celle d‟une transmission graduelle par voie orale ou écrite. Considérant cette hypothèse, établir une relation entre Disney et un philosophe moderne ne nous permettrait pas d‟étudier l‟hypothèse d‟un long voyage d‟idées, de réflexions. Si nous avions choisi, par exemple, le philosophe Jean-Jacques Rousseau pour le comparer à Disney, puisque seulement quelques siècles nous éloignent de lui, nous ne pourrions pas savoir s‟il est possible de remonter davantage dans le temps pour voir la corrélation avec des pensées plus anciennes. Il est plus facile cependant de croire qu‟il y aurait un lien entre Disney et Rousseau qu‟entre Disney et Platon en raison de la plus grande proximité temporelle existant dans le premier cas. L‟important éloignement temporel est un critère déterminant. Avec Platon, nous faisons une grande confiance au temps, nous laissons la possibilité d‟usure à son paroxysme. La comparaison entre Disney et Platon et l‟éventualité d‟un tel type de transmission nous font imaginer un voyage de plus de deux millénaires et ouvrent les portes de la transmission à tout ce qui se situe entre les deux en termes temporels. Pour ce qui est de la transmission et de la grandeur, la réputation de Platon n‟est plus à faire et nous l‟aborderons ultérieurement, pourtant en quoi Disney possède-t-il une quelconque forme de grandeur ? En quoi serait-il un outil pertinent de transmission philosophique ? C‟est vrai, après tout. N‟est-ce pas ridicule de croire que la télévision nous transmet des idées et que nous y sommes particulièrement perméables durant l‟enfance ? Complètement incongru ! Cependant, si une telle hypothèse osait nous traverser l‟esprit, quelle cible serait meilleure, pour étudier la question, que Walt Disney ? Présent depuis près d‟un siècle dans une industrie qui est à peine plus ancienne, internationalement reconnu, particulièrement en Occident, il n‟y a pas de plus grand nom que Walt Disney dans le domaine du cinéma pour enfants, voire dans celui du cinéma dans son ensemble. Selon quel courant de pensée travaillerons-nous ? Ce mémoire s‟inspire de plusieurs perspectives philosophiques, cependant il le fait librement et ne s‟attache pas xv particulièrement à l‟une d‟entre elles comme point de référence pour la totalité du travail de rédaction. À qui s‟adresse ce mémoire ? D‟abord, il s‟agit d‟un travail universitaire et il s‟adresse surtout aux intellectuels du milieu, par contre son langage est, dans la majorité des cas, accessible et l‟œuvre pourrait généralement être lue sans trop de difficulté par toute personne intéressée. Ce mémoire commencera alors avec un chapitre présentant la théorie platonicienne de l‟amour. Pour ce faire, il y aura une petite introduction annexée au chapitre concernant les mœurs amoureuses à l‟époque de la Grèce antique. Nous sommes très loin de Platon, autant dans l‟espace que dans le temps. Nous situer un peu sur ce qui se passait autour de cet auteur concernant le sujet qu‟il aborde, surtout pour ce qui a trait à un sujet aussi pratique, visible dans la vie de tous les jours, est une étape fondamentale pour bien comprendre la théorie de Platon lui-même. La théorie platonicienne de l‟amour sera présentée dans le cadre de quatre volets qui la circonscrivent bien : le rôle du beau dans l‟amour ; ἔρως comme intermédiaire ; l‟amour comme folie divine ; et finalement l‟amour comme méthode éducative. Chacune de ces sections abordera plusieurs points différents en lien avec le thème principal. La seconde section, comme nous l‟avons dit un peu plus tôt, touchera à ce qu‟il y a entre Platon et Disney, principalement en termes bibliographiques. Elle abordera les antécédents littéraires des films de Disney, se questionnera sur le pourquoi des mythes et des contes et en dernier lieu parlera de quelques auteurs repris par Disney, de leur perception du conte de fées et de la façon dont ils sont repris par celui-ci. Le dernier chapitre fera le parallèle entre la théorie platonicienne de l‟amour et les films de Disney et, pour ce faire, il emploiera une division quadripartite identique à celle du premier chapitre. Il abordera un par un les mêmes thèmes et sous-thèmes dans le but d‟établir une relation entre eux. xvi Introduction L‟intérêt d‟une comparaison telle que celle que nous vous proposons dans ce mémoire n‟est pas essentiellement dans l‟observation des similitudes existant entre Platon et Disney, mais surtout dans les questionnements qu‟un tel rapprochement soulève, dans la question : Pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi arrivons-nous si facilement à voir autant d‟éléments de réflexion datant de 2500 ans dans un produit artistique contemporain ? Tout le sens de ce mémoire, tout ce qui le rend intrigant réside dans cette unique question : Pourquoi ? Nous ne pourrons malheureusement pas trancher scientifiquement sur ce point, toutefois, en raison de son importance, il est impératif d‟en observer les réponses potentielles. Tout d‟abord, peut-être que toutes ces similitudes ne sont que le fruit du hasard, un hasard qui tombe bien, comme c‟est parfois le cas des gagnants de loterie. Oui, la théorie de Platon et les films de Disney ont plusieurs points communs. Pourtant il se peut qu‟il n‟y ait aucune raison qui justifie ce rapprochement. Le postulat le plus faible (que nous devons envisager au même titre que les autres) serait que l‟auteure de ce mémoire et ceux qui abonderont en son sens soient portés à faire des liens là où il n‟y en a pas spécialement et que les relations que nous voyons n‟aient rien de surprenant, voire que Disney et Platon n‟aient en réalité pas de similitudes significatives. Il n‟y aurait, dans ce cas, pas plus de relation entre Platon et Disney qu‟il n‟y en a entre deux éléments totalement disparates. La seule raison de l‟existence d‟un mémoire qui traite d‟une corrélation entre la philosophie de Platon et la réflexion présente dans les films de Disney serait, le cas échéant, le produit de notre trop vive imagination. Nous pourrions aussi émettre l‟hypothèse que Disney connaissait Platon. D‟ailleurs, s‟il ne s‟agit pas de Disney personnellement, il suffirait que un ou plusieurs de ses employés permanents l‟ait connu. Il se peut que les théories de ce grand philosophe leur aient plu et qu‟ils aient pour cette raison décidé d‟inclure des réflexions platoniciennes au sein de leur production cinématographique. Disney est d‟ailleurs reconnu pour transmettre la culture savante au peuple. On peut aisément constater cette réputation disneyenne dans le film Fantasia, où le dessin animé joue sur l‟air des plus grandes musiques classiques : « Composé de plusieurs séquences illustrant et tentant chacune de populariser une œuvre de la musique classique ou contemporaine, Fantasia est l‟une des rares occasions de faire apparaître Mickey dans un long métrage3 ». Cependant, si ce trait est plus facilement remarquable dans Fantasia, l‟ensemble de l‟œuvre disneyenne passe par ce processus artistique caractéristique : La réussite exceptionnelle de Walt Disney et son souci de plaire au plus grand nombre l‟ont rapidement classé parmi les représentants de la culture de masse, faisant presque complètement disparaître la passionnante genèse artistique de son œuvre. Or les films de Walt Disney illustrent à merveille un processus de création populaire alimenté pour une bonne part par une culture plus savante. Ce mélange de sources en apparence contradictoires, mené sans complexe et avec une désinvolture proprement américaine par Disney, devient grâce à lui une forme d‟expression unique, étonnant recyclage d‟images qui acquièrent ainsi une audience universelle 4. Les films de Disney, que l‟on prend parfois à tort pour d‟anodines histoires d‟enfant sans intérêt, sont non seulement des œuvres d‟art, elles proviennent au surplus de grandes études qui s‟inspirent volontairement de courants artistiques qui l‟ont précédé. Certains de ces dessins animés, comme la Belle au bois dormant ou Bambi, sont une série de peintures magnifiques : Plus de cent ans après sa naissance en 1901, Walt Disney mérite largement de figurer au panthéon des grands artistes du XXe siècle. Car il faut bien parler d‟art à propos de Walt Disney. Que dire d‟autre d‟un homme dont la curiosité sans borne le fait puiser ses sources aussi bien dans le cinéma expressionniste allemand que dans la peinture romantique ou préraphaélite, pour en tirer une forme d‟expression inédite, universelle, éminemment populaire et pourtant nourrie de culture raffinée 5. Disney, qui ne laissait jamais rien au hasard, n‟engageait que les meilleurs artistes pour exécuter de grands projets effectués avec minutie, allant jusqu‟à engager Salvador Dali dans un projet, Destino, qui a finalement avorté. Ces deux géants se vouaient mutuellement un très grand respect, toutefois leurs styles respectifs s‟avéraient difficilement compatibles. Ainsi, nous voyons que Disney, loin d‟être un banal raconteur d‟histoires, était un artiste solidement ancré d‟un point de vue culturel. 3 WALT DISNEY COMPANY, Il était une fois Walt Disney : aux sources de l‟art des studios Disney, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2006, p. 15. 4 Ibid., p. 4-5. 5 Pierre LAMBERT, Walt Disney : L‟âge d‟or, Rozay-en-Brie, Démons et merveilles, 2006, p. 11. 2 Si nous retournons à nos hypothèses, il se peut aussi que Walt Disney ou ses collaborateurs aient connu Platon, qu‟ils n‟aient eu aucune intention d‟inclure la pensée de cet auteur dans leur œuvre, mais qu‟ils l‟aient malgré tout fait inconsciemment. Nous transmettons ce que nous apprenons, et même lorsque nous croyons avoir une idée originale, elle est souvent teintée d‟influences et d‟apprentissages que d‟autres nous ont fournis. Il ne semble pas y avoir dans la littérature disneyenne de mention d‟un intérêt particulier de Walt Disney pour Platon, ni de spécialistes qu‟il ait engagés et qui s‟y intéressaient particulièrement (et qui auraient œuvré à la réalisation de nombreux films). Il faut cependant admettre qu‟il s‟agit d‟un large champ d‟investigation. Effectivement, nous avons en principe la possibilité d‟être informés de l‟intérêt de Disney et de ses collaborateurs pour Platon si un tel intérêt a existé, par contre il est beaucoup plus difficile, voire impossible, de s‟assurer qu‟aucun des employés ayant eu un impact significatif sur les films de Disney ne s‟est intéressé à Platon. Il serait d‟ailleurs très téméraire d‟affirmer qu‟aucun des artistes (souvent très cultivés) qu‟a engagés Disney n‟a lu Platon. Cette situation serait bien peu probable, considérant l‟importance du rôle de ce philosophe au niveau culturel. Nous devons envisager l‟éventualité que la similitude entre ces deux pensées soit le fruit d‟une expression de la vérité. En effet, si, par exemple, plusieurs chercheurs en chimie arrivent à des résultats identiques dans une expérience en laboratoire, il est probable que cette réponse soit la bonne. Peut-on prétendre en dire autant en philosophie ? Dans une perspective plus psychanalytique, nous pouvons faire l‟hypothèse que, sans être nécessairement l‟expression de la vérité pure et idéelle, cette communauté réflexive entre Platon et Disney est la démonstration d‟un schème de pensées commun à tout être humain indépendamment de sa culture. Ce phénomène, Jung l‟a appelé l‟inconscient collectif. L‟humanité a en commun, en dehors d‟une culture et d‟un temps déterminés, un schème inconscient, des idées, ainsi que des images poétiques qui sont communes à tous, qui sont collectives. Les coïncidences entre Platon et Disney s‟expliqueraient ainsi par le fait que les hommes pensent et ont un 3 vécu imaginatif partagé, qui leur permet d‟arriver naturellement à ces conclusions par rapport à l‟amour. Dans son livre L‟interprétation des contes de fées, qui est en fait la version écrite d‟une série de cours donnés à l‟Institut C.G. Jung de Zurich, Marie-Louise Von Franz affirme ceci : Les contes de fées expriment de façon extrêmement sobre et directe les processus psychiques de l‟inconscient collectif. C‟est pourquoi leur valeur est supérieure à celle d‟autres matériaux pour ce qui est de son investigation scientifique 6. Pourquoi avoir choisi le cinéma de Disney pour ce mémoire ? Pourquoi ne pas avoir comparé de la philosophie avec de la philosophie ? Pourquoi pas avec un autre médium de transmission ? Selon ce que nous dit Von Franz dans la citation ci-haut, simplement parce qu‟aucun autre médium que le conte ne l‟aurait égalé. La réputation de Von Franz n‟est plus à faire. Elle a travaillé en collaboration avec Jung pendant près de trois décennies et est considérée comme l‟une des plus grandes spécialistes des contes de fées à travers le monde. Cette théorie psychanalytique jungienne se rapproche énormément de l‟analyse plus phénoménologique que fait Kant dans la section de sa Critique de la faculté de juger réservée à la dialectique de la faculté de juger téléologique. Selon cet écrit, le principe de finalité (Dieu), ainsi que tout ce qui est transcendant, suprasensible, bien que nécessaire à la réflexion humaine, n‟a aucun statut objectif. Les pensées métaphysiques, dépassant le cadre de l‟expérience, sont subjectives, c‟est-à-dire qu‟elles sont des constituants de la pensée humaine en général, du sujet. Or, je dis que la théologie physique, si loin qu‟elle puisse être poussée, ne peut pourtant rien nous révéler quant à une fin finale de la création ; car elle n‟accède même pas à la question qui porte sur une telle fin. Ainsi peut-elle certes justifier le concept d‟une cause intelligente du monde en tant que concept, qui, subjectivement, est seul approprié à la constitution de notre pouvoir de connaître quand il s‟agit de la possibilité des choses que nous pouvons nous rendre compréhensibles selon des fins, mais elle ne peut davantage déterminer ce concept, ni du point de vue théorique ni du point de vue pratique 7. 6 Marie-Louise VON FRANZ, L‟interprétation des contes de fées, texte traduit par François TAILLANDIER, Paris, Fontaine de Pierre, 1980, p. 9. 7 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, texte traduit par Alain RENAULT, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 435. 4 L‟homme a besoin de penser Dieu et la finalité, néanmoins la finalité n‟est pas forcément dans le monde de manière objective. Dieu pourrait ne pas exister, comme il pourrait exister, nous ne pouvons pas selon Kant nous en assurer rationnellement, toutefois nous savons qu‟il existe en tant que concept dans l‟esprit humain. Peut-être en est-il de même pour la relation existant entre Platon et Disney. Elle existe à cause de la façon dont procède l‟esprit humain et en raison de son existence subjective. Ce qui fait l‟essentiel de la différence entre l‟approche jungienne et l‟approche kantienne dans le cas qui nous occupe est l‟ouverture à l‟objectivité. Bien sûr, à l‟instar de Jung, il s‟agit de quelque chose de subjectif. Toutefois, cela pourrait aussi être objectif (sauf que nous n‟avons aucun moyen de le savoir). Une autre possibilité serait que nous héritions, en tant que société, de réflexions provenant du passé. De génération en génération, les conceptions des anciens se sont partiellement transmises en se modifiant. Les grands penseurs ont influencé des masses de gens, qui ont eu à leur tour une grande influence sur les idées de leurs successeurs. Ce qu‟a dit un philosophe il y a de cela des siècles a influencé l‟opinion de son temps et s‟est transformé pour être toujours présent aujourd‟hui dans nos propres affirmations. Alexis de Tocqueville illustre très bien ce concept lorsque, dans le deuxième tome de son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, il dit des Américains qu‟ils sont tous cartésiens sans jamais avoir lu Descartes, qu‟ils appliquent les principes et adhèrent aux idées cartésiennes sans les avoir étudiées : L‟Amérique est donc l‟un des pays du monde où l‟on étudie le moins et où l‟on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne doit pas surprendre. Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement leur esprit à les adopter8. D‟ailleurs, Tocqueville a fait un portrait de société et a prévu avec une exactitude surprenante ce que l‟Amérique deviendrait, ce qui, sans admettre qu‟une culture se base sur son passé pour forger son avenir (autant au niveau réflexif qu‟au niveau physique), s‟avérerait logiquement impossible. 8 Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome II, texte établi par Eduardo NOLLA, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1990, p. 14. 5 L‟allégorie de la caverne de Platon est aussi une image de ces influences. Cette histoire, comme son nom l‟indique, se déroule dans une « sorte d‟habitation souterraine en forme de caverne9 ». Au fond de celle-ci, des gens enchaînés depuis leur enfance ne peuvent même pas tourner la tête pour voir derrière eux. Tout ce qu‟ils voient, c‟est le mur de la caverne, en face d‟eux. Un peu plus loin et plus haut derrière eux, il y a un muret. Des gens derrière le muret agitent des figurines au-dessus de celui-ci. Un peu plus loin encore derrière le muret, il y a un feu. En raison de ce feu qui éclaire les figurines que montrent les personnes derrière le muret, les individus qui sont enchaînés voient l‟ombre des figurines au mur. Ces gens croient qu‟il s‟agit là de la réalité, puisqu‟il s‟agit de la seule chose qu‟ils ont connue : Le citoyen assis au fond de la caverne reçoit par son éducation civique toute sa conception de la réalité à la lumière de ce feu, sans jamais en soupçonner l‟existence : il a le dos au feu depuis son enfance et ne voit que les ombres qu‟il projette. Cet homme est né dans le monde, mais sans vraiment le connaître, car il est vite soumis aux interprétations qu‟en font ses aînés : il s‟éduque, mais au moyen de l‟opinion commune qui le rend prisonnier des ombres au fond de la caverne 10. Platon émet l‟hypothèse que l‟on détache un prisonnier et qu‟on le force à se retourner. Il souffrira de la lumière du feu et ne verra pas clair. Non seulement il ne pourra pas voir les ombres qu‟il percevait clairement auparavant, il ne verra pas davantage le feu ou les marionnettistes. On lui fera continuer son ascension jusqu‟à ce qu‟il sorte de la caverne. Il sera indigné de se faire tirer à l‟extérieur de la sorte et plus il s‟approchera du soleil et du monde extérieur, plus il souffrira et plus sa vision sera brouillée. « Et lorsqu‟il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l‟éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu‟une seule des choses qu‟à présent on lui dirait être vraies ?11 ». Platon présente alors, sous cette image sensorielle qu‟est l‟allégorie de la caverne, un cheminement semblable à celui présent dans le Banquet12 (que nous étudierons 9 PLATON, République, livre VII, 514a, trad. George LEROUX, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1679. 10 Edmond GENDRON, « “L‟allégorie de la caverne” : République en petit », Laval théologique et philosophique, volume 41, numéro 3, octobre 1985, p. 329-343, p. 336. 11 PLATON, République, livre VII, 516a, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1680. 12 PLATON, Banquet, 210b-c, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 144. 6 ultérieurement), celui de l‟amant qui part de la beauté chez un jeune homme dont il est amoureux pour monter jusqu‟au beau en soi : Je crois bien qu‟il aurait besoin de s‟habituer, s‟il doit en venir à voir les choses d‟en haut. Il distinguerait d‟abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s‟y reflètent, et plus tard encore ces êtres euxmêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune, qu‟il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière 13. Après tout ce travail d‟ajustement de la vue, celui qui était prisonnier sera enfin libéré, parce qu‟il était captif de sa vision étroite et il n‟est plus condamné à ne distinguer que les choses obscures. Il peut désormais voir les plus claires : Alors, je pense que c‟est seulement au terme de cela qu‟il serait enfin capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux, ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même et en lui-même, dans son espace propre et de le contempler tel qu‟il est14. Pour clore l‟allégorie, Platon dit que le prisonnier libéré, pensant à ses anciens compagnons, serait triste pour eux et qu‟il retournerait pour les délivrer. Cependant, n‟étant plus habitué à la lumière, il ne distinguerait plus les ombres et ses amis croiraient qu‟il a eu les yeux gâtés par son aventure. S‟il essayait de les libérer, ceux-ci iraient jusqu‟à le tuer pour l‟en empêcher. Cette situation n‟est pas sans rappeler la mort de Socrate, qui essayait lui aussi, par ses questions, de libérer ses compatriotes de leur prison spirituelle. Revenons à l‟intérieur de la caverne pour terminer notre analyse d‟un point de vue symbolique. Entre le muret et le feu, de grands penseurs (ceux qui tiennent de petites figurines) communiquent leur vision de la réalité au peuple. Pour ce faire, l‟ombre des marionnettes qu‟ils tiennent est projetée sur le mur au fond de la grotte. Collectivement, les gens ne voient dans leur vie que les ombres d‟une certaine perception de la réalité, transmises par quelques figures éminentes et croient qu‟il s‟agit là de la réalité : « Finalement, l‟ombre n‟est pas tant l‟ombre d‟un objet que l‟ombre d‟une connaissance15 ». 13 PLATON, République, livre VII, 516a-b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1680-1681. Ibid., livre VII, 516b, p. 1681. 15 Franck FISCHER, « La nature formelle du symbolisme dans la caverne : (République VII) », Laval théologique et philosophique, volume 59, numéro 1, février 2003, p. 35-67, p. 49. 14 7 La réalité n‟est pas dans la grotte, puisque même les figurines que tiennent ceux qui influencent la société sont des images d‟une réalité extérieure, et ce que voient les gens au fond de la grotte est une pâle image de l‟imitation de la réalité. Si l‟on partait de cette hypothèse, nous dirions que la pensée de Platon a voyagé et s‟est transformée à travers l‟histoire. Ces transformations et les traces de son influence sont particulièrement visibles en art, dont le contenu moins raisonné pourrait être plus facilement influençable par les tendances : « Un autre individu est impliqué dans ce tableau : Platon tire les ficelles de toutes ces marionnettes. Socrate est redescendu dans la caverne projeter des ombres pour les prisonniers16 ». Ce serait en raison de ce périple des Idées de Platon que la pensée amoureuse platonicienne serait visible aujourd‟hui dans les films d‟animation de Disney. Platon serait, dans ce scénario, le marionnettiste : Le marionnettiste est celui qui influence un homme à dire « je crois » en insistant sur le « je ». Autrement dit, c‟est parce qu‟il y a des hommes qui ont réfléchi pour dire que tout n‟est qu‟opinion que d‟autres, les prisonniers, peuvent le penser sans y avoir réfléchi 17. Dans l‟exemple qui précède, le « je crois » est l‟idée du relativisme. Les marionnettistes sont ensuite les philosophes fondateurs du relativisme, ceux qui y ont réfléchi rationnellement alors qu‟il n‟était pas encore un phénomène de société, ceux qui font que les gens pensent dans une dynamique relativiste aujourd‟hui sans avoir préalablement besoin de réfléchir. Sous ce regard, Platon serait un marionnettiste, car il serait un grand penseur à l‟origine de bien des opinions du monde occidental, et son influence se ferait sentir aussi à l‟heure actuelle. On pourrait donc voir ses idées passer sous la forme doxique dans les dessins animés de Disney. Si la pensée de Platon est présente chez Disney, alors elle est présente chez toutes les générations, sinon du monde entier, du moins de la culture occidentale : « Nous avons 16 GENDRON, « “L‟allégorie de la caverne” : République en petit », p. 335. Paul-Émile BOULET et Nicolas MATTE, « L'Allégorie de la Caverne : L'origine de la faiblesse de notre savoir », Phares, vol 2, automne 2001, p. 73-89, p. 82. 17 8 presque tous découvert le cinéma lors de notre enfance, en assistant à la projection sur grand écran d‟un dessin animé de Walt Disney18 ». La réponse que nous ne possédons pas actuellement, et que nous ne pourrons sans doute jamais posséder, est celle de savoir laquelle, ou lesquelles, de ces hypothèses permet(tent) de comprendre la similitude entre Platon et Disney. En fait, nous ne pouvons pas minimalement savoir si la réponse figure parmi ces possibilités ou s‟il s‟agit encore d‟une autre explication qui ne nous est pas venue à l‟esprit. L‟essentiel dans ce mémoire est de saisir le poids de notre mystère. Quelle que soit la réponse, nous faisons face à quelque chose de très important pour l‟humanité. Si le lecteur ne fait que ressentir le vertige, la boule au ventre qui lui permet de saisir la nature fondamentale de ce mystère, il aura sans doute compris beaucoup plus que s‟il intellige les liens établis entre les doctrines dans cette étude, parce qu‟il s‟agit là de l‟objet du mémoire : montrer qu‟il y a entre Platon et Disney, entre hier et aujourd‟hui, entre ailleurs et ici, un lien secret, invisible et insaisissable. 18 LAMBERT, Walt Disney : L‟âge d‟or, p. 13. 9 Chapitre I Théorie platonicienne de l’amour Mœurs amoureuses à l‟époque de Platon Les premières et les plus importantes barrières que l‟on rencontre lorsque l‟on aborde la pensée amoureuse de Platon sont en général le fruit d‟un manque de compréhension du contexte culturel de son époque. Avec notre regard forcément moderne, on peut, en effet, ne pas savoir discerner ce qui tient de l‟innovation et ce qui tient de l‟héritage du philosophe, et conséquemment accorder une importance démesurée à un propos qui ne provient pas d‟une réflexion profonde de la part de l‟auteur, mais des pensées automatisées par le milieu de vie. Inversement, il est facile de ne pas voir combien il a fallu de réflexion à un penseur pour dire une phrase qui nous paraîtrait banale en raison de notre culture. De la même façon, en n‟étant pas familier au contexte, le lecteur observera selon son propre regard, portera des jugements modernes sur l‟emploi de mots ou sur des conditions qui étaient vécues d‟une manière toute différente et il devient impossible pour lui de saisir ce que souhaite dire l‟auteur. Finalement, il arrive aussi fréquemment que le lecteur ait entendu quelques rumeurs sur l‟époque et se base sur ces dernières pour faire ses lectures, cependant il manque ainsi de nombreuses nuances et mises en situation pour que les choses soient comprises telles que son écrivain souhaitait les exprimer. Pour toutes ces raisons, il est capital de présenter en quelques pages à la fois les pratiques amoureuses, mais surtout le vécu émotionnel dans lequel baignait Platon. La plus commune des unions (dans la majorité des cultures et des époques, celle qui nous intéresse ne faisant pas exception) est le mariage. À Athènes, l‟amour et le mariage ne vont pratiquement jamais de pair19 : « La seule raison de se marier, c‟est le désir d‟avoir des enfants, ou plutôt […] un fils unique qui nourrira son père devenu vieux et recueillera son héritage20 ». Le mari qui est infidèle à sa femme ne pose par cet acte aucun problème et entre dans la normalité. Par contre, la femme qui trompe son mari compromet la descendance de celui-ci et la pureté raciale de la cité. La majorité des ouvrages traitant des mœurs amoureuses de cette époque décrivent l‟épouse comme n‟étant habituellement pas l‟amoureuse, ni celle qui suscite les passions, mais plutôt celle qui éduque les enfants, qui fait les tâches domestiques et qui dirige les esclaves. Elle est confinée dans le gynécée, une partie de la maison réservée aux femmes et aux enfants en bas âge. À cet endroit, elle a beaucoup de contrôle, cependant elle n‟a pas accès au monde extérieur. Quillien et Flacelière attribuent cette citation à Ménandre, pour justifier la situation malheureuse de la femme mariée en Grèce antique : « Une honnête femme, dira Ménandre, doit rester chez elle ; la rue est pour la femme de rien21 » et Quillien surenchérit en exposant les causes de l‟absence d‟éducation de ces femmes : « Enseigner à une femme à lire et à écrire ? Quelle terrible erreur ! Autant nourrir d‟un nouveau venin un horrible serpent22 ». Que cette citation provienne ou non véritablement de Ménandre, il n‟en reste pas moins que ceux qui l‟ont choisie pour représenter la perception de Ménandre n‟offrent pas un échantillon représentatif de ce que ce dernier dit de ces dames à travers ses pièces de théâtre. Ces dernières sont en réalité aussi et d‟abord empreintes de beaucoup de douceur pour la femme et pour l‟épouse : J‟ai vu une jeune fille en ce lieu, j‟en suis amoureux […] Si je viens ici, ce n‟est pas pour la trouver : je veux voir son père. Car, libre de naissance, ayant assez de bien pour 19 Cf., Véronique LESUEUR et Dominique MARNY, Une histoire de l‟amour, Paris, Le Pré aux Clercs, 2001, p. 38. 20 Robert FLACELIERE, L‟amour en Grèce, Paris, Hachette, 1971, p. 102-103. 21 FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 119. 22 Philippe-Jean QUILLIEN, Mœurs de la Grèce Antique : 1.5. La maman, [en ligne]. http://www.infologisme.com/fr/article.php ?AIndex=11#1.2, [site consulté le 7 novembre 2011]. 12 vivre, je suis prêt à la prendre sans dot, en m‟engageant en outre à la chérir toujours […] Voilà où j‟en suis : mourir sur l‟heure ou vivre avec la jeune fille 23. En tant qu‟observateurs modernes, nous serions tentés d‟attribuer, par exemple, une intention malveillante dans le fait de ne pas permettre à la femme de sortir seule hors de la maison. Toutefois, Ménandre le présente dans l‟une de ses pièces comme un acte de protection : « Quant à toi, Cnémon, puissent tous les dieux, misérable, te faire périr de male mort ! Une jeune fille innocente, tu la laisses seule à l‟abandon, sans veiller aucunement sur elle, comme il aurait convenu24 ». Ne pas laisser une femme sortir seule en Grèce antique ne serait donc pas un signe de mépris, mais une marque de respect et d‟attention à l‟endroit de celle-ci. Plusieurs ouvrages consultés, qu‟il s‟agisse de celui de Marny et Lesueur, du texte de Quillien, du livre de Mazel et encore d‟autres publications sur le sujet, pointent ordinairement vers une certaine forme de mauvaise perception de la femme en Grèce antique. Cela va de l‟idée que l‟époque de Platon aurait été plus misogyne, avec malgré tout une belle période romantique pour ces dames dans les derniers siècles de l‟Antiquité, jusqu‟à une interprétation draconienne dépeignant une condition féminine exécrable et généralisée. Visiblement, un consensus existe sur le fait qu‟il y avait quelque chose, au moins à l‟époque de Platon et pour un bon nombre de Grecs, qui fait que l‟on parle négativement aujourd‟hui de la situation de la femme à l‟époque. Le degré, ainsi que ce qui dépend simplement de notre interprétation culturelle des faits, reste beaucoup plus difficile à évaluer. Lorsque nous dénombrons les formes de relations amoureuses existant en Grèce antique, nous ne devons surtout pas oublier la prostitution. Beaucoup répondront que la prostitution n‟est pas une relation amoureuse. Il faut effectivement accorder au terme un sens très large pour admettre la prostitution dans cette catégorie aujourd‟hui, mais à l‟époque, c‟est surtout par rapport au mariage que nous aurions besoin de cette largesse d‟esprit, la prostitution étant souvent bien plus « romantique » et emportée : 23 MÉNANDRE, Le Dyscolos, tome 1, texte établi et traduit par Jean-Marie JACQUES, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Des Universités de France »), 1963, p. 84-88. 24 Ibid., p. 80. 13 Ce mythe nous paraît devoir expliquer au mieux l‟expression française de « moitié » pour désigner une épouse, mais, comme il s‟agit d‟un amour ardent et irrésistible, Platon ne songe même pas à mentionner les époux et ne parle que des adultères !25 Il existe deux catégories de prostitution. Il y a la prostitution traditionnelle, simple, qui coûte environ le prix d‟une journée de travail d‟un bon artisan. Ces femmes, filles et garçons sont en quelque sorte de purs défoulements sexuels. Ils ne sont donc pas objet d‟amour : N‟hésite pas à entrer, leur porte est grande ouverte, et leur prix dérisoire, une obole […] Tu obtiendras ce que tu désires et pourras la laisser une fois satisfait, tu peux lui dire d‟aller se faire pendre, elle n‟est rien pour toi26. Ces personnes, le plus souvent des femmes ou des filles tout de même, n‟ont aucune citoyenneté. De ce fait, elles ont le statut d‟esclaves et sont de tous âges et de tous types. Il existe aussi des prostituées « de luxe », si l‟on peut s‟exprimer ainsi. On nomme celles-ci des hétaïres ou encore des courtisanes (hétaïre étant un terme supérieur hiérarchiquement à celui de courtisane ou de concubine). Elles sont des esclaves ou des étrangères, toutefois ce sont ces femmes qui suscitent la passion et l‟amour des hommes. Ces messieurs se ruinent littéralement pour leur amour. Elles occupent d‟ailleurs une place beaucoup plus significative dans la vie des hommes qui s‟y intéressent. Effectivement, elles les accompagnent dans les Banquets, dans les grandes soirées, sont des compagnes régulières qu‟ils entretiennent, auxquelles ils font des cadeaux et qu‟ils logent dans leur propre demeure. Les hétaïres sont des personnes cultivées, intelligentes, qui ont appris l‟art du charme, du maquillage, de la séduction, de la musique, autant que les connaissances qui leur permettent de maintenir de bonnes conversations avec les hommes éduqués. L‟amour de l‟hétaïre est néanmoins souvent à sens unique, un amour pour l‟homme et un commerce pour la femme. C‟est ce que nous explique ce passage : Comme Philomène – une courtisane peut-être inventée – le précisait sans ambages dans une lettre à un amoureux : « Pourquoi m‟écrire de longues lettres ? Je veux cinquante 25 FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 170. Jacques MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, Paris, Presses de la Renaissance (coll. « Histoire des hommes »), 1984, p. 36. 26 14 pièces d‟or et non des lettres. Si tu m‟aimes, tu paies ; si tu aimes ton argent plus que moi, alors cesse de m‟importuner. Au revoir ! »27. Si l‟hétaïre cherche à obtenir de l‟or contre ses services sexuels, l‟Éromène, lui, est en quête de connaissance. La pédérastie est sans doute la forme d‟union amoureuse la moins bien comprise à notre époque moderne. Pourtant, les textes de Platon concernant Éros ont souvent pour objet l‟amour des jeunes garçons. Bien que, quelques siècles plus tard, Plutarque s‟insurge contre cette pratique amoureuse, elle était prônée et bien acceptée au temps de Platon, malgré la surveillance qu‟exerçaient les pédagogues pour la tenir à sa forme la plus noble. Athènes était une civilisation très guerrière et dont les rôles spécifiques de l‟homme et de la femme poussaient les hommes à passer le plus clair de leur temps ensemble et les femmes à se tenir loin de la vie sociale et des habitudes de vie des hommes. En raison de ces valeurs sociales, la communauté des hommes était plus rapprochée. En effet, les hommes, du début de l‟âge adulte jusqu‟à ce qu‟ils commencent à décliner en force, s‟exerçaient tous ensemble nus dans les gymnases. Cela favorisait les contacts amoureux, comme en témoigne ce passage qui explique la survie de la pédérastie après la perte de l‟indépendance politique à Athènes, dont Platon ne fut, par ailleurs, pas le témoin : Si l‟amour masculin ne disparut pas entièrement dans les siècles ultérieurs, - et la preuve qu‟il en subsista quelque chose nous est fournie par l‟Érotique de Plutarque, par les Amours de Lucien et par les Dissertations de Maxime de Tyr, ouvrages où est discutée encore la question de savoir s‟il convient en amour de préférer les garçons ou les femmes, - la cause de cette persistance fut le maintien des exercices gymnastiques et surtout l‟importance que les philosophes attribuaient à l‟érotique 28. Cette situation sociale, entre autres choses, favorisait l‟émergence de la pédérastie, qui faisait office de mentorat, d‟initiation à la vie d‟adulte. Qu‟est-ce que la pédérastie ? Il faut d‟abord comprendre qu‟il réside une différence très importante chez les Grecs entre la pédérastie et l‟homosexualité. Si l‟une paraît à plusieurs comme le sommet de l‟amour et de la virilité, l‟autre ramollit les mœurs et témoigne de la faiblesse d‟un homme. La différence entre les deux est une question d‟âge et de maturation physiologique : Reay TANNAHILL, Le sexe dans l‟histoire, Montbrison, Verviers (coll. « Marabout université »), 1983, p. 77-78. 28 Moritz Hermann Eduard MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, Paris, G. Le Prat, 1980, p. 105. 27 15 Désirable est la fraîcheur de l‟enfant de douze ans, mais celui de treize ans est beaucoup plus aimable. Plus douce encore est la fleur d‟amour qui s‟épanouit à quatorze ans, et de plus en plus charmante celle de la quinzième année. Seize ans, c‟est l‟âge divin. Dix-sept ans, je n‟oserais y prétendre : Zeus seul y a droit.29 On peut aussi comprendre par cela qu‟il s‟agit d‟un intérêt pour les adolescents (bien que le concept d‟adolescence soit moderne, il est évoqué ici pour situer en termes d‟âge), et non pour les enfants, contrairement à ce que laissent sous-entendre certaines croyances populaires. Pourquoi la relation se limite-t-elle à l‟âge de l‟adolescence et non à l‟âge adulte ? Quelle différence cela fait-il ? La pédérastie est une forme d‟amour peu commune qui est difficile à comprendre et qui connaît un nombre limité de précédents dans l‟histoire humaine. D‟une part, il y a dans cette pratique l‟idée d‟une sorte de rite de passage, qui permet au jeune garçon de devenir pleinement un homme, par l‟instruction, la tutelle et l‟apprentissage de la vie sexuelle. De plus, cette tendance semble naître en réaction face à une misogynie et une grande expression de la virilité. L‟homme, ayant par nature besoin de protéger et de prendre sous son aile un être plus délicat et ne pouvant trouver de sens dans la relation avec la femme en raison du peu d‟estime qu‟il ressent à son endroit, s‟est tourné vers l‟adolescent pour réaliser son idéal. On voit d‟ailleurs dans cette citation du Phèdre, que l‟amoureux de prédilection s‟approchait des caractéristiques de la féminité et de la fragilité : On verra l‟amant poursuivre un garçon mou et sans muscle, qui a été élevé non pas en plein soleil, mais dans une ombre épaisse, qui est resté étranger aux fatigues viriles et aux sueurs de l‟effort, accoutumé plutôt qu‟il est à une vie délicate et efféminée30. L‟amour ne pouvant pas être pleinement vécu dans la relation conjugale, le jeune garçon viendrait remédier à ce manque grâce à la faiblesse de son âge. On peut protéger un jeune garçon qui apprend la vie, pas un homme mature. Aimer un homme mature témoignerait d‟une volonté d‟être protégé, donc d‟une faiblesse, alors que protéger un jeune est viril et fort. Là semble être la ligne de partage entre pédérastie et homosexualité. Probablement toujours pour ces mêmes raisons, « Il était de règle que l‟amant n‟eût pas plus de quarante ans, ou du moins qu‟il fût encore dans la 29 FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 68. PLATON, Phèdre, 239c, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1254. 30 16 force de l‟âge31 ». Le lien de protection entre garçon et homme étant moins naturel que celui existant entre homme et femme, la délicatesse du garçon étant plus précaire, ne tenant qu‟à un fil, ou plutôt qu‟à un poil, il fallait en contrepartie que la solidité de l‟homme soit presque caricaturale. Par contre, le nombre de cas d‟hommes âgés, accoutumés à aimer des beaux garçons, qui ne peuvent s‟en empêcher en vieillissant sont légions32. Pourquoi alors Platon, et tout particulièrement Socrate, ont-ils choisi la pédérastie pour parler de l‟amour et de l‟éducation ? Simplement parce qu‟il s‟agit de la façon d‟aimer et d‟enseigner qui se rapporte aux plus grands idéaux du moment : Celle-ci est la seule capable d‟exprimer, à leurs “yeux”, les caractères irrésistibles et romanesques de l‟amour. Même dans l‟abstinence ou la retenue, l‟amour ne peut être que pédérastique dans son élan s‟il veut être porteur des valeurs d‟idéal, de dévouement et de partage33. L‟innovation de Platon a été de parler d‟une relation pédérastique comme d‟un effort à rester ou devenir platonique. Bien sûr, il exprime personnellement que la chute au niveau de la sexualité n‟empêche pas la relation pédérastique d‟être belle, cependant il indique une préférence à se tourner entièrement vers la beauté de l‟esprit. Décrire les pratiques amoureuses sans parler du vécu affectif qui coïncide avec elles serait comme décrire un objet qui nous est étranger sans parler de sa fonction. Nous risquerions de tirer des conclusions fausses qui se basent sur ce que l‟on croit et non sur la réalité de l‟époque. Quand nous pensons aux Grecs de l‟Antiquité, nous imaginons des découvertes rationnelles, une pensée logique et il nous paraît sensé par ce fait, sinon d‟exclure leur dimension amoureuse, à tout le moins leurs sentiments, comme s‟il s‟agissait de machines à penser, néanmoins : De même que les siècles ont effrité la peinture de la frise du Parthénon, de même des générations d‟érudits ont décapé l‟image athénienne de son aspect physique. Cependant, les Grecs n‟étaient pas totalement obsédés par la philosophie et le juste milieu. S‟ils l‟avaient été les dictionnaires du XXe siècle seraient privés de mots tels que : androgynie, aphrodisiaque, érotisme, hermaphrodite, homosexualité, narcissisme, 31 MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, p. 16. Ibid., p. 17. 33 MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 161. 32 17 nymphomanie, pédérastie, satyriasis (priapisme) et zoophilie (bestialité) – tous dérivés du grec et pour la plupart relatifs à des actes qu‟on trouve dans les pages d‟Homère 34. Les Grecs parlent de cette composante physique qui est parfois occultée du discours philosophique par certains érudits. Ils parlent aussi d‟un vécu spirituel que leur offre l‟amour. Il y a quelques moments où l‟on sent se mélanger ces vécus dans un discours plus émotionnel, mais, dans l‟ensemble, les Athéniens ont une timidité première face à cette dimension de leur existence : « Sans aucune retenue, avec même un certain exhibitionnisme, les Grecs en expriment toutes les manifestations [de l‟amour], mais ils sont plus pudiques sur les sentiments amoureux eux-mêmes, plus délicats à comprendre35 ». Il faut dire que ce peuple ne nous aide pas à le connaître mieux à ce niveau, toutefois même si quelqu‟un n‟exprime ou ne comprend pas bien ses émotions, cela ne signifie pas pour autant que cette dimension de son être est inexistante. De plus, en raison de plusieurs propos de philosophes de cette époque, nous percevons les Grecs comme des individus préconisant l‟amour platonique et le mettant en pratique, ainsi que l‟a révélé leur savante suite de syllogismes, toutefois : Il ne faudrait pas croire que, même sous ses formes les plus nobles, l‟amour que les Grecs portaient aux garçons fût quelque chose d‟exclusivement spirituel, une satisfaction tout esthétique en présence de la beauté, une simple communion d‟esprit et de cœur, un échange de sentiments tendres offerts et agréés. Les éléments spirituels de cette affection étaient toujours mêlés d‟un élément très sensuel, le plaisir qui avait pour cause la beauté physique de l‟aimé36. Autant dans le peuple que chez les philosophes, l‟engouement pour la philosophie n‟a d‟égal que celui de la passion pour une courtisane. Néaira, l‟une des plus belles femmes de l‟époque et qui faisait commerce de ses charmes, a en effet reçu un montant identique pour ses atouts que le plus imposant penseur de l‟histoire pour ses réflexions : « Simultanément, le grand Platon est échangé à Egine le même prix, prouvant sinon la surcote de Néaira, au moins la faible valeur marchande d‟un philosophe en terre philosophale37 ». Une question importante, bien que moins reliée à l‟amour, est celle de savoir s‟il existe véritablement une « terre philosophale ». L‟Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ 34 TANNAHILL, Le sexe dans l‟histoire, p. 63. MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 16. 36 MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, p. 18. 37 MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 32-33. 35 18 est considérée par tous comme le lieu, le moment de la philosophie, mais c‟est aussi la même ville qui a assassiné Socrate. Les philosophes rêvent toujours d‟idéaux et ont dressé Athènes comme le sommet de la vie philosophique. Le paroxysme de cette vie a toujours été et restera toujours néanmoins celui d‟un petit groupe de parias : « Athens was a society in which philosophers were often ignored and, when noticed, were easily represented not as authority figures but as cranks and buffoons38 ». Ne nous enorgueillissons pas, ne nous prenons pas trop au sérieux, alors, car voici notre statut social : Platon est le roi des bouffons et nous sommes ses quelques sujets. Nous serions cependant similaires au bouffon qui fait la narration dans Le Bossu de Notre-Dame. Nous sommes marionnettistes. Platon est marionnettiste. Nous le sommes à l‟image de ceux qui tiennent les figurines dans l‟allégorie de la caverne. C‟est, d‟une certaine façon, ce spectacle que nous abordons dans ce mémoire, en étudiant l‟impact qu‟a Platon sur la société. Comme cela a été mentionné ci-haut, la pédérastie découlerait sans doute de la grande misogynie de l‟époque, comme l‟illustrent d‟ailleurs les écrits de nombreux philosophes méprisant la femme. Cependant, d‟où provient cette sous-valorisation de la gent féminine, et les philosophes, volubiles dans leur dédain, l‟exprimaient-ils toujours autant face à la réalité ? Un mythe qui circulait nous permet de bien comprendre l‟origine du dénigrement des hommes pour leur moitié. Ce mythe se réfère à la création même d‟Athènes. Il est donc à la base de la pensée et des émotions de ses concitoyens. Il va comme suit39 : lorsque la ville a été fondée, hommes et femmes avaient le droit de vote. Ils devaient voter sur qui, entre le Dieu Poséidon et la déesse Athéna, se retrouverait protecteur ou protectrice officielle de l‟endroit. Toutefois, le nombre de femmes est supérieur par une voix. Pour se venger, les hommes suppriment le droit de vote 38 David M. HALPERIN et al., Before sexuality : the construction of erotic experience in the ancient greek philosophy, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 172. 39 MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 51. 19 et la possibilité aux femmes de léguer leur nom à leurs enfants. Ainsi, les femmes ne sont plus citoyennes d‟Athènes, la ville dont elles ont choisi le nom. Par ce mythe et par nombre d‟autres commentaires, nous pouvons comprendre que l‟origine de la misogynie en Grèce n‟est sans doute pas, comme on pourrait le croire par les discours de surface, un mépris de la faiblesse de la femme, mais bien une peur viscérale de sa force, force de caractère qui, comble du malheur, séduit l‟homme au plus haut degré. Il se retrouve ainsi devant ce problème : « il y a les femmes comme il faut et celles comme il en faut40 ». La femme au foyer, docile et douce, ne constitue plus de menace ni de sujet de désir. La prostituée de haute voltige, libre, indépendante et intelligente rendra l‟homme fou d‟amour, servile, docile et prêt à tout donner ce qu‟il possède, ainsi qu‟à offrir ce qu‟il est sans que la demoiselle ne daigne minimalement être reconnaissante. L‟image de l‟homme violent qui utilise sa force physique pour dominer et soumettre la femme est contrebalancée même dans des cultures misogynes comme celle de la Grèce antique par celle de la femme dangereuse qui utilise sa délicatesse, sa psychologie et sa finesse à son unique avantage. Le danger de la femme n‟est pas dans sa force physique, mais dans son charme et une femme charmante est une femme qui a du tempérament, de la confiance en elle. La femme a l‟avantage de la faiblesse. Qui se mobilisera pour que cesse la tyrannie de la femme sur l‟homme ? Qui viendra enfin dire que le mépris des pauvres pour les riches dans un pays socialiste est de l‟intimidation gratuite et mesquine envers les riches ? La faiblesse est un atout précieux, car elle laisse le champ libre. Qui soupçonnerait une souris d‟avoir tabassé un loup ? L‟histoire ne raconte que la grossière évidence. Elle se moque bien des détails, néanmoins la femme s‟impose souvent par le détail, subtilement et lorsque paraissent ces détails, il peut devenir difficile de dire qui domine vraiment. Serait-ce là l‟origine de la misogynie ? L‟homme doit prendre le contrôle de la femme par la force physique et les insultes sans quoi la femme risque de posséder l‟homme et de détourner ses talents à son service par la ruse, le charme, la psychologie et 40 Ibid., p. 56. 20 l‟intelligence. La misogynie, sous ce regard, pourrait même susciter une certaine compassion pour ses auteurs. Les hommes, après tout, n‟aiment pas, la plupart du temps, battre leur femme. En général, les hommes aiment séduire et être appréciés. Ils constituent leur estime de soi en bonne partie sur l‟appréciation qu‟autrui a d‟eux. Bien sûr, la pièce de théâtre Lysistrata d‟Aristophane est une comédie, mais une idée telle qu‟une grève sexuelle peut être expliquée par la volonté qu‟a l‟homme de faire aussi plaisir à la femme. En effet, même si la femme se refuse sexuellement à l‟homme, l‟homme peut physiquement forcer la femme à l‟acte, mais, dans la majorité des cas, l‟homme préférera se sentir désiré pour désirer lui-même. Pour ce faire, il faut un respect minimal et l‟emploi de la force physique envers la femme nuit généralement à l‟estime que la femme a envers l‟homme. Et qui sort gagnant de la guerre des sexes ? Est-ce l‟homme qui tue son désir, parce qu‟il veut posséder l‟objet de ce désir, puis qui se rabat sur lui-même par la pédérastie, ou la femme qui séduit pour avoir l‟homme dans le but d‟avoir plus d‟argent, qui lui servira à séduire les hommes ? Évidemment, c‟est une fausse question. Nous avons seulement tenté de nuancer les préjugés concernant la question : « Qui domine ? », puisque c‟est beaucoup moins manichéen qu‟il n‟y paraît. Le seul but que l‟amour peut poursuivre en définitive est celui d‟aimer et si l‟amour est un moyen, il ne sera un bon moyen que s‟il finit par être son propre but. Ainsi une lutte de contrôle est vaine, parce qu‟elle ne permet pas l‟amour, ni rien d‟autre, d‟ailleurs, qui ne soit une impasse ou une vanité. Bien sûr, l‟homme peut se servir de sa force physique dans le couple, si c‟est pour favoriser l‟harmonie véritable au sein de ce dernier (précisons que ceci n‟est pas une incitation à la violence, mais plutôt à l‟ouverture des pots de confiture), comme une femme peut user de sa compréhension naturelle de la psychologie humaine pour aider la relation à s‟épanouir. Il faut simplement que l‟enjeu de l‟amour ne soit pas une lutte de pouvoir, sans quoi non seulement l‟amour s‟efface, mais on ne peut que s‟enliser dans l‟absurdité et la 21 tautologie. La bataille du « qui gagnera ? » est donc vaine et c‟est une excellente nouvelle. Quand personne ne cherche à gagner, tout le monde y gagne. Ce n‟est pas une utopie. Il existe des relations maritales vraies en Grèce antique. Dans la réalité, « Il arrive que certains couples dérogent à cet ordre des choses : Aristote, par exemple, qui, marié, goûte au calme d‟une affection conjugale fondée sur une bienveillance réciproque qu‟il nomme philia. Cependant, la société ne les comprend pas41 ». Curieusement, c'est le même Aristote, réputé en tant que philosophe pour sa très grande misogynie, qui s‟avère être un modèle de respect de la femme d‟un point de vue pratique : « Son attachement apparaît avec profondeur […]. Son amour demeurera fidèle à sa femme : il hésite à appliquer dans l‟intimité de sa vie les résultats de ses spéculations42 ». Ce philosophe qui disait de regarder davantage ce qu‟une personne fait que ce qu‟elle dit, notamment dans ses propos concernant le bonheur, et qui était bien assez brillant pour voir la différence importante entre ses réflexions et ses actions au sujet de la femme, peut nous pousser à nous questionner sur la complexité de la misogynie, dont la compréhension éclaire beaucoup les pensées qui ont été soulevées à Athènes concernant les relations humaines, surtout celles de nature amoureuse. Il existe aussi une caractéristique, qui est évidemment présente au sujet de l‟amour dans chaque peuple du monde et qui n‟est toutefois probablement jamais mise à l‟avantplan aussi fortement qu‟au temps de Platon. Il s‟agit de l‟importance accordée à l‟esthétique et au beau. Considérant que le peuple grec est un regroupement d‟esthètes qui n‟a pas son pareil dans l‟histoire de l‟humanité, un comportement comme celui de Socrate, qui ne prend pas en considération l‟apparence physique, est absolument renversant. À titre d‟exemple, pour bien comprendre la place majeure de la beauté dans cette culture, nous pouvons nous rapporter au cas de Phryné43, une hétaïre très connue. Elle était accusée au tribunal d‟Athènes pour avoir été profane en raison de l‟ampleur de sa débauche. Elle risquait la peine capitale. 41 LESUEUR et MARNY, Une histoire de l‟amour, p. 43. MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 56. 43 Ibid., p. 63. 42 22 Cette courtisane avait, contrairement aux autres, l‟originalité de se couvrir entièrement pour attiser le désir des hommes par son mystère. À court d‟arguments pour sauver sa cause, l‟avocat chargé de la défendre dévêtit Phryné. Elle est alors acquittée, car « Comment peut-on faire périr “la prêtresse, l‟inspirée d‟Aphrodite”, sans ajouter un sacrilège supplémentaire, sans attenter à la Beauté incarnée, enfin dévoilée44 ». Le rôle du beau dans l‟amour La philosophie platonicienne rejoint un trait culturel de la Grèce antique en accordant une grande importance à la beauté. Elle le fait toutefois d‟une manière différente et innovatrice, qui se distingue de celle de ses contemporains. Cette particularité offre au lecteur avisé un riche contraste. Socrate ose affirmer, après que les autres orateurs de la pièce eurent orné l‟amour des plus magnifiques couronnes imaginables, que l‟amour n‟est pas beau. « Pourquoi l‟amour ne serait-il pas beau ? » s‟interroge Agathon, son interlocuteur. Socrate lui demande si l‟amour est amour de rien ou s‟il aime quelque chose. La deuxième option semble être la plus probable aux yeux d‟Agathon. Puisque l‟amour porte sur un objet, les hommes conviennent entre eux que ce qui est l‟objet d‟amour d‟Éros est aussi un désir de cette chose. Or, on ne peut désirer que ce que l‟on n‟a pas : « Est-ce qu‟un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu‟un homme qui est fort souhaiterait être fort45 ? ». Il résulte de cela, sur la base du discours fait précédemment par Agathon, que l‟objet d‟amour d‟Éros est le beau. Par suite des derniers raisonnements, il est donc impératif de conclure qu‟« Éros manque de beauté et [qu‟] il n‟en a pas46 ». L‟éloge d‟Éros que font les autres convives du Banquet est empreint d‟enthousiasme. Agathon prêtera à Éros des qualités merveilleuses, dont la beauté : « Je 44 Ibid., p. 63. PLATON, Banquet, 200b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 133. 46 Ibid., 201b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 134. 45 23 déclare donc que, parmi les dieux, qui tous sont heureux, Éros, s‟il est permis de le dire sans inciter au ressentiment, est le plus heureux, car il est le plus beau et le meilleur47 ». Aucun des participants de la fête, hormis Socrate, ne démentit l‟idée de la beauté d‟Éros. Même Socrate cherche, comme dans un réflexe humain, à défendre cet idéal auprès de Diotime lorsqu‟elle lui en expose la fausseté: « Pourtant, repris-je, tout le monde convient qu‟Éros est un grand dieu48 ». Pourquoi, si Éros ne possède pas tous ces mérites, sommes-nous naturellement tentés de les lui allouer ? Diotime nous éclaire sur le motif de cette méprise. Elle explique à Socrate qu‟Éros n‟est pas celui qui est aimé, mais bien celui qui aime. Notre confusion de ces deux états nous incite à attribuer à tort une grande beauté à Éros : « De fait, ce qui attire l‟amour est ce qui est réellement beau, délicat, parfait, c‟est-à-dire ce qui dispense le bonheur le plus grand. Mais autre est la nature de ce qui aime […]49 ». Qu‟est-ce que la beauté ? Il existe un dialogue platonicien qui s‟attaque exclusivement à cette question. Il s‟agit de l‟Hippias Majeur. Hippias, un sophiste, essaie d‟exposer à Socrate ce qu‟est le beau, alors que ce dernier s‟amuse à démolir chacune des tentatives du savant. Lorsque le temps est venu pour Socrate de chercher une définition de son cru, il se retrouve devant le même obstacle. Mario St-Pierre, dans son mémoire intitulé Le beau selon Platon, arrive à cette conclusion face à l‟impasse de l‟Hippias Majeur : « le dialogue de l‟Hippias Majeur nous apprend que le philosophe doit tenir à une plus grande rigueur logique en vue de parvenir à une définition de l‟idée de beauté qui soit la plus claire et la plus juste50 ». Est-ce vraiment la leçon à tirer de ce dialogue ? Drew A. Hyland, auteur de l‟ouvrage Plato and the question of beauty, a, quant à lui, trouvé une tout autre réponse à l‟impasse dans laquelle nous amène Platon : « we are allowed to see this deeper recognition drawning on Socrates : the recognition that not 47 Ibid., 195a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 127. Ibid., 202b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 136. 49 Ibid., 204c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 138. 50 Mario ST-PIERRE, « Le beau selon Platon », thèse de maîtrise en philosophie, Québec, Université Laval, 1984, 121 p., p. 34. 48 24 everything can be defined, that not everything is logos51 ». Qui a raison ? Est-ce un manque de rigueur scientifique ou plutôt le signe que la beauté est de ces choses qui dépassent la logique ? Dans le dernier cas, un tel surpassement peut-il posséder un soubassement raisonnable et dicible qui puisse être mis à contribution ? Voyons d‟abord sur quoi s‟achève le dialogue : « For were he to have responded to this (his own) claim in his usual way, he would have taken “beautiful things are difficult” as a definition of the beautiful52 ». La finale de l‟Hippias Majeur est que « “les belles choses sont difficiles”53 ». Il y a minimalement une forme d‟impasse, une difficulté qui paraît appartenir en propre à la notion de beauté, qui n‟est peut-être pas exclusive, mais qui en est une spécificité. On n‟a en effet jamais entendu Socrate tenir un discours tel que : « les chaises sont difficiles » ou « la technique est chose difficile ». Nous voyons là un message qui caractérise une catégorie moins définissable. Il s‟agit d‟une véritable embûche. Qu‟est-ce que l‟Hippias Majeur ? Un discours d‟allure froide qui met en scène un homme qui se croit savant. Hippias est l‟image même du sophiste. Dans les écrits amoureux de Platon, ce qui frôle de près la définition est un témoignage du don exclusif que possède la beauté et ce qu‟elle est. Entourée de mythes et proférée par une prêtresse, cette définition se montre moins sous les traits de la rigueur que sous ceux de l‟inspiration divine. Il réside dans cette phrase une véritable attribution d‟identité. Il est écrit que la beauté est cela. La copule fait le don du prédicat à la beauté et il s‟agit d‟un don si entier que le beau devient cet attribut. Toutefois, parallèlement, nous faisons face à une définition mystérieuse, qui semble à la fois être inférieure à une définition parce qu‟elle dépeint ce qu‟est la beauté comme s‟il s‟agissait simplement d‟un état qu‟elle reçoit de l‟extérieur. La radicalité du don n‟est pas forcément une évidence découlant de l‟affirmation. 51 Drew A. HYLAND, Plato and the question of beauty, Bloomington, Indiana University Press (coll. « Studies in continental thought »), 2008, p. 26. 52 Ibid., p. 26. 53 PLATON, Hippias majeur, 304e, trad. Francesco FRONTEROTTA et Jean-François PRADEAU, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 551. 25 En même temps, c‟est bien davantage qu‟une définition dans tout ce qu‟elle laisse deviner de grandiose et de spécifique à son sujet : « […] seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d‟être ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat [= ἐκυανέστατον] et ce qui suscite le plus d‟amour54 ». Que la beauté soit ce qui provoque le plus d‟amour, c‟est ce que nous pouvons comprendre puisque nous avons conclu qu‟il s‟agissait de l‟objet de la quête d‟Éros, et si elle suscite le plus d‟amour, c‟est en raison de son éclat. Si la réflexion pouvait apparaître avec le même éclat et la même clarté que la beauté : « Quels terribles amours en effet ne susciterait pas la pensée55 ». Ce qui est singulièrement captivant dans la citation concernant la beauté est le mot « éclat ». Quelle portée ont ces quelques petits mots lancés par Platon : « ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat » ? Si la Grèce accorde à la beauté un statut sacré, comme nous avons pu le constater dans le cas de Phryné, nous avons aussi eu l‟occasion d‟observer que Platon ne lui prête pas moins une très grande importance. Pourtant, si les apparences laissent penser que le jugement de Platon aurait abondé dans le sens de celui de la cour dans le cas de Phryné abordé ci-haut, la réalité est, quant à elle, tout autre. La différence réside dans ce qu‟est le beau et, dans le Banquet, la personne permettant aux lecteurs de saisir cette altérité est l‟homme même qui, physiquement beau comme un Dieu, est peut-être finalement le synonyme de la plus pathétique laideur que l‟on puisse imaginer : il s‟agit d‟Alcibiade. Alors que chacun a terminé son discours au sujet d‟Éros, Alcibiade arrive au Banquet, ivre et bruyant. À cette époque, Alcibiade est adulte depuis de nombreuses années. En venant à la soirée, il dérange les règles établies et arrache la parole aux interlocuteurs. Il est surpris de voir Socrate sur les lieux et est profondément ennuyé par sa présence. En effet, il est à une période de sa vie où il tente d‟éviter le vieux sage, car : 54 55 PLATON, Phèdre, 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. Ibid., 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. 26 By his own admission, “ Socrates is the only man in the world ” who makes Alcibiades feel shame […] It is as though Socrates is able to hold up a mirror to Alcibiades, and Alcibiades is revolted by the reflexion he sees in it 56. On autorise unanimement la participation d‟Alcibiade à la fête, par contre la volonté de modération face à l‟alcool disparaît avec cette invitation, ainsi que le discours sur Éros. Lorsque Socrate est dans les alentours, Alcibiade ne veut et dit ne pouvoir faire la louange de personne d‟autre que lui57. Il s‟agit d‟une excuse parfaite pour le maître du jeu, Platon, qui écrit ceci dans un but bien précis. L‟objectif de Platon dans le discours d‟Alcibiade est de montrer que l‟Éros dont Diotime a fait mention par le biais de Socrate est en fait incarné par le personnage de Socrate58 : « Socrates is the shoeless, needy lover who schemes after the good and beautiful things he lacks59 ». Le génie d‟écriture à ce sujet se révèle lorsqu‟au début du discours, Aristodème dit de Socrate qu‟il avait mis des sandales en insistant sur le fait que ce n‟était pas coutume pour ce dernier60. Quand Diotime dit qu‟Éros va toujours pieds nus61, le lecteur est subséquemment déjà disposé dans son esprit à établir une corrélation entre Socrate et Éros. L‟éloge qu‟Alcibiade fait à Socrate ce soir-là est particulièrement touchant, quand on comprend le passé qui l‟entoure et le sens qu‟il revêt : il est fortement ému par cet amant sublime, et touché par le charme profond de son maître, mais tout en étant conscient d‟exprimer « son adieu magnifique à l‟homme qui lui a montré le chemin où il ne s‟engagera plus »62. Alcibiade était la promesse de Socrate. Ce dernier était amoureux du potentiel de son jeune élève, toutefois Alcibiade était beau physiquement, voulait donner son corps et être flatté pour ce genre d‟atout avant celui de son esprit. Socrate a refusé le cadeau qu‟Alcibiade lui faisait de son corps, et ainsi tout ce que le jeune homme croyait posséder de pouvoir et d‟honneur. Cet enfant, si doué, s‟il avait offert son âme à une belle fin, aurait 56 Gary Alan SCOTT et William A. WELTON, Erotic wisdom : philosophy and intermediacy, Albany, State University of New York Press (coll. « SUNY series in ancient Greek philosophy »), 2008, p. 167-168. 57 Cf. PLATON, Banquet, 214d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 149. 58 Cf. SCOTT et WELTON, Erotic wisdom : philosophy and intermediacy, p. 200. 59 Frisbee SHEFFIELD, Plato‟s symposium : the ethics of desire, New York, Oxford University Press Inc., 2006, p. 188. 60 Cf. PLATON, Banquet, 174a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 106. 61 Cf. Ibid., 203d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 62 MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros: L‟amour dans la Grèce antique, p. 85. 27 accompli de grandes choses. C‟est ce qu‟espérait son maître, mais qui ne s‟est pas concrétisé. Dans son discours, Alcibiade décrit Socrate comme un silène. Un silène est une sorte de statuette, dont l‟allure extérieure est très laide, parce qu‟elle représente un satyre63. Ces statuettes faisaient office de boîtes dans l‟Antiquité grecque et l‟on rangeait à l‟intérieur des essences, ainsi que divers objets précieux et magnifiques. L‟aspect extérieur du silène est donc fort repoussant, parce qu‟il est à l‟image du satyre, pourtant l‟intérieur est admirable. Socrate est célèbre, à son époque comme aujourd‟hui, pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles on peut citer sa laideur physique notoire. Comment Alcibiade, l‟un des hommes les plus beaux que la Grèce a connus, peut-il en arriver à concéder que la beauté de Socrate surpasse la sienne ? Il croit que l‟âme de Socrate est belle, que ses vertus le sont. Il pense que la beauté de son maître est intérieure. En fait, plus encore qu‟intérieure, elle est cachée. Peu de gens connaissent vraiment la beauté de Socrate. Cette affirmation est appuyée par l‟image finale que nous projette son disciple lorsqu‟il indique que quand tous furent endormis, Socrate continua sa journée entière comme si de rien n‟était. On constate ici à la fois la vigueur surhumaine, mais aussi le côté dissimulé de cette nature. Les gens qu‟il croisera ignoreront qu‟il n‟a pas eu de repos, ni ceux qui dorment lors du Banquet, qu‟il ne les accompagnait pas dans les bras de Morphée. Quelques privilégiés seulement le sauront : les plus intéressés, sans doute, les plus chanceux, peutêtre. Une chose est certaine, c‟est que beaucoup ne percevront pas la beauté de Socrate64 : « Ce qui est véritablement beau est de l‟ordre de l‟invisible […] cette 63 DICTIONNAIRE LITTRÉ, Satyre, [en ligne], http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/satyre, [2 février 2012]. 64 Cf. SCOTT et WELTON, Erotic wisdom : philosophy and intermediacy, p. 200. 28 invisibilité sous-jacente à tout chose jaillissant du cœur de l‟Être, et qui cherche à se manifester dans tout l‟éclat de sa beauté65 ». De la même façon, dans le Phèdre, peu sont ceux qui parviennent jusqu‟à la contemplation du beau en soi. C‟est ce que Platon nous présente ici de manière figurée à l‟aide d‟un mythe : Voilà quelle est la vie des Dieux. Passons aux autres âmes. Celle qui est la meilleure, parce qu'elle suit le dieu et qu‟elle cherche à lui ressembler, a dressé la tête de son cocher vers ce qui se trouve en dehors du ciel et elle a été entraînée dans le mouvement circulaire ; mais troublée par le tumulte de ses chevaux, elle a eu beaucoup de peine à porter les yeux sur les réalités. Cette autre a tantôt levé, tantôt baissé la tête, parce que ses chevaux la gênaient ; elle a aperçu certaines réalités, mais pas d‟autres. Quant au reste des âmes, comme elles aspirent toutes à s‟élever, elles cherchent à suivre, mais impuissantes elles s‟enfoncent au cours de leur révolution ; elles se piétinent, se bousculent, chacune essayant de devancer l‟autre. Alors le tumulte, la rivalité et l‟effort violent sont à leur comble ; et là, à cause de l‟impéritie du cocher, beaucoup d‟âmes sont estropiées, beaucoup voient leur plumage gravement endommagé. Mais toutes, recrues de fatigue, s‟éloignent sans avoir été initiées à la contemplation de la réalité, et, lorsqu‟elles se sont éloignées, elles ont l‟opinion pour nourriture 66. Diotime nous raconte le mythe de la conception d‟Éros. Nous aborderons plus amplement ce mythe ultérieurement, cependant nous devons simplement savoir à ce stadeci qu‟Éros a été conçu le jour de la naissance d‟Aphrodite. C‟est le motif que Diotime invoque pour justifier son amour du beau : Si Éros est devenu le suivant d‟Aphrodite et son servant, c‟est bien parce qu‟il a été engendré lors des fêtes données en l‟honneur de la naissance de la déesse ; et si en même temps il est par nature amoureux du beau, c‟est parce qu‟Aphrodite est belle67. Maintenant que nous avons expliqué pourquoi Éros aime le beau, il serait temps de se demander comment il poursuit cette quête. De quelle façon Éros exprime-t-il son amour pour la beauté ? Diotime débute en interrogeant Socrate sur ce qu‟aime celui qui aime les choses belles. À cela, il rétorque qu‟il aime « qu‟elles deviennent siennes68 ». À cette condition, celui qui possède les belles et bonnes choses sera un homme heureux. Pourquoi souhaiter être heureux ? Tout être humain désire le bonheur. Diotime sous-entend par là qu‟il est dans la nature de l‟homme de vouloir être heureux. 65 ST-PIERRE, « Le beau selon Platon », p. 75. PLATON, Phèdre, 248a-248b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1263-1264. 67 PLATON, Banquet, 203c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 68 Ibid., 204d, p. 138. 66 29 Une importante question surgit dans l‟esprit de la prêtresse. Si tous veulent être heureux, pourquoi ne pouvons-nous pas dire de tous les êtres humains qu‟ils aiment ? Certains recherchent des formes d‟amour moins noble. Il existe alors un Éros commun, l‟Éros « perfide » qui n‟est pas Éros dans son sens le plus plein, mais dont certains des traits s‟apparentent à ceux d‟Éros. Les hommes n‟aiment que ce qui est bon. Ils souhaitent posséder ce qui est bon, et plus encore le posséder toujours : « Alors, l‟objet de l‟amour c‟est, en somme, d‟avoir à soi ce qui est bon, toujours69 ». À partir de cela, comment doit-on procéder pour mériter le nom d‟amoureux, pour vivre en conformité avec l‟amour que l‟on vit ? La réponse que nous fait Diotime est une des plus surprenantes qui puisse être pensée : il faut accoucher ! Plus spécifiquement : « Il s‟agit d‟un accouchement à terme, que ce soit selon le corps ou selon l‟âme70 ». Socrate, évidemment, se trouve absolument égaré par une réponse comme celle-ci. Elle éclaircit ses propos ainsi : « tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans leur âme, et, quand nous avons atteint le terme, notre nature éprouve le désir d‟enfanter71 ». Il est cependant impératif que le terme soit atteint et quand c‟est le cas, la personne enceinte ressent une joie intense, se dilate et donne naissance. Ce désir d‟enfanter naît d‟une volonté d‟immortalité et c‟est cette capacité de se rendre immortel à travers un enfant qui donne à la relation entre un homme et une femme son caractère divin. L‟amour du beau est donc en réalité : « l‟amour de la procréation et de l‟accouchement dans de belles conditions72 ». Ceux qui portent la fécondité du corps aiment les femmes alors que ceux qui sont gros selon l‟âme aiment le genre masculin. Nous savons bien ce qu‟est « être enceinte » dans le sens physique du terme, toutefois qu‟est-ce que l‟accouchement selon l‟âme ? Nous n‟avons pas fini d‟être étonnés, car dans le Théétète, Socrate se proclame accoucheur. La mère de Socrate, Phénarète, est sage-femme et son fils dit bénéficier du même talent que sa mère, néanmoins ce don passe 69 Ibid., 206a, p. 140. Ibid., 206b, p. 140. 71 Ibid., 206c, p. 140-141. 72 Ibid., 206e, p. 141. 70 30 chez lui inaperçu. Dans son cas, cependant, Socrate accouche des hommes plutôt que des femmes. Évidemment, les hommes ne sont pas « enceints » physiquement. Socrate accouche des hommes qui ont l‟esprit gros et plein d‟idées. Ceux-ci font naître leurs idées. Quelle est la condition pour être accoucheur73 ? Socrate dit à Théétète ce qui caractérise la sagefemme, cependant il sous-entend que des particularités identiques sont présentes dans le cas des hommes et des âmes. Pour faire accoucher les femmes d‟enfants, il faut d‟abord ne pas être enceinte, par contre « ce n‟est pas aux femmes stériles qu‟elle [Artémis] a, par conséquent, accordé de faire les accouchements, parce que la nature humaine est trop faible pour s‟approprier l‟art de ce dont elle n‟a pas l‟expérience74 ». Socrate dit : « j‟ai au moins cet attribut, qui est propre aux accoucheuses : je suis impropre à la conception d‟un savoir […] Et la cause de ce fait, la voici : procéder aux accouchements75 ». Au premier abord, Socrate paraît correspondre aux normes d‟un accoucheur, car il dit lui-même qu‟il ne peut pas accoucher, qu‟il ne peut pas naître d‟enfant spirituel qui vienne de lui. Cependant, il y a semble-t-il un problème. Il se dit impropre à la conception du savoir. Non seulement il n‟arrive plus à accoucher, mais il n‟a simplement jamais pu le faire. Socrate est stérile, si l‟on peut s‟exprimer ainsi. Socrate n‟a jamais été connu pour ses savoirs, uniquement pour ses questions. De son propre aveu, Socrate n‟a jamais accouché. Il n‟a pas l‟expérience de l‟accouchement lui-même. Or, il affirme que « la nature humaine est trop faible pour s‟approprier l‟art de ce dont elle n‟a pas l‟expérience ». Si l‟on suit cette idée, on serait porté à croire que Socrate n‟est pas en mesure d‟être accoucheur. Serait-ce un petit clin d‟œil de Platon comme quoi Socrate est sans doute plus savant qu‟il ne le semble ? Quoi qu‟il en soit, il subsiste là une situation inexplicable. 73 « Sage-homme » serait sans doute dire plus que Socrate ne souhaiterait que l‟on dise à son sujet. PLATON, Théétète, 149b-c, trad. Michel NARCY, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1901. 75 Ibid., 150c, trad. NARCY, dans op. cit., p. 1902-1903. 74 31 Au-delà des conditions pour être dans le métier, il y a aussi des dons qui vont visiblement avec la vocation. Socrate sait quel homme a une grossesse et qui n‟en a que l‟apparence. Il sait avec qui jumeler les hommes gros pour avoir le plus bel « enfant » spirituel, c‟est-à-dire pour que les plus remarquables fruits de la sagesse naissent de leur réflexion. Il y a un caractère de la maïeutique qui est typique de l‟accouchement chez les hommes exclusivement. En effet, les femmes qui accouchent physiquement sont certaines d‟avoir un enfant réel. Dans le cas des accouchements selon l‟esprit, il est du rôle de l‟accoucheur de distinguer si le bébé produit est réel ou imaginaire. Ce travail est le plus essentiel pour celui qui aide à enfanter. Socrate n‟est donc pas apte à enfanter. Il peut malgré tout juger adéquatement des bébés des autres. L‟homme qui veut accoucher ne veut le faire que dans le beau. Par conséquent, il cherche d‟abord un beau garçon, qui a un beau corps. Si celui-ci a une belle âme, cela lui plaira bien plus encore. Avec ce beau jeune homme, il aura le désir de parler de vertu et enfantera avec lui : Ainsi une communion bien plus intime que celle qui consiste à avoir ensemble des enfants, une affection bien plus solide, s‟établissent entre de tels hommes ; plus beaux en effet et plus assurés de l‟immortalité sont les enfants qu‟ils ont en commun76. Chose particulière, l‟accoucheur tient de surcroît le rôle du partenaire dans la maïeutique selon l‟âme. L‟union qui en découle est plus solide, puisque ce qui naît de l‟âme a davantage de valeur que ce qui naît du corps. Il ne faut toutefois pas oublier que l‟on n‟a pas forcément à choisir l‟une ou l‟autre option et que selon Diotime : « tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans leur âme77 ». À nous de mettre les nuances nécessaires. Nous avons brièvement répondu à la question « qu‟est-ce que le beau ? ». Toutefois, certaines interrogations relatives au beau ne sont pas entièrement élucidées par le processus définitionnel : « Strictly eros loves the good more fundamentally than the 76 77 PLATON, Banquet, 209c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 143-144. Ibid., 206c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 140. 32 beautiful. But beauty reenters the picture when we are told by Diotima that the function of eros is to generate in the beautiful, in quest of immortality78 ». Cette affirmation d‟une part décrit ce qu‟il en est, et d‟autre part s‟égare. Il y a quelque chose du bien dans le beau et c‟est peut-être quand le beau se tient dans la plus grande proximité avec le bien qu‟il est le plus beau, néanmoins sur le plan contemplatif, il y a une spécificité du beau qui lui donne sa place distinctive auprès d‟Éros. Toutefois, il s‟agit d‟un beau comme on ne l‟entend pas communément, c‟est-à-dire qui ne réfère pas à l‟apparence extérieure. Par exemple, le corps d‟Alcibiade étant pourtant très beau, Socrate reste de marbre face à celui-ci : Tu vois sans doute en moi une beauté inimaginable et bien différente de la grâce que revêt ton aspect physique. Si donc, l‟ayant aperçue, tu entreprends de la partager avec moi et d‟échanger beauté contre beauté, le profit que tu comptes faire à mes dépens n‟est pas mince ; à la place de l‟apparence de la beauté, c‟est la beauté véritable que tu entreprends d‟acquérir, et, en réalité, tu as dans l‟idée de troquer de l‟or contre du cuivre79. Quels sont alors la place et le rang de la beauté physique ? Qu‟est-elle par rapport à la beauté de l‟âme ? : Celui qui n‟est pas un initié de fraîche date ou qui s‟est laissé corrompre, celui-là n‟est pas vif à se porter d‟ici vers là-bas, c‟est-à-dire vers la beauté en soi quand, dans ce monde-ci, il contemple ce à quoi est attribuée cette appellation. Aussi n‟est-ce point avec vénération qu‟il porte son regard dans cette direction […] En revanche, celui qui est un initié de fraîche date, celui qui a les yeux pleins de visions de jadis, celui-là, quand il lui arrive de voir un visage d‟aspect divin, qui est une heureuse imitation de la beauté, ou la forme d‟un corps, commence par frissonner, car quelque chose lui est revenu de ses angoisses de jadis. Puis, il tourne son regard vers cet objet, il le vénère à l‟égal d‟un dieu […]80. Un beau corps pour Platon serait donc un attribut vénérable, qui mérite un respect divin, mais qui doit toujours être vénéré dans l‟optique de cette conclusion du Phédon : « Car pour moi [Socrate], il me semble que si, en dehors du beau en soi, il existe une chose belle, la seule raison pour laquelle cette chose est belle est qu‟elle participe à ce beau en soi81 ». Un beau corps est une part d‟une beauté entière et divine, ce qui signifie que nous avons le devoir de le respecter. 78 HYLAND, Plato and the question of beauty, p. 63. PLATON, Banquet, 218e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 153. 80 PLATON, Phèdre, 250e-251a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. 81 PLATON, Phédon, 100c, trad. Monique DIXSAUT, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1221. 79 33 « Si jusque dans l‟exposé de Diotime l‟attrait d‟un beau corps est le point de départ de l‟amour philosophique […], l‟essentiel est qu‟il ne s‟y arrête pas82 ». Diotime nous conseille en effet de prendre notre point de départ dans un beau corps pour nous élever jusqu‟au beau en soi, en passant par des stades intermédiaires comme les belles connaissances, les belles occupations ou les belles âmes83. Une fois atteint le sommet, évidemment, nos yeux sont ouverts à chacun de ces échelons par lesquels il passe sans avoir la possibilité de manquer d‟étapes vers ce chemin. « Un homme dépourvu d‟éducation sera celui qui ne fait pas partie d‟un chœur […] l‟homme qui a reçu une bonne éducation sera en mesure de chanter et de danser de belle manière84 ». La dimension sensorielle, physique de la beauté est inévitable et nécessaire pour parvenir à sa dimension intellectuelle et sa dimension spirituelle. Elle est au surplus une part de celle-ci. On peut néanmoins profiter de cette dimension sans jamais s‟élever et alors le chemin vers le beau n‟est pas bloqué à ses débuts. Il est complètement avorté, parce qu‟on ne voit plus, comme une boucle infinie, le sommet du divin à travers les petites beautés du monde : Si purs soient-ils, les plaisirs de la vue et de l‟ouïe ne sont donc intégrés à la vie bonne […] que si l‟on dépasse leur sensorialité : les « esthètes » se délectent souvent des sons, des couleurs, des formes qu‟ils disent belles, sans être capables de discerner par la réflexion la nature du Beau en soi85. Toute belle chose serait alors une participation au beau en soi, par contre si nous avons décrit le beau, dans quelle dimension de lui-même l‟avons-nous défini ? Nous avons commencé plus haut à aborder le « beau en soi ». Qu‟est-ce que le « beau en soi » ? Qu‟est-il relativement au beau ? Pour comprendre ce qu‟est le beau en soi, il faut au préalable se familiariser avec la théorie de la réminiscence, exposée dans le Ménon. Cette thèse, qui s‟apparente au mythe, mais dont la réalité est très chère à Platon, naît d‟un problème inhérent à la connaissance : pour connaître, il faut premièrement chercher, cependant on ne peut chercher que si l‟on 82 RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 42. PLATON, Banquet, 209b-211c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 143-145. 84 PLATON, Lois, 654a-b, trad. Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 711. 85 RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 48. 83 34 connaît déjà, car on ne pourrait pas, par exemple, chercher à savoir ce qu‟est le beau si on n‟avait absolument aucune idée de ce que c‟est. On se retrouve ainsi dans un cercle vicieux très problématique : il faut chercher pour connaître. Pourtant, il faut connaître pour chercher. Voici la solution de Socrate, qu‟il affirme tenir lui-même de prêtres et de prêtresses : Or comme l‟âme est immortelle et qu‟elle renaît plusieurs fois, qu‟elle a vu à la fois les choses d‟ici et celles de l‟Hadès [le monde de l‟Invisible], c‟est-à-dire toutes les réalités, il n‟y a rien qu‟elle n‟ait appris. En sorte qu‟il n‟est pas étonnant qu‟elle soit capable, à propos de la vertu comme à propos d‟autres choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du moins dans un temps antérieur, la connaissance […] Ainsi, le fait de chercher et le fait d‟apprendre sont, au total, une réminiscence 86. En d‟autres mots, chaque matière que nous apprenons ici-bas, nous le savons déjà. Le processus de la connaissance n‟est que la remémoration de notre omniscience. De plus, dans ce monde-ci, tout est comme une pâle copie, un reflet de ce qui existe dans un autre lieu, dans un ailleurs où nous avons vécu, l‟endroit où résident les Idées. Le beau en soi est donc l‟Idée du beau, qui fait partie d‟un milieu dans lequel nous avons vécu. Ce lieu n‟est pas une simple lubie intellectuelle. C‟est une réalité pour Platon. Non seulement il existe, mais il est infiniment plus vrai et plus réel que le monde dans lequel nous nous trouvons, bien que nous repérions dans ce monde-ci, des choses qui participent des Idées. Une belle fleur est moins réelle et moins belle que l‟Idée de la fleur ou l‟Idée du beau, qui est le beau en lui-même, le beau en soi. Socrate dit que la beauté extérieure n‟est qu‟apparence. Reposons alors la question autrement. Pourquoi la beauté intérieure est-elle plus vraie que la beauté extérieure ? : Quelles terribles amours en effet ne susciterait pas la pensée, si elle donnait à voir d‟ellemême une image sensible qui fût claire, et s‟il en allait de même pour toutes les autres réalités qui suscitent l‟amour. Mais non, seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d‟être ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat et ce qui suscite le plus d‟amour87. Peut-être est-ce comme les Idées. Il y a les Idées et leurs copies dans le monde. La beauté physique serait alors une forme de copie de la beauté spirituelle, ce qui expliquerait la valeur plus grande de la seconde sur la première. 86 PLATON, Ménon, 81c-d, trad. Monique CANTO-SPERBER, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1065. 87 PLATON, Phèdre, 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. 35 « Se souvenir de ces réalités-là à partir de celles d‟ici-bas n‟est chose facile pour aucune âme88 ». Voir dans le monde ce qu‟il possède de divin est là où commence le bonheur. Pour arriver jusqu‟à cette quête, il faut atteindre une certaine insatisfaction et désirer la combler. Le beau est ce qui nous attire quand le désir s‟allume, puisque « c‟est le privilège de la beauté que d‟offrir à tous un pressentiment de la splendeur de l‟Être89 ». Le beau est bien davantage qu‟un critère physique ou qu‟une apparence. Il est ce qu‟on peut contempler de divin, ou plutôt le divin sous son aspect contemplatif. Il a une valeur morale et un sens. L‟amour est le chemin qui amène à voir le beau dans sa totalité, à admirer ce qui est divin dans l‟absolu en apprenant à voir le divin dans le regard d‟un amoureux : « Or le Phèdre est, à cet égard, très explicite : l‟Amour est condition de la réminiscence90 ». On ne peut se souvenir d‟aussi belles choses sans un désir profond de saisir intellectuellement la beauté, sans désirer que la vie soit ordonnée par quelque chose de plus beau et de plus grand qu‟elle et que l‟on puisse observer et découvrir à travers elle, voir ce qu‟elle a d‟invisible et de plus éclatant à la fois91. « Rien n‟empêche donc qu‟en se remémorant une seule chose, ce que les hommes appellent précisément “apprendre”, on ne redécouvre toutes les autres92 ». Le beau est ce qui est l‟Idée la plus éclatante dans le monde, il s‟agit de la porte d‟entrée vers les Idées et on se rend jusqu‟à cette porte en devenant Éros, en se transformant en amoureux du beau. Ainsi, l‟amour n‟est pas beau. Qu‟est-ce que cela signifie? L‟amour est-il laid alors ? « Pas de blasphème […] T‟imagines-tu que ce qui n‟est pas beau doive nécessairement être laid ?93 ». 88 PLATON, Phèdre, 250a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1265. RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 43. 90 Léon ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 149. 91 Cf. RODIS-LEWIS, Platon et la „„chasse de l‟Être‟‟, p. 43. 92 PLATON, Ménon, 81c-d, trad. CANTO-SPERBER, dans op. cit., p. 1065. 93 PLATON, Banquet, 201e-202a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 135. 89 36 ἔρως comme intermédiaire La situation de l‟amour par rapport au beau nous amène dans une troublante impasse. L‟amour ne peut pas être beau, sans quoi il ne désirerait pas le beau et ce serait un absolu sacrilège de prétendre qu‟Éros est laid. Comment peut-on qualifier Éros, alors, dans ces circonstances ? Nous aborderons dans cette section la notion d‟intermédiaire et c‟est, entre autres, dans une situation comme celle à laquelle nous nous trouvons confrontés ici qu‟elle joue un rôle primordial dans l‟amour. Voici comment la prêtresse de Mantinée résout le problème de la relation entre l‟amour et la beauté : T‟imagines-tu de même que celui qui n‟est pas un expert est stupide ? […] Ne force donc ni ce qui n‟est pas beau à être laid, ni non plus ce qui n‟est pas bon à être mauvais. […] Étant donné, disait-elle, que toi-même tu conviens qu‟il n‟est ni bon ni beau, tu dois de façon analogue estimer non pas qu‟il est laid et mauvais, mais qu‟il est quelque chose d‟intermédiaire entre les deux94. En effet, de nombreuses situations nous poussent hors des extrêmes dans un entre-deux et il ne suffit pas de dire qu‟une chose n‟est pas à une des extrémités pour être autorisés à interpréter qu‟elle se situe inévitablement à l‟autre, bien qu‟implicitement, c‟est souvent ce que nous comprenons. Nous sommes naturellement portés à considérer la négation d‟un extrême comme une litote, et il n‟en était pas autrement dans la Grèce de l‟Antiquité. En limitant notre tendance à extrapoler, Platon remet l‟accent sur ce qu‟il y a entre ces extrêmes. L‟amour n‟est donc ni beau ni laid. En fait, il se situe entre les deux. Comment est-il possible de se situer entre deux choses, sans être ni l‟une ni l‟autre ? Si Éros n‟est pas beau, et que Socrate est le modèle vivant de ce qu‟est Éros, comment est-il possible qu‟Alcibiade ait fait l‟éloge de la beauté de Socrate. Si Socrate est Éros et qu‟Éros n‟est pas beau, nous sommes forcés de conclure que Socrate n‟est pas beau et qu‟on ne peut conséquemment pas faire l‟éloge de sa beauté. 94 PLATON, Banquet, 202a-b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 135. 37 Dans une certaine mesure, il est vrai que Socrate n‟est pas beau : sa laideur est légendaire, toutefois, comme nous l‟avons mentionné ci-haut, un bel homme comme Alcibiade est honteux de son manque de beauté face à Socrate. Socrate est beau. Socrate est laid. Socrate est Éros. Éros n‟est ni beau ni laid. Alors que nous atteignons apparemment une impasse d‟incompréhensibilité, Léon Robin esquisse pour nous ce qui est le début d‟une réponse : « la nature de l‟Amour est essentiellement contradictoire et instable, non dépourvue cependant de quelque unité, puisque l‟amour reste toujours attaché à la beauté95 ». Le défi de cette section réside en ceci. Parler de l‟amour est très ardu, car l‟amour se situe entre deux identités, de sorte que sa propre unité devient insaisissable. Prenons l‟exemple d‟un couple. Dans un couple, où se situe l‟amour ? La meilleure réponse serait sans doute : entre chacun des deux membres qui le constituent. Si Joseph et Judith s‟aiment, on n‟est pas en mesure d‟affirmer que l‟amour est Judith, ou que l‟amour est Joseph. Cependant, sans Judith ou sans Joseph, il n‟y a pas d‟amour. Ainsi, l‟amour est un peu ces deux personnes, par contre il n‟est aucune des deux spécifiquement et en plus il les dépasse, parce que Joseph et Judith auraient la possibilité d‟exister tous les deux pleinement sans jamais qu‟il n‟y ait d‟amour entre eux. Toutefois, lorsqu‟ils s‟aiment, l‟amour devient aussi une part d‟eux-mêmes. Judith ne serait sans doute pas exactement la Judith qu‟elle est si elle n‟aimait pas Joseph. Alors où est l‟amour ? Platon amène une idée dynamique et nouvelle, à son époque, de l‟entre-deux. En effet, l‟intermédiaire est un état changeant, riche, qui s‟oriente en fonction de nombreux aspects de la situation : « La vague et banale idée du juste milieu […] subit dans les Dialogues comme un nouveau remaniement96 ». Le défenseur le plus connu de l‟idée du juste milieu est sans doute Aristote, néanmoins, bien avant lui, la Grèce a eu la perception de cette idée. Dans le cas de notre philosophe, non seulement les extrêmes ne suffisent plus comme qualificatifs, mais le centre non plus. Pis encore (ou mieux encore), l‟intermédiaire ne tolère aucun point fixe. 95 ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 107. Joseph SOUILHÉ, La notion platonicienne d‟intermédiaire dans la philosophie des dialogues, Paris, Alcan, 1919, p. 72. 96 38 Si nous imaginons une ligne, nous pouvons situer chacun des deux extrêmes aux limites de la ligne et le juste milieu au centre, toutefois l‟intermédiaire, lui, ne peut pas être casé et, s‟il avait un point qui l‟identifiait, celui-ci serait mouvant et rejoindrait parfois les extrêmes. Il irait peut-être jusqu‟à entièrement disparaître de la ligne par moments. Il faudrait aussi penser l‟idée que le point serait à la fois présent et absent de la ligne exactement au même instant. Comme dans le Banquet, il arrive que Platon mette l‟accent sur la dimension indifférente de cet état d‟intermédiaire. Puisqu‟il est entre les deux, il n‟est ni l‟un ni l‟autre : « L‟intermédiaire est donc encore dans ce dialogue [Lysis] l‟être situé entre deux extrêmes. Aussi éloigné de l‟un que de l‟autre, il revêt comme dans Gorgias, un caractère d‟indifférence97 ». Il arrive cependant de surcroît que l‟attention soit portée sur la composition de chacun de ces éléments et à ces moments, le résultat est l‟entre-deux : « Enfin, trait déterminant et qui ressort de l‟analyse, sans être ni bien ni mal, cet intermédiaire se compose des deux contraires, et cette idée de mélange, suggérée sans doute dans Gorgias, ressort ici nettement98 ». Dans quels domaines l‟amour est-il intermédiaire ? Nous venons de voir qu‟il joue ce rôle en ce qui a trait à la beauté. Il l‟est d‟ailleurs aussi dans plusieurs autres circonstances. Il vaut la peine pour bien saisir cet état d‟intermédiaire d‟examiner les cas dans lesquels il s‟applique. L‟amour n‟est ni bon ni mauvais. Puisqu‟il désire le beau, il désire le bien, donc il ne le possède évidemment pas. Comme nous l‟avons constaté précédemment, le beau et le bien entretiennent entre eux un lien étroit, alors on peut fréquemment associer à l‟un ce que l‟on conçoit de l‟autre. Si Éros ne possède pas le bien, on se demande de quelle manière il interagit avec le mal : L‟ami ne doit pas être transformé par le mal présent au point de devenir mauvais luimême, sans quoi, il ne pourrait désirer le bien, d‟autre part qu‟une certaine union existe 97 98 Ibid., p. 50. Ibid., p. 50. 39 cependant entre le mal et l‟ami, union superficielle et incomplète, un peu comme celle de la couleur et des cheveux récemment teints99. Il s‟agit alors ici d‟un état intermédiaire qui touche à peine au mal et qui est assurément situé plus près du bien que du mal, puisque sa quête et son désir sont orientés vers la bonté. Une des plus belles façons d‟illustrer l‟état intermédiaire est le mythe de la conception d‟Éros dans le Banquet. Socrate demande à Diotime qui sont les parents d‟Éros. Voici la réponse de la prêtresse : C‟est une assez longue histoire, répondit-elle. Je vais pourtant te la raconter. Il faut savoir que, le jour où naquit Aphrodite, les dieux festoyaient ; parmi eux se trouvait le fils de Mètis, Poros. Or, quand le Banquet fut terminé arriva Pénia, qui était venue mendier comme cela est naturel un jour de bombance, et elle se tenait sur le pas de la porte. Or Poros, qui s‟était enivré de nectar, car le vin n‟existait pas encore à cette époque, se traîna dans le jardin de Zeus et, appesanti par l‟ivresse, s‟y endormit. Alors Pénia, dans sa pénurie, eut le projet de se faire faire un enfant par Poros : elle s‟étendit près de lui et devint grosse d‟Éros100. C‟est de deux extrêmes qu‟est né l‟intermédiaire et l‟entre-deux n‟est rien d‟autre que l‟union de ces extrêmes. Les parents d‟Éros sont Poros et Pénia. Poros signifie richesse, tandis que Pénia signifie pauvreté. Il hérite de la pauvreté de sa mère. C‟est pourquoi il n‟est pas beau. Sa condition difficile ne s‟arrête pas là : il n‟est pas chaussé ; il est malpropre ; il doit dormir dehors sous les étoiles (ce qui a sous un certain regard sa forme propre de beauté) ; il est privé de tout le nécessaire et ressent énormément le manque dans sa vie. Cependant, son père lui offre les bénéfices d‟un esprit vif, rusé, qui a toujours de nouvelles idées pour parvenir à la contemplation des plus belles et des meilleures choses, ce qui est l‟objectif auquel il se donne corps et âme. À un moment, il se sent comblé et il retombe presque au même instant dans un profond sentiment de manque : En l‟espace d‟une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie, tantôt il est mourant ; puis il revient à la vie quand ses expédients réussissent en vertu de la nature qu‟il tient de son père ; mais ce que lui procurent ses expédients sans cesse lui échappe : aussi Éros n‟est-il jamais ni dans l‟indigence ni dans l‟opulence101. Il est alors l‟un et l‟autre à tour de rôle et ni l‟un ni l‟autre en même temps dans un constant mouvement de changement. Il est riche aussi sous certains aspects et bien pauvre en fonction du regard que l‟on porte sur lui. 99 Ibid., p. 49. PLATON, Banquet, 203b-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 101 PLATON, Banquet, 203e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 100 40 On pourrait dire qu‟Éros n‟a pas le meilleur parti dans ces conditions, cependant ne faisons pas de conclusion hâtive. Aurait-il été préférable pour lui de tout hériter de sa mère ? Bien sûr que non ! Il paraît évident de prime abord qu‟être le portrait de son père aurait été pour Éros nettement plus avantageux. Toutefois, lorsque nous voyons Poros s‟affaler au sol et s‟endormir sous le poids de l‟ivresse, comblé à l‟excès, l‟exemple nous montre que trop n‟est pas préférable au manque. L‟entre-deux, aux prises avec les difficultés de chacun, a sans doute par la même occasion le plus beau de ce que ses parents avaient à offrir. La conception d‟Éros lui confère par conséquent un statut d‟intermédiaire qui est visible dès le départ par les noms de ses parents, entre l‟opulence et l‟indigence. Le fait qu‟Éros soit le mélange de deux parents qui symbolisent des extrêmes a une influence beaucoup plus profonde que celle du seul niveau de richesse qu‟il possède. Éros tient le milieu entre la sagesse et l‟ignorance. Les dieux ne cherchent pas le savoir, puisqu‟ils le possèdent. Les ignorants ne poursuivent pas davantage le savoir, car ils ignorent leur propre ignorance et ils se croient savants : « C‟est justement ce qu‟il y a de fâcheux dans l‟ignorance : alors que l‟on est ni beau ni bon ni savant, on croit l‟être suffisamment102 ». Conscient de son manque de savoir et décidé à mendier pour obtenir la connaissance, Éros a la ruse et toutes sortes de techniques pour l‟assister dans sa recherche. Il est, à l‟instar de Socrate, plus savant que presque tous, parce qu‟il a le savoir de son ignorance (donc plutôt la simple que la double ignorance), ce que la majorité des gens n‟ont pas et qui est nécessaire pour désirer connaître. Dans l‟Apologie de Socrate103, ce dernier raconte comment l‟oracle de Delphes a affirmé à Chéréphon (un ami d‟enfance de Socrate) que Socrate était le plus savant de tous les hommes, et lui, convaincu qu‟il ne savait rien, en a conclu que c‟est dans son manque de savoir que réside toute l‟ampleur de sa connaissance. 102 PLATON, Banquet, 204a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 138. C.f., PLATON, Apologie de Socrate, 21a-22e, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 70-72. 103 41 En raison de son état relatif à la connaissance, Éros est philosophe. Platon va jusqu‟à dire qu‟il « passe tout son temps à philosopher104 ». Le mot « philosophe » a été conçu par des penseurs grecs de l‟Antiquité, en réaction contre les sophistes, les sages qui affirmaient déjà détenir la connaissance. « Ainsi est né en Grèce un type d'hommes, dont la modestie n'était pas le fort, qui prétendaient à l'omniscience ; sages (σοϕοί) et sophistes (σοϕισταί)105 » Le philosophe, quant à lui, ne possède pas la sagesse, par contre il l‟aime. Le terme « philosophe » est tiré de deux mots grecs : philia, qui est un des quatre mots exprimant une forme d‟amour en grec (Philia, Eros, Agape et Storge) et Sophia, qui signifie sagesse. Ainsi, le philosophe est un amoureux de la sagesse, une personne qui aime la sagesse : Selon une tradition significative, même si elle est historiquement controuvée (nous ne la connaissons que par des témoignages datant de la fin de l'Antiquité), l'invention du mot philosophie (ϕιλοσοϕία) représenterait une mise en garde contre les prétentions exagérées des σοϕοί. C'est Pythagore qui, interrogé sur sa profession par le tyran Léon, aurait répondu le premier : « Je suis philo-sophe » (ϕιλόσοϕος), c'est-à-dire, selon son propre commentaire, « non pas quelqu'un qui prétend posséder la sagesse, mais un homme qui s'efforce vers elle ». Et il aurait ajouté : « Il n'y a pas d'autre sage que Dieu »106. C‟est un terme sans prétention, qui décrit pourtant admirablement la situation. Sans posséder la sagesse, il la désire, donc le philosophe n‟est pas purement ignorant, néanmoins, il ne détient pas le savoir, car si c‟était le cas il ne le poursuivrait pas. Pour justifier le statut d‟Éros en tant que philosophe, Diotime affirme que « le savoir compte parmi les choses qui sont les plus belles ; or Éros est amour du beau. Par suite, Éros doit nécessairement tendre vers le savoir107 ». En raison de la beauté de la connaissance et de l‟amour d‟Éros pour le beau, il va de soi qu‟Éros aime le savoir et que ce dernier est même l‟un de ses plus chers objets d‟amour. D‟un autre côté, la connaissance parfaite appartient aux Dieux. Éros ne peut subséquemment pas la détenir. Il est vrai que Poros, son père, est un dieu, mais Pénia, quant 104 Ibid., 203d, p. 137. ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS, Antiquité : naissance de la philosophie : 1.Origine du mot « philosophie », [en ligne]. http://www.universalis.fr/encyclopedie/antiquite-naissance-de-la-philosophie/1-origine-du-motphilosophie/, [site consulté le 16 octobre 2012]. 106 Ibid., [site consulté le 16 octobre 2012]. 107 PLATON, Banquet, 204b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 138. 105 42 à elle, est humaine et l‟une des plus misérables humaines que l‟on puisse imaginer. Considérant ce curieux mélange, que peut bien être Éros ? De quelle race est-il ? Tout d‟abord en ce qui concerne son statut de mortalité, il en va de même que pour plusieurs autres caractéristiques : Éros tient le milieu entre le mortel et l‟immortel. Cela indique bien en effet le rôle de l‟amour sous l‟angle de son humanité terrestre. En étant amoureux, nous sommes en mesure de nous immortaliser par une lignée physique, c‟est-àdire en faisant des enfants. De cette façon, nos enfants auront à leur tour des enfants et ainsi de suite, éternellement (dans la pensée grecque, le monde est éternel). Nous pouvons de surcroît nous immortaliser par le biais de nos œuvres. Si nous procédons de cette manière, nous transmettrons notre esprit à ceux qui nous succéderont qui feront de même, toujours. Néanmoins, bien que ces deux moyens nous permettent d‟accéder à une certaine forme d‟immortalité, nous ne deviendrons jamais personnellement immortels. Cette réalité est la dimension mortelle d‟Éros. Dans le Phèdre, Platon affirme au sujet de l‟amour qu‟il a une nature divine. Cette citation nous en fournit la preuve : « Mais si, comme c‟est le cas, Éros est un dieu ou quelque chose de divin, il ne saurait être quelque chose de mauvais108 ». Nous voyons encore ici s‟afficher la tendance contradictoire de l‟amour. Effectivement, dans le Banquet, nous apprenons qu‟Éros n‟est pas un dieu, contrairement à ce que tous les discoureurs ayant précédé les propos de Socrate ont pu attester le concernant. Comment dénouer un tel dilemme ? Nous pouvons nous demander si Platon a changé d‟avis. Selon Léon Robin, « la théorie de l‟Amour exposée dans le Phèdre est bien postérieure en effet, dans le temps, à celle du Banquet109 ». Donc peut-être Platon a-t-il modifié son idée et, dans ce cas, la théorie de la divinité de l‟amour serait sa position finale. Luc Brisson, en préface aux œuvres complètes de Platon en traductions françaises dont il a dirigé la publication, attribue le Banquet et le Phèdre à une même période 108 109 PLATON, Phèdre, 242e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1258. ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 90. 43 historique, nommée la période de maturité110, toutefois il ne statue pas sur l‟ancienneté de l‟un des textes par rapport à l‟autre111. Cette proximité temporelle rend l‟évaluation d‟autant plus malaisée. Nous pouvons peut-être aussi simplement accepter cette contradiction comme inhérente à la nature même de notre recherche actuelle et penser que les deux réponses ont sans doute leur valeur dans la compréhension de ce qu‟est l‟amour. Le Phèdre dit d‟ailleurs qu‟« Éros est le fils d‟Aphrodite112 », ce qui pose visiblement de nombreux problèmes face au mythe de sa conception présenté dans le Banquet. En sachant, cependant, que la mythologie grecque est remplie de ces doubles histoires, nous apprenons d‟ordinaire à les regarder d‟un autre œil, sans doute plus symbolique. Alors, si Éros n‟est pas un grand dieu, on se questionne sur ce qu‟il est : « C‟est un grand démon […] tout ce qui présente la nature d‟un démon est intermédiaire entre le divin et le mortel113 ». De prime abord, cela pourrait ressembler à un sophisme si tout ce que nous avons vu précédemment est considéré comme étant une suite de raisonnements. En effet, on dit que « tout ce qui présente la nature d‟un démon est un intermédiaire entre le divin et le mortel ». Quelques lignes plus haut, Diotime affirme qu‟« Éros est un intermédiaire entre le divin et le mortel114 ». Si nous nous basons sur cela pour essayer d‟émettre une conclusion selon la logique traditionnelle, nous ne pouvons pas admettre qu‟Éros est un démon, bien que nous puissions être tentés de le faire. Toutefois les propos de Diotime ne sont pas une rigoureuse analyse logique, au contraire. Il s‟agit plutôt d‟inspiration. Nous arrêter à un processus rationnel incomplet et critiquer Platon pour cela ne seraient conséquemment pas respecter l‟historique intelligence de ce dernier. Nous devons néanmoins être interpellés par cette apparente défaillance 110 Cette période va de 385 à 370 avant Jésus-Christ. Cf. Luc BRISSON, Platon pour notre temps, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. XVI. 112 PLATON, Phèdre, 242d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1258. 113 PLATON, Banquet, 202d-e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 136. 114 Ibid., 202d, p. 136. 111 44 logique et nous questionner sur le sens qu‟elle recèle. Peut-être a-t-elle justement été placée là pour ouvrir le chemin à une autre manière de penser. Il est bien connu que Socrate a auprès de lui un démon qui l‟avertit lorsqu‟il s‟apprête à poser un acte ou à dire une chose répréhensible. Nous savons aussi que le démon, dans la tradition grecque, n‟est en rien relié à la tradition judéo-chrétienne. La dimension péjorative que nous associons au démon dans notre culture actuelle, comme source du mal, n‟est pas reliée au démon de la Grèce, qui est simplement un être situé entre les hommes et les dieux. Quel est le rôle d‟Éros en tant que démon ? Diotime nous dit qu‟il « interprète et [qu‟]il communique aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux115 ». Il fait donc office de messager. L‟amour est le message qui passe entre deux êtres, et plus encore que le message, il est le messager, car il s‟agit d‟une communication active. Il est au surplus le messager de l‟impossible, puisque : Le dieu n‟entre pas en contact direct avec l‟homme ; mais c‟est par l‟intermédiaire de ce démon que, de toutes les manières possibles, les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent avec eux, à l‟état de veille ou dans le sommeil116. Éros est l‟être qui réalise le dialogue entre deux mondes qui ne communiquent pas entre eux, entre des êtres absolument différents qui, peut-être, aspirent à s‟entendre. Cette citation témoigne bien de cet état de messager : « L‟Amour est au nombre de ces médiateurs. L‟Amour, qui unit les êtres, établit une communion entre la terre et le ciel. Il est une relation perpétuellement mouvante entre le non-être et l‟être117 ». Concrètement, sa tâche lui permet de transmettre les prières et les sacrifices et ouvre à l‟homme une nouvelle dimension qui s‟approche du mysticisme : « Celui qui est un expert en ce genre de choses est un homme démonique, alors que celui, artisan ou travailleur manuel, qui est un expert dans un autre domaine n‟est qu‟un homme de peine118 ». 115 Ibid., 202e, p. 136. Ibid., 203a, p. 137. 117 ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 115. 118 PLATON, Banquet, 203a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 116 45 Bien qu‟il ne soit pas indiqué avec précision ce qu‟il en est de cet aspect dans les textes de Platon, nous pourrions émettre l‟hypothèse, que nous soutiendrons, qu‟une autre particularité d‟Éros est d‟être à cheval entre la passion sexuelle et l‟amour platonique. Bien sûr, le philosophe arbore une prédilection pour l‟abstinence dans l‟amour philosophique, toutefois il n‟a pas sitôt mentionné sa préférence qu‟il admet qu‟il ne serait pas dramatique de ne pas la respecter, dans la mesure où chaque compagnon reste fidèle à l‟autre et que le plaisir physique n‟est pas l‟essence de leur quête : « La loi veut, au contraire, qu‟ils mènent une existence lumineuse, qu‟ils soient heureux de faire ce voyage l‟un en compagnie de l‟autre, et qu‟ensemble, parce qu‟ils s‟aiment, ils reçoivent des ailes quand celles-ci seront données119 ». Rappelons-nous aussi que de nombreux philosophes de l‟époque sont plus critiques dans leurs écrits que dans la réalité en ce qui a trait à la sexualité. De plus, Diotime le mentionne : « l‟union de l‟homme et la femme permet l‟enfantement, et il y a dans cet acte quelque chose de divin120 ». Donc, devant une question complexe comme : « quelle place accordait Platon à la sexualité dans l‟amour ? », plusieurs spécialistes s‟entendent pour dire que l‟amour platonicien n‟est pas si platonique qu‟il le semble. Il est alors probable que l‟hypothèse soulevée par Stella Sandford dans son ouvrage Plato and sex, mérite d‟être entendue : Is eros a specifically sexual passion or is eros a metaphor for a more general non-sexual kind of desire or existential force? The answer is, of course, both, simultaneously. The specificity of the concept of eros lies precisely in the fact that the popular, modern distinction between the sexual and the non-sexual does not apply121. Le terme « platonique » a été conçu au Moyen Âge en réaction à la pensée platonicienne : « Les férus de littérature ou d‟histoire grecque auront compris que l‟adjectif présent dans notre locution est construit d‟après le nom de Platon, ce philosophe grec né au Ve et mort au IVe siècle avant notre ère122 ». Malgré tout, ce serait s‟avancer bien loin que d‟affirmer avec certitude que l‟amour platonicien est platonique. 119 PLATON, Phèdre, 256d-e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1272. PLATON, Banquet, 206c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 141. 121 Stella SANFORD, Plato and sex, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 97. 122 DICTIONNAIRE REVERSO, un amour platonique, [en ligne], http://dictionnaire.reverso.net/francaisdefinition/un%20amour%20platonique, [31 octobre 2012]. 120 46 Le mythe d‟Aristophane (dans le Banquet), qui a conduit à ce que nous connaissons communément aujourd‟hui sous le nom de « l‟âme sœur », nous montre que nous ne sommes, d‟une certaine manière, que la moitié de nous-mêmes, ce qui est une forme de médiété. D‟après ce mythe, l‟être humain était, au commencement, une grosse créature et nous nous déplacions en roulant sur nous-mêmes. Nous étions si forts que nous avons entrepris de tenter de défier les dieux. Pour nous punir de notre insolence, Zeus nous a coupés en deux. Depuis ce temps, nous recherchons sans relâche la moitié perdue de nousmêmes123. Que nous soyons de sexe masculin ou féminin, cette moitié peut elle aussi être de l‟une ou l‟autre des catégories. Un homme et une femme peuvent s‟aimer pour reconstituer leur tout, deux femmes peuvent s‟aimer, puisqu‟elles étaient à l‟origine des moitiés de femmes. Cependant, l‟être qui a le plus de valeur est celui qui est homme dans ses deux parties, un jeune garçon et un homme qui s‟aiment. Le mythe d‟Aristophane est donc aussi un éloge de la pédérastie. Ce passage est très amusant, lorsque l‟on connaît la vérité historique qui s‟y relie : Étant donnée l‟hostilité avérée d‟Aristophane contre les pédérastes, comment pourrait-on voir autre chose qu‟une forte ironie dans le discours du Banquet où Platon lui fait proclamer la supériorité de la pédérastie, même impure, sur l‟amour des femmes, et déclarer qu‟un garçon qui se livre à son amant agit ainsi, non par faiblesse de caractère, mais par noble virilité124 ? Cela montre bien la richesse, l‟état intermédiaire et toutes les subtilités que peuvent renfermer les textes de Platon. Connaître ce trait historique ne change pas le mythe, mais il nous donne une perspective d‟ensemble intéressante. Diotime s‟objecte à l‟idée générale du mythe d‟Aristophane : « Il y a bien aussi un récit qui raconte que chercher la moitié de soi-même, c‟est aimer. Ce que je dis, moi, c‟est qu‟il n‟est d‟amour ni de la moitié ni du tout, mais de ce qui se trouve, je le suppose, être un bien125 ». 123 PLATON, Banquet, 189d-192e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 122-125. MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, p. 90. 125 Ibid., 205e, p. 140. 124 47 Il faut dire que, tel que le présente Aristophane, retrouver cette moitié de soi est un bien, par contre ce mythe, mis sur la balance lorsqu‟il est placé en relation avec le commentaire contrastant de Diotime, nous oriente dans une position d‟intermédiaire entre la totalité et la demie de ce que nous sommes. Pourquoi l‟amour est-il si difficilement identifiable, invisible, contradictoire, situé dans des zones où il est périlleux de s‟aventurer et où la raison déraisonne à essayer de comprendre ce qui pourrait à certains moments être perçu par le cœur avec évidence ? Comment peut-on en arriver à admettre d‟aussi importantes contradictions et naviguer dans cet univers avec aise et admiration, avec un regard plein malgré le fait que la réponse à la question de l‟amour semble soulever à elle seule plus de mystère que la question ellemême ? L‟amour comme folie divine Nous entrons – avec l‟amour, la beauté et des sujets de cet ordre – dans un domaine qui n‟appartient pas simplement aux hommes et ne peut pas être intelligé par eux. Ils ne peuvent que le contempler, béats d‟admiration et impuissants à le saisir par l‟esprit. De prime abord, l‟amour, le bien et cette catégorie d‟Idées semblent plus vrais que la réalité physique qu‟elle sous-tend (et c‟est bel et bien le cas dans l‟esprit de Platon). Pourtant, dès qu‟on cherche à en proposer un approfondissement rationnel, ces Idées s‟évanouissent en fumée, comme si tout cela n‟avait été qu‟un simple mirage. Il n‟en est rien, seulement on ne peut pas employer un moyen humain pour accéder aux choses divines. Nous avons besoin pour cela des instruments des dieux. Il faut être un peu fou, magicien. Nous devons parler une langue que les dieux comprennent. L‟amour est une folie divine, remplie de magie, de surnaturel. Au début du Phèdre, un jeune garçon dont le nom a inspiré le titre du dialogue vient à Socrate avec en main le discours de Lysias, un homme plus mûr. Phèdre attire beaucoup d‟hommes et il doit choisir à qui de ceux-là il offrira ses faveurs. Lysias est un fin stratège et il a cru bon de se distinguer de ses autres concurrents en faisant mine de ne pas aimer 48 Phèdre et en écrivant un discours qui prône l‟idée que l‟on doit accorder ses faveurs à qui n‟aime pas plutôt qu‟à un homme amoureux. L‟argument central du discours de Lysias, bien que de nombreux sous-arguments s‟ajoutent aux conséquences du fait d‟être amoureux, est que l‟homme qui aime est fou et privé de sa raison pendant qu‟il aime. Socrate reprendra le discours de Lysias en le bonifiant de façon significative, toutefois averti par sa « petite voix » de l‟insolence qu‟il a témoignée envers Éros en proclamant un tel discours, il se dit forcé d‟en tenir un autre, plus conforme à la bonté de ce dieu126. Socrate affirme que l‟argument selon lequel on doit préférer celui qui ne nous aime pas à celui qui nous aime, car ce dernier est fou, n‟est pas ajusté à la réalité. Pour lancer une telle affirmation et qu‟elle s‟avère véridique, il faudrait que la folie soit toujours un mal. Or : « les biens les plus grands nous viennent d‟une folie qui est, à coup sûr, un don divin127 ». Parmi les types de folies existants, Socrate en nomme quatre, qui ont tous des effets positifs, à son avis. Il existe d‟autres catégories de folie qui n‟ont pas une origine divine, or ces quatre-là ont ce point en commun et c‟est sans doute la raison de leurs bénéfices pour l‟être humain : Dans la folie divine, nous avons distingué quatre parties. Nous avons rapporté à Apollon l‟inspiration divinatoire ; à Dionysos, l‟inspiration initiatique ; aux Muses, l‟inspiration poétique ; la quatrième enfin, la folie amoureuse, nous l‟avons rapportée à Aphrodite et à Éros. Et nous avons déclaré que la folie amoureuse était la meilleure 128. Si tout ce qui nous vient des dieux ne peut se présenter à nous que sous la forme d‟une certaine folie, et que la meilleure des folies est l‟amour, nous pouvons sans crainte supposer que le sommet du divin, ce que les dieux ont de plus beau et grand à nous donner est l‟amour. L‟amour est ce qui, en l‟homme, est le plus divin. Nous savons d‟Éros que « son aspect culminant est proprement religieux129 ». La folie amoureuse n‟est alors rien d‟autre que l‟inspiration qu‟un dieu (Éros) offre en cadeau à l‟homme, ce qui, loin d‟être un mal, est de la plus haute valeur et « c‟est pour leur 126 Cf. PLATON, Phèdre, 242c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1257-1258. Ibid., 244a, p. 1260. 128 Ibid., 265b, p. 1282. 129 RODIS-LEWIS, Platon et la „„chasse de l‟Être‟‟, p. 41. 127 49 [l‟amant et l‟aimé] plus grand bonheur que cette forme de folie leur est donnée par les dieux130 ». Pour l‟aimé, le bonheur est aussi auprès de celui qui l‟aime, ne pouvant trouver rien de divin en quelqu‟un qui ne l‟aime pas : Voilà, mon garçon, l‟importance et l‟exceptionnelle divinité des biens que te procurera l‟amour d‟un homme qui t‟aime. Mais la liaison que propose un homme qui n‟aime pas, liaison mêlée de sagesse mortelle et qui ne procure qu‟avec parcimonie des biens mortels, n‟enfantera dans l‟âme de l‟aimé qu‟un esclavage, dont la foule fait l‟éloge en la considérant comme une vertu, et la fera rouler pendant neuf mille ans, autour de la terre et sous la terre, privée de raison131. Nous pourrons constater un peu plus loin que cette privation négative de raison est intrigante, parce qu‟il semble que l‟aimé, quoi qu‟il en soit, doive perdre la raison. Cela peut s‟avérer positif ou négatif selon le cas. Les résultats bénéfiques de la folie amoureuse dépendront beaucoup de la vertu que réussira à posséder l‟amant. Platon compare la nature humaine à un attelage comprenant un cocher et deux chevaux. « Chez les dieux, les chevaux et les cochers sont tous bons et de bonne race132 » : il n‟est conséquemment pas difficile de bien mener l‟attelage vers ce qu‟il y a de plus beau et de plus grand. En ce qui concerne l‟être humain, il a un cheval vertueux et de bonne nature, ainsi qu‟un cheval rétif et vicieux, qui ne suit pas la direction que veut prendre le cocher et qui n‟en fait qu‟à sa tête. Pour arriver à la contemplation du beau en soi et à l‟amour le plus beau, il faut effrayer ce cheval jusqu‟à ce qu‟il devienne docile. L‟homme parviendra donc à la vertu et à ce qu‟il y a de plus magnifique en lui. Il n‟est alors pas nécessaire de contrôler la folie amoureuse et le sentiment d‟amour vécu envers le jeune garçon. Cet amour est très légitime. Il faut néanmoins déployer de grands efforts pour vivre celui-ci de la meilleure façon possible. Selon un autre mythe présent dans le Phèdre, nous vivons dans des cycles de dix mille ans au cours desquels il y a des moments où nous avons des ailes et que nous voyons les réalités dans le monde des Idées. Nous rechutons toutefois sur terre sous l‟effet de notre 130 PLATON, Phèdre, 245b-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1261. PLATON, Phèdre, 256e-257a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1272. 132 Ibid., 246a-b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1262. 131 50 nature humaine. Seul le philosophe, après une vie humaine vécue dans un amour parfait avec un jeune homme, peut avoir ses ailes tout de suite et monter au ciel. Voici comment celles-ci poussent lorsque l‟amant est amoureux : en l‟apercevant [le beau garçon], il frissonne, et ce frisson, comme il est naturel, produit en lui une réaction : il se couvre de sueur, car il éprouve une chaleur inaccoutumée. En effet, lorsque, par les yeux, il a reçu les effluves de la beauté, alors il s‟échauffe et son plumage s‟en trouve vivifié ; et cet échauffement fait fondre la matière dure qui, depuis longtemps, bouchait l‟orifice d‟où sortent les ailes, les empêchant de pousser. Par ailleurs, l‟afflux d‟aliment a fait, à partir de la racine, gonfler et jaillir la tige des plumes sous toute la surface de l‟âme. En effet, l‟âme était jadis tout emplumée ; la voilà donc, à présent, qui tout entière bouillonne, qui se soulève et qui éprouve le genre de douleurs que ressentent les enfants qui font leurs dents. Les dents qui percent provoquent une démangeaison, une irritation des gencives, et c‟est bien le genre de douleurs que ressent l‟âme de celui dont les ailes commencent à pousser ; elle est en ébullition, elle est irritée, chatouillée pendant qu‟elle fait ses ailes133. Selon Platon, lorsque l‟amant peut voir le beau garçon, il se repose de sa souffrance et se sent bien, par contre dès qu‟il s‟absente, l‟orifice de la pousse des ailes s‟assèche (il ressent un grand manque). Son âme est alors prise de folie : « elle ne peut ni dormir la nuit ni rester en place le jour, mais, sous l‟impulsion du désir, elle court là où, se figure-t-elle, elle pourra voir celui qui possède la beauté134 ». Nous reconnaissons dans cette situation beaucoup d‟amours qui naissent aujourd‟hui encore. Ce sont des symptômes universels des débuts d‟une relation amoureuse. Le fait que cette tendance à agir de la sorte se calme avec le temps s‟explique chez Platon par le changement d‟orientation, qui part du beau corps du garçon pour aller vers le beau en soi. L‟amour, d‟abord un sentiment, se transforme en quête de sens, sans perdre pour autant sa folie. Le Phèdre parle d‟une manière directe et des plus évidentes de la folie reliée à l‟état amoureux, toutefois il n‟est pas difficile de trouver des témoignages concrets de ce don divin dans le Banquet : l‟amour est un délire : ce n‟est pas seulement la théorie du Phèdre, qui s‟exprime à ce sujet avec une netteté parfaite, c‟est aussi celle du Banquet, puisque l‟Amour est un démon et que la science démoniaque est celle des prophètes, des devins et de tous les inspirés en général135. 133 PLATON, Phèdre, 251a-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266-1267. Ibid., 251e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1267. 135 ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 164. 134 51 Éros, comme intermédiaire qui transmet le divin aux hommes, comme être difficilement identifiable, mystérieux et insaisissable, est l‟image même des personnages fous, des illuminés par les dieux, dont la folie n‟est que l‟impossibilité pour les hommes de comprendre pleinement ce que sont ces gens. Nous voyons aussi l‟impact et l‟importance de la folie dans le fait que ceux qui ont conçu les plus beaux et grands discours du Banquet étaient tous les deux dans un état de conscience altéré, chacun pour une raison très différente. De prime abord, il y a le discours de Diotime, qui a imposé le silence aux orateurs précédents. Il est rare, à la fois en Grèce antique, et dans les discours de Platon, que la parole soit donnée à une femme. Il ne faut alors surtout pas considérer cette situation comme anodine. Diotime, qui brillait par son absence lors de la soirée décrite dans le Banquet, est pourtant sans doute le personnage le plus présent et le plus fondamental dans ce dialogue de Platon, ce qui la place dans une position d‟intermédiaire très marquante et ambiguë quant à sa présence à cette soirée où elle plane dans l‟assistance comme un rêve, comme une image. Diotime, aussi appelée la prêtresse de Mantinée, a un rôle social très religieux. La foi et l‟inspiration divine ne sont pas toujours clairement associées à notre époque et il est, dans certains cas, possible d‟opter pour une vie de foi qui préconise un mode de pensée très rationnel, voire presque exclusivement rationnel. Cependant, au temps de Platon, les prêtres et les prêtresses avaient, quant à eux, comme distinction fondamentale le fait d‟être reconnus comme des inspirés des dieux. Diotime est donc la personne tout indiquée pour parler d‟Éros, en tant qu‟elle est prêtresse et que ce rôle social fait d‟elle une personne réceptive aux messages divins, tant en raison de son statut religieux que de sa nature ouverte à l‟inspiration. Seul bémol qui pourrait jouer contre Diotime dans ce beau portrait : il s‟agit d‟une femme. Elle dit dans son propre discours que l‟homme qui s‟attache à la femme souhaite la procréation physique, alors que celui qui s‟unit à l‟homme veut une procréation spirituelle. Or, il s‟avère qu‟au moment précis où elle parle, elle est, d‟une manière insigne, une inspirée d‟Éros au niveau spirituel. Comment interpréter une situation comme celle-ci ? 52 Dans la République, Platon soutient que les femmes sont capables des mêmes rôles que les hommes et qu‟on ne doit pas discriminer les activités en fonction du sexe. La femme est en mesure d‟accomplir tout ce que fait l‟homme, mais moins bien, sa nature étant plus faible136 : il s‟agit là d‟un commentaire des plus étonnants pour un Grec de l‟Antiquité. De plus, ce philosophe admettait des femmes dans son académie. Que devraiton en comprendre ? Peut-être que la part de misogynie chez Platon est essentiellement un héritage culturel, et que ce qui appartient à sa pensée propre est plutôt positif en ce qui concerne les capacités intellectuelles des femmes. Diotime est sans doute, alors, la personne idéale pour représenter le discours qu‟elle proclame. Si Diotime a de bonnes raisons d‟être choisie par notre philosophe comme modèle de l‟inspiration divine, qu‟en est-il d‟Alcibiade ? Alcibiade est l‟homme qui, malgré un naturel prometteur, s‟est enfoncé dans un vice légendaire au point de perdre sa crédibilité et toutes ses bonnes dispositions au profit de ses passions démesurées. Il a choisi le pire parti, alors qu‟il était plus en mesure que quiconque de prendre le meilleur. Ainsi, le Banquet nous donne l‟exemple du meilleur et du pire inspiré. Pourquoi Alcibiade a-t-il prononcé un discours aussi magnifique ? Peut-être pour montrer que n‟importe qui peut avoir un instant d‟inspiration, mais que ceux-ci se font beaucoup plus rares si on ne les recherche pas, ou encore plus, si on les fuit. L‟élément de rareté donne ce soir-là une beauté encore plus sublime à l‟éloge de Socrate que fait Alcibiade. L‟inspiration, il l‟a probablement puisée dans le vin. Le fait d‟avoir trop bu n‟est peut-être pas la situation la plus enviable, or il s‟agit malgré tout d‟un état altéré de conscience, à l‟instar de la folie divine, et il faut bien reconnaître qu‟Alcibiade a fait preuve d‟une honnêteté dont le mérite revient en grande partie à l‟alcool. La magie et la religion sont indissociables l‟une de l‟autre dans l‟Athènes de Platon. Il est donc évident qu‟Éros est un magicien : « L‟amour est magicien ou sorcier chez 136 PLATON, République, livre V, 455b-456b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1618-1620. 53 Platon, selon Hadot, parce qu‟il inspire de belles paroles (210d). Ce pouvoir enjôleur de la parole, cette magie du verbe nous replace dans le rapport à la rhétorique et à la poésie137 ». La parole prend une place considérable, autant dans la folie que procurent les muses, que dans la séduction propre à l‟amour. Ce n‟est alors sans doute pas par hasard si le Phèdre a une première partie qui concerne l‟amour et une seconde qui concerne l‟art de la parole. Peut-être le Phèdre aborde-t-il l‟art de la parole, cependant dans le cas de la folie amoureuse ou de l‟inspiration des muses, la parole n‟est pas un art, comme l‟indique cet extrait tiré de l‟Ion : « Car ce n‟est pas un art – je te l‟ai dit à l‟instant – qui se trouve en toi et te rend capable de bien parler d‟Homère. Non, c‟est une puissance divine qui te met en mouvement138 ». Ion, un poète homérique, croit posséder un art quand Socrate lui démontre que c‟est un don divin. Cela ne peut pas être un art, puisque Ion ne sait bien parler que d‟Homère et que si c‟était un art, il saurait bien parler de tous. De plus, il ne peut s‟agir d‟un art, car si c‟était le cas, il faudrait qu‟il s‟y connaisse dans bien des domaines. Par exemple, Homère parle des cochers et Ion sait bien en parler, bien qu‟il n‟ait personnellement jamais été cocher, et il sait en parler mieux qu‟un cocher ne saurait le faire. Or, un autre poète qu‟Homère parlerait du même sujet et Ion aurait la bouche cousue, ce qui démontre bien qu‟il ne peut pas s‟agir d‟un art, parce que Ion n‟a pas toute la connaissance de ce dont il parle. Les poètes les plus inspirés ne tiennent pas ce qu‟ils ont écrit de leur intelligence. Il serait d‟ailleurs inapproprié d‟en vanter les mérites. Au contraire, c‟est probablement leur ouverture à se déposséder de leur raison et de leur intelligence qui fait d‟eux des êtres exceptionnels, non ce qu‟ils possèdent ou ce qu‟ils font, mais la possibilité plutôt d‟en faire abstraction pour laisser passer à travers eux quelque chose ou quelqu‟un de plus grand : « Car c‟est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n‟est pas en état de composer avant 137 François SIROIS, « Une notion de séduction élaborée à partir du Banquet de Platon », thèse de maîtrise en philosophie, Québec, Université Laval, 1997, p. 13. 138 PLATON, Ion, 533d, trad. Monique CANTO-SPERBER, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 576. 54 de se sentir inspiré par le dieu, d‟avoir perdu la raison et d‟être dépossédé de l‟intelligence qui est en lui139 ». Cependant, certaines personnes, très intelligentes et très raisonnables, risquent de tenir rigueur à l‟inspiré pour son don ou de ne pas le prendre au sérieux. L‟intelligence, quand elle est mise au service de la maturité spirituelle et de l‟écoute du divin qui passe, peut assurément encourager l‟atteinte de la sagesse et être de surcroît un outil précieux dans cette direction. Il arrive néanmoins que des gens très brillants mettent leur talent à des fins bien différentes et qu‟ils soient orientés dans une dimension qui les ferme totalement à l‟éventualité de recevoir la folie divine. Ces gens n‟arriveront peut-être même pas à percevoir l‟inspiration chez autrui, et, cherchant le génie sous le couvert unique de l‟intelligence, mépriseront les inspirés des dieux et ce qu‟ils apportent au monde : sans doute, cette démonstration [que c‟est pour le plus grand bonheur des amoureux que la folie d‟Éros leur est donnée par les dieux] ne convaincra-t-elle pas les esprits forts, mais elle convaincra les sages140. On peut malheureusement aller jusqu‟à utiliser son intelligence à l‟encontre de cette folie et se persuader qu‟elle n‟existe pas, ce qui est peut-être rationnellement convaincant, mais qui va contre des milliers d‟années de mystique et d‟inspiration, de grandes œuvres surhumaines. La poésie a un rapport direct au langage, par contre elle est aussi intimement reliée au processus créatif : « Elle [Diotime] explique comment l‟amour est poète, c‟est-à-dire créateur, grâce à sa “postérité” et dans la mesure même où il en fait “l‟éducation”141 ». L‟amour comme méthode éducative La création est l‟œuvre de l‟éducation, de la même façon, sans doute, que l‟éducation est une œuvre de création et que toute création est le fruit de l‟amour. 139 Ibid., 534b, trad. CANTO-SPERBER, dans op. cit., p. 577. PLATON, Phèdre, 245c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1261. 141 RODIS-LEWIS, Platon et la „„chasse de l‟Être‟‟, p. 42. 140 55 Quel lien peut-il bien y avoir entre l‟éducation et l‟amour, entre l‟amour et la connaissance ? Pour l‟homme moderne, apparemment aucun. Qu‟en est-il de notre philosophe ? : « L‟Amour et la connaissance ont certainement aux yeux de Platon la plus étroite parenté142 ». Platon disait que l‟« on ne [peut] apprendre sans aimer le savoir et ceux qui le transmettent143 ». En ce qui concerne le début de l‟énoncé, cela semble quasiévident. Il est bien difficile d‟apprendre si la connaissance nous indiffère en général. Quelqu‟un qui n‟accorde aucun intérêt, aucune valeur à son éducation ne s‟y investira jamais. Il y a cependant des cas où on aime le savoir tout en dédaignant l‟une des matières comprises dans ce savoir. Par exemple, des écoliers curieux aiment apprendre, mais détestent les mathématiques et y réussissent pourtant très bien. Est-ce parce qu‟ils aiment au moins un minimum cette matière, qu‟ils réussissent à voir dans les mathématiques les autres formes de savoir qu‟ils apprécient ? Si la relation de l‟amour au savoir ne soulève pas trop de questionnements de prime abord, voire qu‟elle apparaît peut-être même flagrante, l‟importance d‟aimer ceux qui transmettent le savoir est de nos jours une idée plutôt originale. On ne peut pas apprendre sans aimer nos professeurs ! Dans une certaine mesure, cela pourrait sembler logique. Comment être instruit d‟un parent que l‟on n‟aime pas, par exemple. On ne voudra pas imiter sa mère, plaire à sa mère si on ne l‟aime pas. Elle ne pourra alors pas nous apprendre bien des choses et nous n‟aurons pas de modèle. Dans un sens similaire, si notre mère ne nous aime pas, elle ne fera pas le travail nécessaire pour nous apprendre quoi que ce soit. Il semble que cela devrait être une évidence. La transmission du savoir, sans amour, est impossible. Quel enfant n‟a jamais fait davantage d‟efforts dans un cours que dans un autre dans le but de plaire et d‟être dans les bonnes grâces d‟un professeur pour qui il avait un respect, une admiration particulière ? Quel professeur n‟a jamais eu tendance à faire preuve d‟une 142 ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 155. Michel AUTIQUET, Platon : Éros pédagogue, Paris, Hachette Éducation (coll. « Portraits d‟éducateurs »), 2000, p. 5. 143 56 présence plus forte auprès d‟un étudiant qui a, pour une raison ou une autre, attiré son attention ?144 La place du manque et de la pauvreté est essentielle en éducation. La dimension d‟Éros qui provient de Pénia ressent le manque, c‟est d‟ailleurs ce qui crée le désir et il le comblera grâce à l‟amour par le processus de l‟apprentissage de l‟amour. En aimant le beau chez quelqu‟un, il apprendra à aimer le beau pour ce qu‟il est en lui-même. Si l‟on doit partir de l‟amour pour éduquer, il est aussi vrai que l‟éducation se rend à l‟amour. Le chemin se fait visiblement dans les deux sens. Les matières communément enseignées ne sont pas que le but de l‟amour. Elles sont d‟autres manières de parvenir jusqu‟à lui et jusqu‟à sa quête. Si Platon a écrit à l‟entrée de l‟Académie : « Nul n‟entre ici s‟il n‟est géomètre », ce n‟est pas parce que la connaissance des mathématiques est le seul et ultime objectif que recherche Platon, comme on aurait tendance à le croire dans une société cartésienne qui priorise la science, mais bien plutôt parce qu‟elles sont un bel outil pour atteindre le beau : « Le philosophe use des mathématiques pour aller au-delà, voyant en elles, à l‟intérieur cette fois du domaine intelligible (Rép. VI, fin), l‟expression multiple d‟une exigence supérieure de perfection, par laquelle toute Mesure est Ordre et Beauté145 ». Pour Platon, l‟intelligence et l‟amour sont côte à côte et peuvent s‟entraider. Il y a un lien indéniable qui existe entre les deux. Nous pouvons le voir ici symboliquement grâce aux objets religieux qui étaient installés à l‟Académie : 144 Nos systèmes scolaires et éducatifs prônent la distance professionnelle, par peur de scandales dont les risques sont malheureusement réels. Il existe assurément des manières d‟aimer. On n‟aimera pas ses enfants comme on aime son mari. La théorie platonicienne est sûrement beaucoup plus près d‟une allégorie de la relation maritale que d‟une représentation de ce que devrait être la pédagogie des enfants, toutefois chacune de ces situations nécessite à la fois amour et éducation, chacun d‟une façon différente. Bien sûr, il y a des risques de tomber sur des personnes mal intentionnées en laissant ses enfants se faire éduquer de façon humaine, comme la nature humaine a un côté sombre, cependant déshumaniser la relation n‟est pas non plus la solution. C'est échouer avant même d‟avoir commencé. Le système scolaire québécois procède à de nombreuses réformes de la matière depuis quelques années. Le décrochage scolaire n‟est peut-être pas qu‟une question de contenu. Il s‟agit fort probablement d‟un problème de société beaucoup plus fondamental, celui de l‟importance majeure d‟une relation éducative, qui est sous-estimé et dont on ne parle que bien peu. 145 RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 40. 57 Ainsi, à côté de la statue vouée à Athéna, Vierge de la pure intelligence, à laquelle on pourrait consacrer la spéculation sereine du mathématicien, l‟Académie avait élevé un autel à Eros, qui met toutes les puissances de l‟âme à la poursuite de la Beauté146. À la fois la spéculation et l‟amour ont pour objet l‟amour et ils sont, loin d‟être des ennemis, de précieux outils l‟un pour l‟autre. Nous devrions aujourd‟hui considérer Platon comme un spécialiste mondial de l‟éducation, puisqu‟ « Il n‟est pas de problème d‟éducation qui ne soit déjà posé par Platon […] surtout aucun philosophe n‟a accordé une telle place à l‟éducation, n‟y a attaché autant d‟espoir147 ». Bien que sa théorie puisse paraître aujourd‟hui farfelue à d‟aucuns et ne soit pas applicable dans sa totalité, la répudier entièrement sans questionnement serait une erreur, parce que peut-être personne n‟a-t-il pensé à l‟éducation plus sérieusement que ne l‟a fait Platon. Pourquoi notre philosophe considère-t-il autant la dimension pédagogique de l‟existence ? Parce que c‟est ce qui permet de tourner notre regard vers le Bien : « car c‟est avec l‟âme tout entière qu‟il faut se convertir vers le Bien, ou splendeur de l‟Être, et tel est le but de l‟éducation148 ». L‟objectif de l‟éducation est de pouvoir contempler le beau, le bien, le vrai et le divin. C‟est l‟endroit où se dirige l‟amour lorsqu‟il est bien orienté. L‟amour est en quelque sorte une résurrection, puisqu‟en étant touché par le beau, l‟aimant subit une transformation qui le rapproche sans cesse de ce qu‟il aime. L‟amour est une « démarche qui met l‟éducation au service de l‟ambition de produire un homme nouveau149 ». Par son apprentissage, celui qui aime le beau et le bien se rapproche du divin par sa quête. L‟éducation aide donc les amoureux à se raccorder, d‟abord en amenant celui qui courtise plus près du courtisé dans l‟idée de l‟éduquer, de l‟aider à grandir spirituellement, pour qu‟il devienne tout ce qu‟il peut être, lui qui a tant de potentiel et de beauté déjà. Ensuite, il joint les deux êtres dans une quête de sens que suscite leur parcours à deux. Au 146 RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 41. AUTIQUET, Platon : Éros pédagogue, p. 5. 148 RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 41. 149 AUTIQUET, Platon : Éros pédagogue, p. 6. 147 58 terme de cette union, si elle est bien vécue, chacun devrait avoir gagné en vertu et contemplé le beau en soi et ils devraient continuer ensemble à le contempler grâce à leurs ailes. L‟éducation est nécessaire pour le développement de la vertu, qui est impossible sans amour. La vertu est grandement mise en avant dans la philosophie grecque de l‟Antiquité chez de nombreux penseurs. Finalement, bien que les mœurs grecques aient eu un impact fort sur notre philosophe, il n‟en reste pas moins qu‟il innove en affirmant, par exemple, que l‟amour n‟est pas beau, bien qu‟il ne soit pas laid. La relation du beau à l‟amour est mystérieuse, car il s‟agit d‟un statut intermédiaire. L‟amour se tient dans l‟entre-deux dans plusieurs domaines, notamment entre le divin et l‟homme, en transmettant les messages des dieux aux hommes par le biais d‟une folie divine qu‟il leur inspire. En ayant une bonne éducation remplie d‟amour, il est aussi possible que nous puissions atteindre une part de ce divin en contemplant le beau en luimême. Pour clore cette section, nous insisterons sur un important avis que nous donne Platon. On en voit les prémisses dans le mythe de Theuth, présent dans le Phèdre, qui expose l‟idée que l‟écriture n‟est pas un bon représentant de la pensée de son auteur et qu‟elle est problématique sous plusieurs aspects150. Dans sa Lettre VII, rédigée dans les derniers moments de sa vie, Platon continue en ce sens. Même en parlant directement avec les gens, personne n‟a la possibilité d‟apprendre de lui. Aucun individu n‟a pu prendre son enseignement, l‟appliquer et dire qu‟il l‟a appris de Platon en personne. L‟enseignement de Platon ne fait que pointer des choses qui peuvent aider les esprits éveillés à voir, cependant il est isolément insuffisant pour y arriver : Pourtant, il y a au moins une chose que je puis affirmer avec force, concernant tous ceux qui ont écrit et qui écriront, eux qui tous se déclarent compétents sur ce qui fait l‟objet de mes préoccupations, soit qu‟ils en aient entendu parler par moi ou par d‟autres, soit qu‟ils prétendent en avoir fait eux-mêmes la découverte ; ces gens, du moins c‟est mon avis, ne peuvent rien comprendre en la matière. Là-dessus, en tout cas, de moi en tout cas, il n‟y a aucun ouvrage écrit, et il n‟y en aura même jamais, car il s‟agit là d‟un 150 PLATON, Phèdre, 274c-275b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1292. 59 savoir qui ne peut absolument pas être formulé de la même façon que les autres savoirs, mais qui, à la suite d‟une longue familiarité avec l‟activité en quoi il consiste, et lorsqu‟on y a consacré sa vie, soudain, à la façon de la lumière qui jaillit d‟une étincelle qui bondit, se produit dans l‟âme et s‟accroît désormais tout seul151. Un peu plus loin dans cette lettre, Platon explique, de cette façon un peu mystérieuse qui est le propre de cette lettre, à qui il s‟adresse. Il décrit ceux qui peuvent apercevoir le message qu‟il porte sans pouvoir révéler. Cela permet aussi de mettre mieux en lumière ce qu‟est la philosophie : L‟entreprise dont je parle relativement à ces questions, n‟est pas, à mon avis, une bonne chose pour l‟humanité, si ce n‟est pour un petit nombre, tous ceux à qui une courte démonstration suffit pour trouver eux-mêmes ce qu‟il en est ; quant aux autres hommes assurément, on remplirait les uns, sans convenance aucune, d‟un mépris injustifié, et les autres d‟un espoir hautain et vain, en raison de la sainteté des enseignements qu‟ils ont reçus152. Le savoir philosophique ne se résume pas à une suite de raisonnements ou à une recherche scientifique. Il y a quelque chose dans ce que veut dire Platon qui est indicible, et il s‟agit précisément de l‟essentiel de sa philosophie. En plus de l‟insuffisance des mots pour comprendre Platon, environ 2500 ans d‟histoire séparent ce dernier de Disney. Comment serait-ce possible dans ces conditions qu‟il y ait quelque similitude entre eux ? 151 PLATON, Lettre VII, 341b-d, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 655. 152 Ibid., 341d-e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 655-656. 60 Chapitre II Antécédents littéraires des films de Disney Cette section dressera un bref portrait de sources littéraires se situant temporellement entre l‟époque de Platon et celle de Disney, et qui pourrait s‟avérer digne d‟intérêt pour la recherche actuelle. Évidemment, nous ne pourrons pas inclure le corpus entier de ce qu‟on pourrait trouver pertinent, mais nous sélectionnerons quelques œuvres dont nous travaillerons un peu les origines, nous éclaircirons quelques points, nous dresserons un portrait global des auteurs qui ont le plus inspiré Disney dans ses contes. L‟objectif ici n‟est pas de traiter de tout, mais de prendre conscience de la présence de tiers éléments dans la relation que nous effectuons, ainsi que d‟encourager le questionnement sur les motifs de cette conjoncture. Pourquoi les mythes, pourquoi les contes ? Les mythes sont en quelque sorte les ancêtres des contes de fées. Alors, quels sont les éléments qui distinguent le mythe du conte ? : « Le mythe est pessimiste, alors que le conte de fées est optimiste153 ». En effet, la fin des mythes est souvent triste, alors que les contes de fées ont traditionnellement des finales heureuses. De plus, il existe sans doute une dimension religieuse et une foi en la mythologie qui n‟est pas, au sens strict, attribuée aux contes. Des gens ont véritablement cru aux dieux de la mythologie, par contre peu nombreux sont les adultes sains d‟esprit qui croient en l‟existence de Blanche-Neige au sens littéral du terme. Quoi qu‟il en soit, bien que les différences existent, les similitudes sont si nombreuses que la relation qui unit les contes et les mythes est indéniable. S‟il existe un lien évident entre les contes de fées et les mythes, notre champ d‟études actuel, la philosophie, n‟est pas non plus laissé pour compte dans cette comparaison. En effet, le plus célèbre disciple de Platon, Aristote, perçoit un lien entre la philosophie et la mythologie : 153 Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, texte traduit par Théo CARLIER, Paris, Robert LAFFONT (coll. « Pluriel »), 1979, p. 71. C‟est en effet par l‟étonnement que les humains, maintenant aussi bien qu‟au début, commencent à philosopher, d‟abord en s‟étonnant de ce qu‟il y avait d‟étrange dans les choses banales, puis, quand ils avançaient peu à peu dans cette voie, en s‟interrogeant aussi sur des sujets plus importants, par exemple sur les changements de la lune, sur ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout. Or celui qui est en difficulté et qui s‟étonne se juge ignorant (c‟est pourquoi celui qui aime les mythes est d‟une certaine façon philosophe, car le mythe se compose de choses étonnantes) 154. Pourquoi « le mythe se compose »-t-il « de choses étonnantes » ? Peut-être est-ce parce qu‟il tente de répondre aux plus grandes questions, celles auxquelles on ne trouve pas facilement de réponse155, des questions qui sont trop mystérieuses ou indicibles pour être présentées autrement, par exemple. Il se peut aussi que ce soit parce qu‟il parle dans un langage caché, imagé, à demi-mot. Il raconte une histoire et nous devons comprendre comment, à partir de cette histoire, nous en savons davantage sur la réalité que ce récit aborde. Ces histoires s‟égarent souvent dans leurs rapports spatio-temporels. Elles prennent place à cette époque : « Il était une fois » et dans ce lieu : « dans un pays lointain ». Le film Shrek156, une célèbre parodie de contes de fées, s‟amuse d‟ailleurs avec ses référents traditionnels en plaçant l‟histoire au royaume de « Far Far Away ». Les personnages de ces contes, s‟il y a des hommes, sont aussi souvent des dieux, des ogres, des nains, des fées, des sorcières, c‟est-à-dire des personnages qui ne font habituellement pas partie de notre réalité. Toutefois, aussi vagues que soient ces indicateurs, ils révèlent quelque chose d‟important concernant le conte. Ils témoignent de son inaccessibilité, de son mystère. Aristote parlait-il des éléments de l‟histoire ou encore des questions qu‟elles abordent lorsqu‟il disait du mythe qu‟il « se compose de choses étonnantes » ? L‟un ne va pas sans l‟autre. Ces repères tordus sont peut-être simplement une version imagée du mystère que soulèvent les questions qu‟il aborde. 154 ARISTOTE, Métaphysique, Livre A, 982b12-19, trad. Marie-Paule DUMINIL et Annick JAULIN, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 77. 155 Dans un séminaire sur la Poétique d‟Aristote, Jean-Marc Narbonne disait de Platon qu‟il écrivait des mythes quand il n‟arrivait pas à répondre à une question, quand cette question était hors de portée de sa capacité rationnelle à y répondre. Il écrivait alors des histoires qui lui semblaient vraisemblables, qui parlaient tout de même de quelque chose par rapport à la réalité que l‟on ne peut pas entièrement dévoiler. 156 Notons cependant qu‟il s‟agit d‟un film réalisé par les studios Dreamworks, et non ceux de Walt Disney. Il est néanmoins pertinent de s‟en inspirer pour décrire les contes et les mythes, puisqu‟il s‟agit d‟une parodie et que le rôle d‟une parodie est d‟accentuer les traits de son objet. 62 Quoi qu‟il en soit, le mythe parle de quelque chose d‟autre, d‟inaccessible, ainsi que de notre réalité simultanément. Il nous inclut dans l‟inaccessible. Il répond aux questions sans réponse en n‟omettant pas de les laisser malgré tout sans réponse. Certaines écoles de pensée plus modernes abondent dans le sens d‟Aristote quant à la dimension étonnante du mythe et quant à sa relation à la philosophie. Ils saisissent son côté étonnant de cette façon : Leur thèse de base [aux tenants de l‟École de symbolique] était que les mythes exprimaient symboliquement des réalités philosophiques et des pensées métaphysiques et qu‟ils contenaient un enseignement mystique de quelques-unes des réalités les plus profondes concernant Dieu et le monde 157. Pour la psychanalyse jungienne, le pourquoi du conte de fées et ce à quoi il répond chez l‟être humain s‟explique de cette manière : Les psychanalystes jungiens insistent en outre sur l‟idée que les personnages et les événements de ces histoires sont conformes aux archétypes psychologiques qu‟ils représentent, et qu‟ils évoquent symboliquement le besoin qu‟a l‟homme d‟atteindre un stade d‟intégration du moi, un renouvellement interne qui s‟accomplit lorsque les forces inconscientes personnelles et raciales sont à la disposition de l‟individu 158. Dans une optique comme celle-ci, les contes de fées seraient ainsi une façon pour l‟homme, en tant que personne ou membre d‟une société, de se développer pleinement en présentant des personnages qui sont les images symboliques d‟éléments constitutifs de sa vie. Platon considérait le mythe comme un outil d‟éducation pour les enfants. Il s‟offusquait de ce qu‟on racontait au sujet des dieux d‟abord parce que c‟était faux : Pour commencer [...], c‟est bien le mensonge le plus considérable que le mensonge de celui qui, parlant des êtres les plus élevés, s‟exprime fallacieusement de manière inappropriée, en rapportant comment Ouranos a commis les actes que Hésiode lui attribue, et comment Cronos à son tour se serait vengé 159. Platon croyait au surplus que des descriptions de ce type avaient un impact négatif sur le développement de l‟enfant : « Car un jeune n‟est pas en mesure de discerner une intention allégorique de ce qui n‟en possède pas, et ce qu‟il ressent à son âge, en formant ses opinions, a tendance à devenir ineffaçable et immuable160 ». 157 VON FRANZ, L‟interprétation des contes de fées, p. 15. BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, p. 69-70. 159 PLATON, République, livre II, 377e-378a, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1538. 160 Ibid., livre II, 378d-e, p. 1539. 158 63 C‟est pourquoi les histoires qu‟on raconte à notre relève doivent être soigneusement choisies, puisqu‟elles seront grandement responsables de ce que deviendront ces enfants : Nous exhorterons ensuite les nourrices et les mères à raconter aux enfants les histoires [mûthous] que nous aurons choisies et à façonner leur âme avec ces histoires, bien plus qu‟elles ne modèlent leurs corps quand elles les ont entre les mains 161. Si nous nous fions à ce que nous dit ici Platon, nous aurions choisi le bon médium pour étudier les parallèles entre l‟Antiquité grecque et notre modernité. En considérant que Disney est à n‟en point douter le plus grand conteur d‟histoires du XXe siècle et que les mythes façonnent les âmes des jeunes qui les écoutent, nous savons en étudiant la pensée de Disney que nous étudions au même moment la pensée du monde moderne, à tout le moins du monde occidental de notre époque. Sous ce regard, notre choix de mettre en parallèle Platon avec Disney paraît beaucoup moins hasardeux ou anecdotique que l‟on serait tenté de croire de prime abord. Si le conte est la base et le centre de l‟œuvre disneyenne, il ne faut pas oublier l‟apport des autres médias artistiques. Les contes de Disney sont aussi des films, des images et des chansons. Évidemment, parler du film ou du conte, c‟est aborder en quelque sorte l‟ensemble de l‟œuvre. L‟un des grands manques de ce mémoire est celui de ne pouvoir aborder le sujet des images que de manière elliptique. Nous ne pouvons pas vous montrer les images, et lorsque l‟on décrit une situation, il y a une grande perte visuelle qui ne peut pas être traduite en mots, soit parce qu‟elle est indicible, soit parce que sa description ferait perdre une bonne part de ce que l‟image comporte de saisissant. Comme on dit : une image vaut mille mots. Cependant, il y a bien quelque chose au-delà du conte et du film qui contribuera énormément à notre analyse et qu‟il vaut la peine d‟étudier : la chanson. Nous ne pourrons pas traduire les notes et les émotions qu‟elles transmettent, mais la majorité des chansons disneyennes sont composées pour appuyer les paroles et sont souvent relativement simples d‟un point de vue musical. L‟élément d‟analyse par excellence de ces chansons, c'est donc les paroles. Une grande quantité des belles phrases que Disney emploie, une énorme partie de ce qui est 161 64 Ibid., livre II, 377b-c, p. 1537-1538. spirituellement percutant, est inscrite dans les chansons. Les chansons de Disney sont des concentrés de sens. Les chansons peuvent-elles être, à l‟instar des contes, des médiums de transmission culturelle ? Les méthodes de transmission peuvent-elles se croiser ? Un message peut-il passer de la littérature vers les contes pour ensuite aller dans les chansons, et ainsi de suite ? Quelques auteurs repris par Disney, leur perception du conte de fées et la façon dont ils sont repris Si l‟on rédige des histoires pour les enfants et les leur raconte dans l‟Antiquité comme aujourd‟hui, ce choix d‟auditoire n‟est toutefois pas partagé par Perrault et ses contemporains : Perrault never intended his book to be read by children but was more concerned with demonstrating how French folklore could be adapted to the tastes of French high culture and used as a new genre of art within the French civilizing process. And Perrault was not alone in this « mission »162. Au XVIIIe siècle, les contes étaient considérés davantage comme des outils servant à ordonner les normes de la culture aristocratique et étaient aussi un jeu qui permettait aux adultes très éduqués de faire de l‟art. Il ne s‟agit néanmoins pas d‟une règle absolue, car, au XVIIIe siècle, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, dont nous parlerons, écrivait, pour sa part, des contes destinés aux enfants. Il y avait donc majoritairement des contes pour les adultes de haute naissance, ce qui, faute de le cautionner, nous permet du moins de mieux comprendre la violence crue de certaines scènes et de plusieurs châtiments infligés aux personnages ayant un vilain tempérament. Prenons comme exemple la Cendrillon des frères Grimm, dont les sœurs reçurent une punition qui risquerait bien de faire pleurer les tout-petits : Quand les mariés prirent le chemin de l‟église, la sœur aînée marchait à leur droite et la cadette à leur gauche. Les colombes leur crevèrent alors un œil à chacune. Plus tard, à la sortie de l‟église, l‟aînée marchait à la gauche des mariés et la cadette à leur droite. Les 162 Jack David ZIPES, Fairy tale as myth, myth as fairy tale, Lexington, University Press of Kentucky (coll. « Thomas D. Clark lectures »), 1993, p. 17. 65 colombes leur crevèrent alors à chacune l‟autre œil. Et la cécité fut donc la punition de leur méchanceté et de leur perfidie pour le restant de leurs jours163. Ce qui rend la scène encore plus marquante, c‟est qu‟il s‟agit de la fin du conte pour les frères Grimm. Nous ne sommes effectivement pas dans le même registre que le traditionnel « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d‟enfants » qui termine assez souvent les contes. La violence, bien que peu propice à endormir les enfants, ne peut pas être un indicateur du fait que l‟histoire n‟est pas destinée aux petits, parce que, dans l‟Antiquité, on racontait certains mythes aux enfants qui n‟étaient pas du tout pacifiques. Nous voyons aussi chez Perrault quelques différences, peut-être attribuables à l‟auditoire. Nous savons que ces contes ne sont vraiment pas dans une trajectoire disneyenne, en raison de leur réalisme déconcertant. Nous sommes en effet bien loin de la chanson de Pinocchio qui a inspiré le slogan de Disney et dont la musique passe rapidement avec le château de Cendrillon comme logo avant chaque film : « When you wish upon a star, your dreams come true164 », en n‟oubliant pas que la chanson dit aussi « Makes no difference who you are165 ». À mille lieues de cette réalité démocratique propre à Walt Disney, voici ce que Perrault dit être l‟une des morales de l‟aventure qu‟est Cendrillon : C‟est sans doute un grand avantage, D‟avoir de l‟esprit, du courage, De la naissance, du bon sens, Et d‟autres semblables talents, Qu‟on reçoit du Ciel en partage ; Mais vous aurez beau les avoir, Pour votre avancement ce seront choses vaines, Si vous n‟avez, pour les faire valoir, Ou des parrains ou des marraines166. Si la perception qu‟a Charles Perrault des contes de fées a de l‟importance dans cette recherche, c‟est parce que l‟immense majorité des plus grands succès de Disney est en fait 163 Jacob GRIMM et Wilhelm GRIMM, Contes pour les enfants et pour la maison, texte traduit par Natacha RIMASSON-FERTIN, Mayenne, Rien de commun (coll. « Merveilleux», n°40), 2009, p. 146-147. 164 Ben SHARPSTEEN et al., Pinocchio, Disney, 1940, scène 1. 165 Ibid., scène 1. 166 Charles PERRAULT, Contes, texte établi et présenté par Marc SORIANO, Breteuil-sur-Iton, Flammarion, 1989, p. 279. 66 une adaptation d‟histoires écrites déjà existantes. Perrault est probablement le conteur le plus réutilisé par Disney, bien que les frères Grimm soient de très sérieux compétiteurs : « Les frères Grimm comparèrent les contes de fées à “un cristal brisé dont on peut encore ramasser les fragments dispersés dans l‟herbe”167 ». Même en parlant d‟adaptation d‟histoires existantes, nous sommes pratiquement dans l‟euphémisme. Il s‟agirait plutôt d‟une appropriation qui nous pousse à oublier l‟héritage qu‟a reçu Disney. Bien sûr, il a modifié les contes qu‟il a utilisés, cependant « His technical skills and ideological proclivities were so consummate that his signature has obfuscated the names of Charles Perrault, the brothers Grimm, Hans Christian Andersen, and Collodi168 ». C‟est vrai, Disney prend de la place dans les histoires qu‟il reprend. Il y inclut la modernité autant d‟un point de vue idéologique que du point de vue du médium qu‟il utilise : But Disney‟s film is also an attack on the literary tradition of the fairy tale. He robs the literary tale of its voice and changes its form and meaning. Since the cinematic medium is a popular form of expression and accessible to the public at large, Disney actually returns the fairy tale to the majority of people169. Toutefois, la critique de Zipes à l‟égard de Disney me semble très sévère. Si nous accusons Disney d‟avoir repris les contes d‟autres personnes en se mettant lui-même en avant-plan lorsqu‟il les raconte, si on l‟accuse de les avoir modifiés et de les avoir adaptés à la réalité de son époque, quel conteur dans l‟histoire de l‟humanité ne serait pas imputable d‟accusations similaires ? Les contes ne sont-ils pas des témoins de leur époque, de celle qui les a créés, de celle qui les raconte et de celle qui les a inspirés ? En ce sens, Disney, comme tout bon conteur, nous insère dans l‟histoire en reprenant le passé et en le rendant présent, en l‟actualisant. 167 VON FRANZ, L‟interprétation des contes de fées, p. 15. ZIPES, Fairy tale as myth, myth as fairy tale, p. 72. 169 Ibid., p. 82-83. 168 67 Le conte lui-même est notre passé, par contre la façon qu‟on a de le raconter prend en considération ce que l‟on est maintenant. C‟est aussi pour cette raison que Disney est précieux dans ce mémoire, car il agit comme un pont qui nous lie à notre héritage culturel. Outre Perrault et les frères Grimm, les plus grands succès de Disney prennent souvent leurs racines chez d‟autres auteurs. C‟est le cas par exemple du conte de Pinocchio, créé par Carlo Collodi. L‟histoire d‟Aladin provient quant à elle des Mille et une nuits. La première traduction française de cette œuvre a été publiée par Antoine Galland au XVIIIe siècle, mais l‟auteur reste encore inconnu à ce jour. La Petite Sirène a été créée à l‟origine par le très célèbre conteur danois Hans Christian Andersen. Aucun n‟est le fruit pur de l‟esprit disneyen. Tous ont pourtant subi des transformations qui les rendent plus près de notre époque et de l‟Amérique. D‟ailleurs, même lorsque nous disons que Disney est allé chercher plusieurs contes chez Perrault et les frères Grimm, nous sommes loin d‟extraire la racine de l‟œuvre. En effet, ces conteurs ont généralement puisé les aventures qu‟ils racontent ailleurs, dans une tradition souvent orale. C‟est l‟une des raisons pour lesquelles ils écrivent régulièrement deux versions du même conte. Ce n‟est pas parce qu‟ils se copient ou parce qu‟ils se ressemblent tellement qu‟ils ne peuvent pas s‟empêcher d‟écrire les mêmes choses, mais simplement parce qu‟à l‟origine ces histoires ne viennent pas d‟eux. Si Perrault et les frères Grimm n‟ont, dans la plupart des cas, pas le mérite d‟être les auteurs des contes qui les ont rendus célèbres, ils ont, à tout le moins celui d‟avoir fait passer à l‟histoire ces aventures que nous aurions pu perdre sans eux, soit parce qu‟elles n‟étaient pas écrites, parce qu‟elles étaient mal écrites ou parce qu‟elles n‟avaient pas encore été remarquées. Ces écrivains ont une belle plume et l‟héritage qu‟ils nous ont laissé est important. À titre d‟exemple, nous aborderons brièvement l‟un de ces contes qui a été réécrit à la fois par Perrault et les frères Grimm. La fameuse histoire de La Belle au bois dormant, qui est à la fois le titre de Disney et celui des deux conteurs, a d‟abord été écrite par Giambattista Basile dans un recueil publié en 1643. 68 Ce recueil nommé parfois Pentamerone et d‟autres fois Le conte des contes ou Le divertissement des petits enfants a un nom qui est fort surprenant considérant que les contes ne sont pas toujours faits pour les enfants à l‟époque et que ceux de Basile sont plus violents et plus cruels que ceux de Perrault, qui ne s‟adressent pas aux enfants. Le conte qui est la première version écrite de ce qui deviendra La Belle au bois dormant porte alors le titre Soleil, Lune et Thalie. Le style très précipité que Basile emploie donne une allure de parodie ou de caricature au conte : Il était une fois un grand seigneur qui, à la naissance de sa fille, Thalie, convoqua tous les savants et les devins de son royaume pour qu‟ils prédisent son avenir. Après s‟être bien consultés, ils conclurent qu‟elle courrait un grand danger à cause d‟une écharde de lin170. Selon toute vraisemblance, cet air de maladresse est un style humoristique que Basile confère volontairement à ses textes, puisque ces bévues sont beaucoup trop flagrantes et grossières pour être réelles. Thalie meurt à cause qu‟une écharde de lin reste coincée sous son ongle. Basile ne semble pas trouver pertinent de nous dire comment une écharde de lin dans un doigt peut tuer quelqu‟un. Thalie est morte, mais au lieu de dépérir comme tout le monde, elle reste belle, tombe enceinte et accouche. Ces jumeaux, lui suçant le doigt en se trompant de tétine, la ressuscitent parce que le morceau de lin se libère. Rien ne s‟explique par un sort, comme dans La Belle au bois dormant, où Aurore s‟endort en raison d‟un enchantement pour s‟être piqué le doigt à un fuseau. C‟est absurde, cependant l‟auteur se complaît dans cette absurdité et cela donne sans doute un brin de charme à l‟histoire. Néanmoins, celle-ci est obscurcie par une chose terrible qui est traitée aussi banalement que le sont les invraisemblances du texte : Thalie s‟est fait violer pendant son sommeil. Elle n‟a pas refusé clairement, mais elle n‟était pas en mesure d‟accepter une relation avec le roi, qui a commis l‟adultère puisqu‟il était déjà marié. Aucune des versions de La Belle au bois dormant ne s‟est rendue aussi loin. Perrault et les frères Grimm, même s‟ils conservent beaucoup d‟éléments violents dans leurs contes, éliminent d‟entrée de jeu le viol et l‟adultère. L‟histoire de la vilaine reine assassine n‟est 170 Giambattista BASILE, Le conte des contes ou Le divertissement des petits enfants, texte établi et traduit par Françoise DECROISETTE, Strasbourg, Circé, 2002, p. 429. 69 reprise que par Perrault. Dans sa version cependant, la reine est la mère du roi qui veut manger ses petits-enfants et sa belle-fille parce qu‟elle est une ogresse. De surcroît, bien que la vilaine femme périsse chez Perrault, elle n‟est pas mise à mort. En voyant son fils revenir plus tôt que prévu, enragée, elle se jette elle-même dans la marmite qu‟elle avait fait préparer pour cuisiner sa belle-fille. Il existe quelques sources d‟inspiration plus anciennes que celle de Basile qui permettraient de remonter dans le temps ou de se rapprocher d‟origines grecques. Au XIVe siècle, le récit de Troïlus et Zélandine, dans le roman de Perceforest, a suffisamment d‟éléments de ressemblance avec Soleil, Lune et Thalie pour savoir qu‟il a inspiré ce dernier conte. D‟ailleurs, le récit de Troïlus et Zélandine tirerait lui-même ses origines de celui de la Völsungasaga. Nous n‟élaborerons cependant pas plus profondément notre recherche d‟éléments de comparaison entre La Belle au bois dormant et les contes dont cette histoire tire ces origines. En effet, Soleil, Lune et Thalie est plus éloigné de la théorie platonicienne de l‟amour que ne le sont toutes les autres versions de La Belle au bois dormant et il n‟apporte que peu d‟éclairages nouveaux nous permettant de saisir davantage le conte dans sa dimension platonicienne. Pour ces raisons, il ne sera pas utile d‟établir une grande comparaison entre les œuvres ou de parler plus amplement de Soleil, Lune et Thalie. Néanmoins, il était bien de présenter brièvement cette œuvre pour montrer qu‟une histoire qui passe par Perrault et les frères Grimm ne s‟y arrête pas, que nous n‟avons pas tout dit lorsque nous affirmons que tel film s‟est inspiré d‟un conte de Perrault. Nous l‟avons aussi présentée pour montrer qu‟on ne peut pas toujours remonter de manière documentaire jusqu‟à la Grèce et jusqu‟à Platon. Cependant, lorsqu‟on y arrive, le lien est réel, puisque justement on ne l‟invente pas dans le but que chaque conte le possède avec évidence. Nous aurons plus de chance dans nos prochaines histoires, comme vous aurez l‟occasion de le constater. En considérant le fait que plusieurs des plus grands contes de Disney proviennent de Perrault et des frères Grimm, nous pouvons comprendre que les récits que nous voyons à 70 l‟écran – grand ou petit – ont souvent un héritage beaucoup plus ancien, ce qui nous permet plus facilement de faire le pont entre Platon et Disney, qui sont séparés par des siècles d‟histoire. Le film La Petite Sirène de Disney est tiré du conte du même nom créé par le très célèbre Hans Christian Andersen. À l‟opposé des frères Grimm ou de Perrault, Andersen ne semble pas tirer l‟essentiel de ses contes de la tradition orale populaire. En effet, nous ne pouvons pas cibler de contes qui soient des versions antérieures ou des sources évidentes d‟inspiration pour La Petite Sirène. Si Andersen innove par ce conte, il ne peut éviter d‟avoir malgré tout une grande dette envers le passé. La genèse d‟un conte n‟est pas constituée que du conte lui-même, mais aussi de ses parties, notamment de ses personnages. Si la petite Sirène est un personnage nouveau chez Andersen, elle n‟en reste pas moins une Sirène et ce n‟est pas la première de l‟Histoire. De surcroît, son rôle en tant que membre de son espèce, comme l‟indique le titre, est le noyau du conte. Dans un cas comme celui-ci, il serait tout à fait pertinent de se poser la question de l‟origine de la Sirène comme personnage mythique. Quiconque connaît un peu l‟histoire de ces créatures se dira sans doute que c‟est une chose vaine, qui nous égarera en chemin et ne nous permettra pas d‟établir de lien, puisque la Sirène d‟aujourd‟hui et celle d‟hier sont deux êtres apparemment différents. C‟est justement dans cette composante d‟ubiquité que réside tout l‟intérêt de la recherche. Ariel, à l‟instar de ses consœurs modernes, est un être mi-femme, mi-poisson. Toutefois, « La Sirène antique était ailée171 ». À la base, ce n‟était donc pas une femme poisson, mais une femme oiseau. Nous croirions de prime abord à deux créatures distinctes ou à une modification, mais la Sirène est peut-être finalement ces deux êtres. Il existe des mythes expliquant ce changement de forme, comme celui d‟une joute entre Muses et Sirènes, qui fut perdue par 171 Adeline BULTEAU, Les Sirènes, Paris, Pardès, 1995, p. 9. 71 ces dernières : « Les Sirènes, incapables de supporter la honte de la défaite, s‟arrachèrent les ailes, prirent une couleur blanche, et se jetèrent dans la mer172 ». Cependant, Bettini et Spina, bien qu‟ils présentent le mythe, considèrent que ce n‟est pas dans une telle histoire que l‟on peut comprendre la nature fondamentale de ces créatures. Ces chercheurs appuient leur point de vue par une analyse ovidienne qui procède par la logique de comparaisons de récits antiques : Les Sirènes, elles aussi partiellement oiseaux, devaient être liées à d‟autres mondes, par exemple au cortège de Proserpine, et c‟est dans ce contexte qu‟il fallait trouver le motif de leur métamorphose173. Par l‟emploi du « elles aussi », Bettini et Spina réfèrent aux Piérides, filles de Piéros, roi de Macédoine, qui, ayant de belles voix, ont tenté de défier les Muses et qui ont été changées en pies et en divers oiseaux comme châtiment de leur affront. En effet, les voix des Piérides mortelles se comparaient à celles des Muses, immortelles. Les ailes, le changement en oiseaux, témoignent visuellement de leur statut d‟intermédiaires, de leur capacité à passer du ciel à la terre et de la terre au ciel. La transformation des Sirènes n‟est donc pas à voir comme une fatalité ou une scission, mais comme un ajout, comme la démonstration de leur potentiel d‟intermédiaires dont les ailes, témoins propres de cette potentialité, ont été le premier signe. Cette mutation n‟est donc pas un changement d‟être. C‟est simplement ce que sont véritablement les Sirènes et ce qu‟elles ont toujours été. Les ailes seraient alors la caractéristique identifiant les êtres qui sont liés à d‟autres mondes. Si nous pouvons établir ce lien à partir des Sirènes et des Piérides, nous le vérifierons par l‟image d‟Éros. La quête des amoureux dans l‟amour étant l‟obtention des ailes, et Éros étant un intermédiaire, un messager entre les hommes et les dieux, un être situé entre le mortel et l‟immortel, entre l‟humain et le divin, Éros et la Sirène ont une parenté visible. Les amants n‟obtiennent d‟ailleurs pas leurs ailes sur terre, mais dans un autre monde, celui de l‟Hadès, qui est le monde non exclusif des Sirènes, mais qui est aussi, pour Platon, leur lieu par excellence. 172 Maurizio BETTINI et Luigi SPINA, Le mythe des Sirènes, texte établi et traduit par Jean BOUFFARTIGUE, Paris, Belin, 2010, p. 72. 173 Ibid., p. 73. 72 Si l‟Éros grec et les Sirènes sont reliés conceptuellement, le sont-ils historiquement, culturellement ? D‟où proviennent les premières Sirènes ? Quel peuple les a façonnées ? Qui a participé à la création de l‟espèce de la petite Sirène ? La tendance à l‟intégration qui caractérise la religion olympienne a certainement eu son effet sur la manière de concevoir les Sirènes dans les histoires de leur vie, aussi bien dans les représentations iconographiques que dans les représentations verbales et littéraires, quelque hypothèse qu‟on puisse faire sur d‟éventuelles origines non grecques. Les Sirènes sont en tout cas devenues grecques, même si elles ont aussi quelque chose d‟oriental : grecques sont les divinités qui leur sont associées ; leurs aventures, leurs métamorphoses, jusqu‟à l‟issue finale, se déroulent et se racontent en Grèce ou en Grande Grèce174. À l‟évidence, les Sirènes sont grecques et si l‟évidence a tort, elles sont quand même grecques, puisqu‟elles le sont devenues. Maintenant que nous connaissons la nationalité des Sirènes, avant de nous demander si Ariel, la petite Sirène, est grecque et platonicienne, il serait pertinent de se poser ces questions : la petite Sirène est-elle une Sirène ? Si c‟est le cas, à quel point estelle une Sirène ? Certains animaux disneyens sont effectivement beaucoup plus hommes que bêtes. Finalement, quelle place le fait que la petite Sirène soit une Sirène prend dans la présentation que l‟on fait de sa vie ? Procédons efficacement en répondant à toutes les questions en même temps : la petite Sirène est une Sirène, elle est absolument, totalement une Sirène et son histoire est par excellence histoire de Sirène. Ce que nous venons d‟affirmer semble très étonnant de prime abord, car Ariel veut seulement être humaine. Elle collectionne les objets humains, elle aime un homme, elle n‟en peut plus de nager. Curieusement, c‟est exactement pour cette raison qu‟elle est une Sirène. La petite Sirène raconte l‟histoire d‟Ariel qui veut devenir humaine et La Petite Sirène 2 : Retour à l‟océan est l‟aventure de la fille d‟Ariel, qui veut vivre dans l‟eau et devenir une Sirène. Sébastien le crabe, en voyant l‟entêtement de la jeune Mélodie à plonger dans cet autre monde, ne peut s‟empêcher de dire que Mélodie est exactement comme sa mère. 174 Ibid., p. 63-64. 73 La Sirène, c‟est l‟éternelle indécise, l‟intermédiaire qui aspire à plus, qui aspire à tout, qui est partout. Quand enfin Mélodie est au fond de l‟eau avec sa queue de poisson, et qu‟on lui demande formellement de choisir le monde auquel elle souhaite appartenir, sa réponse est toujours celle de la Sirène : elle inonde la cour du château. Elle peut donc faire partie des deux mondes, être un entre-deux. La Sirène n‟est pas ce qu‟elle est parce que c‟est une femme oiseau, parce que c‟est une femme poisson, mais parce que c‟est une femme, un oiseau et un poisson et c‟est ce que Disney raconte. Comme nous en avons brièvement fait mention ci-haut, non seulement la Sirène est présente dans la culture grecque, mais on trouve aussi quelques références la concernant chez Platon, trois pour être précise, dont l‟une se trouve dans le Phèdre, bien qu‟il s‟agisse peut-être de l‟occurrence la moins intéressante. Voyons ce que nous pouvons tirer de ces brefs passages en commençant par le Phèdre : Si, au contraire, elles nous voient converser et rester insensibles à leurs enchantements, alors que notre esquif passe devant elles comme devant des Sirènes, alors, parce qu‟elles seront contentes de nous, elles nous accorderont sans doute le privilège que les dieux leur permettent de décerner aux hommes175. Il n‟y a là qu‟une brève comparaison entre les Sirènes et les cigales qui sous-entend que ce qu‟on attribue à la cigale dans ce mythe, nous pouvons généralement aussi le transposer pour la Sirène. Plusieurs diront de cette interprétation qu‟elle est généreuse, toutefois en connaissant le mythe et la fonction des Sirènes chez Platon, on peut se permettre cette générosité. Le mythe des cigales a cette musicalité qui est presque la seule caractéristique évidente des Sirènes platoniciennes : Jadis, les cigales étaient des hommes, ceux qui existèrent avant que ne naissent les Muses. Puis, quand les Muses furent nées et que leur chant eut commencé de se faire entendre, certains des hommes de ce temps-là furent, raconte-t-on, à ce point mis par le plaisir hors d‟eux-mêmes que de chanter leur fit négliger de manger et de boire, si bien qu‟ils moururent sans s‟en apercevoir. C‟est de ces hommes que, par la suite, a surgi la race des cigales ; elles ont reçu des Muses le privilège de n‟avoir, dès la naissance, besoin d‟aucune nourriture, et de se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire, jusqu‟à leur mort ; après leur mort, elles vont trouver les Muses pour leur faire savoir qui les honore ici-bas et à laquelle d‟entre elles va cet hommage. Ainsi, à Terpsichore, leur rapport indique ceux qui l‟ont honorée dans les chœurs et elles les lui rendent plus chers. À Ératô, elles parlent de ceux qui l‟ont honorée dans les choses de l‟amour. Et elles font de même pour les autres, selon la forme de l‟hommage qui est le sien. À l‟aînée, Calliope, et à sa cadette, Ourania, elles signalent ceux qui passent leur vie à aspirer à la sagesse et qui honorent le type de « musique » auquel elles président. Car, entre toutes les Muses, ce sont elles qui s‟occupent du ciel et des discours proférés aussi bien par les 175 74 PLATON, Phèdre, 259a-b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1274. dieux que par les hommes, et qui font entendre les plus beaux accents. Nous avons donc, tu vois, mille raisons de parler et de ne pas céder au sommeil à l‟heure de midi 176. Ce mythe est un peu long, mais c‟est un privilège que nous pouvons sans peine nous accorder, puisqu‟il est aussi fortement relié à la folie divine et à l‟inspiration chez Platon. Il met même en lumière la relation existant entre amour et philosophie puisque les plus beaux accents musicaux sont ceux de la philosophie et que la plus magnifique folie que les dieux accordent aux hommes est celle de l‟amour. Ce mythe permet par surcroît de voir la philosophie sous le jour de l‟esthétique et de la beauté. Par contre, il y a peu de choses aussi ardues que l‟analyse qui nous incombe ici. Il faut passer devant les cigales et rester insensibles à leurs enchantements, comme on fait de même avec les Sirènes. Si expliquer le lien si brièvement esquissé entre cigales et Sirènes est complexe, comprendre pourquoi il ne faut pas céder aux enchantements des cigales l‟est encore davantage. Quel est cet enchantement ? Les cigales n‟ont-elles pas été récompensées pour avoir cédé à l‟enchantement des Muses, pour avoir été séduites par leur chant ? Le mythe nous permet de saisir que l‟enchantement n‟est pas la passion, mais l‟assoupissement. Certains hommes sont des inspirés dès leur naissance. Ils n‟ont besoin ni de manger, ni de boire. Si la passion les porte, ils peuvent chanter toute leur vie, mais s‟ils sont enchantés par le sommeil, ils ne seront pas récompensés par les Muses. Le sommeil de midi est sans doute le sommeil du non-nécessaire, le sommeil éveillé, puisqu‟à midi, il fait soleil, il fait jour. Nous dormons par nécessité la nuit, mais dormir au soleil de midi, bien qu‟il existe des lieux du monde où la canicule force le sommeil, incite à penser surtout à un sommeil éveillé. Nous pouvons être endormis par l‟opinion, par le divertissement. Il ne faut pas, par exemple, écouter le chant de la cigale seulement par pur divertissement. Écouter sans l‟inspiration, sans la passion, entendre sans écouter, c‟est peut-être de ce genre d‟enchantement dont parle Platon. Les cigales, comme les Sirènes ne doivent pas posséder notre esprit, le figer, le paralyser. Elles doivent le faire danser. Nous ne devons pas céder à leurs enchantements, nous devons chanter avec elles par la philosophie. 176 PLATON, Phèdre, 259b-d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1274-1275. 75 Le mythe des cigales est, par la délicatesse de cette comparaison, le mythe des Sirènes et les Sirènes sont les chanteuses du ciel, comme les cigales sont celles de la terre : Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité. Sur la partie supérieure de chaque cercle se tenait une Sirène, qui était engagée dans le mouvement circulaire avec chacun et qui émettait une sonorité unique, une tonalité unique et de l‟ensemble de ces huit voix résonnait une harmonie unique 177. La Sirène platonicienne n‟est que musique. Elle n‟est accompagnée d‟aucune description physique, ce qui rend surprenant l‟accent mis sur sa description auditive, qui malgré tout dit peu de choses de plus littéralement parlant. Platon réussit à parler de la sonorité, de la tonalité et de l‟harmonie des Sirènes et tout ce que nous en savons à la fin, c‟est que chacune est unique178. Dites-moi à quoi ressemble un son grave ? À quelque chose de doux, moins agressant, mais moins accrocheur qu‟un son aigu, à quelque chose qui a de la portée, de l‟amplitude, qui rappelle le bas, le sol, qui n‟est pas volatile… Maintenant, dites-moi à quoi ressemble une tonalité unique ? Précisément à rien. C‟est unique, ce n‟est pas comparable. En même temps, il n‟y a rien de plus réel que cette unicité, rien de plus important pour Platon non plus, sans quoi il n‟aurait pas répété trois fois et ce qu‟il y a de merveilleux, c‟est qu‟il nous fait ainsi entendre ces sonorités, ces tonalités et ces harmonies. Le dernier extrait venait du dixième livre de la République. Celui qui suit vient du Cratyle : Dans ce cas, Hermogène, nous pouvons affirmer que nul ne consent à quitter l‟au-delà pour revenir ici, personne, pas même les Sirènes, mais qu‟elles sont retenues par un charme, elles comme tout le monde – tant sont belles apparemment les paroles que sait prononcer Hadès ! Ce dieu est donc bien, à ce compte, un sage parfait, de surcroît grand bienfaiteur de ceux qui sont chez lui, lui qui envoie tant de biens même aux gens d‟ici ; il a tant de richesses en réserve là-bas, et c‟est de là que lui vient son nom, Ploútōn (« Riche »)179. Ce passage semble aller en contradiction avec la nature de la Sirène. La nature de la Sirène veut qu‟elle passe d‟un monde à l‟autre, mais, d‟après ce qui est écrit ici, la Sirène platonicienne ne se tient que dans l‟au-delà. Alors, elle ne ressemble pas à Éros, puisque Éros est un intermédiaire entre le ciel et la terre, entre les dieux et les mortels. 177 PLATON, République, livre X, 617b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1788. On retrouve une intéressante théorie de l‟unicité dans le livre de Miklos VETÖ, L‟élargissement de la métaphysique, Paris, Hermann (coll. « Hermann Philosophie »), 2012, p. 157-190. 179 PLATON, Cratyle, 403d-e, trad. Catherine DALIMIER, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 217. 178 76 Attention ici, il faut bien relire Platon : Dans ce cas, Hermogène, nous pouvons affirmer que nul ne consent à quitter l‟au-delà pour revenir ici, personne, pas même les Sirènes, mais qu‟elles sont retenues par un charme, elles comme tout le monde – tant sont belles apparemment les paroles que sait prononcer Hadès180 ! Où est-il écrit qu‟Éros dispose d‟un passe-droit ? Platon n‟a-t-il pas écrit « nul », « personne », « elles comme tout le monde ». C‟est justement le point : personne, pas même les intermédiaires, ne veut quitter l‟au-delà. C‟est vraiment un chouette endroit ! C‟est bien plus cela que Platon cherche à exprimer. Son objectif ici n‟est pas d‟enlever leur rôle aux intermédiaires, mais de montrer la valeur de l‟Hadès. D‟ailleurs, Bulteau interprète les paroles de Platon ainsi : « Les Sirènes, dit Platon, inspirent aux âmes des mourants l‟amour des choses célestes et divines et l‟oubli des choses temporelles. Elles racontent dans les enfers tout ce qui se passe dans les cieux181 ». Maintenant, en considérant la citation du Cratyle, comment les intermédiaires peuvent-ils faire leur travail d‟entre-deux ? C‟est un peu mystérieux, cependant ce n‟est pas impossible. Le roi-philosophe dans la République, par exemple, ne souhaite pas régner. Il le fait quand même par devoir, pour ne pas que la cité soit dirigée par quelqu‟un qui le ferait moins bien que lui, par souci du Bien. J‟imagine, par la même occasion, comme le Bien est un soleil si merveilleux pour Platon, qu‟il y a inévitablement beaucoup de joie à le poursuivre et que les intermédiaires ne sont sûrement pas malheureux. Nous nous rappelons que nous avons vu un extrait du Phèdre, un du Cratyle et un autre de la République. Les deux derniers extraits ont ceci d‟intéressant que, bien qu‟ils viennent de deux écrits absolument différents, soit un texte politique et un livre sur la linguistique, regroupés ici par la contingence du mot Sirène, semblent faits pour aller ensemble, semblent avoir un irréductible besoin d‟être comparés, d‟être mis en relation. Mettons-les en parallèle à titre démonstratif. Le passage de la République : « Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité182 ». Celui du Cratyle : « Il a tant de richesses en réserve là-bas, et c‟est de là que lui vient son nom, Ploútōn (« Riche »)183 ». 180 Ibid., 403d-e, trad. DALIMIER, dans op. cit., p. 217. BULTEAU, Les Sirènes, p. 27. 182 PLATON, République, livre X, 617b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1788. 183 PLATON, Cratyle, 403e, trad. DALIMIER, dans op. cit., p. 217. 181 77 Précisons : Ploútōn n‟est pas Poros, comme l‟indigence n‟est pas le mot Nécessité, mais c‟est tellement similaire qu‟on ne peut pas manquer de voir un lien avec le mythe de Poros et Pénia. À l‟instar de ce mythe, il a lieu dans le monde des dieux. Le fuseau des sphères divines tourne sur les genoux de Nécessité. Le divin, le parfait, les sphères prennent appui sur la faiblesse, la nécessité. La richesse de l‟Hadès s‟appuie sur les genoux du faible. C‟est magnifique et cela montre la profondeur et la cohérence, malgré les contradictions apparentes, de la pensée platonicienne. L‟origine de La Belle et la Bête : conte repris par Disney Le film La Belle et la Bête a été produit par les studios Disney en 1991. Il ne s‟agit cependant pas du premier film inspiré du célèbre conte. En 1946, près de 50 ans plus tôt, Jean Cocteau a réalisé, en employant par avance le titre que Disney a aussi emprunté, un long-métrage en noir et blanc dont l‟impressionnante notoriété résonne encore de nos jours. Si la version Disney est pour toute la famille et particulièrement pour les enfants, celle de Cocteau, plus sombre, angoissante et dramatique, s‟adresse plutôt à l‟enfance cachée en chaque adulte, si on en croit les dires de son auteur : L‟enfance croit ce qu‟on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu‟une rose qu‟on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains humaines d‟une bête qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu‟une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C‟est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi » de l‟enfance : Il était une fois....184. Le film de Cocteau comporte aussi la particularité d‟être plus fidèle que celui de Disney au conte publié par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. En 1757, cette dernière fait publier La Belle et la Bête dans un recueil intitulé Le magasin des enfants. Cette dame a été longtemps considérée comme l‟auteure du conte, méprise dont Cocteau ne fut pas davantage exempt. Selon Paul Remy, médiéviste et auteur de l‟article Une version méconnue de « La Belle et la Bête » paru en 1957, Leprince de Beaumont ne serait cependant ni la créatrice du 184 78 Jean COCTEAU, La Belle et la Bête, DisCina, 1946, scène 1. conte, ni celle qui en a choisi le titre. Plus de 15 ans avant elle, soit en 1740-1741, fut publié le recueil La Jeune Américaine et les Contes marins dans lequel une histoire est nommée La Belle et la Bête. Simple coïncidence ? Ce n‟est du moins pas ce que croit Remy. Il nous montre pas à pas dans son article que l‟histoire est la même et qu‟elle suit une structure pratiquement identique. Celle qui est véritablement à l‟origine de ce conte qui a traversé les siècles est Gabrielle-Suzanne Barbot, veuve du lieutenant-colonel Gallon de Villeneuve, aujourd‟hui connue et publiée sous le plus court nom de Madame de Villeneuve. Quelles sont les différences principales entre l‟œuvre de de Villeneuve et celle de Leprince de Beaumont ? : « Le conte de Mme Leprince de Beaumont est : 1°) plus simple, plus concret, plus près de la réalité quotidienne ; 2°) plus délibérément moralisateur ; 3°) plus concis185 ». Pour cette raison, on voit que le conte de Leprince de Beaumont est plus orienté vers les enfants que celui de de Villeneuve, d‟où le titre de son recueil : Le magasin des enfants. Si La Belle et La Bête fut chaudement accueilli à la publication de Leprince de Beaumont, qui est pourtant plus tardive que celle de de Villeneuve et qu‟il est même parvenu à traverser les siècles, pourquoi la version originale s‟est-elle perdue dans une si grande discrétion qu‟elle faillit être à jamais oubliée ? C‟est, bien sûr, parce que Leprince de Beaumont n‟a pas cité ses sources, toutefois, en premier lieu et il faut bien l‟admettre, c‟est parce que de Villeneuve était une assez piètre écrivaine, talent dont elle ne se vantait pas non plus personnellement. L‟exception confirmant la règle, dans la préface brève et agréable à lire, elle invite les individus qui la trouvent ennuyante à ne simplement pas lire ce qu‟elle écrit : Je suis femme, et je souhaite que l‟on ne s‟en aperçoive pas trop à la longueur d‟un livre, composé avec plus de rapidité que de justesse. Il est honteux d‟avouer ainsi ses fautes, je crois qu‟il aurait mieux valu ne les pas publier. Mais le moyen de supprimer l‟envie de se faire imprimer, et d‟ailleurs lira qui voudra : c‟est encore plus l‟affaire du lecteur que la mienne. Ainsi loin de lui faire de très humbles excuses, je le menace de six contes 185 Paul REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », Revue belge de philologie et d‟histoire. Tome 35, fasc. 1, 1957, p. 5-18, p. 11. 79 pour le moins aussi étendus que celui-ci, dont le succès, bon ou mauvais, est seul capable de m‟engager à les rendre publics, ou à les laisser dans le Cabinet 186. Donc, si Leprince de Beaumont n‟est pas l‟auteure de La Belle et la Bête, elle est du moins celle qui l‟a rendu beau, intéressant et de surcroît célèbre, parce qu‟elle avait une plume plus douce et plus légère. Son importance dans la transmission de ce conte jusqu‟à nous est par conséquent indéniable : « C‟est incontestablement à Mme Leprince de Beaumont, qui donna au récit une forme sobre et attachante, que l‟histoire de la Belle et la Bête doit d‟avoir vécu si longtemps et si diversement, et aussi d‟avoir été si souvent citée187 ». Quant à de Villeneuve, elle ne mérite cependant pas d‟être totalement éclipsée. Peut-être cela montre-t-il que même les mauvais écrivains ont quelque chose à apporter au monde de l‟écriture : Il n‟en reste pas moins que, du seul fait d‟avoir fourni à Mme Leprince de Beaumont le thème et presque tous les éléments d‟un conte qui deviendra célèbre, l‟auteur de la Jeune Américaine et les Contes marins ne mérite pas l‟oubli188. Cela dit, pouvons-nous simplement arrêter notre cheminement documentaire à de Villeneuve ? D‟autant que nous pouvons le savoir, elle serait la première à écrire cette histoire qui a pour titre : La Belle et la Bête. Nous avons donc sans doute trouvé la première version officielle de ce conte, cependant ce dernier est-il le dérivé d‟une histoire plus ancienne ? A-t-il été inspiré par un conte qui serait en quelque sorte son ancêtre ? L‟idée selon laquelle l‟histoire de Psyché et Éros pourrait être l‟œuvre qui a inspiré l‟écriture de La Belle et la Bête circule autant auprès du grand public que des spécialistes. Certains affirment prudemment une ressemblance frappante : « On a vu dans ce conte [celui de Psyché et d‟Éros] la version archétypale du thème de “La Belle et la Bête”189 ». 186 Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants : (la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, texte établi et commenté par Élisa BIANCARDI, Paris, Champion (coll. « Bibliothèque des génies et des fées »), 2008, p. 75. 187 REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », p. 18. 188 Ibid., p. 18. 189 Jacques ANNEQUIN, « Lucius-asinus, Psyché-ancilla. Esclavage et structures de l‟imaginaire dans les Métamorphoses d‟Apulée », Dialogues d‟histoire ancienne, vol. 24, n°2, 1998, p. 89-128, [en ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1998_num_24_2_2393, [site consulté le 9 décembre 2012], p. 99. 80 D‟autres, ayant entendu la rumeur et n‟y croyant pas, se donnent malgré tout la peine de la prendre en considération pour la réfutation qu‟ils auront à faire dans leur article : « Un esprit sceptique pourrait simplement rapprocher La Belle et la Bête du mythe de Psyché190 » Aussi, quelques personnes moins prudentes et moins près du milieu de la recherche universitaire affirment la chose comme s‟il s‟agissait d‟une évidence : Le conte intitulé La Belle et la Bête date des débuts de la Révolution industrielle, au XVIIIe siècle. Il se base sur une histoire bien plus ancienne, celle de Cupidon et Psyché, transformée à travers les siècles, existant dans les traditions populaires d‟Afrique du Nord mais aussi dans la mythologie gréco-romaine, reprise par Apulée, auteur nord africain, citoyen romain, vers 170 AD, dans ses Métamorphoses (L‟Âne d‟Or)191. Finalement, même certaines publications universitaires osent affirmer sans nuances ce lien de parenté existant entre les deux œuvres : « Son origine lointaine et mythique [au conte de La Belle et la Bête] est attestée par L‟Âne d‟or d‟Apulée, qui narre les aventures du dieu Amour et de Psyché192 ». Ainsi, l‟idée selon laquelle le conte de Psyché et d‟Éros serait un ancêtre de La Belle et la Bête circule régulièrement dans la communauté intellectuelle. La seule controverse est celle de savoir s‟il s‟agit d‟une simple controverse ou d‟une idée assez facilement admise. Le récit de Psyché et d‟Éros est lui-même enchâssé dans une histoire plus longue (malgré l‟impressionnante longueur du conte au sein de l‟aventure principale), celle de L‟âne d‟or, aussi communément appelée Métamorphoses193, écrite par l‟écrivain et philosophe Apulée194 au IIe siècle de notre ère. 190 REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », p. 9. Marilia BAKER, « La Belle et la Bête » en utilisant l‟optique de la psychologie archétypale dans la thérapie de couple. Une perspective transculturelle, [en ligne]. http://www.mariliabaker.com/site_docs/ La%20Belle%20et%20la%20B%C3%AAte%20Revue%202011.pdf, [site consulté le 6 décembre 2012]. 192 Anne DEFRANCE, La Belle et la Bête. Quatre métamorphoses (1742-1779), Texte établi et annoté par Sophie ALLERA et Denis REYNAUD, Paris, Publications de l‟université de Saint-Étienne (coll. « Textes et Contre-Textes », n° 2), 2002, 212 p. [en ligne]. http://feeries.revues.org/index85.html, [site consulté le 6 décembre 2012]. 193 APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, texte établi par Donald Struan ROBERTSON, émendé, présenté et traduit par Olivier SERS, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Classiques en poche »), 2007, 526 p. 194 Apulée est né à Madaure en Numidie autour de 125 après Jésus-Christ. Bien qu‟originaire de l‟Afrique, il a beaucoup voyagé, notamment à Athènes et à Carthage où il fit ses études. 191 81 Bien qu‟Apulée195 ne soit sans doute pas l‟auteur original de l‟histoire de Psyché et d‟Éros, il en est du moins le transmetteur principal. Il en a écrit la seule version très connue et très ancienne. Si La Belle et la Bête a une quelconque relation avec le mythe de Psyché et d‟Éros, il ne s‟agirait sans doute d‟aucune autre version que de celle d‟Apulée, car non seulement elle est la plus connue, mais les relations que nous pouvons trouver entre les deux histoires sont présentes au sein de la structure narrative, du choix des mots et des détails de l‟histoire. S‟il y a un lien à faire entre les deux, il s‟agirait d‟un certain lien de départ et d‟une infinité de petites liaisons qui appartiennent aussi au conteur, pas de la pure grossièreté d‟une seule relation qui apparaîtrait à nous dès la première phrase d‟explication. Pourquoi est-ce important de savoir si l‟histoire de Psyché et d‟Éros, racontée par Apulée, est ou non l‟ancêtre de La Belle et la Bête ? Déjà, en faisant le chemin littéraire entre de Villeneuve et Apulée, nous nous rapprochons de Platon, d‟autant plus que : Dans la traduction des Métamorphoses d‟APULÉE par P. GRIMAL, Romans grecs et latins, le conte d‟Eros et de Psyché occupe les pages 218 à 255. On lit p. 221 : « Apollon, bien que Grec et même Ionien, répondit, pour faire plaisir à l‟auteur de notre histoire milésienne par un oracle latin » : cette plaisanterie n‟apporte-t-elle pas la preuve qu‟Apulée a puisé à une source grecque ?196 En réalité, le lien entre La Belle et la Bête et les Métamorphoses est une information essentielle, parce que nous avons aujourd‟hui la certitude de l‟influence grecque de ce philosophe. Nous n‟avons même plus besoin d‟indices à ce sujet. Le fait qu‟Apulée « soit devenu “philosophe platonicien”, il le répète mille fois dans l‟Apologia, avec une conviction passionnée, sans compter que deux au moins de ses traités (De Platone et eius dogmate ; De deo Socratis) le confirment catégoriquement197 ». Si nous avons deux choses majeures à retenir d‟Apulée, c‟est premièrement qu‟il était écrivain et que son plus grand legs en tant qu‟écrivain est L‟âne d‟or, particulièrement en raison du récit de Psyché et d‟Éros. En second lieu, ce qui définit cet homme dans 195 Cf., DICTIONNAIRE DES PHILOSOPHES ANTIQUES, Apulée de Madaure, texte publié sous la direction de Richard GOULET, Paris, Éditions du centre national de la recherche scientifique, 1989, p. 298-317. 196 FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 202, note 1. 197 ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS, Apulée (125-env. 180) : 1. Le personnage [en ligne]. http://www.universalis.fr/encyclopedie/apulee/, [site consulté le 10 décembre 2012]. 82 l‟histoire de l‟humanité est qu‟il était philosophe et que sa première source d‟inspiration de ce point de vue était Platon. Alors, est-il vraiment nécessaire de proclamer ouvertement ce qu‟une relation entre L‟âne d‟or et La Belle et la Bête impliquerait ? Admettant l‟hypothèse selon laquelle le film La Belle et la Bête de Disney aurait été conçu à partir de l‟histoire que Jeanne-Marie Leprince de Beaumont aurait empruntée sans citer ses sources à Madame de Villeneuve, qui se serait inspirée, d‟une façon plus ou moins directe, de l‟histoire de Psyché et d‟Éros racontée par un amoureux fou de la pensée platonicienne, nous aurions un cheminement documentaire solide entre Platon et Disney. Voyons d‟abord s‟il y a lieu d‟envisager une telle comparaison. Nous ne pouvons évidemment pas faire une étude complète relevant chaque élément similaire rapprochant l‟œuvre d‟Apulée des versions de Leprince de Beaumont et de de Villeneuve, toutefois nous nous permettrons de soulever quelques éléments qui nous indiquent l‟existence d‟une possible parenté. Tout d‟abord, dans chaque situation, une jeune cadette, beaucoup plus belle que ses sœurs et dont on vante inévitablement la beauté au début de chaque version de l‟histoire, choisit volontairement de se rendre vers celui qui la réclame, que ce soit pour répondre à une prophétie (dans le cas de Psyché) ou pour sauver son père (dans le cas de la belle, autant dans la version de Leprince de Beaumont que dans celle de de Villeneuve). Dans tous les cas aussi, la jeune fille le fait en croyant que cela met sa vie en péril, la prophétie du conte de Psyché ne s‟avérant pas particulièrement rassurante : Au pic d‟un roc pour des noces de sang dûment parée, roi, assois la pucelle. Pour gendre aura vipereau malfaisant, monstre cruel de tige non mortelle, volant aux cieux harcelant chaque humain à feu, à feu n‟en épargnant pas un, peur du Grand Foudre et des dieux qui le craignent, terreur du Styx, effrayeur des Géhennes 198. Montis in excelsi scopulo, rex, siste puellam Ornatam mundo funerei thalami. Nec speres generum mortali stirpe creatum, Sed saeuum atque ferum uipereumque malum, 198 APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre IV, XXXIII (1-2), trad. SERS, p. 163. 83 Quod pinnis uolitans super aethera cuncta fatigat Flammaque et ferro singular debilitat, Quod tremit ipse Iouis quo numia terrificantur, Fluminaque horrescunt et Stygiae tenebrae 199. et la Belle s‟attendant à se faire dévorer par la Bête. Si l‟Oracle condamne la pauvre Psyché à épouser ce qui a l‟apparence d‟un monstre par la description qu‟il en fait, la Belle n‟est pas non plus épargnée par ce mauvais sort. La Mère des Temps, une fée très puissante dans le conte de Madame de Villeneuve, avait aussi fait une prédiction pour la Belle : « Que sa fille, fruit honteux de ses lâches amours, épouse un monstre pour lui faire expier la faiblesse d‟une mère qui a eu la faiblesse de se laisser charmer par la beauté fragile et méprisable de son père200 ». Dans toutes les situations encore, la jeune fille se retrouve dans un château absolument magnifique et se fait servir le mieux du monde, mais par aucun être humain : Suivant le conseil de la voix invisible, elle se délassa d‟un somme, puis d‟un bain, après lequel elle vit se dresser en un clin d‟œil auprès d‟elle un littable en demi-cercle, comprit que c‟était pour le goûter promis, s‟installa de bon appétit et tout de suite lui furent servis sans l‟aide d‟aucun domestique, comme mus par un souffle, des vins pareils à du nectar et des plateaux garnis de mets variés, sans qu‟elle vit seulement personne, rien que des voix pour la servir dont les paroles tombaient d‟en haut201. Sensit Psyche diuinae prouidentiae beatitudinem, monitusque uocis informis audiens et prius somno et mox lauacro fatigationem sui diluit, uisoque statim proximo semirotundo suggestu, propter instrumentum cenatorium rata refectui suo commodum libens accumbit. Et ilico uini nectarai eduliumque uariorum fercula copiosa nullo seruiente sed tantum spiritu quodam impulsa subministrantur. Nec quemquam tamen illa uidere poterat, sed uerba tantum audiebat excidentia et solas uoces famulas habebat202. Dans La Belle et la Bête de Madame de Villeneuve, il y aura des animaux qui serviront la Belle, pas des hommes. Cependant, au départ, le château se présente avec ce vide d‟autant plus contrastant que le château est toujours rempli des plus belles merveilles : « Nulle apparence de domestique, nulle suite qui lui fit connaître que ce palais fût habité203 ». 199 Ibid., éd. ROBERTSON, p. 162. Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants : (la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, p. 193. 201 APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, III (4), trad. SERS, p. 171-173. 202 Ibid., éd. ROBERTSON, p. 170-172. 203 Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants : (la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, p. 103. 200 84 La Belle de Madame de Villeneuve voit en rêve le prince tel qu‟il était avant de devenir une bête, sans savoir que les deux s‟avèrent être une seule et même personne. Celui qu‟elle voit dans ses rêves est « Un jeune homme, beau comme on dépeint l‟Amour204 ». La commentatrice des deux versions de La Belle et la Bête dans l‟édition critique, Élisa Biancardi, croit qu‟il pourrait s‟agir d‟un clin d‟œil à Apulée : « La comparaison, normalement banalisée, mais ici vivifiée par les réminiscences intertextuelles, renvoie à la situation de la Psyché d‟Apulée, dont l‟amant était précisément le dieu de l‟amour 205 ». Elle note aussi des similitudes avec la Psyché de Jean de La Fontaine, similitudes sur lesquelles nous ne développerons pas par souci de concision. Les sœurs aînées (et ses seules sœurs, comme la petite est toujours cadette) de la Belle sont très semblables à celles de Psyché. En effet, au nombre de deux, elles sont prises de jalousie envers la situation merveilleuse dans laquelle leur cadette se trouve. Dans le but de se venger, elles échafaudent des plans pour rendre leur sœur malheureuse : Ma sœur, dit l‟aînée, il me vient une pensée ; tâchons de l‟arrêter ici plus de huit jours, sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu‟elle lui aura manqué de parole et peut-être qu‟elle la mangera206. Dans le cas de Psyché, les sœurs essaient de la faire désobéir à la demande de son mari de ne pas chercher à voir son visage en lui disant qu‟elles ont appris que leur pauvre petite sœur est mariée avec un monstre et que c‟est la raison pour laquelle il se cache d‟elle : Figure-toi qu‟on nous a dit de source sûre, et nous ne pouvons pas te le cacher puisque nous sommes avec toi dans toutes tes épreuves et tes peines, que celui qui couche avec toi la nuit sans se faire voir c‟est une couleuvre gigantesque, un serpent aux entrelacs monstrueux dont la gueule s‟ouvre en un énorme bâillement et dont la gorge crache un venin ensanglanté et mortel ! Rappelle-toi maintenant la tablette de la Pythie qui a prophétisé que tu étais promise aux noces d‟une bête sauvage 207 ! Pro uero namque comperimus nec te, sociae scilicet doloris casusque tui, celare possumus immanem colubrum multinodis uoluminibus serpentem, ueneno noxio colla sanguinantem hiantemque ingluuie profunda, tecum noctibus latenter adquiescere. Nunc recordare sortis Pythicae, quae te trucis bestiae nuptiis destinatam esse clamauit 208. 204 Ibid., p. 120. Ibid., p. 120. 206 Ibid., p. 1028. 207 APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, XVII (3-4), trad. SERS, p. 191. 208 Ibid., éd. ROBERTSON, p. 190. 205 85 Dans chaque histoire, le prétendant cache son apparence, Éros grâce à la noirceur de la nuit et le beau prince, parce qu‟il est sous le charme d‟un enchantement qui lui donne l‟apparence d‟une bête. Ce qui rend les deux histoires aussi semblables est que finalement les deux mâles, absolument magnifiques et de hautes naissances, sont pris pour des bêtes à tort par leur prétendante. Psyché, à l‟instar de la Belle, finit elle aussi par croire qu‟elle se fera dévorer par son monstrueux partenaire de vie : Et ils [paysans, chasseurs et voisins] disent tous qu‟il n‟en a plus pour longtemps à te faire des gentillesses et des gâteries et à t‟engraisser de friandises, et que dès que ton ventre sera bien plein et ton bébé prêt à naître il te gobera comme un fruit mûr 209. Et multi coloni quique circumsecus uenantur et accolae plurimi uiderunt eum uerpera redeuntem e pastu proximque fluminis uadis innatantem. Nec diu bladis alimoniarum obsequiis te saginaturum omnes adfirmant, sed cum primum praegnationem tuam plenus maturauerit uterus, opimiore fructu praeditam deuoraturum210. Alors que la version de Madame de Villeneuve épargne – en raison de la gentillesse de la Belle – les sœurs qui se sont contentées d‟être jalouses, la version de Leprince de Beaumont, comme le conte d‟Apulée, punit très sévèrement les sœurs indignes, dans un cas en les faisant périr par les fracas de la mer déchaînée (Psyché) et dans l‟autre cas en les transformant en statues et en les plaçant à l‟entrée du palais de leur cadette, condamnées à voir le bonheur de cette dernière quotidiennement sans pouvoir y faire quoi que ce soit. La Bête, comme Éros, laisse la jeune fille seule tout le jour et ne lui tient compagnie que le soir. La Bête lui parle à l‟heure du repas du soir et Éros vient à l‟heure du coucher s‟installer auprès de sa femme. Le beau prince, qui est caché sous l‟apparence extérieure de la Bête, se fait aussi présent dans la nuit de sa compagne. Par contre, il se montre sous la forme d‟un rêve. Notons cependant que cette dernière propriété ne fait pas partie de la version de Leprince de Beaumont. La présence nocturne des deux individus pourrait s‟expliquer par l‟aura de mystère qui entoure ces êtres. Le soir est une période plus sombre, où l‟on distingue moins clairement, et ces histoires parlent de personnages cachés sous d‟autres apparences. 209 210 86 APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, XVIII (1), trad. SERS, p. 191. Ibid., éd. ROBERTSON, p. 190. La scène où la Belle voit son mari endormi à ses côtés, d‟une beauté magnifique dans la version de Madame de Villeneuve, rappelle le moment où Psyché illumine la chambre avec sa lampe et qu‟elle voit qu‟elle est mariée avec Éros en personne. C‟est ce dont témoigne ici Biancardi, en notant cependant la différence qui existe entre les deux situations dans lesquelles se trouve chaque jeune fille : Bienséances et sensualité s‟unissent encore dans ce souvenir de la scène apuléenne de Psyché regardant Amour, mais ici la situation est, à bien des égards, symétriquement opposée à celle du modèle : début de ses peines pour l‟héroïne antique, cette scène en marque au contraire le terme euphorique pour la Belle, qui, de plus, peut s‟émerveiller à son aise et à la lumière du jour de la beauté de son époux, avec un étonnement et un plaisir que rend encore plus perceptibles la surprise d‟y contempler la substitution du nocturne au diurne, donc de l‟Inconnu – qu‟elle croyait purement imaginaire, créature du monde des apparences oniriques – au monstre, le seul qu‟elle croyait « réel »211. Flacelière, l‟auteur de l‟ouvrage L‟amour en Grèce, émet une hypothèse fort intéressante concernant le mythe de Psyché et Éros. Cette idée est soutenue, comme nous le verrons, par un argument d‟ordre étymologique : Tel est ce conte, qui retient sans doute des éléments de vieux thèmes populaires, comme « le Prince charmant » et « la Belle et la Bête », mais qui semble bien avoir été conçu surtout pour illustrer le mythe platonicien de l‟Äme et de l‟Amour, que nous avons rappelé au chapitre VI, car Psyché, c‟est le nom de l‟âme 212. En connaissant la réputation d‟Apulée comme fervent disciple platonicien, il serait pertinent de croire que le mythe de Psyché et d‟Éros est une illustration de l‟âme et de l‟amour chez Platon. Le passionné de son prédécesseur aurait alors emprunté à son maître à la fois la doctrine et la forme, en employant le mythe. Pour valider une telle hypothèse, il faudrait cependant voir un lien entre l‟histoire, les personnages et la théorie de Platon. Psyché et Éros sont-ils véritablement des représentations symboliques de l‟âme et de l‟amour platonicien ? En quoi pourrions-nous reconnaître ces traits dans l‟histoire ? L‟âme a besoin d‟être guidée par l‟amour pour s‟accomplir et engendrer dans le beau. En tant que plus haute instance humaine, il serait normal qu‟elle se distingue du reste de la société. C‟est peut-être la raison pour laquelle Psyché est présentée comme belle et à part : 211 Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants : (la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, p. 158. 212 FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 203. 87 Il était une fois dans une ville un roi et une reine qui avaient trois filles d‟une beauté très distinguée. Les deux aînées, quoique gracieuses et charmantes, pouvaient, de l‟avis général, être louangées comme de simples femmes, mais les appas de la troisième étaient si rares et éclatants que la pauvreté des mots humains était inhabile à les célébrer dignement ou même à en donner idée213. Erant in quadam ciuitate rex et regina. Hi tres numero filias forma conspicuas habuere, sed maiores quidem natu, quamuis gratissima specie, idonee tamen celebrari posse laudibus humanis credebantur, at uero puellas iunioris tam praecipua tam praeclara pulchritudo nec exprimi ac ne sufficienter quidem laudari sermonis humani penuria poterat214. Le roi et la reine ont trois filles, comme l‟âme subit chez Platon une division tripartite dans la République : L‟homme juste n‟autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâches qui lui sont étrangères, qu‟il ne laisse pas les classes qui existent dans son âme se disperser dans les tâches les unes des autres, mais qu‟il établisse au contraire un ordre véritable des tâches propres, qu‟il se dirige lui-même et s‟ordonne lui-même, qu‟il devienne un ami pour luimême, qu‟il harmonise les trois <principes> existant en lui exactement comme on le fait des trois termes d‟une harmonie musicale – le plus élevé, le plus bas et le moyen215. Ces principes de l‟âme sont : L‟un, celui par lequel l‟âme raisonne, nous le nommerons le principe rationnel de l‟âme ; l‟autre celui par lequel elle aime, a faim, a soif et qui l‟excite de tous les désirs, celui-là, nous le nommerons le principe dépourvu de raison et désirant, lui qui accompagne un ensemble de satisfactions et de plaisirs216. Platon verra aussi qu‟il existe une troisième partie de l‟âme, celle qu‟il qualifiera de moyenne dans son échelle de valeurs : « Mais pour ce qui est du cœur, cette espèce pas laquelle nous nous emportons, s‟agit-il d‟une troisième espèce, ou alors de quelle espèce parmi les deux premières est-elle la plus parente par nature ?217 ». Psyché représenterait donc l‟âme dans son ensemble, mais particulièrement l‟âme rationnelle, qui est la plus belle, celle qui trône au sommet et qui règne sur les autres. Les deux sœurs de Psyché seraient la part désirante et la part colérique de l‟âme. Psyché, la vertueuse, la rationnelle, est subséquemment fautive envers Éros de s‟être laissée corrompre par la colère et la jalousie de son âme. Cela a amené la jeune femme à la déchéance et au vice qui l‟ont éloignée de la beauté, son amour, et du lieu des Idées où elle vivait entourée d‟objets plus merveilleux que 213 APULEE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre IV, XXVIII (1-2), trad. SERS, p. 157. Ibid., éd. ROBERTSON, p. 156. 215 PLATON, République, livre IV, 443d, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1609. 216 Ibid., livre IV, 439d, p. 1604. 217 Ibid., livre IV, 439d, p. 1604. 214 88 tout ce qu‟elle avait connu auparavant. Cette contemplation a d‟ailleurs été graduelle. L‟âme a vu de belles choses avant de voir la beauté en elle-même (son mari) à la lumière. Un problème qui se pose, toutefois, est que, pour Platon, Éros n‟est pas beau. Lorsque le jour se fait sur le mari de Psyché, cependant, elle est émerveillée par sa beauté. De toute façon, nous faisions face à une situation sans issue quelle que soit l‟apparence d‟Éros. Si Éros est beau, il n‟est pas tel que le décrit Diotime. Si Éros n‟est pas beau, l‟âme (Psyché) ne recherche pas le beau. La solution que trouve Apulée à cette impasse est simple : c‟est un silène. Sous des allures monstrueuses prophétisées et racontées par tous, il cache la beauté d‟un dieu. Au regard de tous, Éros est laid, mais quand on le voit de plus près, il cache la plus grande beauté. Sous ce regard, Éros est très conforme à la théorie de Platon. Le mythe de Psyché et Éros rappelle aussi de très près celui de Poros et Pénia. En effet, Psyché, une mortelle, se met en couple avec un dieu et tombe enceinte de lui. Leur lien produit une certaine médiété. Bien que Psyché ne soit pas indigente à l‟image de Pénia, elle a certaines faiblesses que ne possède pas Éros, comme celle de se laisser corrompre par ses passions (par ses sœurs), ce qui est typiquement humain. Sa quête est celle du mythe des chevaux ailés également et comme Psyché est humaine, elle se laisse corrompre par le mauvais cheval avant de dominer son féroce cheval que sont ses sœurs en les livrant aux fracas de la mer tumultueuse. Si, donc, La Belle et la Bête s‟appuie sur un récit formé dans le but d‟être une illustration de la théorie platonicienne de l‟amour, il ne faudrait pas se surprendre de retrouver celle-ci dans ce conte, et, en dernière instance, chez Disney. Finalement, en ce qui concerne les éléments de comparaison rapprochant le conte d‟Apulée du récit de La Belle et la Bête, s‟il y a un trait qui semble avoir été négligé par la documentation que nous avons explorée, et qui paraît être l‟un des indicateurs les plus intéressants, il est ce que nous appellerons la signature de la rose. Comme nous l‟avons déjà mentionné plus haut, le mythe de Psyché s‟insère dans une histoire beaucoup plus longue, qui est celle de L‟âne d‟or. Si nous la résumons très brièvement, il s‟agit de l‟histoire d‟un homme (Lucius) qui est accidentellement changé en 89 âne (en bête) et dont le seul moyen de se sortir de ce triste état est de trouver une rose qu‟il pourra manger. Tout au long du roman, nous voyons apparaître la présence subtile mais obsédante de cette rose recherchée. La rose prend une place majeure dans son histoire, allant jusqu‟à se servir de celle-ci pour décrire l‟apparence des gens : Elle dit, embrassa son fils bien longtemps et bien fort de baisers à pleine bouche, gagna au rivage proche la ligne où s‟épuise le flot, foula de ses pieds de rose la crète écumante de la vague vibrante de lumière, et voici qu‟aussitôt qu‟elle se fût posée sur le toit radieux de la mer insondable, avant même qu‟elle eût pris le temps de le vouloir, comme à un commandement donné d‟avance, instantanément, son cortège marin s‟assembla 218. Sic effata et osculis hiantibus filium diu ac pressule sauiata proximas oras reflui litoris petit, plantisque roseis uibrantium fluctuum summo rore calcato ecce iam profundi maris sudo resedit uertice, et ipsum quod incipit uelle, set statim, quasi pridem praeceperit, non moratur marinum obsequium219. Même quand il raconte les histoires qui ne le concernent pas, l‟âne nous fait sentir qu‟il a hâte de trouver cette rose. Si les créatrices de La Belle et la Bête se sont inspirées de façon plus ou moins consciente de L‟âne d‟or, quoi de plus à propos que de faire venir celle qui rendra à la Bête sa forme humaine par le biais d‟une rose ? Étrangement, la version de La Belle et la Bête où la ressemblance est la plus marquante avec le conte d‟Apulée est celle de Disney, qui est pourtant à l‟autre bout du spectre sur un continuum temporel. Chez Disney, la Bête dépend directement de la rose pour redevenir un homme. S‟il n‟aime pas une femme et ne s‟en fait pas aimer en retour avant que tous les pétales de roses soient tombés de la fleur (le jour de son vingt et unième anniversaire), il sera condamné à rester une bête pour l‟éternité. Il existe bien d‟autres variétés de fleurs, alors pourquoi La Belle et la Bête reprendelle dans chacune de ses versions connues la même sorte de fleur que dans L‟âne d‟or ? Quand, au surplus, nous mettons cette fleur en relation avec la transformation d‟un homme en bête et d‟une bête en homme, il n‟est pas imprudent d‟avancer qu‟il existe une relation entre les deux histoires. 218 219 90 APULEE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, XXII (6), trad. SERS, p. 161. Ibid., éd. ROBERTSON, p. 160. Tout en restant prudente, car après tout « II est souvent plus facile de retrouver une épingle dans une botte de foin que de reconstituer l‟histoire d‟une légende220 », nous savons ce que pourrait impliquer une relation, qui semble fort possible, entre La Belle et la Bête et le conte de Psyché d‟Apulée. Cela signifierait qu‟il y a un chemin documenté entre Platon et Disney, dont l‟hypothèse n‟est pas radicalement plus certaine que les autres que nous avons émises, mais qui mérite sa place auprès d‟elles. Nous aurions pu tenter de refaire le cheminement détaillé de chaque histoire qu‟a empruntée Disney, or un mémoire n‟aurait pas suffi. Nous nous sommes donc concentrée sur quelques histoires, dont une de manière plus approfondie, par intérêt pour ces dernières et, sans chercher à le faire, nous nous sommes retrouvée, pour ainsi dire par hasard, bien près de Platon. 220 REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », p. 8. 91 Chapitre III Présentation de l’amour disneyen et comparaison avec l’amour platonicien « Tu auras tant de choses à voir pour franchir la frontière du savoir, recueillir l‟héritage, qui vient du fond des âges dans l‟harmonie d‟une chaîne d‟amour221 ». Le Roi Lion Dans cette dernière section, nous donnerons des exemples de passages de films de Disney qui représentent bien la pensée de Platon au sujet de l‟amour. Pour ce faire, nous reprendrons une organisation identique à celle présente dans le premier chapitre. Nous commencerons par aborder la relation de l‟amour avec le beau, pour ensuite parler de l‟amour en tant qu‟intermédiaire, en tant que folie divine et finalement en tant que méthode éducative. Nous chercherons à faire des rapprochements avec toutes les souscatégories que ces sections comportent. L‟éventail des films que nous allons utiliser dans notre analyse sera assez large, varié et étendu dans le temps. Un biais volontaire favorisera cependant les plus grands classiques, qui, connus de tous, sont aussi assez souvent les meilleurs films, les plus chargés de sens et conçus avec le plus grand souci du détail. Certains d‟ailleurs seront employés très souvent, comme La Belle et la Bête, qui constitue un filon de ce mémoire, puisque nous en avons extrait les racines dans le chapitre précédent. D‟autres, comme Pocahontas ou Le Roi Lion, reviendront aussi assez fréquemment en raison de la qualité de la réflexion philosophique présente dans ces films. Nous n‟avons pas la prétention d‟affirmer ici que nous ferons le tour de l‟œuvre de Disney, par contre nous en tirerons de nombreux passages variés, intéressants et qui illustrent bien la pensée platonicienne. Nous aurons à citer régulièrement des extraits de films. Dans la majorité des cas, nous présenterons ces extraits en anglais puisque l‟œuvre originale a d‟abord été produite dans cette langue et qu‟en général nous tirons le maximum du sens des histoires à partir de leur version originale. Dans bien des cas, de belles phrases anglophones réfléchies sont 221 Roger ALLERS et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, scène 1. transformées, dans la version française, en fioritures descriptives jolies, qui sont peu significatives. Par exemple, ce touchant passage de Beauty and the Beast : « Just a little change, small to say the least, both a little scared, neither one prepared, Beauty and the Beast222 » devient en français : « Et soudain se pose, sur leurs cœurs en fête, un papillon rose, un rien, pas grand-chose, une fleur offerte223 ». C‟est compréhensible. Il faut établir une corrélation avec la mélodie déjà établie et le temps disponible pour créer des traductions ne peut pas être aussi grand que celui disponible pour une version originale. Il arrive cependant, par je ne sais quel miracle, que certaines traductions françaises s‟avèrent être plus riches et plus belles encore que leur version originale. C‟est le cas de la chanson Ô nuits d‟Arabie, présente dans le film Aladin. Comme il s‟agit, au même titre que le reste, de phrases appartenant au corpus disneyen, il serait fort dommage de se passer d‟aussi merveilleuses créations pour un souci d‟uniformité ou de structure. C‟est magnifique et cela appartient à Disney. Conséquemment, quelques citations seront en français. Le rôle du beau dans l‟amour Nous commençons avec un sujet qui semble au premier abord difficile à exposer. Comment pourrions-nous penser que, chez Disney, l‟amour n‟est pas beau ? En voyant de belles princesses, plusieurs princes magnifiques avec de grands chapeaux à plume et montés sur un cheval blanc ? S‟il est vrai que bien des princes sont forts beaux, certains amants, quant à eux, sont aux prises avec une laideur terrifiante. Ces amants sont peut-être ceux qui sont les plus propres à représenter Éros. 222 223 94 Gary TROUSDALE et Kirk WISE, Beauty and the Beast, Disney, 1991, scène 6. Ibid., scène 6. Dans Le Bossu de Notre-Dame, Quasimodo est un digne représentant d‟Éros. Il est vraiment laid : « Frolo gave the child a cruel name, a name that means half-formed : Quasimodo224 ». Son nom rappelle assez bien le mythe de l‟androgyne, dont Aristophane nous fait part dans le Banquet. Quasimodo est en quelque sorte la moitié de lui-même et il est en quête de son autre moitié. Il veut la liberté de voir le monde, pourtant sa laideur l‟en empêche. Il manque de beauté et aimerait en posséder pour pouvoir parcourir le monde. Lorsqu‟il voit Esméralda, elle qui est admirée de tous, courtisée par tous pour sa beauté et qui suscite les passions par ses gracieux mouvements de danse, il voit la beauté qu‟il n‟a jamais eue et il la désire. Il tombe amoureux. Dumbo est un des meilleurs exemples au niveau symbolique d‟une figure susceptible de représenter Éros. Dumbo est livré par une cigogne à sa mère éléphant. Les dames éléphant qui sont avec sa mère dans le fourgon s‟impatientent tant elles ont hâte de voir le petit Jumbo junior (nom que sa mère souhaitait lui donner). Quand elle ouvre le sac, toutes sont en pâmoison devant l‟adorable petit aux yeux bleus. Toutefois, ses oreilles étant rétractées, lorsqu‟il les sort, les femmes, d‟abord horrifiées, se mettent à se moquer de lui et finalement le rejettent. Ces éléphants sont, sous un certain regard, des membres de la masse, des représentantes de l‟opinion. Comme dans la caverne l‟on se moque de celui qui en redescend les yeux « gâtés », l‟on se moque de Dumbo, parce qu‟il est laid, puisqu‟il a de grandes oreilles. Ces oreilles semblent au premier abord être pour lui une malédiction, sujet de moqueries qui causent l‟emprisonnement de sa mère. Au surplus, elles le font trébucher sans cesse tant elles sont longues. Cependant, ce que chacun voit comme une monstruosité est en réalité une bénédiction. Dumbo possède un don extraordinaire caché sous des apparences disgracieuses. Ses oreilles sont en fait des ailes grâce auxquelles il peut voler. 224 Gary TROUSDALE et Kirk WISE, The Hunchback of Notre Dame, Disney, 1996, scène 2. 95 Ainsi en va-t-il de l‟amant, à qui il pousse des ailes lorsqu‟il est amoureux. Éros n‟est pas beau, par contre l‟amour lui donne des ailes. Dumbo n‟est pas beau, pourtant il a une belle âme. Il est un silène et, comme il est cet Éros disgracieux, il peut aussi voler. Dans La Belle et la Bête, avant de devenir une bête, le prince était un homme riche, jeune et beau, cependant il n‟était pas bon et n‟avait pas d‟amour dans son cœur. C‟est en refusant le gîte à une vieille mendiante (qui était en fait une fée cachée sous les allures d‟une mendiante) qu‟il fut transformé en Bête : The Prince tried to apologize, but it was too late, for she had seen that there was no love in his heart. And as punishment, she transformed him into a hideous beast, and placed a powerful spell on the castle, and all who lived there 225. À ce moment, le prince n‟est pas Éros, car il possède le beau. Comme Diotime le dit dans le Banquet, l‟amour n‟est pas beau, puisque s‟il l‟était, il ne désirerait pas le beau. Ainsi, La Belle et la Bête est un très bon exemple. Le prince est beau, toutefois n‟est pas l‟amour, car il ne désire pas le beau : il le possède déjà. C‟est donc en perdant la beauté que la Bête devient progressivement une image d‟Éros, parce que, comme il ne possède pas la beauté, il se met progressivement à désirer la posséder. Il veut redevenir cet homme beau qu‟il était, posséder encore cette beauté qu‟il avait, et éventuellement comme c‟est la condition, il se met à vouloir séduire une belle jeune femme, pour pouvoir posséder à nouveau le beau : If he could learn to love another, and earn her love in return by the time the last petal fell, then the spell would be broken. If not, he would be doomed to remain a beast for all time. As the years passed, he fell into despair, and lost all hope, for who could ever learn to love a Beast ?226 Comme l‟amant présenté dans le Banquete227, qui s‟attache à un beau garçon et se rend progressivement jusqu‟au beau en soi, la Bête commence par chercher sa beauté déchue et sa quête l‟amène beaucoup plus loin. Bien sûr, le prince redevient un beau garçon. Plus important encore, il trouve aussi la beauté intérieure, à laquelle il attache plus de prix qu‟au reste, puisqu‟il en connaît maintenant la valeur. Cette beauté, il ne la cherchait pas quand il a commencé sa quête du beau. C‟est au moment où la Belle le remercie de lui avoir sauvé la vie qu‟il réalise ce qu‟il vient de faire. 225 TROUSDALE et WISE, Beauty and the Beast, scène 1. Ibid., scène 1. 227 PLATON, Banquet, 211b-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 145. 226 96 On voit dans ses yeux que tout a changé et qu‟il a trouvé une beauté qu‟il n‟avait jamais connue auparavant. Il s‟attache alors d‟autant plus fortement à celle qui l‟a amené vers cet accomplissement, comme l‟amant s‟attache à l‟aimé chez Platon. La Belle et la Bête est un classique de Disney qui n‟a pas d‟équivalent féminin. En effet, nous n‟avons pas le film Le beau bonhomme et la laideronne. S‟il est vrai que certaines des figures masculines principales dans les films de Disney sont laides à un moment ou à un autre de l‟histoire, il ne peut pas en être ainsi de l‟héroïne du conte. Certaines dames secondaires sont laides, il est vrai, par contre, ce n‟est le cas d‟aucune femme principale. Cela est sans doute dû au fait que les femmes sont généralement des images de l‟aimé plutôt que de l‟amant. Éros aime le beau comme les princes de Disney aiment les princesses. Ces princesses, d‟ailleurs, ne sont pas seulement belles. Elles sont aussi, dans la majorité des cas, intelligentes, bonnes et vertueuses. Elles sont tout autant des images de la beauté intérieure que de la beauté extérieure. Notons cependant que cela est vrai dans les classiques mais l‟est moins dans les films très récents tels que La Princesse et la Grenouille ou Rebelle, les courants féministes ayant peut-être amené les studios Disney à représenter la femme d‟une façon différente de celle dont ils avaient l‟habitude. Donc, d‟un point de vue général, l‟homme prend plus souvent les traits d‟Éros, qui aime le beau et les femmes sont des images de cette beauté qui est aimée. En voyant les princesses, c‟est comme si le temps s‟arrêtait. Les princes sont frappés par leur beauté. Après tout, n‟oublions pas que « […] seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d‟être ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat [= ἐκυανέστατον] et ce qui suscite le plus d‟amour228 ». Nous pouvons constater ce rôle des femmes dans de nombreux films. Prenons par exemple celui de Cendrillon : No doubt you saw the whole pretty picture in detail. The young prince bowing to the assembly. Suddenly he stops. He looks up. For, lo, there she stands. The girl of his dreams. Who she is or whence she came, he knows not, nor does he care for his heart 228 PLATON, Phèdre, 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. 97 tells him that here, here is the maid he is predestined to be his bride. A pretty plot for fairy tales, Sire. But in real life... oh, no. No, it was foredoomed to failure229. La situation, pendant qu‟elle était décrite comme impossible, se produisait sous les yeux du roi. Le coup de foudre provoqué par la beauté de Cendrillon n‟est toutefois pas un cas isolé. Les voix de Blanche-Neige et d‟Aurore (La Belle au bois dormant) ont tout de suite charmé leurs princes qui ont accouru et qui ont confessé leur amour le plus profond sans minimalement savoir au préalable le nom de leur belle. John Smith avait l‟arme à la main et était prêt à tuer quand il a vu Pocahontas, par contre on voit dans son regard que bien des choses changent quand il aperçoit la jeune Indienne. Il baisse son arme tout de suite et essaie d‟empêcher Pocahontas de s‟enfuir. Sa dernière idée serait de l‟effrayer, alors que, quelques secondes plus tôt, sa première était de lui tirer dessus avec son fusil. Le philosophe ressemble sans doute beaucoup à cette petite luciole, du nom de Ray, qui était amoureux d‟une étoile qu‟il appelait Évangéline. Il l‟aimait parce que c‟était, selon ses dires, la plus brillante de toutes les lucioles. Il se faisait dire par tous que la concrétisation de son amour était impossible, toutefois en mourant, il a pu aller briller aux côtés d‟Évangéline dans le ciel. Les princesses sont souvent vantées comme étant les plus belles et les plus vertueuses. Au début du film Cendrillon, on dit combien elle est merveilleuse. Dans la première chanson de La Belle et la Bête, on reproche à Belle son étrangeté, cependant on ne nie pas le fait qu‟elle soit d‟une beauté incomparable. Le premier don que reçoit Aurore, la Belle au bois dormant, est la beauté. Le deuxième est une belle voix pour chanter. Après que Blanche-Neige ait mangé la pomme et soit morte, voici ce qu‟écrit Disney au petit écran au sujet de la princesse : « So beautiful, even in death, that the dwarfs could not find it in their hearts to bury her230 ». Tel que nous l‟avons déjà mentionné ci-haut, non seulement les princesses sont des modèles de beauté extérieure, mais elles sont aussi très souvent des personnes qui possèdent de grandes vertus, et qui, conséquemment, sont très belles à l‟intérieur. 229 230 98 Clyde GERONIMI et al., Cinderella, Disney, 1950, scène 18. David HAND et al., Snow white and the Seven Dwarfs, Disney, 1937, scène 16. La chanson Un matin de mai fleuri, tirée du film Alice au Pays des Merveilles, fait la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure. Cette chanson est chantée par toutes les fleurs, ainsi que par la petite Alice, qui est prise pour une fleur par ces dernières au début de leur rencontre. La majorité des fleurs qui chantent cette chanson ont des voix et des visages de femmes, à l‟exception de quelques fleurs rondes qui ont un rôle de basses pour la chanson. En considérant ces voix et ces visages, en incluant Alice dans la chanson et lorsque la rose dit à celle-ci que cette chanson parle de toutes les fleurs, nous pouvons facilement voir un lien entre la fleur et la femme. Cette relation entre femme et fleur ne serait d‟ailleurs pas une innovation disneyenne. Nous constatons par exemple que la fleur dans Le petit prince d‟Antoine de Saint-Exupéry est une image de la femme également. De nombreux passages le suggèrent, dont celui-ci : Elle s‟habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement de sa beauté. Eh oui ! Elle était très coquette. Sa toilette mystérieuse avait donc duré des jours et des jours. Cette partie de la chanson est par suite très intéressante lorsque nous l‟abordons sous cet angle, puisque Alice chante : « Nos pensées sont quelques fois très profondes, il est bon d‟entendre nos avis, car nous sommes la beauté du monde231 ». Pour Disney, le beau a donc une teneur philosophique. Nous devons écouter la beauté du monde, car elle nous révèle quelque chose de très profond. Cette idée est très près de la pensée des Grecs de l‟Antiquité. Rappelons-nous le cas de Phryné, qui, risquant la peine de mort, a été acquittée en raison de sa beauté. Aussi, bien que ce ne soit pas un absolu, il faut admettre que les méchants de Disney sont en moyenne bien plus laids physiquement que les gentils. Il y a quelque chose de naturel dans cette perspective. Nous avons tendance en tant qu‟êtres humains à considérer que les personnes belles sont plus fiables, plus intelligentes, possèdent davantage de qualités. Si ce n‟était pas le cas, 231 Clyde GERONIMI et al., Alice in Wonderland, Disney, 1951, scène 3. 99 nous ne ferions pas, par exemple, l‟effort d‟avoir une belle apparence en entrevue d‟embauche. Nous croyons peut-être naturellement à une sorte d‟harmonie, comme si l‟extérieur devait être un reflet fidèle de l‟intérieur. Si la civilisation grecque à l‟époque de Platon voit la beauté comme sacrée, n‟oublions pas l‟importance qu‟elle revêt également pour ce philosophe. La beauté, c‟est le chemin vers le lieu des Idées, c‟est la porte d‟entrée vers la philosophie. Un homme commence par aimer un beau corps. Il aime ensuite les beaux corps, en passant par les belles âmes jusqu‟à ce qu‟il atteigne le beau en soi. À ce moment, il a vu ce qu‟ont contemplé les dieux et il a atteint les Idées. Conséquemment, Alice amène la beauté dans une dimension philosophique qui est propre à la pensée platonicienne. Pourquoi, cependant, nous intéressons-nous au fait de savoir si l‟on peut établir une relation entre les femmes et les fleurs ? Chez Platon, ainsi qu‟à l‟époque à laquelle il a vécu, l‟objet d‟amour est l‟homme. Toutefois, autant chez Disney qu‟à notre époque, l‟objet d‟amour est généralement la femme. Il s‟agit, bien sûr, dans ce cas-ci d‟une différence, or si nous prenons cette différence en considération, nous voyons une similitude grâce à cette chanson d‟Alice au Pays des Merveilles : l‟objet d‟amour est la beauté et la beauté, si on l‟écoute, amène vers des pensées profondes (vers la philosophie). Dans la première section de ce travail, Platon nous dit que l‟amour du beau est en fait « l‟amour de la procréation et de l‟accouchement dans de belles conditions 232 ». Pouvons-nous voir dans les films de Disney cette actualisation de la pensée platonicienne ? Évidemment que non ! Ce sont des films pour enfants. Comme Disney offre des produits essentiellement visuels, il est facile de comprendre pourquoi il ne peut pas représenter cette pensée platonicienne, du moins au moment présent. La procréation et l‟accouchement physiques étant trop privés et la procréation et l‟accouchement spirituel étant invisibles, cela rend complexe la transmission de cette réflexion sur le grand écran.Par la même occasion, cela complique aussi notre travail de recherche autour de ce thème. 232 Ibid., 206e, p. 141. 100 Bien qu‟il ne soit pas vraiment possible pour Disney de présenter la maïeutique en tant qu‟acte, nous pouvons tout de même observer dans les films la conséquence de cet acte. L‟effet de la procréation, c‟est l‟enfant. Nous pouvons donc voir la théorie platonicienne concernant l‟accouchement et la procréation grâce aux moments où Disney aborde le sujet de l‟enfant. La chanson la plus représentative de la maïeutique est de loin L‟histoire de la vie, présente au tout début du film Le Roi Lion. En effet, dans cette chanson, on fait un lien entre l‟enfant, la procréation (d‟une manière subtile et délicate, toutefois c‟est déjà étonnant avec Disney) et l‟immortalité. Nous avons d‟ailleurs vu dans la première section que Platon affirme que le désir d‟enfanter est causé par un désir d‟immortalité. Nous nous reproduisons pour rester immortels selon le corps. Nous transmettons nos pensées pour rester immortels selon l‟âme. Ce passage concerne la procréation physique, mais a aussi une dimension spirituelle en raison de la bénédiction de l‟enfant : « C‟est l‟histoire de la vie, du cycle éternel, qu‟un enfant béni rend immortel233 ». Une des plus belles phrases de Disney en ce qui concerne la philosophie de l‟amour est certainement celle que nous avons placée en exergue de ce chapitre. C‟est un magnifique exemple de procréation selon l‟âme. Cette procréation prend en considération d‟une façon très délicate la nécessité de procréer selon le corps par le biais d‟une relation amoureuse, en la décrivant comme une chaîne d‟amour : « Tu auras tant de choses à voir pour franchir la frontière du savoir, recueillir l‟héritage, qui vient du fond des âges dans l‟harmonie d‟une chaîne d‟amour234 ». Il existe quelques passages de couples parlant d‟enfants qu‟ils n‟ont pas encore. Par exemple, dans Rox et Rouky, Rox le renard rencontre la belle Vicky. Quand ils sont bien amoureux, ils font une balade en forêt. C‟est alors qu‟ils se font barrer le chemin par des oisillons qui suivent leur mère à la file indienne. Vicky les compte et dit : « Oh I think six 233 234 Roger ALLERS et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, scène 1. Ibid., scène 1. 101 would be just right235 », et le petit Rox, très naïf, la regarde en lui demandant à plusieurs reprises : « Six ? Six what ?236 ». La renarde joue ici le rôle de l‟inspirée. Elle rit sans répondre. C‟est elle qui sait que l‟amour donne des enfants, et qu‟il rend immortel. Rox est l‟amant, il arrive dépourvu et ignorant à un endroit qu‟il ne connaît pas (il vient d‟être laissé en forêt, alors qu‟il était un renard domestique) et il aime sans savoir ce que son amour apportera de bien, comme celui qui aime le beau garçon ne se doute pas de tout ce qu‟il verra de splendeurs dans le lieu des Idées. Une autre séquence de film intéressante concernant l‟enfantement est présente dans Robin des Bois. Robin vient de demander Lady Marianne en mariage. Ils se retrouvent dans une bataille périlleuse où ils risquent de mourir à tout instant et pendant que Robin combat à l‟épée, il lance à Marianne : « We‟ll have six children237». Ne semblant même pas voir le danger auquel fait face son bien-aimé, elle lui répond avec un enthousiasme débordant : « Six ? Oh ! A dozen at least !238 ». Si nous faisons une brève interprétation de la situation, c‟est comme si la perspective de l‟enfantement enlevait en eux la peur de la mort. Ils tiennent l‟immortalité grâce à l‟amour et à l‟enfantement et ils ont un intense désir d‟immortalité, que l‟on peut voir par le fait que la dame, non contente de la perspective que lui propose son amant, soit d‟avoir six enfants, en veut au moins une douzaine ! L‟amour de la beauté est « l‟amour de la procréation et de l‟accouchement dans de belles conditions239 ». L‟accouchement est-il donc fonction de quantité ? L‟engouement de la jeune Lady Marianne qui veut au moins une douzaine d‟enfants est-il le signe d‟un plus grand amour du beau ? Si elle souhaite accoucher plus du beau, est-ce parce qu‟elle l‟aime davantage ? Si c‟est du moins l‟impression que la réponse qu‟elle fait à Robin nous laisse, la question se pose. Sommes-nous plus immortels avec douze enfants qu‟avec un, avec un bon 235 Ted BERMAN et al., The Fox and the Hound, Disney, 1981, scène 17. Ibid., scène 17. 237 Wolfgang REITHERMAN, Robin Hood, Disney, 1973, scène 9. 238 Ibid., scène 9. 239 PLATON, Banquet, 206e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 141. 236 102 enfant qu‟avec douze mauvais, avec un bon enfant qu‟avec un mauvais. Les dialogues de Platon sont mémorables pour leur qualité, mais peut-être aussi pour la quantité d‟œuvres de qualité. Le principal sujet du film Bambi est peut-être l‟enfantement, parce que la chanson thème, qui est jouée autant au début qu‟à la fin du film en est une à ce sujet. Ce film traite aussi de l‟amour et du beau et ces trois thèmes circonscrivent assez bien tout le contenu de Bambi. Au début du film, après la chanson, on voit les animaux de la forêt aller visiter le petit prince (Bambi) qui vient de naître. Il est auprès de sa mère. À la fin du film, on voit la conjointe de Bambi qui prend soin de deux bébés faons, les enfants de celui qui naissait au tout début de l‟histoire. Le hibou dit : « Well, I don‟t believe I‟ve ever seen a more likely looking pair of fawns. Prince Bambi ought to be mighty proud240 ». Signalons au passage que la citation dit clairement que la fierté de Bambi doit être celle d‟avoir eu des enfants aussi « likely looking », c‟est-à-dire d‟avoir enfanté dans le beau. Tout de suite après cette phrase du hibou, la chanson thème se répète : « Love is a song that never ends one simple theme repeating like the voice of a heavenly choir. Love‟s sweet music flows on241 ». Cette chanson parle de l‟amour qui s‟immortalise dans l‟enfantement. Toutefois, elle aborde aussi cette éternité dans la beauté, car la comparaison qui est faite entre l‟amour qui se répète comme la voix d‟une chorale du paradis sous-entend que cet amour se reproduit dans le beau. Après tout, la voix d‟une chorale du paradis, c‟est non seulement censé être beau, mais le beau en est assurément la caractéristique essentielle. Peut-on procréer sans désirer le beau ? Nous pouvons faire de beaux enfants physiquement sans qu‟ils aient été le fruit d‟une véritable réminiscence, néanmoins au niveau de la philosophie, peut-il en être ainsi ? Peut-on mettre de beaux enfants spirituels au monde sans connaître la beauté, sinon accidentellement, par de mauvaises copies ? C‟est peu probable, mais pourquoi ? 240 241 David HAND, Bambi, Disney, 1942, scène 6. Ibid., scène 6. 103 Peut-être en raison de l‟éclat du beau. La sagesse, moins visible, nécessite sans doute plus d‟efforts et c‟est peut-être la raison qui fait que les enfants spirituels ont plus de valeur que les enfants physiques. N‟oublions cependant pas la part de spirituel que nous devons léguer en éduquant les enfants physiques. Comme Diotime le dit : « tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans leur âme242 ». Pourtant, cette phrase sous-entend par la même occasion que le prisonnier de la caverne porte aussi l‟enfant d‟une beauté spirituelle, beauté dont il ne se rappelle par ailleurs pas l‟existence, ce qui enlève l‟apparente évidence de négation à la question de savoir s‟il est possible de mettre au monde de beaux enfants spirituels sans connaître le beau. Rappelons-nous cependant ce que Platon considère être le beau pour savoir si cette perception de la beauté correspond également à l‟idéal de la beauté que nous transmet Disney : Tu vois sans doute en moi une beauté inimaginable et bien différente de la grâce que revêt ton aspect physique. Si donc, l‟ayant aperçue, tu entreprends de la partager avec moi et d‟échanger beauté contre beauté, le profit que tu comptes faire à mes dépens n‟est pas mince ; à la place de l‟apparence de la beauté, c‟est la beauté véritable que tu entreprends d‟acquérir, et, en réalité, tu as dans l‟idée de troquer de l‟or contre du cuivre243. Ces mots que Socrate dit à Alcibiade nous amènent à croire que, même les hommes ne possédant aucune beauté physique, qui ne serait en fait qu‟apparence de beauté, peuvent posséder un autre type de beauté, qui serait finalement la beauté véritable. Disney se conforme très bien à la perception platonicienne de ce qu‟est le beau, à témoin ce passage, toujours tiré du début de La Belle et la Bête : Repulsed by her haggard appearance, the Prince sneered at the gift, and turned the old woman away. But she warned him not to be deceived by appearances, for Beauty is found within. And when he dismissed her again, the old woman‟s ugliness melted away to reveal a beautiful Enchantress244. Il existe effectivement le même rapport de la beauté et de l‟apparence chez Disney que chez Platon. L‟on retrouve le silène platonicien partout, particulièrement dans La Belle et la Bête. On comprend bien pourquoi, puisqu‟il s‟agit d‟un film traitant de ce sujet. 242 Ibid., 206c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 140. PLATON, Banquet, 218e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 153. 244 TROUSDALE et WISE, Beauty and the Beast, scène 1. 243 104 L‟enchanteresse qui a jeté un sort à la Bête est un exemple de silène. Derrière ses allures de vieille dame pauvre, mais bonne, elle cache une beauté et un pouvoir insoupçonnés. La Bête joue aussi le rôle du silène, puisqu‟elle cache une beauté sous son allure de brute, autant au niveau physique qu‟au niveau mental. Après son premier repas au château, Belle se promène dans l‟aile ouest, l‟endroit du château qui lui est interdit. En marchant dans cet endroit délabré, son attention se porte sur le portrait griffé d‟un bel homme. Elle touche la photo en essayant de replacer les traces de griffes pour voir plus distinctement. Son regard semble dire que l‟homme ne lui est pas inconnu, par contre elle n‟arrive pas à faire un lien clair. Elle est alors distraite par la lumière de la rose et se dirige vers cette fleur enchantée pour la contempler. Ce portrait qu‟elle a vu, c‟est celui de la Bête, qu‟elle n‟apprécie pas encore. Elle est passée très près de voir la beauté cachée derrière ce monstre. D‟une certaine façon, cette image nous montre que ce qui cache la beauté de la Bête est sa souffrance (nous pouvons le déduire visuellement par ces marques de griffes sur le visage du bel homme) et que derrière l‟apparence du monstre se cache un beau prince. Pour jouer l‟avocat du diable, n‟oublions pas que le vilain Scar dans le film Le Roi Lion n‟est pas un converti au bien, même si son nom est Scar et que Scar signifie cicatrice, ce qui sous-entend une douleur visuellement semblable à celle du prince sur le portrait. La chanson Something there parle de la révélation progressive de la beauté chez Belle. Bien qu‟il ne s‟agisse pas du même parcours de découverte du beau, il y a quand même, à l‟instar de Platon, une révélation par étape de la beauté qui se vit en cette jeune femme. Belle apprend à voir la beauté là où les gens de la masse ne la voient pas : dans une bête. Non seulement ils ne la voient pas, mais ils veulent tuer la Bête. Ils veulent éliminer la beauté qu‟ils ne voient pas en raison de leur aveuglement spirituel. 105 Dans Something there, Belle parle de cette beauté qu‟elle ne voyait pas et qu‟elle commence à voir : « He was mean and he was coarse and unrefined and now he‟s dear and so unsure. I wonder why I didn‟t see it there before245 ». En même temps, toutefois, on voit qu‟elle n‟est pas à la fin de son parcours de découverte de la beauté, car elle ne voit pas encore le prince caché derrière la Bête : « true that he‟s no prince charming, but there‟s something in him that I simply didn‟t see246 ». Ce qui ajoute à l‟ironie de cette scène, c‟est que lorsque l‟on entend la voix de la belle qui dit de la Bête qu‟il n‟est pas un prince charmant, on voit la demoiselle avoir un petit rire. On peut facilement comparer la Bête à Socrate, parce qu‟il est une image d‟Éros, comme nous l‟avons dit précédemment. Dans cette course vers le beau, ou plutôt la belle, il y a cependant un autre amant potentiel. Il s‟agit de Gaston. Gaston désire la belle pour les mauvaises raisons. Il aime son enveloppe corporelle, néanmoins il n‟a aucun respect du beau. Il veut marier Belle seulement parce que c‟est la plus jolie et il est prêt à tout pour y arriver. Il ne suit que ses passions. S‟il faut attenter à la beauté en lui enlevant son père, il le fera. Elle sera sienne, qu‟elle accepte ou non. Il veut son corps et ne voit rien d‟autre en cette fille, puisqu‟il ne prend rien d‟autre en considération dans sa décision. Il n‟a pas parcouru le chemin qui lui permet de voir la beauté intérieure. Il est une image de l‟Éros Vulgaire247, décrit par Pausanias dans le Banquet. La Bête est une image de l‟Éros Céleste. Il en vient au point où il aime la belle plus qu‟il ne s‟aime lui-même et est prêt à la laisser partir. La Bête sait pourtant que le départ de sa bien-aimée empêcherait le charme d‟être rompu et qu‟il allait mourir d‟amour. La Bête devient une image de l‟Éros Céleste au moment où il sauve la belle au péril de sa vie. On voit alors que cet individu ne désire pas le beau pour assouvir ses simples passions, pour faire ce qu‟il souhaiterait qu‟il advienne, mais qu‟il aime le beau pour luimême et qu‟il le respecte plus qu‟il ne tient à sa vie. 245 Ibid., scène 5. Ibid., scène 5. 247 PLATON, Banquet, 180c-185c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 113-118. 246 106 De surcroît, Gaston face à la Bête est comme Alcibiade face à Socrate. Gaston est, tout comme Alcibiade, un homme physiquement très beau dont la laideur d‟âme ne peut pas être dissimulée. La Bête, quant à lui, est un silène, d‟une allure disgracieuse, il recèle les plus beaux joyaux à l‟intérieur. En même temps, cette catégorisation est un peu brouillée par la personne qu‟était la Bête avant son enchantement. Ce prince était l‟Éros Vulgaire et au début de l‟histoire, on n‟aurait pas pu faire de différence entre lui et Gaston. Gaston avait-il un bon fond caché ? Comment le prince a-t-il pu se repentir en étant déjà si corrompu ? Peut-on faire d‟Alcibiade un Socrate ? Alcibiade avait du potentiel, sinon Socrate ne l‟aurait pas approché. Qu‟est-ce qui fait la différence au final entre un Alcibiade et un Socrate, entre le prince avant son enchantement et Gaston ? Si le rapport entre le beau et le laid, entre l‟apparence et la vérité est des plus évidents dans un film comme La Belle et la Bête, plusieurs autres films de Disney abordent cette thématique d‟une façon ou d‟une autre. Prenons deux exemples. Dans le film Mulan, la jeune femme du même nom ne trouve pas son chemin dans la voie traditionnellement réservée aux femmes. Juste après qu‟elle eut déshonoré sa famille en échouant l‟évaluation toute féminine où elle devait être habillée d‟une grande robe, maquillée, bien parée et délicate comme une femme, on la voit encore vêtue de la sorte se promenant en chantant la chanson Reflexion. En passant devant des miroirs, elle demande en se regardant : « When will my reflexion show who I am inside ? 248 ». Peu de temps après, comme elle est enfant unique et que l‟on doit envoyer un homme par famille à la guerre, son père est désigné. Cependant, son père n‟a pas la santé pour y aller et Mulan sait qu‟il mourra s‟il part. Elle se déguise donc en homme pour aller à la guerre à la place de son père, en se faisant passer pour son fils. Curieusement, c‟est sous les apparences de ce qu‟elle n‟est pas qu‟elle montrera au monde ce qu‟elle est vraiment, car lorsqu‟elle montre ce qu‟elle est en apparence, on ne voit d‟elle que ce qu‟elle n‟est pas et lorsqu‟elle cache ce qu‟elle est, on lui donne une 248 Tony BANCROFT et Barry COOK, Mulan, Disney, 1998, scène 4. 107 chance d‟être elle-même, en raison d‟une méprise. Mulan n‟est donc pas à l‟intérieur ce qu‟elle semble être à l‟extérieur, tout comme Socrate ou Alcibiade. En même temps, Mulan n‟est pas un homme. C‟est bien une femme. Au début, elle se fait détester de tous les hommes, tant c‟est le pire soldat qu‟ils n‟ont jamais vu. Elle n‟a pas la force physique ni ce qui fait d‟un homme un homme, cependant elle essaie quand même d‟imiter l‟homme, ce qui l‟amène à se faire renvoyer du camp tellement elle est incompétente. Devant son échec cuisant à être un homme aussi bien qu‟à être une femme traditionnelle, elle doit trouver une solution. Le directeur du camp avait lancé une épreuve aux soldats. Cette dernière consistait à aller chercher une flèche au sommet d‟un poteau en emportant deux poids. Aucun n‟avait réussi. Mulan use de stratégie au lieu d‟employer la force physique et elle monte au sommet en utilisant les poids comme outil. Ainsi, Mulan est une femme qui se cache sous les apparences d‟un homme, en étant aussi bien une femme incompétente qu‟un homme incompétent. Cependant, lorsqu‟elle ne prend plus en considération l‟apparence qu‟elle revêt, elle montre au monde le trésor qu‟elle cachait derrière des allures d‟impotence en ne faisant rien de moins que de sauver la Chine, l‟amenant à sortir victorieuse d‟une guerre qui semblait perdue d‟avance. Dans Le Bossu de Notre-Dame, un fou du roi raconte ce qu‟il dit être une histoire à propos d‟un homme et d‟un monstre. Dans cette histoire, « Judge Claude Frollo longed to purged the world of vice and sins and he saw corruption everywhere except within 249 ». Ce juge pourchasse des gitans. Une des gitanes s‟enfuit avec son bébé et, en voulant empêcher Frollo de le prendre, elle se heurte la tête au parquet de la cathédrale Notre-Dame de Paris et meurt. Frollo, en voyant le bébé encore vivant, le trouve si laid qu‟il veut l‟envoyer dans un puits. Juste au moment où il allait commettre son méfait, le bon curé de la paroisse arrive et lui fait comprendre qu‟il met son âme en péril en faisant cela, ce qui effraie le méchant homme. Il dit à Frollo de garder l‟enfant et de l‟élever comme s‟il était le sien, or cet individu cruel l‟enferme dans le clocher de l‟église, d‟où il ne peut pas sortir. 249 Gary TROUSDALE et Kirk WISE, The Hunchback of Notre Dame, Disney, 1996, scène 1. 108 Après cette présentation, le fou du roi dit que les cloches de Notre-Dame chantent cette question : « Who is the monster and who is the man ?250 ». À la toute fin du film, le fou pose encore cette question, mais d‟une autre façon, ce qui démontre que c‟est un questionnement central dans l‟histoire : « What makes a monster and what makes a man ?251 ». Qu‟est-ce que la beauté ? Qu‟est-ce qui fait qu‟un homme est beau, qu‟il est un homme et non pas un monstre ? Est-ce l‟apparence ou ce que l‟on ne voit pas ? Chez Platon, l‟amour nous permet d‟accéder aux Idées, auxquelles les dieux, sphères dans le ciel, ont un accès constant. Bien que le postulat de l‟immortalité de l‟âme dans la pensée platonicienne ne soit pas admis unanimement par la communauté intellectuelle, nous avons cependant déjà vu les Idées dans le monde de l‟Hadès. La connaissance n‟est donc qu‟une remémoration, une réminiscence. Dans le film Aladin, la princesse Jasmine tombe amoureuse d‟un mendiant, Aladin, en s‟évadant du palais royal. Japhar, le vizir, lui dit ensuite qu‟Aladin est mort, qu‟il a été exécuté pour avoir enlevé la princesse, crime dont il n‟est pas responsable, puisque Jasmine était partie d‟elle-même en fuguant. Quand la princesse est courtisée par les princes, elle les renvoie cavalièrement. Cela ne change pas lorsqu‟elle rencontre le prince Ali, qui est en fait Aladin, caché sous les allures d‟un prince. Cependant, le prince Ali tend la main à Jasmine pour l‟inviter à faire un tour de tapis volant. En faisant ce geste, il lui demande : « Do you trust me ?252 ». Elle se souvient alors qu‟Aladin lui a posé la même question de la même façon, alors qu‟ils essayaient de s‟enfuir des gardiens qui les poursuivaient pour avoir volé. C‟est l‟instant de la réminiscence. Elle le croyait mort, ce qui nous amène ailleurs, comme s‟il sortait tout droit d‟un autre monde, tout comme les Idées nous reviennent du monde de l‟Hadès. Puisqu‟elle le reconnaît maintenant (comme le philosophe apprend à reconnaître le beau de façon progressive), elle peut par conséquent accepter de recevoir ses ailes (de voler 250 Ibid., scène 2. Ibid., scène 28. 252 Ron CLEMENTS et John MUSKER, Aladdin, Disney, 1992, scène 4. 251 109 sur le tapis volant d‟Aladin) avec son amour en allant dans un nouveau monde avec lui. Ils volent alors dans le ciel étoilé. Les étoiles, les sphères dans l‟univers, chez les anciens grecs sont les Dieux : « Les mouvements qui sont apparentés à ce qu‟il y a de divin en nous, ce sont les pensées et les révolutions de l‟univers253 ». C‟est un peu comme s‟ils contemplaient amoureusement les Idées en compagnie des dieux. Aladin lui ouvre les yeux, comme le prisonnier de la caverne voit progressivement en sortant de la caverne : I will open your eyes, take you wonder by wonder […] A new fantastic point of view. Indescribable feeling, soaring, tumbling and waving through an endless time and sky […] I‟m like a shooting star, I‟ve came so far. I can‟t come back to where I used to be. Everytime a surprise. Let me share this whole new world with you. A wondrous place for you and me254. Dans ce passage d‟Aladin toutefois, il s‟agit d‟un tout nouveau monde (d‟où le titre de la chanson : A whole new world), donc, bien que la scène comporte plusieurs éléments qui se rapprochent de la théorie de la réminiscence et qu‟il y a une réminiscence de la part de Jasmine à propos d‟Aladin, le monde dans lequel ils se retrouvent n‟est pas lui-même un sujet de réminiscence. La réminiscence est beaucoup plus évidente dans La Belle au bois dormant. Dans la chanson Once upon a dream, Aurore se souvient d‟un rêve qu‟elle a fait dans lequel elle rencontrait l‟homme qu‟elle aime. En chantant cela, le prince Philippe, qui passait par là, entend la magnifique voix de la jeune femme et est séduit. Il cherche d‟où provient la voix et se met à chanter et danser avec Aurore sans qu‟elle ne s‟en aperçoive. Quand la jeune fille le voit, elle prend peur et lui dit qu‟elle ne peut pas approcher des inconnus. Le prince, vif d‟esprit, lui répond qu‟ils ne sont pas des inconnus, car ils se sont déjà vus au beau milieu d‟un rêve et il se met à chanter ce que chantait la femme avant qu‟elle ne le voie : I know you, I walked with you once upon a dream. I know you, the gleam in your eyes is so familiar a gleam and I know it‟s true that visions are seldom all they seem. What if I 253 PLATON, Timée, 90c-d, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 2048. 254 Ibid., scène 4. 110 know you, I know what you‟ll do, you loved me at once, the way you did once upon a dream255. Évidemment, il s‟agit là de reconnaître dans la réalité ce qui a été vu dans un rêve, par contre cela respecte bien la théorie de la réminiscence. Aurore est amenée à reconnaître dans le monde d‟ici-bas, ce qu‟elle a vu dans un autre contexte (celui du sommeil, dans ce cas-ci). L‟un des plus beaux exemples de réminiscence se trouve dans le film Anastasia. La jeune femme pauvre et amnésique, entrant dans l‟ancien palais des Romanov, a comme un fugitif souvenir de quelque chose. Elle décrit cela comme « things I almost remember256 ». Dans la chanson Once upon a december, elle danse en haillon dans le palais qui était le sien, comme elle est une princesse amnésique et qu‟elle l‟ignore. Elle se souvient de danses, de chants, qui ont eu lieu « Far away, long ago, glowing dim as an ember, things my heart used to know once upon a december257 ». Nous nous rappelons que les contes de fées prennent place il y a longtemps et dans un pays lointain. Les Idées, de plus, ne sont pas dans le monde. Elles viennent d‟un monde que l‟on a connu, mais que l‟on ne sait plus trop bien reconnaître ici à travers ses pâles imitations. Ainsi, Annia (Anastasia) est dans une sorte de vague copie, d‟image de ce qu‟elle connaissait. C‟est bien le même château, cependant il n‟est pas entretenu. Il a perdu tout le lustre et la vie d‟antan. Annia commence le processus de réminiscence. Elle reconnaît quelque chose dans le palais inhabité depuis des années, toutefois c‟est encore très vague. Elle est comme Pénia, pauvre et dépouillée. Elle conserve malgré tout le souvenir d‟un Poros qui lui appartient aussi, qui est son passé. Elle n‟a, comme le philosophe, qu‟à s‟en ressouvenir et elle retrouvera cette richesse égarée. 255 Clyde GERONIMI, Sleeping Beauty, Disney, 1959, scène 3. Don BLUTH et Gary GOLDMAN, Anastasia, Disney, 1997, scène 2. 257 Ibid., scène 2. 256 111 ἔρως comme intermédiaire N‟oublions pas que pour Platon, si Éros n‟est pas forcément beau, cela ne signifie pas pour autant qu‟il soit laid. Il joue en fait un rôle d‟intermédiaire entre le beau et le laid. Pensons par exemple à Socrate, qui est peut-être physiquement laid, mais qui est si beau à l‟intérieur que l‟on ne peut pas vraiment dire de lui qu‟il est laid. Chez Disney, les princes jouent dans leur ensemble ce rôle d‟intermédiaire entre le beau et le laid, de sorte qu‟il n‟y a pour eux pas de règles. Quelques-uns sont beaux et d‟autres sont difformes et monstrueux. Cependant, ils doivent tous posséder une sorte de beauté intérieure, même si dans le cas de plusieurs, elle ne se découvre que grâce à une certaine forme d‟apprentissage. Si les princes ont les deux options, celle d‟être beaux, laids ou bien souvent un peu des deux, les princesses sont toujours belles. Bien que ce ne soit pas une situation inflexible dans toute l‟histoire de Disney, les princes jouent plus souvent le rôle d‟intermédiaire. Les princes occupent régulièrement aussi le rôle d‟intermédiaire entre le bon et le mauvais. On peut au surplus voir des équivalents féminins de rôle d‟intermédiaire, toutefois c‟est surtout le cas dans les films très récents. Prenons pour exemple le film La Princesse et la Grenouille, qui est sorti en 2006. Dans cette histoire, un prince nonchalant qui prend la vie à la légère et n‟est pas responsable se retrouve face à une jeune femme pauvre qui ne fait que travailler pour tenter de réaliser son rêve d‟avoir un restaurant. Dans ce cas-ci, chacun des deux personnages a un rôle d‟intermédiaire. En effet, ils ont tous deux leurs vices, qui sont à des opposés l‟un de l‟autre. En même temps, il y a dans chacun d‟eux un bon fond. Ils ont quelque chose à apprendre, par contre ce ne sont pas des personnes mauvaises fondamentalement. Dans les plus vieux classiques, il aurait cependant été impensable que la femme qui joue le rôle principal ne soit pas pleinement vertueuse. En général, pour ce qui est des plus 112 vieux films, l‟homme est bon aussi, cependant il est souvent en arrière-fond. Il prend très peu de place dans l‟histoire. Pour appuyer nos dires, prenons pour exemple Blanche-Neige et les sept nains, Cendrillon ou bien La Belle au bois dormant. Dans ce dernier film, toutefois, le prince Philippe prend une place notable dans l‟histoire, peut-être plus de place encore que la princesse Aurore, qui, douce et gentille, subit sa vie docilement quitte à pleurer lorsqu‟elle suit gentiment les fées vers une aventure dont elle ne veut pas. Dans les histoires de la fin des années 80 et du début des années 90, la femme a souvent du caractère, néanmoins elle est généralement vertueuse. Pensons à la petite sirène qui défie son père en s‟intéressant au monde des hommes, mais qui est prête à risquer toute la liberté de sa vie pour l‟homme qu‟elle aime. Belle, dans La Belle et la Bête, est aussi un très bon exemple d‟une vertu avec un caractère bien trempé. Elle chasse Gaston du revers de la main avec bien peu de douceur. Elle va dans l‟aile ouest par pure curiosité, malgré l‟interdiction qui lui est faite d‟y aller. La curiosité est peut-être un vilain défaut, or il s‟agit tout de même d‟un des défauts les plus excusables qu‟une personne puisse posséder. Si l‟on demande à un homme s‟il souhaite passer sa vie avec une femme curieuse ou hypocrite, curieuse ou irrespectueuse, curieuse ou violente, il est fort à parier qu‟il choisira la femme curieuse. Belle est tout de même un admirable modèle de vertu et on le voit particulièrement dans sa relation avec son père. Dès qu‟elle voit le cheval revenir sans ce dernier, elle part à sa recherche. Elle se donne en offrande à un monstre effrayant pour éviter une fin de vie pénible à son père et elle dédaigne un château rempli des plus grandes richesses pour aller lui porter assistance dès qu‟elle voit qu‟il est malade. On ne peut se rappeler de Belle que comme un exemple de vertu, bien qu‟elle ait quelques traits de caractère qui la rendent intermédiaire. À force d‟humaniser le tempérament des femmes, en les rendant moins douces, bonnes et vertueuses, Disney a peut-être poussé un peu la note en 2012 en sortant le film Rebelle. 113 La princesse Mérida a tant de tempérament qu‟il en est difficile de la trouver sympathique. Elle se situe à la limite de pouvoir encore jouer un personnage bon et il faut prendre son inconscience en considération pour excuser ses vices. La grande majorité des contes de Disney mélangent la richesse et la pauvreté. Soit un des deux personnages principaux est riche et l‟autre pauvre, soit le ou les mêmes personnages empruntent à un moment un visage pauvre et à l‟autre un visage riche. Si nous devions élire l‟histoire qui ressemble le plus à celle de Poros et Pénia chez Platon, nous choisirions sans doute celle d‟Hercule. Hercule, un dieu beau et fort rendu mortel par une potion et ramené sur terre en tant que mortel, tombe amoureux d‟une jeune mortelle qui est esclave en raison de son ancien amour. La jeune femme est jolie, cependant elle n‟a absolument rien, pas même sa liberté. Le film Cendrillon est aussi un bel exemple de Poros et Pénia. Cendrillon, qui est reléguée au rang d‟esclave à cause de la méchanceté de sa belle-mère, s‟habille toujours en haillon. Son nom, à l‟origine, vient du fait que Cendrillon couchait dans la cendre, comme l‟expose ce passage du conte de Perrault : Lorsqu‟elle avait fini son ouvrage, elle s‟allait mettre au coin de la cheminée, et s‟asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu‟on l‟appelait communément dans le logis Cucendron. La cadette, qui n‟était pas si malhonnête que son aînée, l‟appelait Cendrillon ; cependant Cendrillon, avec ces méchants habits, ne laissait pas d‟être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues magnifiquement258. Malgré la pauvre situation de la jeune fille, sa fée marraine lui donne pour quelques heures l‟apparence d‟une princesse : une belle robe, de belles chaussures et une calèche bien luxueuse. Ce subterfuge lui permet de se présenter au bal et de rendre le prince éperdument amoureux dès le premier regard de cette fille qui n‟avait que des haillons derrière l‟enchantement. Cendrillon elle-même croyait avoir dansé avec quelque gentilhomme. Elle ne savait pas que l‟homme qui l‟avait approché était, en réalité, le prince. L‟un des plus beaux exemples de médiété est celui d‟Esméralda dans Le Bossu de Notre-Dame. Esméralda regarde une statue de la vierge Marie qui tient l‟enfant Jésus dans ses bras. En chantant, elle dit qu‟elle comprend qu‟elle n‟est qu‟une exclue et qu‟elle ne 258 PERRAULT, Contes, p. 274. 114 devrait pas parler à Marie, tout en s‟adressant à cette dernière, cependant elle ajoute : « Still I see your face and wonder. Were you once an outcast too ? ». La foi chrétienne renverse toutes les notions de grandeur et de petitesse. Elle les relie comme sont reliés les éléments qui forment l‟intermédiaire platonicien. Marie est la plus grande, parce qu‟elle est la plus petite, la plus simple et humble. Elle a été rabaissée à cause de sa grandeur de mère de Dieu. La Belle et le Clochard, Tarzan, ainsi que Les Aristochats se ressemblent beaucoup au niveau de la relation qu‟ils entretiennent entre pauvreté et richesse. En effet, dans chacun de ces films, une femelle (que ce soit une humaine dans Tarzan, une chienne dans La Belle et le Clochard ou une chatte dans Les Aristochats) riche et de classe aisée se retrouve dans un milieu naturel dans lequel elle ne peut pas se protéger. Elle est Poros en terme de richesse, par contre elle reste Pénia pour la ruse et la débrouillardise. Alors, un mâle viril qui connaît les milieux dangereux de la rue et de la nature la rencontre et la protège. Cet homme est plus près de Pénia, car il est pauvre et n‟a jamais connu la richesse, toutefois il a la ruse et l‟adresse de Poros. Il connaît le milieu dans lequel il a vécu toute sa vie. La Belle au bois dormant offre un scénario encore plus complexe dans ce mélange de richesse et de pauvreté que décrit Platon comme nécessaire pour l‟amour. Aurore, une jeune princesse d‟environ 16 ans, ne sait pas qu‟elle est une princesse, parce qu‟on l‟a cachée toute sa vie dans la forêt sans lui révéler sa véritable identité, dans le but de la protéger. En faisant une balade en forêt, elle rencontre le prince Philippe, l‟homme que ses parents avaient décidé qu‟elle épouserait, toutefois elle pense qu‟il s‟agit d‟un paysan et elle est terriblement triste d‟apprendre qu‟elle est une princesse, car elle ne pourrait pas marier le paysan qu‟elle croit avoir rencontré. De la même façon, Philippe rentre au palais en disant fermement à son père qu‟il est déterminé à marier la pauvre paysanne qu‟il a rencontrée dans la forêt, puisqu‟il en est amoureux. Dans ce curieux mélange, seul Philippe sait qui il est. Il sait qu‟il est Poros. Il pense qu‟Aurore est Pénia, alors qu‟elle est Poros et qu‟elle-même croit qu‟elle est Pénia et 115 qu‟elle pense qu‟il en est de même de l‟homme qu‟elle a rencontré. Le jeu de combinaison est incroyable, néanmoins le mélange que décrit Diotime est bien présent. Dans la chanson qu‟Elton John a composée pour Le Roi Lion, dont le titre est Can you feel the love tonight, on entend dans le générique cette citation bien intéressante : « It‟s enough to make kings and vagabonds believe the very best259 ». Ce qui suit directement ce passage exprime la condition pour laquelle les rois et les vagabonds peuvent croire au meilleur : «There‟s a time for everyone, if they only learn260 ». Poros et Pénia, l‟amant et l‟aimé peuvent atteindre le meilleur (le beau, le bien, les Idées), grâce à l‟apprentissage, à la connaissance, à la philosophie. La majorité des films de Disney comportent ce mélange. La Belle et la Bête ne fait pas exception. Belle habite dans un village avec son père inventeur qui a peu de biens, visiblement. La Bête a un château énorme et tous les objets dont on puisse rêver. La belle a, par contre, la richesse de tempérament et de cœur que la Bête ne possède pas au départ. L‟une des dimensions les plus importantes de Pénia tout autant que d‟Éros est celle du manque. Éros manque de beauté, alors il désire le beau. Il manque de connaissance, alors il aime qui connaît. Il manque de vertu. C‟est parce qu‟il manque qu‟il aime, puisque l‟amour ne peut exister sans désir et que l‟on ne désire pas ce que l‟on possède déjà, comme l‟explique bien Diotime à Socrate. Pénia est une importante part d‟Éros dans sa dimension de manque, car elle est le moteur de sa quête et nous voyons que dans l‟amour disneyen, il n‟en va pas autrement. De nombreux exemples peuvent en témoigner. Si nous continuons avec La Belle et la Bête, nous voyons avec évidence que la Bête est amoureuse de la belle, cependant la belle est-elle amoureuse de la Bête ? Elle en est l‟amie et il semble y avoir plus que de l‟amitié, quand on voit son attendrissement et les regards qu‟elle lui offre. Néanmoins, il manque quelque chose, parce que cela ne suffit pas à rompre le charme. La condition pour que le charme soit rompu est celle d‟aimer et d‟être aimé en retour. 259 260 ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 27. Ibid., scène 27. 116 Belle quitte la Bête pour aller au chevet de son père et en connaissant l‟existence de la Bête, les gens du village dont elle est originaire décident d‟aller la tuer, à cause du fait qu‟ils sont influencés par Gaston, qui veut se venger, et parce qu‟ils ont peur pour leur famille en voyant un monstre aussi effrayant. Belle veut donc rentrer pour empêcher la mort de la Bête, par contre lorsque le danger semble écarté et qu‟elle se rapproche du monstre, il est mourant. Avec une tristesse désemparée dans la voix, elle lui dit alors ces mots : « No, no please, please, please don‟t leave me. I love you ». Quelques secondes plus tard, le dernier pétale de rose tombe, le charme ne peut plus être rompu, comme il devait l‟être avant que la rose ne perde tous ses pétales. Par chance, la belle vient de dire à la Bête qu‟elle l‟aime, juste avant cette chute. La mort imminente de la Bête a fait réaliser à Belle son amour pour la Bête. Pour que l‟amour soit complet, il manquait le manque. Conséquemment, la Bête redevient un homme sous les yeux étonnés de la jeune fille. Dans le film Dinosaure, Aladar le dinosaure a été adopté par un groupe de singes. Durant la saison des amours, les singes se trouvent un compagnon ou une compagne, or même lorsque Aladar est devenu un jeune adulte, il reste seul et ne tombe amoureux de personne. Évidemment, il est un dinosaure qui vit avec des singes et il ne connaît pas d‟autres dinosaures. Quand sa mère adoptive, prise de compassion, essaie de le rassurer en lui disant qu‟il trouvera l‟amour un jour, Aladar, tout heureux, lui répond : « Come on, what more could I want ?261 ». Au même moment son monde s‟écroule. Un météorite vient frapper son île paradisiaque de plein fouet et il doit affronter « pattes nues »262 de grands et périlleux obstacles en parcourant une terre aride et dangereuse. C‟est là qu‟il trouve l‟amour, car pour être amoureux, il lui manquait auparavant la dimension de manque. Poros ne peut pas mettre l‟amour au monde sans Pénia. 261 262 Eric LEIGHTON et Ralph ZONDAG, Dinosaur, Disney, 2000, scènes 4-5. L‟Éros platonicien n‟a pas de chaussure. Il marche pieds nus. 117 Dans les moments où les princes les rencontrent, les princesses ont la vilaine habitude de disparaître en courant juste quand le prince est ébahi par la plénitude de leur beauté. C‟est pratiquement systématique. La femme doit être désirée et pour la désirer, il faut sentir qu‟elle n‟est pas tout à fait acquise, mais que le prince a des chances de l‟obtenir. Prenons d‟abord Cendrillon comme exemple. La belle jeune fille arrive au bal. À peine est-elle arrivée que le prince ne voit déjà plus qu‟elle. Ils font une danse de quelques minutes, qui est interrompue par le bruit de l‟horloge. C‟est le premier coup de minuit. Cendrillon sait qu‟au douzième coup, elle se retrouvera en haillon. Elle s‟enfuit donc en courant, toutefois elle oublie son soulier, ce qui permettra au prince de la retrouver. Blanche-Neige chante dans un puits et raconte à des colombes que les souhaits que l‟on fait dans ce puits se réalisent si l‟on entend l‟écho sortir du puits. Voici le souhait qu‟elle fait en chantant, que l‟on entend, bien sûr en double à cause de l‟écho : « I‟m wishing for the one I love to find me today263 ». Un prince, qui passait par là, entend la voix mélodieuse de Blanche-Neige et est séduit. Il suit alors le son pour trouver à qui cette voix appartient. Quand il arrive au puits à côté de Blanche-Neige, il se met à chanter avec elle. Au moment où elle le voit, elle a peur et s‟enfuit au sommet d‟une tour. Le prince, au pied de la tour, lui chante des choses magnifiques pour la charmer. Une des plus amusantes images du manque se trouve sans doute dans La Belle au bois dormant. Après que le prince eut dit à Aurore qu‟il n‟était pas un inconnu, parce qu‟ils se sont déjà vus au beau milieu d‟un rêve, Aurore se met à danser avec lui. Quand la danse est terminée, il l‟amène par la main au pied d‟un arbre. Elle appuie sa tête contre lui. Il lui demande alors son nom, et la jeune fille qui était toute charmée, presque dans un état second, redescend de son nuage et prend peur. Elle part à courir en disant : « Good bye !264 ». 263 264 David HAND et al., Snow white and the Seven Dwarfs, Disney, 1937, scène 2. GERONIMI, Sleeping Beauty, scène 3. 118 Le prince lui demande : « But, when will I see you again ?265 ». Avec insistance, elle dit : « Oh, never, never !266 ». Incrédule, il questionne : « Never ?267 ». Elle tempère : « Well, maybe someday268 ». Il veut savoir quand et si demain est envisageable. Finalement, elle lui dit, comme si elle était scandalisée par sa proposition : « Oh ! No ! In the evening269 ». On peut constater dans toute relation, de quelque ordre qu‟elle soit, un désir, probablement psychanalytique, de voir l‟autre s‟enfuir à jamais. Pour aimer vraiment, il faut être libre et vouloir laisser cette même liberté à l‟autre. C‟est nécessaire pour comprendre l‟altérité de l‟autre. Trop unis, on est seuls, puisque l‟autre n‟est encore que soi. On souhaite donc, aussi intensément que l‟union, bien que moins consciemment, un espace entre l‟autre et soi. À long terme, quelque chose d‟aussi radical que la fuite de l‟autre doit cependant rester seulement comme potentialité, pas comme actualisation. On ne construit rien de valable avec quelqu‟un si, après quinze ans de mariage, il s‟enfuit à jamais sans explication, mais il faut toujours garder en imagination cette idée pour désirer et respecter l‟autre comme être souverainement libre, comme autre. Donc, si la fuite des princesses amuse beaucoup à regarder, tant elle semble illogique, elle n‟en est pas moins la caricature d‟une réalité humaine véritable. Il existe toutes sortes de manques et l‟un des manques les plus importants est un manque de connaissance. Dans le film Pocahontas, on a un très bel exemple de double ignorance. Le capitaine anglais John Smith arrive en Amérique avec son équipage. Au début du film, on voit les matelots chanter à bord : « We‟ll kill ourselves an Injun or maybe two or three. We‟re stalwart men and bold of the Virginia Company270 ». Un des matelots, Thomas, demande au capitaine Smith : « What do you suppose the New World will look like?271 ». À cela, John répond : « Like all the others, I suppose. I‟ve 265 Ibid., scène 3. Ibid., scène 3. 267 Ibid., scène 3. 268 Ibid., scène 3. 269 Ibid., scène 3. 270 Mike GABRIEL et Eric GOLDBERG, Pocahontas, Disney, 1995, scène 1. 271 Ibid., scène 1. 266 119 seen hundreds of new worlds, Thomas. What could possibly be different about this one?272 ». La chanson des matelots reprend ensuite de plus belle : « It‟s glory, God and gold and the Virginia Company273 ». Tandis qu‟on les entend chanter, l‟image se déplace du bateau vers la tempête et s‟éloigne dans les nuages épais qui tapissent l‟horizon. Cette finale chantée par les hommes montre qu‟ils ne voient que ces quelques éléments de la réalité, que c‟est tout ce qu‟ils reconnaissent dans le monde. Comme ils le disent juste après la phrase de John Smith qui indique la même perception chez lui, on sait que c‟est tout aussi applicable pour lui. D‟ailleurs, lorsqu‟il voit Pocahontas pour la première fois, il y a du brouillard (rappel des nuages) qui tend à se dissiper jusqu‟à ce que John ait un contact visuel avec la beauté. John Smith, avant de connaître l‟amour, d‟être touché par la beauté, est un sophiste. Il croit tout connaître, alors qu‟en réalité il connaît bien peu de choses. Pocahontas l‟éveillera à prendre conscience de tout ce qu‟il ne perçoit pas dans la réalité. On le voit particulièrement dans la chanson Colors of the Wind. Lorsque John lui dit qu‟il va apprendre plein de choses au peuple de Pocahontas, qui n‟est pas civilisé, Pocahontas commence sa chanson, après lui avoir souligné que son peuple est simplement différent du sien : You think I‟m an ignorant savage and you‟ve been so many places, I guess it must be so, but still I cannot see, if the savage one is me [en lui redonnant son fusil]. How can there be so much that you don‟t know ? You don‟t know274. Pocahontas remet en question la perception de John Smith par rapport à la richesse, ce qui est bien intéressant lorsqu‟on pense à la relation entre Poros et Pénia, mais qui permet aussi de questionner l‟étroitesse de vue du capitaine par un des quelques éléments cités par les matelots : l‟or : « Come roll in all the riches all around you and for once never wonder what they‟re worth275 ». La richesse, ce n‟est pas l‟or et s‟il ne voit que l‟or, la gloire dans le monde, il n‟a pas vu la véritable richesse que la Terre recèle. C‟est de cette façon marquante que se 272 Ibid., scène 1. Ibid., scène 1. 274 Ibid., scène 15. 275 Ibid., scène 15. 273 120 termine Colors of the Wind : « You can own the earth and still, all you‟ll own is earth until you can paint with all the colors of the wind276 ». John Smith a parcouru des centaines de nouveaux mondes sans les voir, comme un homme peut voir des centaines de femmes magnifiques sans jamais voir la beauté en elles, par exemple. L‟amour que John a pour Pocahontas lui a ouvert les yeux à toutes les choses qu‟il n‟a pas vues durant ses voyages, car il était aveuglé, parce que son regard n‟était pas orienté dans la bonne direction. La réminiscence lui vient de l‟amour. Avant de l‟avoir vécu, il voulait tuer Pocahontas et les siens. Pocahontas joue le rôle du philosophe, de l‟éducatrice auprès de John. Elle le sort de la double ignorance. Ce passage de Colors of the Wind semble directement sorti de la doctrine platonicienne, tant il réutilise les mêmes termes : « And if you walk the footsteps of a stranger, you‟ll learn things you never knew you never knew277 ». Pocahontas explique donc le chemin pour devenir philosophe, et pour devenir Éros, car l‟amour est philosophe. S‟il marche dans les pas d‟un inconnu, il apprendra des choses qu‟il n‟a jamais su n‟avoir jamais sues. Il passe de la double ignorance à la simple ignorance. Il pourra savoir qu‟il ne savait pas, se mettre en quête et finalement acquérir le savoir, connaître les Idées. L‟amoureux n‟est pas celui qui sait, c‟est celui qui est déstabilisé, qui ressent le manque. Pocahontas déstabilise John. En la voyant, ce n‟est pas l‟idée qu‟il se faisait des Indiens. L‟amour l‟amène à écouter, à changer ses perceptions, à les ajuster à la réalité. John apprend des Indiens ce qu‟ils sont vraiment, pas ce qu‟on perçoit d‟eux, comme le philosophe voit la beauté en elle-même et pas seulement son reflet dans le monde. Ainsi, le philosophe, Éros, Socrate et John Smith sont des personnes qui, une fois touchées par le beau, se mettent à la quête de la vérité. Ils veulent voir les choses telles qu‟elles sont vraiment. Ils ne peuvent pas se contenter de l‟opinion commune, de suivre ce que disent les matelots concernant les Indiens. Forcément, ils sont aussi plus près du vrai, 276 277 Ibid., scène 15. Ibid., scène 15. 121 puisqu‟ils le cherchent, ne le prennent pas pour une évidence et ne sont pas dans l‟opinion commune. Considérant ce point de vue, on peut mieux comprendre les mots du jeune lion Kovu dans Le Roi Lion II. Dans la chanson Love will find a way, il dit : « I was so afraid, now I realize, love is never wrong and so will never die278 ». C‟est parce que l‟amour n‟est jamais dans le faux qu‟il ne mourra jamais. Pourquoi ? En jetant un regard moderne, le lien n‟est pas facile à faire, par contre dans un contexte platonicien, cette phrase prend tout son sens. Comme nous l‟avons dit dans le Chapitre I, le philosophe est étymologiquement l‟amoureux de la sagesse. Il est donc le représentant d‟Éros et le disciple du vrai. L‟amoureux souhaite aussi la procréation dans le beau dans le but de s‟immortaliser. Cette procréation peut être d‟ordre physique, spirituel, intellectuel ou philosophique. Deux philosophes qui s‟aiment cherchent le vrai (vocation naturelle du philosophe) et le beau (quête d‟Éros) ensemble. Ils doivent trouver le beau en lui-même, le « vrai » beau, pas ses simples reflets. Le vrai beau est l‟Idée de beau et appartient à un autre monde, pas à celui dans lequel nous vivons. Le vrai beau est l‟apanage des dieux, comme toutes ces vraies choses que sont les Idées. Les Idées sont incorruptibles, immortelles. L‟amour, comme il n‟est pas dans l‟erreur de prendre les reflets de la vie commune pour la réalité, se retrouve dans un domaine immortel. Les philosophes s‟immortalisent à travers l‟éducation qu‟ils donnent à leurs semblables, comme le pédéraste qui aime un plus jeune pour lui transmettre son savoir. Ils s‟immortalisent aussi en allant vers des Idées immortelles, vers un monde qui appartient aux dieux. Éros cherche les Idées (et inévitablement le vrai). Il n‟est plus dans l‟erreur, car il préfère être dans l‟ignorance que dans l‟erreur, ce qui le mène plus aisément vers la vérité. 278 Darrell ROONEY et Rob LADUCA, The Lion King II : Simba‟s Pride, 1998, scène 17. 122 Il finit par atteindre ces Idées qu‟il recherche et s‟immortalise par elles. « Love is never wrong and so will never die ». L‟immortalité dans l‟Amour, qui tient chez Platon une part importante, se retrouve donc aussi chez Disney et il ne s‟agit pas du seul exemple que l‟on puisse donner à ce sujet. Hercule, dans le film éponyme, s‟immortalise grâce à l‟amour qu‟il ressent envers Mégara. En tant que dieu déchu, Hercule, comme Éros, tient le milieu entre le mortel et l‟immortel. Il est d‟abord mortel, néanmoins il a la possibilité, s‟il agit comme un dieu, de devenir un dieu immortel. En voulant empêcher Hercule d„être écrasé sous une grande colonne grecque, Mégara subit elle-même le choc qui était réservé à celui qu‟elle aime. Ce choc lui est fatal. Profondément peiné par la mort de sa belle, Hercule est prêt à tout. Il se rend dans l‟Hadès pour récupérer l‟âme de Mégara et la remettre dans le corps de celle-ci. En plongeant dans la rivière où baignent les âmes, Hercule est conscient du danger auquel il fait face, toutefois il n‟hésite pas une seconde. Il serait mort en allant chercher l‟âme de Mégara si ce geste héroïque ne lui avait pas permis sur-le-champ d‟accéder à l‟immortalité qu‟il avait tant espérée. Alors qu‟il est à un cheveu de la mort, il devient un dieu. Ce qui est amusant, c‟est qu‟il a fait des efforts incroyables toute sa vie pour devenir divin et il le devient lorsqu‟il n‟y pense même plus. Hercule monte alors au sommet de l‟Olympe et est accueilli là par tous les dieux, si heureux de l‟avoir enfin parmi eux, particulièrement ses parents. Cependant, Mégara doit se tenir hors des portes de ce lieu réservé aux dieux et quand il la voit ainsi à l‟écart, Hercule réalise quelque chose d‟important, dont il fait part à son père en ces termes : « Father, this is the moment I ever dreamed of, but a life without Meg, even an immortal life would be empty279 ». Son père comprend bien sa situation et il le rend à nouveau mortel. Au début du film, Hercule était prêt à tout pour devenir un dieu. Tout n‟était qu‟un moyen employé dans le but d‟atteindre cette fin. 279 Ron CLEMENTS et John MUSKER, Hercules, Disney, 1997, scène 31. 123 Au bout du compte, il a trouvé plus important que l‟immortalité et c‟est celle qui lui a permis d‟accéder à l‟immortalité grâce au sacrifice qu‟il a fait pour elle, qui le fait choisir de faire à nouveau le sacrifice de redevenir mortel. L‟amour est entre le mortel et l‟immortel, disait Diotime. Il n‟y a pas de meilleur exemple qu‟Hercule. Revenons un instant vers le film Pocahontas, qui comporte plusieurs bons exemples de la dimension immortelle de l‟amour, même pour des hommes mortels. Cette séquence, encore tirée de Colors of the Wind, rappelle la dynamique de The circle of life dans le film Le Roi Lion : « And we are all connected to each other in a circle, in a hoop that never ends280 ». Toujours dans Pocahontas, nous trouvons des mots qui sont répétés à deux moments marquants du film. Quand John Smith est à la veille de son exécution prévue par les Indiens, Pocahontas, qui a la permission de le voir pour quelques minutes seulement lui dit : « I can‟t leave you281 ». John lui répond : « You never will. No matter what happens to me, I‟ll always be with you, forever282 ». Après avoir reçu une balle de fusil dans le corps en tentant de sauver le père de Pocahontas, John Smith doit retourner se faire soigner en Angleterre pour que sa vie soit sauve. Souvenons-nous que nous sommes à l‟époque précoloniale et que rien n‟est moins assuré que sa possibilité de retourner un jour dans ce coin de l‟Amérique. Avant de partir, John dit à Pocahontas : « I can‟t leave you283 ». Elle, se souvenant de ce qu‟il lui avait dit la veille, lui répond : « You never will. No matter what happens, I‟ll always be with you, forever284 ». Ce n‟est pas la seule occurrence de phrases qui se répètent dans les films de Disney en intervertissant les interlocuteurs. Lorsque cela se produit, il s‟agit généralement de propos importants. 280 GABRIEL et GOLDBERG, Pocahontas, scène 15. Ibid., scène 22. 282 Ibid., scène 22. 283 Ibid., scène 27. 284 Ibid., scène 27. 281 124 La première fois que ces mots sont entendus dans le film Pocahontas, on ne pourrait pas mieux tenir le milieu entre le mortel et l‟immortel. À la veille de son exécution, John Smith dit à Pocahontas qu‟il sera toujours avec elle, malgré le fait qu‟il perdra la vie le lendemain. L‟amour dépasse la mort, même si elle est imminente et semble inévitable. De plus, elle dépasse les distances, comme nous le constatons dans la seconde occurrence. Nous pouvons rappeler aussi brièvement cet extrait de Bambi que nous avons employé dans la section de la procréation et qui montre bien comment l‟amour se situe entre le mortel et l‟immortel. Il est mortel chez la personne en elle-même, mais immortel par sa descendance physique, du moins c‟est la dimension qui est présentée ici : « Love is a song that never ends, one simple theme repeating like the voice of a heavenly choir285 ». Si le film Hercule est peut-être le meilleur exemple de milieu entre le mortel et l‟immortel en raison de ses personnages, il est aussi l‟image d‟une nature divine, qui plus est d‟une nature divine ambiguë pour cette même raison. L‟Éros de Platon est comme Hercule : son statut de dieu est flottant. En effet, il était un dieu, cependant il a été empoisonné par un liquide qui l‟a rendu mortel et éloigné de l‟Olympe. Entre le mortel et l‟immortel, entre le divin et l‟humain, entre la grandeur et la petitesse, Hercule a tout d‟un bon représentant de l‟Éros platonicien. Plusieurs personnages des contes disneyens ont une capacité, sinon de communiquer avec les dieux, du moins avec l‟au-delà. Grand-mère Saule, qui est en fait la défunte grandmère de Pocahontas, dont l‟âme réside dans un saule pleureur qui lui parle et la conseille, est un bon exemple de cette médiété. Cette grand-mère, puisqu‟elle est décédée, vient du monde des morts, de l‟Hadès, or en même temps, elle habite dans un saule sur la Terre et conseille sa petite-fille qui fait partie de ce monde. La grand-mère agit donc comme le démon de Socrate et se présente dans le film comme un modèle de sagesse. Une sorcière du nom de Mama Odie, que l‟on voit dans le film La Princesse et la Grenouille, joue aussi ce rôle d‟intermédiaire. Tout d‟abord, elle a des pouvoirs comme l‟Éros magicien. Ces pouvoirs la placent un peu dans la position de Diotime. Qui est-elle ? 285 HAND, Bambi, scène 1. 125 D‟où vient-elle ? On ne sait pas trop. Elle est étrange, ce qui donne l‟impression qu‟elle n‟est pas de ce monde, toutefois tout le reste est flou à son sujet. Par contre, elle sait. Elle connaît les problèmes que vivent les deux personnages principaux, même si ceux-ci ne l‟ont jamais vue. Elle sait comment le résoudre par la magie, par contre elle ne dit pas tout. Elle aide les personnages principaux, tout en restant en retrait, comme le démon de Socrate est son inspiration, mais prend une place secondaire par rapport à Socrate dans les textes de Platon. Les bonnes fées jouent parfois un rôle d‟intermédiaire, bien que ce rôle ne soit pas entre les dieux et les hommes. Elles sont plutôt entremetteuses de l‟homme et de la femme. Elles ont des propriétés semblables au démon de Socrate de par leurs pouvoirs et leur rôle d‟entre-deux. Prenons l‟exemple de Cendrillon. La fée marraine est celle qui a rendu possible la rencontre entre cette jeune fille et son prince. Dans La Belle au bois dormant, les bonnes fées cachent la petite Aurore toute sa jeunesse et aident le prince à aller la délivrer. La mauvaise fée joue un peu le même rôle dans ce film, mais à sens inverse. Elle empêche le couple de se former en endormant Aurore et en capturant le prince. Les fées ou les sorcières ne jouent généralement pas un rôle principal, cependant elles sont des aides, parfois des embûches. Elles font souvent des dons, comme celui de la beauté qui est offerte à Aurore ou celui, beaucoup plus pernicieux, de la pomme livrée à Blanche-Neige par sa maléfique belle-mère. Elles peuvent laisser des indices qui permettront de régler une situation, comme la sorcière dans La Princesse et la Grenouille. Elles délivrent souvent des messages. Qu‟est-ce qu‟une fée ? Qu‟est-ce qu‟une sorcière ? Il s‟agit de ce genre de personnages que l‟on ne peut classer aisément. Est-ce un dieu, un être humain ? Plus près d‟un dieu ou d‟un être humain ? Une fée est dans l‟entre-deux aussi entre l‟homme et les dieux, comme les sorcières. Elles ont des pouvoirs qui ont quelque chose de divin. Pourtant, elles habitent dans le monde des hommes et elles ont généralement des limites quant à leurs pouvoirs. Par 126 exemple, Pimperenelle qui aurait voulu annuler le sort qui a été jeté sur Aurore n‟avait pas suffisamment de pouvoirs pour être en mesure de le faire. Platon et Disney se ressemblent-ils quant à l‟entre-deux existant entre la dimension platonique et l‟attirance sexuelle ? Il y a une ressemblance non négligeable. Comme Platon prône un amour chaste, Disney, puisqu‟il s‟adresse à des enfants, épure volontairement ses films d‟amour de leur contenu sexuel. Il y a bien quelques personnages un peu plus suggestifs, comme Mégara dans Hercule, qui parle d‟une voix enflammée et qui se déhanche abondamment. Il s‟agit cependant d‟une exception et d‟une exception assez contrôlée. Comme nous l‟avons établi ci-haut, Platon, dans une mesure générale, prône un amour abstinent, bien qu‟il existe une tension sexuelle entre les amants qui est parfois rompue. Dans le cas de Disney, quoique l‟amour ne soit pas abstinent (à témoin les enfants qui en naissent), il doit le sembler en raison du public auquel il est destiné. Donc, nous sommes encore en conformité avec la pensée platonicienne. Nous avons parlé, dans le premier chapitre, du mythe de l‟androgyne présenté par Aristophane dans le Banquet. Selon ce mythe nous nous unirions à une autre personne, parce que nous étions à la base de grands êtres ronds et forts avec quatre bras et quatre jambes, mais nous avons été coupés en deux pour avoir voulu défier les dieux et depuis nous cherchons notre moitié. On peut voir quelques reflets de ce mythe chez Disney. Dans le film Mulan II, les parents de Mulan donnent au couple des symboles du yin et du yang en précisant qu‟ils sont complémentaires286. Bien sûr, le yin et le yang sont d‟abord de tradition chinoise, néanmoins ces deux pièces, qui, une fois emboîtées, forment un cercle ne sont pas sans rappeler l‟histoire d‟Aristophane. Dans Le Roi Lion II : la fierté de Simba, la jeune Kiara, à un moment où elle n‟est pas avec son amoureux, regarde son reflet dans un lac et n‟en voit que la moitié287. Le lien entre cette séquence et le mythe de l‟androgyne est si évident qu‟il se passe de commentaire. 286 287 Darrell ROONEY et Lynne SOUTHERLAND, Mulan II, Disney, 2004, scène 5. ROONEY et LADUCA, The Lion King II : Simba‟s Pride, scène 17. 127 L‟androgyne, selon Aristophane, a été puni des dieux pour avoir voulu les attaquer. Trouver l‟amour, c‟est retrouver cette plénitude des premiers temps de l‟humanité. L‟amour est un cadeau des dieux selon Platon, or ce cadeau vient avec quelques effets secondaires non négligeables. L‟amour comme folie divine Dans le Phèdre, Lysias essaie de convaincre le jeune Phèdre de s‟attacher à lui, puisqu‟il n‟est pas amoureux et que l‟amour provoque des effets secondaires de l‟ordre de la folie. C‟est aussi la mise en garde du vieux hibou à Bambi et ses amis, qui voient l‟amour pour la première fois et qui s‟interrogent naïvement sur ce phénomène. Lorsqu‟ils voient les oiseaux agir étrangement, ils demandent : « Why are they acting that way ? ». Le hibou leur dit alors qu‟ils sont « twitterpatted ». Les jeunes ne sachant pas ce que cela signifie, le hibou continue son explication : Nearly everybody gets twitterpatted in the springtime. For example, you‟re walking along minding your own business; you‟re looking neither to the left, nor to the right when all of a sudden you run smack into a pretty face... Who-o! Who-o! You begin to get weak in the knees, your head‟s in a whirl! (rotation très rapide de la tête du hibou) And then you feel light as feather, and before you know it you‟re walking on air, and then, you know what? You‟re knocked for a loop! And you completely lose your head288! Le hibou les avertit de faire très attention, car cela peut arriver à n‟importe qui. Bien avisés, les animaux qualifient la chose d‟horrible et se promettent, avec un ton déterminé, de ne pas s‟y laisser prendre. Cependant, quelques minutes plus tard, ils sont chacun leur tour happés par cette horrible folie, qui comporte en effet tous les symptômes donnés par le hibou. D‟abord, Fleur la moufette (qui est un mâle malgré son surnom féminin) voit une belle femelle et devient complètement fou. Ensuite, le lapin voit une belle lapine et faiblit, sa patte bat toute seule. 288 HAND, Bambi, scène 5. 128 Finalement, Bambi revoit Feline, la petite faon qui l‟agaçait lorsqu‟il était enfant. Il ne la voit plus du tout du même œil. Aucun de nos amis, soit dit en passant, ne semble malheureux d‟être tombé dans cette terrible folie qui les faisait frissonner d‟effroi quelques minutes plus tôt. Prenons un autre exemple. Maurice, le père de Belle dans La Belle et la Bête est considéré comme fou par tout le village. À l‟instar de sa fille, il n‟a pas les pieds sur terre. C‟est un inventeur, donc un rêveur. Quand il dit aux gens du village qu‟il a besoin d‟aide, car Belle est prise en otage par une bête effrayante, tous se moquent de lui. Gaston profite même de l‟occasion pour menacer Belle de faire interner son père si elle refuse toujours de se marier avec lui (grand bellâtre en fait). Cependant qui, dans la situation est la personne la plus lucide ? Évidemment c'est le père de Belle, car il dit la vérité en affirmant que sa fille est prise en otage par un monstre..C‟est le peuple, représenté par Gaston, qui est dans l‟erreur en refusant de croire à cette improbable vérité. Cette dernière folie, présente chez le père de Belle, n‟est cependant pas une folie amoureuse, bien qu‟elle fasse partie d‟un des types de folie divine décrite par Platon : la folie qui vient des muses. Complètement fou et complètement sage, l‟amour n‟est sous un certain regard, pas fou du tout et sous un autre pas le moindrement sage. Même sur le plan de la folie, c‟est un inclassable, mais un inclassable qui semble bien mériter son statut d‟intermédiaire. Platon ne définit pas la folie dans le Phèdre. N‟est-elle, finalement, que ce qui s‟écarte de la norme ? C‟est du moins la caractéristique que Foucault pointe comme étant la folie à l‟âge classique. Selon la description foucaldienne, la raison définit la norme. Ce qui entre dans la norme est rationnel. Ce qui en sort est irrationnel. La folie est l‟éloignement par rapport à la norme sociale : Mais la vérité humaine que découvre la folie est l‟immédiate contradiction de ce qu‟est la vérité morale et sociale de l‟homme. Le moment initial de tout traitement sera donc la répression de cette inadmissible vérité, l‟abolition du mal qui y règne, l‟oubli de ces violences et de ces désirs. La guérison du fou est dans la raison de l‟autre – sa propre raison n‟étant que la vérité de la folie289. 289 Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l‟âge classique, Paris, Gallimard (« coll. Tel »), 1972, p. 643. 129 Faute d‟avoir la définition platonicienne de la folie, ces indications peuvent nous aiguiller. Selon une telle description, Éros, en tant que philosophe, n‟a pas le choix d‟être fou. En effet, pour être philosophe, il faut sortir de la caverne. Sortir de la caverne, c‟est sortir de la pensée commune et conséquemment sortir de la norme. Reste à savoir dans quelle mesure ce qui entre dans la norme est rationnel et ce qui en sort est irrationnel. Foucault lui-même n‟est pas d‟accord avec cette catégorisation qu‟il présente. Cependant, dire cela de Foucault est un peu facile, car ce dernier est contre toute forme de catégorisation. Nous utilisons la rationalité dans le but de classifier les citoyens, de les placer dans des cases, des catégories. Foucault croit que cela brime la liberté des individus. En effectuant une classification, on isole les personnes dans des catégories, on les enferme dans des concepts, donc on prend le dessus sur eux par ce pouvoir d‟emprisonnement. Cette connaissance est par ailleurs limitative et incomplète. Et après tout, qui est le plus fou, lorsque nous excluons la norme comme point de repère ? Cette personne qui aime du premier regard ou la personne névrosée qui a peur de s‟engager ? Celle qui chante dans la rue par plaisir et par joie en se souciant davantage de son bon moral et de celui des autres que du reste ou celle qui se retient par convention ? Le film Il était une fois pose sérieusement la question. Qui est le plus fou ? Socrate qui demande au cordonnier pourquoi il répare des chaussures ou le cordonnier qui ne sait pas pourquoi il le fait ? Les plus fous, dans les films de Disney, sont souvent les magiciens et en ce sens, on se rapproche de l‟idée que la folie soit d‟origine divine, mais peut-on se permettre de penser que la divinité soit folle ? Platon considérait comme hérétique toute personne qui attribue des défauts aux dieux. En tant que dieux, ils sont parfaits. Bien sûr, dans le Phèdre, la folie est une bonne chose, mais encore là, n‟est-ce pas qu‟une question de norme ? Ne devrions-nous pas tous accepter d‟être considérés comme fous avant de croire que nous ne sommes pas fous, mais que les dieux le sont ? Une telle façon de voir les choses est tout de même hautaine. Les normes sociales restent après tout l‟état d‟un groupe bien inférieur en tout point à celui des dieux. 130 La folie amoureuse, si elle peut sembler négative de prime abord, particulièrement aux yeux de la masse, ne doit pas être rejetée seulement parce qu‟elle est folie. Comme Platon l‟exprime habilement dans le Phèdre, cela dépend d‟où elle provient, ainsi que de ce qu‟elle provoque. Ce type de folie est un don des dieux, et par conséquent, est inévitablement positif. La folie n‟est subséquemment pas un mal en soi. Prenons l‟exemple d‟Hercule. Dans ce film, comme nous l‟avons vu dans celui de Pocahontas, il y a une séquence répétée avec un changement d‟interlocuteur. Lorsque Mégara se lance sur Hercule pour l‟empêcher de mourir sous le poids d‟une colonne grecque, Hercule lui dit, pendant qu‟elle agonise : « Meg, why did you, you didn‟t have to290 ». La dernière réponse que lui offre la jeune femme avant de mourir, et qui s‟avère être aussi une confession de son amour pour lui, confession qu‟elle se refusait de faire peu avant, est celle-ci : « People always do crazy things when they‟re in love291 ». Après qu‟Hercule fut allé chercher l‟âme de Mégara et qu‟il l‟eut remise dans son corps, Mégara revient à la vie et lui pose cette question : « Wonderboy, why did you ? 292 ». La réponse d‟Hercule, bien que prévisible, reste très touchante : « People always do crazy things when they‟re in love293 ». Dans Le Roi Lion, le singe Raffiki nous amène, en tant qu‟adultes, à nous questionner sur le statut de la folie. Qu‟est-ce qu‟être fou et quelles en sont les implications ? En effet, Simba semble très lucide, malgré ses questionnements intérieurs, alors que Raffiki, qui agit d‟une manière incroyablement étrange, paraît bien égaré. C‟est pour cette raison que Simba lui dit : « I think you‟re a little confused294 ». À cela, le singe répond avec assurance : « Wrong, I‟m not the one who‟s confused. You don‟t 290 CLEMENTS et MUSKER, Hercules, scène 27. Ibid., scène 27. 292 Ibid., scène 30. 293 Ibid., scène 30. 294 ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 22. 291 131 even know who you are295 ». Avec un petit air hautain, Simba répond au vieux singe qu‟il trouve visiblement bien agaçant : « Oh, and I suppose you know296 ». Il se dit qu‟un singe débile, qu‟il ne connaît même pas et qui lui tourne autour depuis deux minutes, ne peut pas savoir mieux que lui-même qui il est. Penser cela, c‟est ne pas comprendre tout le pouvoir de la folie. Lorsque Raffiki lui offre sa réponse, tout change dans l‟esprit de Simba : « Sure do ! You‟re Muffasa‟s boy297 ». On lit alors l‟étonnement dans les yeux de Simba. Comment un singe fou peut-il connaître la vérité, comment quelqu‟un qu‟il ne connaît pas peut-il débarquer à côté de lui en faisant des singeries et savoir qui il est alors qu‟il ne le sait même pas lui-même. C‟est alors que Raffiki lui dit : « Bye !298 ». Simba devient une image d‟Éros exactement à ce moment-là. C‟est le manque après la plénitude. La présence du singe l‟encombrait. Puis, quand il perçoit quelque chose qu‟il désire chez le singe, ce dernier disparaît. Simba s‟apparente alors à Pénia. Avec ces deux nouveaux parents, Éros naît en lui et il part à la quête de la vérité : il court après le singe en lui demandant d‟attendre. Le singe lui apprend à vivre selon l‟exigence socratique de se connaître soi-même. Raffiki lui demande de regarder, que son père est vivant et qu‟il est là, en pointant dans le lac. À cela, Simba lui répond : « No, That‟s not my father. It‟s just my reflection299 ». Le singe l‟amène plus loin : « No, look harder ! You see. He lives in you !300 ». Il peut ensuite avoir une conversation avec son père. Mufasa accuse Simba de l‟avoir oublié, puisqu‟il a oublié qui il était. Il rappelle à son fils que celui-ci est le roi, même si Simba ne se sent plus que comme un vagabond. En fait, l‟aventure de Simba, c‟est l‟aventure de la philosophie. On croit d‟abord qu‟on est un roi et qu‟on règne sur tout, autant la clarté que l‟ombre. On croit être déjà en 295 Ibid., scène 22. Ibid., scène 22. 297 Ibid., scène 22. 298 Ibid., scène 22. 299 Ibid., scène 23. 300 Ibid., scène 23. 296 132 mesure de gouverner, comme Simba le chante dans la chanson Je voudrais déjà être roi : « C‟est moi Simba, c‟est moi le roi du royaume animal301 ». Alors que le petit lion n‟est pas conscient de son ignorance, il pense pouvoir mener les affaires d‟un royaume et il croit que le fait de gouverner est un privilège. Zazou, l‟oiseau conseiller du roi, l‟avertit de sa méprise : « Si tu confonds la monarchie avec la tyrannie, vive la république ! Adieu l‟Afrique ! Je ferme la boutique. Prends garde lion, ne te trompe pas de voie302 ». Oui, on trouve des passages comme ceux-là chez Disney ! Simba est alors dans la double ignorance. Il tombera dans la simple ignorance à la mort de son père, dont il se croit responsable. C‟est un roi déchu et il apprend à vivre comme un clochard. Son passé, finalement, le rattrape et comme le roi philosophe dans la République, il ne veut pas gouverner. On le lui demande, parce que la terre des lions a besoin de lui. Le philosophe passe par ce chemin. Il se croit le roi au début, car il sait bien distinguer les ombres dans la caverne, par contre, dans son parcours, il se rend compte qu‟il n‟est qu‟un va-nu-pieds. Éros ne sait rien, ne possède rien, sauf la connaissance de son ignorance. Puis, à la fin de son parcours amoureux et philosophique, il devient roi à nouveau. Il est comme un dieu, puisqu‟il connaît les Idées. Comme pour le philosophe, c‟est l‟amour qui remonte Éros au rang des dieux. C‟est Nala qui, la première, va chercher Simba et lui dit qu‟il est le roi, et qu‟il doit retourner prendre la place qui lui revient. Puis, Raffiki, le démon, le messager, lui ouvre la porte du ciel, d‟où il voit son père, le roi, son père fort, son père Poros qui dit à Simba qu‟il est lui aussi le roi. Cette relation entre le jeune garçon et son aîné l‟amène à devenir la beauté que cet homme plus avisé voit en lui. L‟amour est une quête et la pauvreté d‟Éros apparaît au cours de celle-ci. Platon ne croyait pas que la philosophie était à remettre entre les mains de tous, comme nous avons 301 302 Ibid., scène 5. Ibid., scène 6. 133 pu le constater à la fin du premier chapitre. À mi-chemin entre le fond de la caverne et la vue du soleil, le philosophe peut être totalement désorienté. C‟est sans doute l‟une des raisons de l‟importance de la relation entre le jeune et le plus âgé. Sortir quelqu‟un de la pensée de la masse, c‟est l‟égarer. Au départ, peut-être qu‟il ne s‟en rendra pas trop compte, cependant il faut un maître qui se promène dans son parcours philosophique, quelqu‟un qui soit fou en même temps que lui, mais depuis plus longtemps que lui, et qui comprend mieux le pays des merveilles qu‟est le lieu des Idées. Alice témoigne ici-bas de son éblouissement dans la montée vers le soleil. Elle a été attirée par quelque beauté, n‟a jamais cessé de raisonner, or, là, elle ne sait plus où elle est et elle a sans doute fait preuve d‟un manque de discipline dans le parcours. Si nous nous référons au mythe des chevaux ailés, la cochère qu‟elle est n‟a sans doute pas assez discipliné son mauvais cheval. Elle comprend aussi que plus rien ne sera jamais pareil dans sa vie, qu‟elle ne retournera jamais en arrière sans subir l‟influence de l‟étrange pays des merveilles qu‟elle entrevoit encore sans arriver à le saisir intellectuellement : Oh dear, now, now I will never get home. Well, when one‟s lost, I suppose it‟s good advice to stay where you are until someone finds you. But who‟d ever think to look for me here. Good advice. If I listened earlier I wouldn‟t be here. But that‟s just the trouble with me. I give myself very good advice, but I very seldom follow it. That explains the trouble that I‟m always in. Be patient, is very good advice, but the waiting makes me curious, and I‟d love the change should something strange begin. Well I went along my merry way and I never stopped to reason. I should have known there‟d be a price to pay someday, someday. I give myself very good advice, but I very seldom follow it. Will I ever learn to do the things I should? Will I ever learn to do the things I should 303 ? D‟abord, Alice était curieuse, puis sa quête de connaissance l‟a amenée à ne plus voir de sens nulle part, à être éblouie. Sa chanson, c‟est celle du philosophe qui fait l‟ascension de la caverne, et comme le dit Platon, pour arriver au bien, il faut bien dresser ses chevaux. Au niveau visuel, des chevaux ailés, tels que nous en retrouvons chez Platon, il y en a aussi chez Disney. D‟abord, c‟est le moyen de transport d‟Hercule. Ce dessin animé s‟inspirant de la mythologie grecque, il n‟y a rien d‟étonnant à ce que l‟on retrouve encore plus de points communs entre ce film et Platon. De plus, nous trouvons de ces chevaux 303 GERONIMI, Alice in Wonderland, scène 5. 134 ailés dans Fantasia. Une scène montre un couple de chevaux vole ensemble, un blanc et un noir304. Rappelons-nous aussi que, chez l‟amoureux de Platon, des ailes poussent. Cette poussée provoque des douleurs horribles, comme le manque relativement à l‟amour. Une fois que les ailes ont poussé, ou sont reçues, les philosophes ont accès aux Idées, tout cela étant possible grâce à l‟amour. Bien des films de Disney parlent de ces envolées, que l‟amour permet. Souvenonsnous du hibou de Bambi, ou encore de Jasmine et Aladin sur un tapis volant dans le ciel. Dans le film Cendrillon, au moment où les deux amoureux dansent ensemble pour la première fois, on entend la voix de la jeune femme chanter : « My heart has wings and I can fly. I touch every star in the sky. So this is the miracle that I‟ve been dreaming of. So this is love305 ». C‟est la poussée des ailes qui provoque plusieurs des symptômes de la folie divine décrite dans le Phèdre : « elle ne peut ni dormir la nuit ni rester en place le jour, mais, sous l‟impulsion du désir, elle court là où, se figure-t-elle, elle pourra voir celui qui possède la beauté306 ». Nous observons dans le film Aladin, une intéressante similitude avec ce passage du Phèdre, qui n‟existe cependant que dans la traduction française de la chanson Arabian nights, qui passe au tout début de l‟histoire. Sachant que ce film tire ses racines du récit des Mille et une nuits, les échos de ce récit dans la chanson sont d‟autant plus délicieux. Il s‟agit d‟un des rares moments où, chez Disney, la traduction française est meilleure que la version originale en anglais. Voici l‟extrait : « Ô nuits d‟Arabie, mille et une folies, insomnie d‟amour plus chaude à minuit qu‟au soleil en plein jour. Ô nuits d‟Arabie, au parfum de velours, pour le fou qui se perd, au cœur du désert, fatal est l‟amour307 ». 304 Samuel ARMSTRONG, Fantasia, Disney, 1940, scène 10. GERONIMI, Cinderella, scène 19. 306 PLATON, Phèdre, 251e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1267. 307 CLEMENTS et MUSKER, Aladdin, scène 1. 305 135 Les deux extraits, à la fois celui de Platon et celui de Disney, suivent le même cadre. D‟abord, ils parlent de l‟impossibilité pour l‟amant de dormir en raison de son amour. Ensuite, ils se lancent dans la dimension du désir. Le manque pousse l‟âme de l‟amant à courir pour voir celui qu‟il aime. Le désir aiguillonne et s‟il n‟est pas satisfait par la contemplation du beau, il est fatal. Platon ne dit pas les choses en ces termes, pourtant l‟intensité du désir d‟Éros n‟a d‟égal que sa pauvreté. Quelqu‟un qui est pauvre de nourriture finira par mourir de faim. Cette analogie disneyenne ne fait que montrer l‟importance de l‟amour et de la vérité pour Éros. Le rappel des Mille et une nuits, c‟est évidemment le « Ô nuits d‟Arabie, mille et une folies ». Par la même occasion, d‟un point de vue platonicien, il permet de restituer à l‟amour sa dimension de folie. Les symptômes décrits deviennent conséquence d‟une folie, qui est elle-même conséquence de l‟amour. En même temps, le « Mille et une folies » laisse sous-entendre une satiété exagérée, un Poros ivre qui s‟affale au sol. Cette impression est tout de suite retournée vers le manque « insomnie d‟amour plus chaude à minuit qu‟au soleil en plein jour ». Les folies sont donc étrangement le fait du manque, non de relations débridées, et sont plus intenses, plus chaudes à minuit qu‟au soleil en plein jour. Une nuit de manque amoureux est plus chaude qu‟une journée de plénitude où les rayons du soleil plombent sur nous. Cela montre encore l‟importance de Pénia. Dans une société où l‟on cherche à obtenir une satisfaction presque instantanée, on passe à côté de tout ce qu‟il y a de torride et d‟intense dans le manque. Le manque n‟est pas vide. Il est souvent plus plein qu‟une satiété débordante. C‟est pourquoi, comme nous l‟avons vu plus tôt, ce n‟est pas au désavantage d‟Éros d‟être né de la pauvreté. Certains personnages jouent chez Disney le même rôle que Diotime. Ils sont des prêtres, conséquemment des personnages religieux, qui possèdent une folie inspirée des dieux. Reprenons l‟exemple de Raffiki le singe dans Le Roi Lion. 136 Raffiki obtient des connaissances d‟une manière très mystérieuse, même pour celui qui observe le film. Il apprend que Simba est vivant en attrapant des plumes, en les sentant et en les brassant dans une carapace de tortue. Raffiki tient peut-être cette curieuse faculté de son rôle qui semble religieux. Au tout début de l‟histoire, il procède à un rituel qui ressemble à un baptême sur Simba. Il déchire un fruit rouge, qu‟il met sur le front de l‟enfant comme pour symboliser le sang et il lui envoie de la poussière, comme pour dire qu‟il vient et retourne vers la poussière308. Ensuite, il le présente à l‟assemblée en le levant au-dessus de ses épaules. Cela fait penser à un rituel chrétien, néanmoins cela laisse aussi supposer que le singe ait un rôle religieux et qu‟ainsi l‟on puisse relier sa folie apparente au fait qu‟il soit un inspiré des dieux. Un autre personnage particulier, qui reste secondaire, apparaît comme un étrange sage dans Le Bossu de Notre-Dame. Évidemment, il s‟agit du fou du roi. Il s‟amuse à raconter une histoire, comme nous l‟avons dit plus tôt, à propos d‟un homme et d‟un monstre. Il est difficile pour le public de déterminer s‟il raconte une histoire vraie qui arrive dans sa ville et dont il connaît l‟existence et les détails par on ne sait quel miracle, ou encore s‟il s‟agit d‟une aventure purement inventée au sein de laquelle il s‟est inséré comme figurant et que l‟on voit apparaître comme le produit de son imagination. En même temps, on voit malgré tout que ce fou possède une sagesse certaine, par sa question, qui a aussi été exposée ci-haut : « Who is the monster and who is the man ?309 ». Il raconte les événements comme s‟il s‟agissait d‟une conscience supérieure qui regardait tout d‟en haut. Le rôle de la femme, autant chez Disney que chez Platon, est assez controversé. Chez Platon, il est, comme nous l‟avons dit plus tôt, bien en avance sur son temps. Admettre des femmes dans une académie de philosophie il y a 2500 ans et croire qu‟elles 308 309 ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 1. TROUSDALE et WISE, The Hunchback of Notre Dame, scène 2. 137 ont la capacité d‟être philosophes, c‟est avant-gardiste, toutefois dire qu‟elles y arrivent tout de même moins bien que les hommes ne ferait pas forcément l‟unanimité aujourd‟hui. Le rôle des femmes chez Disney est critiqué par de nombreux penseurs féministes, par contre il n‟en reste pas moins qu‟elles sont la tête d‟affiche des plus grands classiques de ce cinéaste. Donc, l‟espace général de la femme chez Disney comme chez Platon comporte des similitudes. Peut-on cependant aussi voir des rapprochements entre la figure de Diotime et certains personnages disneyens ? La femme, chez Disney, joue un peu moins souvent le rôle de l‟amant, d‟Éros que l‟homme, or parfois elle le fait avec une évidence déconcertante. Le film Il était une fois, qui comporte plus de vraies personnes que de personnages animés, a quand même sa part d‟animation. Ainsi nous pouvons en parler. Bien qu‟il s‟agisse d‟un film produit par Disney, il est davantage une sorte de caricature des films de ce dernier. La trame est celle-ci. Si une princesse de Disney arrivait dans le monde réel, avec toutes les apparences d‟une vraie personne, cependant avec toute la personnalité d‟une princesse de conte de fées, comment serait-elle accueillie ? Dans ce film, Gisèle, la princesse, s‟interpose dans le couple de Robert. Elle réussit, en envoyant un beau message à la copine de cet homme, à réconcilier les deux amoureux qui étaient en conflits à cause de Gisèle. À ce moment, elle a un rôle propre à Éros. Toute fragile dans un monde qu‟elle ne connaît pas du tout, et trop tendre pour pouvoir y faire face, elle peut cependant user de sa magie et de son bon tempérament pour jouer le rôle de messager. Elle fait envoyer une couronne de fleurs en forme de cœur à Nancy, sous le nom de Robert. Elle envoie des colombes livrer le tout avec un beau message. Elle leur dit seulement d‟aller porter ces fleurs à Nancy. Robert réagit en faisant preuve d‟une totale désillusion : « Are you crazy ? They‟re birds. They don‟t know where she lives310 ». Comme par magie, et contre toute attente dans un monde qui ne peut fonctionner de cette façon, le message se rend et Nancy est ravie. 310 Kevin LIMA, Enchanted, Disney, 2007, scène 10. 138 Gisèle est l‟Éros par excellence, parce que, comme lui, elle est entre deux mondes. Elle a quelque chose de magique, propre au monde de Disney, d‟où elle vient, mais dans la vie réelle et concrète de New York. En même temps, comme il s‟agit d‟une caricature de film de Disney, cela met de l‟avant la tendance disneyenne d‟utiliser la magie comme une évidence. Gisèle n‟a toutefois pas de rôle religieux, qui va avec la magie qu‟elle applique. Nous voyons quand même que, si, chez Platon, Éros est magicien, cela est encore plus vrai chez Disney. La Belle et la Bête est aussi un bel exemple d‟Éros magicien. L‟enchanteresse a un message profond à délivrer au prince et elle le fait sous les allures les plus démunies, par contre c‟est une magicienne et si elle n‟a pas une éducation religieuse à faire sur le prince, elle a du moins une éducation morale à lui inculquer. L‟enchanteresse, comme présence, est un peu comme Diotime. Elle lance l‟histoire. Sans elle, il n‟y aurait rien de tout cela. Elle est donc présente pour cette raison, toutefois, dans l‟histoire elle-même, elle est totalement absente. On ne fait que raconter au début qu‟elle a jeté un sort, pourquoi elle l‟a fait, comme Socrate raconte qu‟il a parlé à Diotime. On ne la voit que dessinée dans des vitraux. La rose est le message qu‟elle a remis en tant que messagère. Elle ramène, grâce à l‟amour, la Bête à l‟humanité et à la vie. L‟amour comme méthode éducative Le manque et la pauvreté sont aussi bien présents dans la dimension éducative de l‟amour. Dans Taram et le chaudron magique, le jeune Taram est sous la tutelle d‟un vieil homme. Taram est téméraire de nature. Il croit que son aîné n‟est pas conscient de ses capacités en le rendant responsable de garder un cochon, lui qui voudrait faire preuve de bravoure, réaliser des actes héroïques. C‟est le jour où il se rend compte que le cochon qu‟il garde a des pouvoirs magiques importants, qu‟il comprend combien garder un cochon peut être une tâche honorable. Il 139 devra faire preuve de courage au cours de sa quête, ce qui l‟enchante, car c'est son désir. Toutefois, son maître s‟inquiète : « So much, so soon to rest on his young shoulders311 ». Dans son périple, il rencontre Gurgi, un étrange animal un peu laid qui veut être son ami, mais qui est son extrême opposé. À chaque fois qu‟il y a une situation périlleuse, il détale. Son manque de courage agace vraiment Taram, néanmoins le contact de Taram et de Gurgi tempérera les caractères de chacun. Contre toute attente, c‟est Gurgi qui fait, dans l‟histoire, le plus grand acte de courage. Croyant qu‟il n‟est l‟ami de personne et qu‟il ne le mérite pas, il souhaite quand même de tout son cœur aider son ami en se lançant dans une fosse pleine de lave et de feu. En donnant sa vie, le chaudron noir pourra être détruit et l‟être méchant qui souhaitait s‟en servir pour faire le mal ne le pourra pas. Aussi, lorsque le chaudron est détruit, des sorcières se retrouvent dans l‟obligation d‟exaucer l‟un des vœux de Taram. Taram a dû échanger une épée magique pour avoir le chaudron qu‟il a détruit. Il a eu bien de la peine à se débarrasser de cette épée, qui l‟aiderait à être héroïque et courageux, cependant le souhait qu‟il fait, ce n‟est pas de ravoir cette épée. Il n‟en voit même plus la nécessité. On n‟est pas courageux parce que cela nous plaît, mais parce que les événements le demandent et cela peut bien nous plaire quand les événements le demandent. Pourtant, on ne peut pas provoquer le courage, sinon c‟est de la témérité. Ce que Taram souhaite, c‟est que Gurgi retrouve la vie. Il n‟est pas déçu d‟avoir à jamais perdu l‟épée. Au contraire, il retourne vers le quotidien tranquille avec ses nouveaux amis et son amie de cœur et il semble en tirer une joie véritable. C‟est ce que l‟amour, bien qu‟il soit plutôt de type Agapè que de type Éros, a permis de réaliser en tempérant à la fois le caractère de Gurgi et celui de Taram. La pauvreté de chacun est devenue plénitude de la vertu par leur lien d‟amour profond. Taram, au contact de Gurgi, a cessé d‟être téméraire pour devenir courageux et Gurgi a cessé d‟avoir peur, mais pourquoi ? Pourrait-on dire de la vertu qu‟elle est 311 Ted BERMAN et Richard RICH, The Black Cauldron, Disney, 1985, scène 3. 140 contagieuse ? S‟agit-il vraiment de seulement mettre deux vices ensemble pour créer la vertu ? Pocahontas, dans la chanson All around the river bend, décrit bien aussi le manque en éducation, particulièrement en ce qui a trait à la connaissance elle-même : What I love most about rivers is you can‟t step in the same river twice. The water‟s always changing, always flowing. But people, I guess can‟t live like that. We all must pay a price, to be safe we lose our chance of ever knowing what‟s around the river bend312. Le début de ce passage nous rappelle inévitablement les propos d‟Héraclite313, qui disait qu‟on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. Que nous dit Pocahontas à travers cette métaphore de la rivière ? Avant de commencer à chanter, son père a averti la jeune fille qu‟elle devait être « steady », pour reprendre le mot qu‟il emploie, comme l‟est la rivière. En regardant la rivière, deux loutres en sortent en sautant pratiquement au visage de l‟Indienne, ce qui l‟amène à conclure que la rivière n‟est pas « steady » du tout. Nous pouvons croire que la rivière représente la vie. Pour avoir une vie sécuritaire, la plupart des personnes préfèrent vivre comme toutes les autres et calmement, par contre ce style de vie n‟est pas ce qu‟est vraiment la vie. Ils ne parcourent pas la rivière de cette façon, ils restent dans son coin le plus tranquille et en ont une perception à la fois erronée et incomplète. De la même manière, pour être bien et ne pas être aveuglés et perdus, les gens préfèrent rester dans la caverne de Platon à voir les ombres de la réalité. Cependant, comme le dit la jeune Amérindienne, en cherchant la sécurité intérieure, tout le côté rassurant de croire simplement savoir ce qu‟est le monde dans une perspective unidimensionnelle, les gens perdent leur chance de savoir un jour ce qu‟il y a au détour de la rivière. Quand on sort de ce confort, on se retrouve très désemparé. On est dans une rivière mouvante, changeante. On perd ses points de repère. On ne voit plus rien. On n‟est plus sûr 312 GABRIEL et GOLDBERG, Pocahontas, scène 6. DICTIONNAIRE DES PHILOSOPHES, Héraclite, Paris, Albin Michel (coll. « Encyclopaedia universalis »), 1998, p. 704-707. 313 141 de rien. Accepter de se lancer dans l‟expédition d‟une rivière impétueuse, dans l‟ascension d‟une caverne profonde, dans la quête de la vérité, c‟est courir des risques. C‟est aussi accepter d‟avoir l‟impression première de tomber bien plus bas que nous étions au départ, toutefois avec un peu de confiance, nous pourrons découvrir « what‟s around the river bend314 ». Nous découvrons alors le lieu où résident les Idées en apprenant de mieux en mieux à distinguer la vérité à travers toutes les façons très riches qu‟elle a de se manifester. Il existe une vérité, or elle est plus complexe, plus complète qu‟elle ne le semble et toutes ses facettes donnent cette impression de mouvement. Il faut accepter l‟impression du manque et notre propre pauvreté humblement avant d‟avoir cette plénitude. Quant à la dimension amoureuse de cette quête, Pocahontas l‟inclut dans sa chanson. Elle se demande si elle doit marier Cocoon, celui que son père a choisi pour elle, ce qui ne l‟enthousiasme pas du tout, ou encore aller découvrir ce qu‟il y a au détour de la rivière. On la voit alors prendre avec son canot le côté le plus impétueux de la rivière. Si c‟est là que s‟arrête le questionnement de l‟Amérindienne, le nôtre peut toutefois se poursuivre. C‟est vrai qu‟il faut faire face au changement pour aller à la découverte de la philosophie, mais est-ce l‟état final ? Qu‟est-ce qui a de la valeur ? Ce qui change peut-il avoir de la valeur ? Si tel est le cas, est-ce vraiment ce qui change qui a de la valeur ou ce qui reste au sein du changement ? Ce qui a véritablement de la valeur n‟est-il pas par nature immortel, comme les Idées ? Aussi, une position qui éviterait le relativisme condamnerait-elle le valable à l‟inaction ? Peut-il y avoir action sans qu‟il n‟y ait altération ? L‟amour impose-t-il le mouvement ? Si oui, quel type de mouvement ? Chez Platon, comme nous l‟avons dit plus tôt, l‟amour est le point de départ et le point d‟arrivée de l‟éducation. Tout d‟abord, on s‟attache à quelqu‟un de plus ou moins sage que nous, de plus ou moins beau que nous. Le parent s‟attache à son enfant, l‟enfant s‟attache à son professeur. Il y a même une forme d‟éducation réciproque dans l‟amour conjugal. 314 Ibid., scène 6. 142 Les premières formes d‟amour susmentionnées ne sont pas aujourd‟hui (et il ne serait pas souhaitable qu‟elles le soient) l‟amour pédérastique comme on en voit dans l‟Antiquité grecque, mais il existe toujours un lien, ou il devrait en exister un, car sans ce lien d‟amour profond, l‟éducation est vaine. L‟amour sera alors le tremplin de l‟éducation. Il permettra au plus âgé de mettre les efforts nécessaires pour éduquer le plus jeune et au plus jeune d‟avoir la passion, l‟intérêt, le respect, voire la soumission nécessaire pour recevoir l‟éducation du plus sage. L‟amour, à ce stade, est un peu comme un coup de foudre ou comme un devoir, selon la façon dont les deux personnes sont mises en relation. Il s‟approfondira et deviendra plus réel, plus paisible avec le temps. L‟enfant n‟aura peut-être plus la naïve impression que sa mère est parfaite, cependant il ne l‟aimera que plus véritablement en la connaissant pour ce qu‟elle est. Au final, l‟éducation, qui a été le but vers lequel le plus et le moins sage se sont dirigés à partir du moment où ils ont été liés d‟amitié, aura elle-même été mise au service de l‟amour. Le premier des deux types d‟amour est un moyen, néanmoins le second est une fin. L‟amour est le but de l‟éducation et le but de l‟éducation est l‟amour, l‟apprentissage de l‟amour. Les exemples disneyens sont présents de toutes sortes de manières, en variant les types d‟amour, pourtant, évidemment, ils ne le sont pas dans le contexte amoureux de Platon. Dans la chanson, I can go the distance d‟Hercule, on l‟entend crier sa volonté de devenir un Dieu et un héros. Il est prêt à tout. Il chante cependant qu‟il le fera « waiting in your arms315 ». À ce moment de l‟histoire, on n‟est pas trop sûr de ce que « waiting in your arms » peut bien vouloir dire, puisqu‟il n‟a pas encore rencontré Mégara. On sent qu‟il est amoureux de son objectif, et peut-être qu‟il y a une sorte de prémonition présentée dans le film de l‟amour qu‟il aura pour Mégara, ou encore qu‟il souhaite aimer quelqu‟un en attendant de devenir un dieu. 315 CLEMENTS et MUSKER, Hercules, scène 8. 143 Quoi qu‟il en soit, son but est l‟immortalité et la divinité et il compte l‟atteindre, sinon par l‟amour, du moins en présence de l‟amour. C‟est bel et bien l‟amour qui lui fera atteindre son objectif de devenir un dieu, or au moment où il arrive à atteindre son but, celui-ci se transforme en moyen. Il ne veut plus être dieu, car cela l‟empêcherait d‟être avec son amour et son amour est devenu plus important que le fait d‟être immortel. Tout a commencé par un amour moyen dont le but est l‟éducation, ou plutôt l‟élévation et s‟est renversé de sorte que l‟élévation est devenue un moyen en vue de l‟agrandissement de l‟amour qui est la fin. Le but de l‟éducation est de se tourner vers le bien, selon ce passage de la République qui décrit ce qu‟est l‟art d‟éduquer : Il existerait dès lors, dis-je, un art pour cela, un art de ce retournement, un art consacré à la manière dont cet instrument peut être retourné le plus facilement et le plus efficacement possible, non pas l‟art de produire en lui la puissance de voir, puisqu‟il la possède déjà sans être toutefois correctement orienté, ni regarder où il faudrait, mais l‟art de mettre en œuvre ce retournement 316. Nous pouvons observer un exemple d‟éducation orientée vers le bien dans Le Roi Lion. Après que le père de Simba lui fut apparu en nuage dans le ciel et lui eut parlé, Raffiki a fait l‟idiot d‟une façon très brillante. Il commence à se plaindre de la curieuse météo qu‟ils ont, comme si l‟apparition d‟un lion qui parle dans le ciel pouvait être attribuable à un temps capricieux. Simba lui répond, nostalgique, que les vents semblent changer. Il entre dans le jeu du singe, toutefois lui aussi sait de quoi il parle. Raffiki dit que les changements sont bons. Ainsi, il suggère, l‟air de rien, sans dire bien clairement au lion ce qu‟il a à faire. Ce dernier le sait trop bien. Simba entre donc dans le vif du sujet en exprimant ses réticences : « I know what I have to do. But going back means I‟ll have to face my past. I‟ve been running from it for so long317 ». En guise de réponse, le singe lui donne un bon coup de bâton sur la tête ! Évidemment, le jeune lion lui demande pourquoi il a eu ce geste peu délicat et aux apparences purement gratuites à son endroit, mais le vieux Raffiki fait mine d‟esquiver sa 316 317 PLATON, République, livre VII, 518d, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1683. ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 23. 144 question, tout en y répondant finalement très clairement : « It doesn‟t matter. It‟s in the past ». On reste dans le flou quant à la compréhension de Simba face au mouvement de son aîné lorsqu‟il dit : « Yeah, but it still hurts ». Avec un air compatissant, le singe répond : « Oh yes, the past can hurt. But the way I see it, you can either run from it, or learn from it ». En finissant sa phrase, Raffiki redonne un coup de bâton à Simba, cependant cette foisci, le lion l‟évite. On comprend bien que le bâton n‟est qu‟une métaphore qu‟emploie le vieux sage pour amener Simba à comprendre ce qu‟il doit faire. Comme dans la théorie de Platon, l‟enseignant ne dit pas à l‟élève ce qu‟il doit faire, il lui montre où regarder, il l‟amène à saisir lui-même ce qu‟il a à faire. Raffiki vérifie si la leçon lui a bien pénétré le crâne en demandant à son protégé ce qu‟il comptait faire, néanmoins on voit que celui-ci a très bien entendu lorsqu‟il lui témoigne son intention de confisquer le bâton à son interlocuteur. Il prend le bâton, l‟envoie un peu plus loin, et part en courant. Après avoir rattrapé son bâton pour lequel il s‟inquiétait beaucoup, le singe demande à Simba où il s‟en va. Lorsque ce dernier lui dit qu‟il va reprendre sa place, Raffiki pousse de grands cris de joie et d‟encouragement. Ce dernier exemple en est davantage un d‟éducation que d‟amour, malgré le fait que Simba ait aussi été préalablement sermonné par son défunt père qu‟il aimait avant de recevoir une leçon de la part du singe. En effet, pour sa relation avec Raffiki, on est encore loin de parler d‟amour. Dans le film Anastasia, par contre, on voit que l‟amour a appris au jeune Dimitri une dure leçon, bien qu‟elle ait eu lieu plus en raison de l‟expérience de vie que grâce à quelqu‟un qui aurait joué un rôle de professeur. Le film Anastasia s‟inspire de l‟histoire vraie de la famille royale de Russie lors de la Première Guerre mondiale. Les Romanov, famille du Tsar Nicolas II de Russie, ont été assassinés par le régime communiste. Une légende a longtemps couru selon laquelle une des quatre filles des Romanov aurait survécu. 145 Dans Anastasia, c‟est Dimitri, un jeune voyou voleur par surcroît, qui se tourne vers le bien en apprenant à connaître Annia. Non seulement il s‟agit d‟une conversion vers le bien, mais il s‟agit surtout pour lui de tourner son regard vers le vrai. Au début du film, Dimitri cherche une femme qui pourrait se faire passer pour la grande duchesse Anastasia dans le but de la ramener à sa grand-mère qui propose une importante récompense à quiconque la retrouvera. Il tombe alors par hasard sur une jeune femme amnésique qui ressemble beaucoup à la jeune princesse. Ce qu‟il n‟a pas prévu cependant est qu‟il tombera amoureux de cette jeune femme et que celle qu‟il voulait faire passer pour l‟héritière du trône l‟est véritablement. Il est donc, comme le prisonnier de la caverne, tiré de force vers la lumière et lorsqu‟il la distingue clairement, il a changé. La grand-mère, qui connaissait ses manigances, est alors surprise de voir que le jeune homme refuse la récompense. Elle lui demande ce qui l‟a amené à changer d‟avis et sa réponse est : « Oh ! Mais c‟est dans mon cœur que tout a changé318 ». Son amour pour la jeune duchesse l‟a ainsi poussé vers le bien et vers le vrai. En voulant se contenter de l‟ombre de la princesse, il a trouvé la vraie. Si nous nous rappelons ce que nous avons dit dans le Chapitre I, l‟éducation, notamment parce qu‟elle oriente vers le bien, fait de l‟être humain un homme nouveau. Cette transformation est très visible chez Disney. Bien sûr, nous pourrions encore citer le cas de La Belle et la Bête, qui est l‟œuvre qui forme en quelque sorte l‟ossature de ce travail, puisque nous la retrouvons souvent et dans plus d‟une section. Vous pourrez cependant par la simple réflexion voir la relation entre La Belle et la Bête et la transformation. Nous oserons donc ici nous aventurer dans quelques œuvres un peu moins abordées jusqu‟à maintenant. Le film Pinocchio n‟est pas au premier abord une histoire d‟amour, si ce n‟est de l‟amour filial. Il aborde toutefois de front la question de l‟éducation, et particulièrement de l‟éducation au bien et de la transformation qui s‟ensuit. 318 BLUTH et GOLDMAN, Anastasia, scène 8. 146 Lorsqu‟une fée entre chez le bon vieux Geppeto, qui est visiblement assez solitaire avec son chat et son poisson comme compagnons de vie, elle a l‟intention d‟aider ce dernier à réaliser un souhait qui lui est cher. Ayant fabriqué une marionnette du nom de Pinocchio, Geppeto a fait le souhait que celle-ci devienne un vrai petit garçon. La fée offre alors à Pinocchio le don de la vie. Malgré tout, elle ne réalise pas entièrement le vœu du vieil homme, car lorsque le jeune pantin demande à la fée « Am I a real boy ?319 », celle-ci lui explique que non, et que cette part de la réalisation du rêve de son père ne dépendra que de lui. Elle lui dit comment y arriver : « Prove yourself brave, truthful and unselfish and someday you will be a real boy320 ». Elle précise qu‟il devra apprendre à choisir entre le bien et le mal et qu‟il y parviendra en écoutant sa conscience. La marionnette, qui vit depuis deux minutes, ne sait pas ce qu‟est une conscience. Un grillon, qui était dans la maison pour se réchauffer commence à lui en donner une définition, lorsque le jeune pantin demande naïvement à Jimini le grillon s‟il est sa conscience. La fée donne donc au grillon le rôle de conscience de Pinocchio. Pour écouter sa conscience, Pinocchio devra écouter cet être qui a plus d‟expérience de vie que lui. La bonne fée lui donne quand même une chance. À un moment où il n‟a pas écouté et s‟est retrouvé confronté à de graves problèmes, elle lui vient en aide en précisant que ce sera la seule fois. En même temps, elle lui dit cette phrase : « Remember, a boy who won‟t be good might just as well be made of wood321 ». Dans le film Mon Frère l‟Ours, le jeune Kenaï, un Inuit, rêve de devenir un homme, toutefois, au début du film, il est loin d‟avoir ce qu‟il faut pour faire cette transition. La grand-mère du village offre aux jeunes hommes un petit totem qui indique un animal et une vertu qu‟ils doivent obtenir pour pouvoir franchir le passage de l‟enfance à l‟âge adulte. 319 HAMILTON et SHARPENSTEIN, Pinocchio, scène 5. Ibid., scène 5. 321 Robert WALKER et Aaron BLAISE, Brother Bear, Disney, 2003, scène 13. 320 147 Kenaï a le totem de l‟ours et la vertu de l‟amour. Ce garçon agité, qui se bataille avec son frère à la moindre bêtise, est loin d‟être ravi. Son frère s‟amuse à l‟appeler « loving bear », et lui qui espérait avoir une vertu virile et puissante, il n‟en est que plus agressif. De plus, il déteste les ours. Quand, au surplus, son frère aîné Seka meurt après que Kenaï et son jeune frère avec qui il se chicanait encore eurent fait preuve de témérité face à un ours (Seka essayait de protéger ses deux frères de l‟ours), Kenaï a tôt fait de rendre l‟ours responsable de tout cela. Il va par suite tuer cet animal. Le défunt frère Seka, qui devient en mourant un grand esprit dans le ciel, a toutefois l‟intention de donner une bonne leçon à son frère. À peine Kenaï a-t-il tué l‟ours qu‟il se retrouve lui-même changé en ours. Bien sûr, au départ, cela ne l‟enchante pas, d‟autant plus qu‟il se fait agacer par ce jeune ourson volubile qui ne trouve plus sa maman, or à force de connaître ce petit, il se met à l‟apprécier. Cet ourson s‟appelle Koda et il considère Kenaï comme son grand frère. Il rencontre ensuite d‟autres ours, qui lui font d‟abord peur. Finalement, il se rend compte que les ours ne sont pas méchants, au contraire, et qu‟ils ont autant peur de l‟homme que l‟homme a peur d‟eux. Kenaï apprend ensuite que la mère que Koda ne trouve plus est en fait l‟ours qu‟il a tué froidement. Quel choc, autant pour lui que pour Koda, qui lui en veut sur le coup. Le dernier des frères inuits veut cependant venger ses frères, qu‟il croit tous les deux morts à cause de l‟ours. Il ne cesse donc, ironiquement, de poursuivre son propre frère changé en ours pour tenter de le tuer. Lorsqu‟il y parvient presque, Koda sauve la vie de Kenaï. Kenaï, puisqu‟il a appris sa leçon, redevient alors humain pour quelques minutes. Son frère réalise ce qu‟il allait faire et Kenaï se rend compte qu‟il est de son devoir de rester un ours pour veiller sur Koda. Malgré le fait que Kenaï restera un ours toute sa vie durant, il a atteint le but qu‟il poursuivait depuis le début du film, celui de devenir un homme : 148 My brother Kenaï, went on to live with Koda and the other bears. He told me that love is very powerful and I passed on the wisdom of his story to my people, the story of a boy who became a man, by becoming a bear 322. Cette histoire suit la trame de la majorité des histoires de transformation, sauf pour la fin. Que ce soit La Belle et la Bête, La Princesse et la Grenouille ou encore la transformation en âne dans Pinocchio, les humains deviennent généralement des bêtes parce qu‟il leur manque quelque chose pour atteindre la plénitude de leur humanité. À la fin de l‟histoire, quand ils ont appris leur leçon, ils redeviennent des hommes, de cœur comme de corps. On ne voit habituellement pas des hommes qui choisissent de rester des animaux. C‟est même un peu contre-intuitif, l‟être humain étant par nature supérieur à l‟animal. Sans amour, on ne peut pas atteindre la vertu et l‟amour mène à la vertu. C‟est une part importante du message du Phèdre. Si le jeune Phèdre choisit un éducateur qui ne l‟aime pas, il se prive d‟une folie nécessaire et son éducation sera vaine. Dans La Belle et la Bête, c‟est l‟amour qui sauve la Bête et la ramène vers l‟humanité. Lorsqu‟il sauve la vie de la Belle au péril de sa propre vie, c‟est déjà par amour pour elle, cependant à ce moment ce monstre se sauve lui-même sans le savoir. Lorsque la Belle le remercie de lui avoir sauvé la vie, il réalise lui-même ce qu‟il a fait, il voit qu‟il est capable d‟amour et cela lui plaît. À partir de ce moment, sa mauvaise humeur s‟évanouit. Il se lance à la quête de la vertu qu‟il ne voyait pas comme possible auparavant, et qu‟il aime quand il commence à l‟apercevoir, quand elle est faite comme un geste d‟amour gratuit. Comme nous l‟avons déjà mentionné précédemment, John Smith fait lui aussi un chemin vers la vertu grâce à son amour pour Pocahontas. Alors qu‟il croyait tout savoir et qu‟il était prêt à tuer n‟importe quel Indien sur son chemin, il finit par sauver au péril de sa vie le père de Pocahontas, qui avait déjà condamné le jeune homme à mort. Parce qu‟il aime la beauté de sa compagne, il se met à l‟écouter et écouter son cœur, ce qui l‟ouvre à la double ignorance et lui permet par la suite de connaître véritablement. 322 Ibid., scène 26. 149 Dans le film Lilo et Stitch, la jeune Lilo est une enfant turbulente et indocile. Elle est orpheline et donne beaucoup de fil à retordre à sa grande sœur qui essaie de s‟en occuper. Quand la petite mentionne qu‟elle aimerait bien avoir un chien, sa sœur croit que cela pourra l‟aider à se sentir mieux et à être plus douce. Elles se rendent donc dans un refuge pour en adopter un. Toutefois, notre Lilo, qui ne peut rien faire dans les normes, trouve un chien absolument horrible, qui effraie profondément sa sœur. En vérité, ce chien n‟est pas un chien. Il s‟agit d‟un extraterrestre qui a été conçu dans le seul objectif de détruire. Sa nature profonde est la démolition. L‟instinct de la grande sœur était bon. Au contact de Stitch l‟extraterrestre, Lilo devient une enfant modèle. Elle doit montrer l‟exemple et éduquer Stitch. Son amour pour cet animal l‟attendrit. Son « chien », cependant, ne se laisse pas dresser si facilement. Au départ, il détruit tout et la grande sœur vient pour le mettre à la porte, quand Lilo lui dit : « Ohana means family, family means that no one is left behind or forgot 323 ». L‟extraterrestre comprend un peu ce qui se passe, et il commence légèrement à se sentir touché. Ensuite Lilo lit à Stitch l‟histoire du vilain petit canard, qui était un être étrange et qui cherchait sa famille, parce qu‟il se sentait seul. Stitch s‟identifie à ce vilain petit canard et il part pour trouver sa famille, par contre lorsqu‟il voit son inventeur qui tente de le capturer, ce dernier lui dit qu‟il n‟a pas de famille. Cependant, Stitch comprend finalement qu‟il fait partie de cette famille brisée qu‟est celle de Lilo et, grâce à l‟amour, il va contre sa nature de destruction. Il devient bon et vertueux. Cette phrase, qu‟il prononce vers la fin du film, témoigne bien de ce qu‟il a appris depuis qu‟il est arrivé sur terre : « This is my family. I found it all on my own. It‟s little and broken but still good. Yes, still good324 ». 323 324 Chris SANDERS et Dean DEBLOIS, Lilo and Stitch, Disney, 2002, scène 14. Ibid., scène 29. 150 Nous l‟avons déjà mentionné, les relations pédérastiques telles qu‟elles sont dans la Grèce antique n‟existent pas chez Disney. Toutefois, il y a de bons exemples de relation d‟éducation entre deux individus. Si nous pensons à Hercule, son maître, le Centaure Chiron, a des allures bien étranges. Il a une voix et un comportement d‟homme, sauf qu‟avec ses pattes qui ressemblent à celles d‟un sanglier et ses cornes de diable, on se demande d‟où il vient, où est sa place. Bien que nous sachions que le démon de Socrate n‟a rien à voir avec le diable dans notre conception actuelle de ce qu‟est le mot démon, on ne peut s‟empêcher de se demander s‟il n‟y aurait pas, par les cornes de ce personnage, une sorte d‟héritage transformé de l‟idée du démon qui éduque Socrate. La relation qu‟a Jimini le Criquet avec Pinocchio a aussi quelques accents qui peuvent rappeler la pédérastie. Jimini est plus sage et il joue un rôle énorme, presque fusionnel sur le jeune pantin : « I name you Pinocchio‟s conscience, lord high keeper of the knowledge of right and wrong, counsellor in roads of temptations and guide along the straight and narrow path325 ». Aussi, ce qui peut rappeler la pédérastie est l‟amour que Jimini s‟attend à recevoir de Pinocchio en volant à son secours. Lorsque Pinocchio dit à Jimini qu‟un jeune garçon est son meilleur ami, Jimini est jaloux, outré. Il veut même abandonner Pinocchio. Il se serait attendu, avec tout ce qu‟il faisait pour le petit pantin de bois à ce que celui-ci lui rende son amour en le considérant au moins comme son meilleur ami. Pour Pinocchio, jeune et inexpérimenté, ce n‟était pas évident de prime abord. Le criquet était son mentor, sa conscience, pas son meilleur ami. On voit alors la base du questionnement présent dans le Phèdre s‟installer dans le film Pinocchio. La chanson Part of your world de La Petite Sirène est sans doute l‟une des meilleures imitations du texte de l‟allégorie de la caverne. En reprenant ce dernier et en le mettant en relation avec la chanson d‟Ariel, nous ne pourrons qu‟être frappés par l‟ampleur de la similitude. 325 Ben SHARPSTEEN et al., Pinocchio, scène 5. 151 Rappelons-nous ce qu‟écrit Platon : « Représente-toi des hommes dans une sorte d‟habitation souterraine en forme de caverne326 ». Dans cette caverne, les gens derrière le muret, près du feu « montrent leurs merveilles327 » sur le mur du fond à des gens qui « considéreraient que le vrai n‟est absolument rien d‟autre que les ombres des objets fabriqués328 ». Ariel aussi est dans une caverne avec ces merveilles d‟objets fabriqués et de figurines : « How many wonders can one cavern hold? Looking around here you think : Sure, she‟s got everything. I got gadgets and gizmos a plenty […] but who cares, no big deal, I want more329 ». La petite sirène, cependant, ne peut pas se contenter de ces objets, elle veut le vrai monde dont ces choses ne sont que l‟image. Ariel tient le rôle du philosophe, qui se rend compte qu‟il y a tant à découvrir audelà de ce qu‟elle connaît et qui veut sortir de la caverne, aller : « up where they stay all day in the sun330 ». C‟est d‟ailleurs l‟achèvement du parcours du philosophe : Alors, je pense que c‟est seulement au terme de cela qu‟il serait enfin capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu‟il est331. Pour y arriver, la petite sirène va prendre le même chemin que Socrate en allant poser des questions aux gens. Elle sortira du fond de la caverne et ira rejoindre les gens qui, près du feu, montrent les figurines. Elle est « ready to know what the people know (dit-elle en ouvrant et regardant un livre), ask them my questions and get some answers: „„What‟s a fire and why does it, what‟s the word ?, burn332 ». Cette étape est celle de l‟éducation, de la remontée de la caverne. En posant des questions, elle s‟extirpe de la prison, mais n‟est pas encore au soleil. Comme elle le dit, elle est près du feu. Elle voit le feu et se demande ce que c‟est, ce qu‟il fait là. Elle est à michemin. 326 PLATON, République, livre VII, 514a, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1679. Ibid., livre VII, 514b, p. 1679. 328 Ibid., livre VII, 515c, p. 1680. 329 Ron CLEMENTS et John MUSKER, The Little Mermaid, Disney, 1989, scènes 2-3. 330 Ibid., scènes 2-3. 331 PLATON, République, livre VII, 516b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1681. 332 CLEMENTS et MUSKER, The Little Mermaid, scènes 2-3. 327 152 Elle atteindra le lieu des Idées grâce à un beau jeune homme, parce que le titre de la chanson est Part of your world et le « your » renvoie à un bel adolescent qu‟elle a vu à la surface. À la fin de la chanson, elle exprime son désir empressé de rejoindre un monde plus élevé, qui fait étrangement penser au lieu des Idées. On voit transparaître son amour de la sagesse par son désir profond de découverte : « When‟s it my turn ? Wouldn‟t I love, love to explore that shore up above? Out of the sea, wish I could be, part of that world333 ». La version anglaise de la suite de la citation en exergue de ce chapitre rappelle aussi l‟allégorie de la caverne, à cause de la mention de l‟aveuglement par le soleil. On voit même presque le sous-entendu philosophique sous-jacent à l‟allégorie de la caverne, car la chanson se met tout de suite après à parler de connaissance. Au surplus, on retrouve la notion d‟immortalité par le cycle de la vie, qui ne se termine pas : From the day we arrive on the planet, and blinking, step into the sun, there‟s more to see than can ever be seen, more to do than can ever be done. There‟s far too much to take in here, more to find than can ever be found, but the sun rolling high, through the sapphire sky, keeps great and small on the endless round334. 333 334 Ibid., scènes 2-3. ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 1. 153 Conclusion En somme, notre travail nous amène non seulement à poser un regard nouveau sur le lien unissant la culture du passé à celle du présent, mais aussi à mieux intégrer l‟œuvre de Platon grâce à la multitude d‟exemples tirés de Disney qui permettent d‟en faire une meilleure illustration dans notre esprit. Le manque de beauté de l‟Éros platonicien est enrichi par les grandes oreilles volantes de Dumbo, par la difformité de Quasimodo, par la monstruosité de la Bête. L‟exemple de la Bête face à Gaston et face à ce qu‟elle était en tant que prince, mis en relation avec la figure de l‟Alcibiade prometteur, tout en étant démissionnaire, nous poussent à prolonger notre réflexion. « What makes a monster and what makes a man ?335 ». S‟il y a bien quelque chose que l‟amour ne possède pas, c‟est la beauté, et nous sommes pourtant prompts à la lui attribuer. Les princesses sont toujours belles, or elles symbolisent l‟objet aimé, tandis que l‟homme, versatile, intermédiaire, est le représentant d‟Éros. Le véritable amant est-il subséquemment celui qui n‟a rien à offrir et tout à prendre ? La part de bon d‟Éros, il la donne et ce qu‟il a de mauvais est compensé, parce qu‟il s‟offre comme serviteur du beau. Le seul cadeau du philosophe à la beauté, c‟est le don de soi. Même pour le philosophe, la révélation du beau est progressive. Celui qui quitte la caverne fait exactement comme celui qui s‟aventure dans un conte de fées : il va « Far away, long ago336 ». Il brouille tous ses repères de connaissance. Le beau, en tant que ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat, « glowing dim as an ember337 », comme le dit Anastasia quand ses souvenirs commencent à refaire surface, est d‟abord un aveuglement, un éblouissement. C‟est se donner le droit de marcher vers l‟inconnu en le sachant inconnu. 335 TROUSDALE et WISE, The Hunchback of Notre Dame, scène 28. Don BLUTH et Gary GOLDMAN, Anastasia, scène 2. 337 Ibid., scène 2. 336 Éventuellement, quand on aura avancé un peu plus, on pourra peut-être s‟exprimer comme Aurore lorsqu‟elle rencontre le prince et parler de l‟éclat du beau de cette manière : « the gleam in your eyes is so familiar a gleam and I know it‟s true that visions are seldom all they seem338 ». D‟abord, il faut que quelqu‟un nous détache, peut-être. Il faut croire en une promesse, la promesse de l‟amour, celle de l‟éducateur, celle d‟Éros, celle d‟Aladin : « I can show you the world, shining, shimmering, splendid […] I will open your eyes, take you wonder by wonder339 ». Platon,et Disney nous présentent l‟amour comme une chose à la fois confondante, mystérieuse, vague et ambiguë, tout en restant un idéal plein, extrême, comme le sont par nature tous les idéaux. C‟est pourquoi l‟image de l‟intermédiaire est la meilleure. Le juste milieu est plus définissable que la médiété et, très rationnel, il s‟applique mal à une situation complexe comme celle de l‟amour. L‟intermédiaire est plus adapté à la situation amoureuse pour cette raison. Cet Éros qui n‟est pas beau, ce Socrate va nu-pieds, n‟est pas non plus laid, même si Socrate est laid et qu‟Alcibiade le décrit comme beau. Les princes de Disney les plus laids sont aussi bien souvent les plus beaux, en raison de leur bonté, mais même la bonté en eux ne réside qu‟en tant qu‟intermédiaire. Il y a généralement en eux des points négatifs que le beau doit purger par son contact, par contre ce ne sont que de petits détails, pas l‟essence de ces personnes. L‟Éros de Platon marche pieds nus. Il est pauvre comme sa mère et riche de la ruse de son père. Il porte les deux visages. Sous ce regard, il est peut-être l‟image même de l‟espérance. Le désir est ce qui nous pousse vers un but. Pourtant, comme le dit si bien Diotime, on ne peut désirer que ce que l‟on ne possède pas. Il faut ainsi manquer de quelque chose pour aimer, le désir étant nécessaire à l‟amour. Le manque doit se laisser sentir. C‟est sans doute ce pour quoi les princesses disparaissent toutes, aussi ridicule que cela puisse paraître. Les atomes sont constitués de vide. Il faut du manque pour donner sens à la 338 339 GERONIMI, Sleeping Beauty, scène 3. CLEMENTS et MUSKER, Aladdin, scène 4. 156 totalité. Peut-être, sous ce regard, la vie n‟est-elle pleine de sens que grâce à ces moments où elle ne semble plus, pour nous, n‟en avoir aucun. Éros est-il un dieu ? Selon le Phèdre, c‟est le plus grand de tous les dieux, toutefois selon le Banquet, ce n‟est même pas un dieu, c‟est un démon, un messager. C‟est assurément un être qui a quelque chose de divin, néanmoins c‟est un divin en mouvement. C‟est pourquoi c‟est un messager. C‟est un divin si insaisissable que l‟on ne peut même pas le fixer dans son statut. Le messager, c‟est bien la meilleure façon de le décrire. Il est la relation entre des choses. Il est aux deux extrêmes et il n‟y est pas. Il n‟est là que le temps d„apporter du sens en un lieu. Lorsque la beauté du sens qu‟il porte se flétrit, il se présente sous un autre jour. Cet autre jour, parfois, c‟est l‟absence, l‟indifférence, par contre c‟est encore un silence lourd de sens, le genre d‟absence qui parle plus que n‟importe quel message, parce qu‟il parle du manque. Cet Éros qui passe tout son temps à philosopher, lorsqu‟il aura atteint la pleine possession de la philosophie, lorsqu‟il aura ses ailes en compagnie de son amant, ne sera-til plus Éros ? Si la sagesse lui est acquise à jamais, l‟aimera-t-il toujours? Le désir passé peut-il rester imprégné dans l‟esprit de celui qui possède ou la possession tant désirée efface le désir de celui qui la poursuivait, même si ce dernier est devenu un sage ? Le philosophe peut-il même atteindre la sagesse ? Le jour où il aura ses ailes, lorsqu‟il verra les Idées, connaîtra-t-il vraiment tout ou restera-t-il à jamais une part de mystère ? Des choses si grandes peuvent-elles se dévoiler totalement à l‟homme un jour ? Leur mystère contribue-t-il à leur grandeur ? Être philosophe, c‟est vivre une vie de dieu, tout en étant pour toujours un homme, avec peut-être la condition proprement humaine de faire face au mystère. Ce n‟est pas la plénitude de Poros. Malgré tout, comme nous l‟avons dit antérieurement, est-ce un état véritablement moins souhaitable ? Après tout, ce n‟est pas toujours ce qui semble bon qui l‟est en effet. Le silène platonicien est aussi affaire de bien et de mal. Platon a amené, dans le Phèdre, l‟idée que la folie n‟est pas par nature un mal. Certaines folies sont des dons merveilleux. Le discours du hibou, décrivant l‟amour comme 157 quelque chose d‟horrible, puisqu‟il comporte les symptômes de la folie, nous apparaît, lorsque nous avons lu le Phèdre, sans doute comme celui de Lysias a dû paraître aux yeux de Socrate, amusant mais faux. Comment pourrait-on expliquer que la folie puisse être un bien ? Parce qu‟elle est messagère. Elle délivre les messages des dieux aux hommes. En ce sens, la folie est intermédiaire, elle est amour et c‟est un démon. En ce sens, l‟amoureux est un réceptacle. Ses inspirations ne sont pas de son mérite. Il n‟a pour seul mérite que celui d‟être en mesure de recevoir. Il ne possède que la grâce. Il semble étrange, car ce qu‟il fait n‟est pas d‟ici, mais ce qui semble être un mal est en fait le meilleur des biens, comme ce qu‟il fait vient de plus grand que lui. Dans la chanson Belle, tout le monde se demande si la jeune fille est saine d‟esprit, parce que « She‟s nothing like the rest of us340 ». Elle n‟est pas stupide, par contre elle est différente, puisqu‟elle est inspirée. Elle est folle, amoureuse de la sagesse et « People always do crazy things when they‟re in love341 ». Socrate, lorsqu‟il questionnait les gens dans la rue, aurait très bien pu leur offrir la réponse que le vieux singe Raffiki a faite à Simba : « Wrong, I‟m not the one who‟s confused. You don‟t even know who you are342 ». Il y a du sens dans la perte de repères face à la logique populaire, bien que ce ne soit pas du sens commun. Avant de voir la lumière, le philosophe doit s‟égarer, perdre le contrôle, la vue. Socrate ne met pas non plus en avant les dangers de la folie. Bien sûr il existe le manque, puisque comme le dit Aladdin : « Pour le fou qui se perd au cœur du désert, fatal est l‟amour343 ». Jusqu‟où peut-on se rendre sur la route du manque pour que cette voie reste féconde ? Jusqu‟à quel point pouvons-nous manquer sans mourir ? Plus encore, ne doit-on pas mourir ? Éros est mourant, mais doit-il aller jusqu‟à mourir, lui qui est entre le mortel et l‟immortel ? 340 TROUSDALE et WISE, Beauty and the Beast, scène 1. CLEMENTS et MUSKER, Hercules, scène 27. 342 ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 22. 343 CLEMENTS et MUSKER, Aladdin, scène 1. 341 158 On doit au moins passer par le monde des morts, en tant que philosophe, pour obtenir ses ailes. Éros est un intermédiaire, un messager entre ciel et terre, alors peut-être que cela implique aussi ce type de voyage. Les gens qui partent en voyage ramènent habituellement des souvenirs. Éros aussi, puisque l‟amour est condition de réminiscence. En ce sens, on peut bien comprendre pourquoi il faut aimer ceux qui transmettent le savoir. On a peu de perméabilité pour recevoir l‟enseignement d‟une personne que l‟on déteste. On offre rarement nos pensées dans toute leur authenticité, dans leur dénuement à des personnes auxquelles l‟on ne sent pas que l‟on peut faire confiance, avec lesquelles l‟on n‟a pas établi de relation. Aimer c‟est apprendre. On le voit dans le cheminement que font les amants chez Disney, mais aussi dans l‟amour filial ou l‟amitié qu‟entretiennent certaines personnes entre elles. Aimer, c‟est se tourner vers le bien et se laisser imprégner par l‟autre. C‟est un mouvement. Pour Hercule, il y a eu un changement. Sa poursuite de l‟immortalité par le biais de l‟amour lui a fait voir la valeur de l‟amour, qu‟il a finalement préféré à l‟immortalité. Le moyen est devenu la fin. Quel est le but principal de l‟éducation? L‟immortalité ou l‟amour ? Autre chose ? Aimons-nous nos enfants pour nous immortaliser ou notre désir d‟immortalité nous pousse à avoir des enfants qui nous apprendront à aimer ? Est-ce une fausse question ? Socrate n‟offre jamais de réponse. Il ne fait que poser des questions. Il n‟en est pourtant pas moins savant que ceux qui tentent de répondre à ces questions. Bien au contraire, il sait où il s‟en va. Le bon pédagogue ne donne pas les réponses à son élève. Il l‟amène à les voir, mais pour le conduire vers cela, il doit pourtant connaître le chemin mieux que l‟élève. Dimitri ne connaissait pas le chemin dans lequel il s‟embarquait lorsqu‟il a rencontré Annia (Anastasia). Il cherchait la fausseté et, en trouvant l‟amour, il a trouvé le vrai. Il y a eu une conversion, mais comment celle-ci a-t-elle pu survenir ? Comment peuton trouver le vrai en cherchant le faux ? 159 Pinocchio, lui, ne cherchait pas le faux, mais était tiraillé par l‟attrait du vice, jusqu‟à ce qu‟il voie ce qu‟était le mal et décide de se convertir résolument au bien. Il a poussé la vérité plus loin que Dimitri. Non seulement il s‟est converti au vrai, mais il est devenu vrai. Il est devenu un vrai petit garçon. Cette situation amène une autre réflexion. La vérité change peut-être ce que l‟on fait, ce que l‟on croit, ce que l‟on vit, cependant peut-elle aller jusqu‟à changer ce que l‟on est, notre être même ? Dans le cas de Kenaï, dans le film Mon frère l‟ours, c‟était sans doute l‟amour, qui était son Totem, qui l‟a rendu homme, toutefois il s‟agit de l‟amour par le biais de l‟empathie. Il a dû se mettre à la place des ours qu‟il détestait. Symboliquement, devenir un ours, c‟est un peu se faire autre pour comprendre l‟autre. C‟est seulement en devenant autre qu‟il est devenu lui-même. C‟est exactement ce qui est arrivé à la Bête. Il a pris conscience de sa propre humanité lorsqu‟il a pensé à Belle avant de penser à lui-même et qu‟il a tout risqué pour sauver la vie de la jeune femme. C‟est un geste d‟amour par le biais de l‟empathie. En fait, non seulement faut-il devenir autre pour être soi-même, mais il faut aussi devenir l‟autre, quelqu‟un de déjà existant, du moins faut-il le faire suffisamment pour apprendre à l‟aimer, parce que sans aimer l‟autre, on n‟est pas totalement soi-même, puisque l‟amour est le chemin vers nous-mêmes. 160 Médiagraphie Filmographie ALLERS, Roger et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, 89 minutes. ARMSTRONG, Samuel, Fantasia, Disney, 1940, 125 minutes. BANKROFF Tony et Barry COOK, Mulan, Disney, 1998, 88 minutes. BERMAN, Ted et al., The Fox and the Hound, Disney, Disney, 1981, 83 minutes. BERMAN, Ted et Richard RICH, The Black Cauldron, Disney, 1985, 80 minutes. BLUTH, Don et Gary GOLDMAN, Anastasia, Disney, 1997, 94 minutes. CLEMENTS, Ron et John MUSKER, Aladdin, Disney, 1992, 90 minutes. CLEMENTS, Ron et John MUSKER, Hercules, Disney, 1997, 92 minutes. CLEMENTS, Ron et John MUSKER, The Little Mermaid, Disney, 1989, 83 minutes. CLEMENTS, Ron et John MUSKER, The Princess and the Frog, 2009, 97 minutes. COCTEAU, Jean, La Belle et la Bête, DisCina, 1946, 96 minutes. GABRIEL, Mike et Eric GOLDBERG, Pocahontas, Disney, 1995, 81 minutes. GERONIMI, Clyde et al., Alice in Wonderland, Disney, 1951, 75 minutes. GERONIMI, Clyde et al., Cinderella, Disney, 1950, 74 minutes. GERONIMI, Clyde et al., Lady and the Tramp, Disney, 1955, 75 minutes. GERONIMI, Clyde, Sleeping Beauty, Disney, 1959, 75 minutes. HAMILTON, Luske et Ben SHARPENSTEEN, Pinocchio, Disney, 1940, 88 minutes. HAND, David, Bambi, Disney, 1942, 70 minutes. HAND, David et al., Snow white and the Seven Dwarfs, Disney, 1937, 83 minutes. LEIGHTON, Eric et Ralph ZONDAG, Dinosaur, Disney, 2000, 82 minutes. LIMA, Kevin, Enchanted, Disney, 2007, 107 minutes. REITHERMAN, Wolfgang, Robin Hood, Disney, 1973, 83 minutes. ROONEY, Darrell et Lynne SOUTHERLAND, Mulan II, Disney, 2004, 79 minutes. ROONEY, Darrell et Rob LADUCA, The Lion King II : Simba‟s Pride, 1998, 81 minutes. SANDERS, Chris et Dean DEBLOIS, Lilo and Stitch, Disney, 2002, 85 minutes. SHARPSTEEN, Ben et al., Pinocchio, Disney, 1940, 88 minutes. TROUSDALE, Gary et Kirk WISE, Beauty and the Beast, Disney, 1991, 84 minutes. TROUSDALE, Gary et Kirk WISE, The Hunchback of Notre Dame, Disney, 1996, 91 minutes. WALKER, Robert et Aaron BLAISE, Brother Bear, Disney, 2003, 85 minutes. Bibliographie ANNEQUIN, Jacques, « Lucius-asinus, Psyché-ancilla. Esclavage et structures de l‟imaginaire dans les Métamorphoses d‟Apulée », Dialogues d‟histoire ancienne, vol. 24, no 2, 1998. p. 89-128, [en ligne]. ttp://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_07557256_1998_num_24_2_2393, [site consulté le 9 décembre 2012], p. 99. 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