Laurent Gaudé est un auteur contemporain. Dans Eldorado, publié
en 2006, il s’inspire d’une réalité, celle de l’immigration clandestine, et
essaye, par la fiction, de nous immerger dans cette réalité. Dans ce
roman, deux histoires sont racontées en récit alterné, celle de Salvatore
Piracci, qui commande une frégate chargée de garder les côtes italiennes,
et celle de Soleiman, le migrant qui finira par arriver à Ceuta. L’extrait
que nous allons étudier se trouve au chapitre 13, à la fin du livre. Il
correspond au moment où les routes de Salvatore Piracci et de Soleiman
vont se croiser, quelque part du côté de Ghardaia et où Soleiman va
prendre Piracci pour Massambalo, une divinité protectrice dont parlent
les migrants. Nous allons nous demander comment dans ce passage,
Laurent Gaudé donne à son roman, à l’origine inspiré de la réalité, la
dimension d’un conte initiatique. Nous étudierons d’abord les étapes de
la méditation de Piracci. Puis nous montrerons comment il se transforme
en personnage de conte merveilleux.
La méditation de Piracci est, au début, une délibération rationnelle
racontée en point de vue interne et parfois transcrite au discours indirect
libre. Piracci est en effet devant un dilemme moral : faut-il encourager
Soleiman en endossant le rôle de Massambalo. Il est d’abord tenté de
répondre à la demande de Soleiman (« il pensa que s’il acquiesçait cela
suffirait à rendre à cet homme sa force »), mais il se ravise (« Puis il
pensa à la cruauté qu’il y aurait à agir ainsi), avant de douter à nouveau
(« Et pourtant il y avait ce regard qui l’avait frappé »). Piracci ne
s’attribue aucun pouvoir surnaturel : « Salvatore Piracci savait bien qu’il
n’était l’ombre d’aucun dieu et que ne pourrait recommander cet homme
à personne. Il savait bien que celui-ci ne serait pas plus chanceux de
l’avoir croisé ». La répétition du verbe savoir, renforcé par l’adverbe
« bien » sont les marqueurs d’une réflexion posée et d’une certitude. Il
réfléchit donc d’abord en homme raisonnable.
Mais petit à petit il est conduit à une réflexion plus symbolique et
plus philosophique sur le sens de son existence. C’est le regard de
Soleiman qui vient déranger finalement sa rationalité : « Et pourtant, il y
avait ce regard qui l’avait frappé, un regard ample et décidé, un regard
tout entier dans sa demande. C’était le même regard que celui de la
femme du Vittoria, le regard de ceux qui veulent et qui iront jusqu’au
bout de leurs forces. » (le mot « regard » est répété 5 fois). Le regard
ample et décidé de Soleiman qui croit et qui espère, s’oppose aux « yeux
éteints », aux « visages fermés » des migrants qu’il sauvait pour les
arrêter. Piracci se désigne alors par une métaphore abstraite (« il avait
été la malchance ») et suggère ainsi qu’il a été, malgré lui, une sorte de
divinité maléfique. Il réalise que sa destinée est marquée par l’échec mais
qu’il peut trouver une raison d’être ultime s’il accepte « d’être »
Massambalo : « La fièvre de l’Eldorado, c’est cela qu’il pouvait
transmettre ». Cette méditation sur le sens de la vie le conduit donc dans
une direction qui n’est pas celle de l’homme raisonnable.