Hobbes philosophe redoutable? Des Amazones et des hommes, ou le contrat selon Hobbes Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la conftontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Alphonse VANDERHEYDE, Nietzsche et la pensée des Brahmanes,2008. Xavier ZUBIRI, Intelligence et Raison, 2008 Lionel MOU TOT, La production de la transcendance, vol. 1, Les origines de I 'Homme et « le créationnisme », 2008. Lionel MOUTOT, La production de la transcendance, vol. II, La fabrication de l 'Homme rationnel, 2008. Gérard LAMBIN (Introduction, traduction, notes, étude), La Poétique d'Aristote, 2008. Xavier ZUBIRI, Traité sur l'essence, 2008. Bertrand QUENTIN, Hegel et le scepticisme, 2008. Robert LLOANCY, La notion de sacré, aperçu critique, 2008. Michel PIQUET, Le philosophe & la bibliothèque. Études de mœurs scolaires, administratives voire intellectuelles, 2008. lonel BUSE, Du Logos au Mythos, 2008. Manthos SANTORINEOS, De la civilisation du papier à la civilisation du numérique, 2008. Adrian NITA, La Métaphysique du temps chez Leibniz et Kant, 2008. Michel FATTAL, Aristote et Plotin dans la philosophie arabe, 2008. François BESSET, Penser I 'Histoire ou L 'Humain au péril de l 'Histoire, 2008. Dominique NDEH, Religion et éthique dans les discours de Schleiermacher. Essai d'herméneutique, 2008. Sébastien BUCKINX, Descartes entre Foucault et Derrida, 2008. Cécile VOISSET -VEYSSEYRE Hobbes philosophe redoutable? Des Amazones et des hommes, ou le contrat selon Hobbes L'Harmattan @ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-06444-7 EAN: 9782296064447 Paris Ce petit livreI engage à une relecture du texte hobbesien par l'une des figures politiques les plus inaperçues des textes de la philosophie: la figure mythique - grecque de l'Amazone, celle des Amazones du muthos c'est-à-dire depuis Homère aux mythographes grecs et romains qui parlent de ces femmes d'une autre société que la nôtre. Il entend relancer l'enseignement de Hobbes par une échappée à un point de vue dommageable au philosophe de Malmesbury, point de vue sinon franco-français du moins étroitement européen. Outre-Atlantique, le biais féministe permet de rendre au philosophe de la peur tout son intérêt. Mais dans la perspective d'une lecture dégagée des divers enjeux idéologiques qui risqueraient aussi d'oublier cette grande œuvre philosophique, l'étude se poursuit ailleurs et hors de sentiers battus et rebattus. De ce côté-ci, la lecture veut repartir de plus belle et pousser plus loin le questionnement d'un texte par l'un de ses points les plus sensibles: la question du contrat. Elle interroge le modèle contractuel selon l'esprit avec lequel Hobbes l'a construit, c'est-à-dire dans le sens d'une promesse; elle l'interroge sur ce point doctrinal que constitue la figure amazonienne, par ce point sans doute moins redoutable au système philosophique investi par elle qu'à la tradition qu'il porte pesamment. I Il est extrait de l'un des douze chapitres composant une thèse de philosophie politique commencée à Paris X Nanterre en 2001 et terminée puis soutenue à Paris VIII Vincennes - Saint-Denis en 2007, thèse qui a pour titre Les Amazones: lecture et écriture d'une figure du différend. De l'avenir postmoderne d'une figure grecque. L'anglais et le grec des notes ont été supprimés sauf quand ils étaient absolument nécessaires à des points de compréhension et d'argumentation. L'orthographe en ancien français a été le plus souvent retranscrite en français moderne. Introduction: Des Amazones et des hommes.. ou le contrat selon Hobbes. «Tous ceux qui ont lu Hobbes louent la rigueur, la conséquence et l'intrépidité de sa pensée; et tous ceux qui l'ont étudié ont toujours été étonnés par les nombreuses contradictions qui se trouvent dans ses écrits. Parmi ses thèses les plus caractéristiques on n'en trouve pas beaucoup qui ne soient pas, en fait ou en apparence, directement ou par la négation des conséquences, démenties à un endroit quelconque de ses écrits. »2 Si le contrat définit la politique par l'union des hommes et la subordination des femmes, comment ne pas en reconsidérer la nature? Puisque ce pacte avantage les premiers et qu'il désavantage les secondes, comment imaginer encore qu'il règle la question de la paix sociale c'est-à-dire qu'il institue la paix des sexes? Un promeneur solitaire conjectura qu'un rapport de forces avait permis historiquement aux hommes d'asservir politiquement les femmes: «Considerons d'abord les femmes privées de leur liberté par la tirannie des hommes, et ceux-ci maitres de toutes choses, car les couronnes, les charges, les emplois, le commandement des armées (...), tout est entre leurs mains, ils s'en sont emparez des les premiers terns par je ne sais quel droit naturel que je n'ai jamais bien pu comprendre et qui pourroit bien n'avoir 2 L. STRAUSS, La philosophie politique de Hobbes, Trad. de l'anglais et de l'allemand par A. Enegrén et M. B. de Launay, Paris, Belin, 1991, p. 248. d'autre fondement que la force majeure.»3 Il est intéressant, mais curieux, qu'on lut le point de vue rousseauiste comme pris à une « tradition amazonienne »4. Ce texte n'eut en effet pas de suite; que la force ne fasse pas le droit, cela ne conduisit pas l'auteur du Contrat social à faire valoir systématiquement ce principe. Se détournant de la chose politique, le précepteur amoureux de l'ordre naturel écrivait dans son Émile: «Supposé qu'on rejette ce droit de force, et qu'on admette celui de la nature ou l'autorité paternelle comme principe des sociétés, nous rechercherons la mesure de cette autorité, comment elle est fondée dans la nature, si elle a d'autre raison que l'utilité de l'enfant, sa faiblesse et l'amour naturel que le père a de lui [...]. »5Cela allait donc de soi: même si l'on devait tenir un tel droit pour illégitime, on devait envers et contre tout défendre l'idée d'une paternité naturelle c'est-à-dire de bon droit. Hobbes ne conjectura pas, mais son système laisse son lecteur et sa lectrice en droit de faire les hypothèses susceptibles d'éclairer 1'histoire tictionnelle qui le soustend. La naturalité de la guerre que ce théoricien de la peur imputait à un état anhistorique l'amenait à poser les principes qui serviraient de frein à la guerre des unee)s contre les autres. La promesse hobbesienne d'un contrat qui soit une solution à cette guerre valait qu'on la rappelât comme étant celle d'un philosophe de l'État de droit c'està-dire d'un État fondé par les hommes et pour les 3 J.-J. ROUSSEAU, « [Sur les femmes] », in O. C., tome II, Paris, Gallimard, Pléiade, Édition publiée sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, 1961, p. 1254. 4 G. KATES, «The Transgendered World of the Chevalier/Chevalière d'Eon », The Journal of Modern History, Vol. 67, Number 3, September 1995, pp. 580-1. 5 J.-J. ROUSSEAU, Émile, Paris, Garnier Frères, 1964, p. 586. 10 hommes, État patriarcal au principe duquel la féministe américaine Mary Daly repère justement une «guerre perpétuelle »6. À l'aide de la figure-clef de l'Amazone dont la réinscription dans le texte hobbesien permet d'entrer autrement qu'habituellement dans ce dernier, la lecture critique met en cause l'idéal d'un contrat passé pensé - sur fond de luttes sexuelles d'où les hommes sortent peut-être vainqueurs mais pas gagnants. Entre la clarté des conséquences et l'obscurité des principes, la figure hobbesienne de l'Amazone pourrait inopinément illustrer les concepts fondateurs de cette construction léviathanesque dont une postérité tire parti sans mot dire. On médit par exemple du Secrétaire temporaire du Chancelier Bacon, l'accusant d'athéisme par abus de langage: «De son propre aveu, Thomas Hobbes ne croyait pas en Dieu, lui qui ne comptait pas nier l'existence des Amazones. Elles lui servaient bien trop pour sa démonstration de l'illégitimité d'une monarchie de droit divin. »7 Ce cynique portrait oppose dès lors le païen au chrétien, campant un homme de science pour qui la religion serait l'ennemie toute désignée d'une ère positiviste. En diffère sensiblement notre portrait de Hobbes, lettré nourri aux humanités et gourmand d'érudition. Il suffit de comparer l'utilisation hobbesienne de la figure amazonienne avec son utilisation baconienne pour s'apercevoir que celle-ci est dommageable aux Guerrières et celle-là non. Et même si l'histoire des Amazones s'avérait utile pour le dessein de Hobbes, cette 6 M. DALY, Gyn/Ecology, The Metaethics of Radical Feminism, London, The Women's Press, Reissued with a new introduction by the Author, 1991, p. 357. 7 A. WETTAN KLEINBAUM, The War Against the Amazons, New Press, McGraw-Hill Book Company, 1983, p. 140. Il figure n'a sous sa plume rien de rhétorique; elle s'inscrit bel et bien dans une longue démonstration politique. On oublie trop souvent I'helléniste que fut le philosophe de Malmesbury8 ; on sait pourtant son goût précoce pour la traduction, à commencer par Thucydide; l'Iliade, qu'il traduisit en fin de vie, lui donnait connaissance de « cesfemmes-qui-font-Ia-guerre» (Amazones antianeirai) comme le dit le texte homérique, de «ces femmes martiales» (<<those martial females »9)comme ill' écrivit. Rendant hommage aux qualités humaines d'un homme chaleureux dont la philosophie fut un temps en vue, Sir Leslie Stephen soulignait l'importance de la construction théorique - abstraite et dogmatique aussi - qui valut à Hobbes des successeurs et même des disciples comme Rousseau1o. Robert Derathé relevait en effet que le philosophe français s'imprégna plus qu'il le crut et le dit des idées du philosophe anglais: « On voit par quel détour Rousseau finit par revenir à la position initiale de Hobbes, et affirmer à son tour la guerre générale de chacun contre tous. »11 Cette conception de la guerre, enjeu d'une polémique jamais éteinte, ne devait pourtant pas mener l'auteur du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes sur les traces des fameuses Amazones. Parce que l'anthropologie rousseauiste est une anthropologie des hommes c'est-à-dire une façon de 8 À propos de Hobbes comme bon helléniste au dire de son maître d'étude, L. STEPHEN, Hobbes, Thoemmes Antiquarian Books, Ltd Bristol, 1991, p. 4. 9 Th. HOBBES, Homer's lliads, VI, 186, in The Collected English Works of Thomas Hobbes, Volume X, Collected and Edited by Sir William Molesworh, Routledge/ Thoemmes Press, 1997, p. 69. 10L. STEPHEN, Hobbes, p. 13. Il R. DERATHÉ, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1974, p. 176. 12 découper la réalité sociale selon un biais masculin qui présente des hommes qui chassent et des femmes qui maternent, le système hobbesien nous paraît à tout prendre plus attrayant12. Car ce dernier porte loin la question des sexes, inscrivant en lui la figure de l'Amazone comme pièce d'une anthropologie des femmes tournant autour d'un noyau familial représenté par la mère. Il vaut la peine que tout lecteur et que toute lectrice de Hobbes prennent connaissance de cette reprise d'une figure féminine de la guerre pour en mesurer la portée argumentative dans un texte où elle fait lire paradoxalement la violence des hommes. Aussi s'imposait la tâche d'écrire l'histoire dans laquelle cette figure amazonienne se voyait prise, histoire que le hobbisme présuppose à son édification et qu'il contient silencieusement comme il peut. Selon un système échafaudé par trois textes que la figure récurrente de l'Amazone traverse de ses quatre occurrences, système constitué par une même et invariable réflexion, Hobbes bâtit une œuvre politique faite de paradoxes qui l'enrichissent jusqu'à produire des effets de sens inattendus13. Les conséquences à tirer de sa lecture 12 Sur «ce biais mâle », R. R. REITER, Introduction à, Toward an Anthropology oj Women, Edited by Rayna R. Reiter, Monthly Review Press, New York & London, 1975, p. 16. 13 Pour le premier des textes politiques de cette œuvre, nous renvoyons à De Corpore Politico, or the Elements oj Law, in The Collected English Works oj Thomas Hobbes, Edited by Sir W. Molesworth, Routledge/Thoemmes Press, vol. IV, et à sa traduction française par L. Roux sous le titre Les éléments du droit naturel et politique, Lyon, Éd. L'Hermes, 1977. Pour le deuxième de ces textes politiques, nous renvoyons à Philosophical Rudiments concerning Government and Society, in E. W., vol. II, et à la traduction française du texte latin (De Cive) par Samuel Sorbière sous le titre Le citoyen ou les fondements de la politique, Paris, GF, 1982, présentation par S. 13 pourraient rejaillir ruiner, et l'intérêt subvertir par l'un contrat, l'idée qu'il sur les principes sans toutefois les pour le texte hobbesien pourrait le de ses principes les plus chers: le faut contracter. Un premier pas en direction du hobbisme consiste à aller droit aux principes de sa fondation. Son inspiration égalitaire guide la lecture d'un état de nature problématique qu'il importe d'éclairer pour lire la figure de l'Amazone dans son lieu textué. Les Amazones hobbesiennes semblent en effet relever tantôt de l'état de nature tantôt de l'état social, et leur compréhension exige que soit élargi le champ conceptuel habituellement couvert par la notion de contrat. Un second pas rouvre dès lors la voie contractualiste, empruntée trop unilatéralement. L'histoire des Amazones passant contrat avec les hommes doit sa réinscription hobbesienne dans une mythologie moderne à revisiter, celle d'un contrat pacificateur. Goyard-Fabre. Pour le troisième de ces textes politiques, nous renvoyons à Leviathan or The Matter, Forme, & Power of a CommonWealth Ecclesiasticall and Civill, Edited with an introduction by C. B. Macpherson, Penguin Books, 1968, et à sa traditionnelle version française, Léviathan, ou traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, par F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, ainsi qu'à sa traduction du latin par F. Tricaud pour les trois premières parties et par M. Pécharman pour la quatrième partie et l'introduction, Léviathan, Paris, Vrin, Dalloz, 2004. 14 I) La 2uerre des sexes ou l'état de nature. « On tient généralement Hobbes pour le plus redoutable des théoriciens politiques anglais: à juste titre d'ailleurs. Non qu'il soit un auteur difficile. S'il est redoutable, c'est que sa doctrine est tout à la fois claire, radicale et détestée. Ses postulats relatifs à la nature humaine ne sont pas flatteurs, ses conclusions politiques sont dénuées de tout libéralisme; mais surtout, sa logique est telle qu'elle semble interdire toute échappatoire. »14 Le philosophe anglais s'était sans doute spéculativement trop avancé lorsqu'il évoquait un état de guerre auquel prenaient forcément part hommes et femmes. La chose n'est évidemment pas dite comme telle, mais le texte pris à distance permet de se représenter l'état de nature comme lieu où se livre continuellement et ouvertement une guerre des sexes. La vision hobbesienne, de toutes les façons, terrifiait: «Hobbes a épouvanté l'Angleterre de son vivant et ne cesse d'épouvanter les penseurs depuis sa mort. »15 Sa postérité n'en finit pas de noircir le tableau d'un philosophe au demeurant affable, lequel déclara la peur comme son unique passionl6. Les commentaires en pagaille ne lésinent pas sur le méchant auteur du Léviathan dont le nom porte la marque des idéalisations de 14 C. B. MACPHERSON, La théorie politique de l'individualisme possessif de Hobbes à Locke, Trad. de l'anglais par M. Fuchs, Paris, Gallimard, Coll. "Bibliothèque des idées", 1971, p. 19. 15 J.-P. FAURE, «Descartes et la naissance du matérialisme », Europe, octobre 1978, n° 594, 56èmeannée, p. 134. 16Pour cet utile relevé, R. BARTHES, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, Coll. "Tel Quel", 1973, exergue et p. 77 : «La seule passion de ma vie a été la peur». 15 tous poils et des rêves politiques déçus. Ce philosophe tant redouté en avait peut-être trop dit quand il osa peindre «l'odieux tableau »17 d'une guerre universelle, état natif de l'humanité. Insoutenable, «l'horrible sistème de Hobbes »18 méritait qu'on le rayât de la carte philosophique. Les passions déclenchées dans les esprits par le hobbisme n'avaient pas besoin des Amazones pour se déchaîner; elles ne les voyaient ni ne les reconnaissaient dans le système philosophique qui les accueillait. Elles débattaient de l'œuvre d'un point de vue formel, espérant que son armature cède: soit cette dernière restait grosse de contradictions soit non. Ainsi Louis Roux citait-il cette déclaration figurant en exergue de son étude consacrée à l'État et à la raison chez le philosophe tant combattu: « L'explication que Hobbes propose est extraordinairement concise, complète et cohérente. Les plus extrêmes conséquences découlent, avec une logique impeccable, de quelques prémisses de base concernant la nature de l'homme et sa faculté de penser et d'agir. »19 Hobbes était-il redoutable de ce point de vue-là? Des prémisses du système hobbesien sont à détailler avec en vue le sens ultime que délivrerait la lecture d'une philosophie faisant place aux guerrières d'un mythe et le faisant à titre d'exemple sans pareil. L'examen de l'une 17 J.-J. ROUSSEAU, «Que l'état de guerre naît de l'état social », in Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1964, p. 601. 18J.-J. ROUSSEAU, «Que l'état de guerre naît de l'état social », p. 610. 19 Pour cette citation d'A. Passerin d' Entrèves, L. ROUX, Thomas Hobbes penseur entre deux mondes, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1981, p. 197. 16 d'elles le postulat de l'égalité - cherche comment la notion d'égalité se concatène à celle plus familière et plus commentée mais obscure d'état de nature, l'un des deux états qui caractérisent une situation humaine de conflit selon Hobbes. Une fois établi ce plan de route conceptuelle, deux questions se posent alors: la figure hobbesienne de l'Amazone est-elle une figure de l'égalité des sexes? Si oui, se lit-elle comme une figure de l'état naturel plutôt que de l'état social? À supposer que les Amazones ne forment pas un État - l'idée d'État amazonien c'est-à-dire de femmes étant contradictoire pour un théoricien du patriarcat comme Bachofen20 - et qu'elles renvoient à un état de nature tel qu'il oppose non pas des individus mais des clans, la figure hobbesienne de l'Amazone ne se lit-elle pas aussi bien d'une société d'avant l'État? 1. Le concept hobbesien d'égalité. Livrée naturellement à ses passions, la condition humaine précipite les êtres doués de raison dans une guerre de tous contre tous qui oppose le désir de chacun et de chacune à celui de tous et de toutes. Pour Hobbes, la naturalité de la guerre suppose l'égalité des rivaux ou des compétiteurs que la lutte perpétuelle cherche vainement à briser. Étant entendu que l'égalité c'est la guerre c'est-à-dire que l'état de nature c'est l'égalité de tous, l'exemple des Amazones ne s'impose pas d'emblée. Car cet exemple suppose l'inégalité de condition pour les femmes, selon 20 J. J. BACHOFEN,Le droit maternel.Recherchesur la gynécocratie de l'Antiquité dans sa nature religieuse et juridique, Trad. de l'allemand par É. Barilier, Lausanne, Éd. L'Âge d'Homme, 1996, p. 199. 17 qu'elles vivent ou non avec les hommes c'est-à-dire selon qu'elles sont soumises ou non à eux. De fait, Hobbes ne l'appelle pas à ce niveau-là de son texte. Faut-il alors anticiper et dire que l'Amazone hobbesienne est une figure de l'état social? Et que penser de sa réapparition possible comme figure homérique de la femme en égale et rivale de l'homme21? On peut d'ores et déjà demander si cette figure amazonienne sert à exemplifier l'idée de l'égalité, et répondre par la négative. Car son inadéquation avec cette idée paraît telle que certains commentateurs, les plus nombreux, s'arrêtent sur cette égalité sans même mentionner le cas amazonien, tandis que d'autres l'interrogent ou la mettent en cause sans viser non plus les fameuses Amazones. La question de l'égalité naturelle des sexes ne conduit pas, en tout cas pas directement, à celle que pose l'exemple des Guerrières; elle implique celle du droit des sexes en tant que ce droit s'ordonne naturellement à leur pouvoir c'est-à-dire selon ce qu'ils peuvent obtenir à l'état de nature par leurs moyens respectifs. Cela dit, la question de l'égalité se lit plus généralement pour Hobbes selon un point de vue axiologique et c'est par la délimitation de ce champ notionnel que se lit d'abord la figure hobbesienne de l'Amazone; pour le comprendre, il suffit de faire jouer le hobbisme d'une part contre l'aristotélisme c'est-à-dire contre une tradition patriarcale antique et d'autre part contre une tradition patriarcale moderne du droit: la lisibilité de la figure amazonienne commence par l'étude de la position hobbesienne et vis-à-vis d'une Antiquité 21 HOMÈRE,lliade, III, 189 et VI, 186 : « Amazonesantianeirai ». La plupart des hellénistes traduisent cette formule par "les Amazones rivales des hommes" ou par "les Amazones égales de I'homme". Il est remarquable que la traduction de Hobbes (cf. note 9) ne fasse pas émerger l'idée d'égalité ni celle de rivalité. 18 païenne et vis-à-vis d'une modernité chrétienne pour lesquelles l'égalité des sexes n'a pas lieu d'être et reste impensable. 1.1 De l'égalité naturelle. Le postulat hobbesien d'une égalité naturelle présuppose celui d'une égalité naturelle entre les sexes: dans l'état de nature, l'homme n'est pas que le rival c'est-à-dire l'égal de I'homme; il est l'égal de la femme, et réciproquement. Ce postulat faisait dire à Léo Strauss que «le principe égalitaire est à la base de toute l'argumentation de Hobbes» et que «l'égalité légale absolue des deux sexes »22 constitue la prémisse majeure du système hobbesien. C'est bien là son originalité et son audace par rapport aux systèmes traditionnels, comme l'illustre l'exemple amazonien auquel sa philosophie politique fait une place constante dans ses remaniements successifs. Cela suffit à questionner la position de ce philosophe visà-vis de ses prédécesseurs d'une part et de ses contemporains de l'autre. Le hobbisme, mot que l'Encyclopédie de Diderot et de d'Alembert connote pour le pire, contraste vivement avec les autres systèmes philosophiques qui taisent généralement l'exemple des Amazones ou qui le récusent tout en l'indiquant. Comparé à ceux d'entre eux qui connaissent les Guerrières et ils sont rares, il est le seul à en parler en bonne part: la menace amazonienne n'existe pas dans l'univers hobbesien. À l'encontre d'un conservatisme philosophique hostile à cette sorte de femmes, la prise au sérieux de I'histoire des Amazones va certainement dans le sens du fameux postulat de l'égalité. 22 L. STRAUSS, La philosophie politique de Hobbes, p. 246. 19 Hobbes décidément se distingue. Carole Pateman ne cesse de le redire, sans lui en savoir gré : «Il est le seul théoricien du contrat (et presque le seul écrivain appartenant à la "tradition" de la théorie politique occidentale) qui pose en prémisse qu'il n'y a pas de domination naturelle des hommes sur les femmes. Dans l'état de nature, les individus femelles sont aussi libres que les individus mâles et égaux à eux. »23 Cette prémisse demeure donc de taille. Le philosophe qui soumettait à la raison l'exemple des Amazones se démarquait du Stagirite c'est-à-dire du «philosophe le plus résolument sourd aux séductions de l'imaginaire »24,lequel les avait reléguées au fin fond du mythe. Historicisant même l'exemple amazonien, Hobbes l'inscrivait dans une philosophie renouvelée qui inquiétait peut-être à tort les adversaires de l'égalité. 1.1.1. Hobbes et la philosophie de l'École. «Négativement le principe d'égalité naturelle est orienté contre Aristote »25, écrivait Yves-Charles Zarka. La théorie hobbesienne de l'égalité des sexes vise sans 23 C. PATEMAN, « "God Hath Ordained to Man a Helper" : Hobbes, Patriarchy and Conjugal Right », in Feminist Interpretations and Political Theory, Edited by N. Lyndon Shanley & C. Pateman, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 55. Sur l'exception du hobbisme dans la tradition contractualiste, C. PATEMAN, The Sexual Contract, Stanford University Press, Stanford, California, 1988, pp. 5, 6, 12, 41, 44, 50, 100. 24 N. LORAUX, Les enfants d'Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Éd. de la Découverte, 1984, ~.5 152. Y.-C. ZARKA, La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 1999, p. 303. 20 contredit la théorie aristotélicienne, un certain aristotélisme plus exactement. Dans les écrits bien à part de ce tenant d'une égalité naturellement partagée, l'adversaire théorique figure sous les traits du Philosophe antique dont un discours théologique moderne relaye les présupposés politiques. La question des femmes est au cœur du débat que suscite le lecteur de la Politique; elle fait partie des sujets de dispute, même si des lectures d'aujourd'hui n'en tirent pas encore toutes les conséquences comme si ce sujet-là ne requérait pas sa position hobbesienne. On lira donc d'abord Hobbes avec le texte aristotélicien sous les yeux, avant de quitter ce dernier pour retrouver les Amazones dans le texte hobbesien. Au Stagirite qui considère l'inégalité naturelle comme fondatrice de l'inégalité sociale, Hobbes répond que l'inégalité n'existe que socialement. Voici sa réplique: «On ne peut décider que politiquement de la question "lequel des hommes est le meilleur ?", bien qu'on dise à tort qu'il s'agisse d'une question de nature, comme l'affirment non seulement les ignorants qui pensent que le sang d'un homme vaut naturellement mieux en qualité que celui d'un autre, mais aussi comme le pense celui dont les opinions ont plus grande autorité à ce jour et en ces lieux que tous les autres écrits des hommes. En effet, il met tant de différence entre les facultés naturelles des hommes qu'il établit avec certitude comme fondement de toute sa politique que, par nature, certains hommes sont dignes de gouverner tandis que d'autres sont tenus de servir. »26 Le traité Du Citoyen nomme clairement cet adversaire: « Je sais qu'Aristote, au livre premier de sa Politique, pose 26 Th. HOBBES, Elements o/Law, I, ch. iv, pt 1, pp. 102-103. 21 comme fondement de toute la science politique que la nature a fait que certains hommes sont dignes de commander et que d'autres sont seulement bons à obéir; comme si c'était en vertu d'une aptitude naturelle et non de l'accord des hommes qu'on distingue entre maître et serviteur, c'est-à-dire en vertu d'un certain genre de connaissance ou d'une ignorance naturelle. Mais non seulement ce fondement est contraire à la raison, [...] mais il est aussi contraire à l'expérience. »27 L'auteur du Leviathan renouvelle son attaque dans des termes plus mordants: « L'inégalité que nous connaissons a été introduite par les lois civiles. Je sais qu'Aristote, au livre premier de sa Politique, comme fondement de sa doctrine, pose que parmi les hommes certains sont par nature plus dignes de commander, pensant à la catégorie des plus sages (tels que lui-même se pensait en tant que philosophe), d'autres plus dignes de servir (pensant à ceux dotés de corps robustes mais qui n'étaient pas philosophes comme lui), comme si la distinction entre maître et serviteur n'avait pas été introduite par convention mais par une différence d'esprit, ce qui est non seulement contraire à la raison mais aussi à l'expérience. »28Ainsi l'inégalité naturelle n'est-elle qu'un préjugé social: « La question du rang entre les hommes ne se pose pas dans la condition naturelle. Cette distinction a été inventée par la loi civile. »29 Hobbes parle de l'homme du point de vue de son humanité c'est-à-dire de sa condition naturelle d'être libre, cet homme que le philosophe moderne oppose à l'ancien philosophe pour qui l'homme désigne l'humanité sous 27 Th. HOBBES, Philosophical Rudiments, I, ch. iii, pt 13, pp. 38-39. 28Th. HOBBES, Lev., Part I, xv, p. 211. 29Th. HOBBES, Lev., ch. 15, F. Tricaud, 2004, p. 126. 22