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DE L’ORIGINE...
En véritable ethnologue de la culture yiddish, Schlomo Anski a recueilli soigneusement les fables
colportées de bouche à oreille, de shtetel en shtetel à travers toute l’Europe de l’est. En poète, il
s’est emparé de cette matière pour faire œuvre personnelle et sous sa plume, le dibbouk – tradition-
nellement esprit vengeur qui vient sanctionner les mauvaises actions - est devenu la voix sublime
de l’amour éternel. Tout au long de cette fable secouée de sanglots, parcourue de frissons et
d’éblouissements, le dibbouk résiste aux injonctions de la collectivité, oppose aux implacables lois
de la raison les seuls élans du cœur et même quand nous le croyons vaincu par l’anathème, se
relève de ses cendres et emporte la victoire, par-delà le bien et le mal. Vivace et obstiné, pur et inso-
lent, ce mystérieux spectre nous chuchote, puis nous affirme que l’amour est la seule voie possible,
sans calcul d’aucune sorte.
…À LA « TRAHISON» FIDÈLE.
Pour ma première expérience d’adaptation, je me mets d’emblée du côté de la trahison, sincère
et respectueuse. De cette pièce foisonnante d’anecdotes et de personnages hauts en couleur, je
garde : Léa et Hahnan, le père, Fradé et Rabbi Azriel pour resserrer l’intrigue au plus près des
fiancés. Cependant, le motif sera brodé sur la trame d’Anski, point par point, acte après acte. De
même, les accusations du poète contre une société aveuglée par l’argent, éblouie par les dorures
de la possession matérielle, résonneront tout au long du drame. J’irai puiser dans son imaginaire,
sa façon d’entre-mêler le “très-concret” et le “très-mystique” qui rend son œuvre si touchante, si
accessible.
L’ENJEU THÉÂTRAL ET MUSICAL
En me présentant le projet, François Mechali n’a pas fait mystère de ce qui l’inspirait principale-
ment dans Le dibbouk, à savoir la destinée de Léa et Hahnan. Pour souligner leur dimension mys-
tique, hors-réel, il nous est apparu évident que ces âmes pures devaient être confiées à deux chan-
teurs. Par contraste, la narratrice - tour à tour Sender ou Fradé ou encore le rabbin -, se chargera
de les ramener à une réalité concrète pour faire obstacle à leur amour. A mon sens, cette fable traite
de la possession matérielle, qui nous aveugle, tandis que l’âme, libre et légère voit au travers des
apparences, au-delà du bien et du mal, et de la mort.
Ma vision du dibbouk, très proche de celle du compositeur, est celle d’un antagonisme irréconci-
liable entre deux mondes :
• le monde matériel versus le monde spirituel
• le confort versus l’extase
• le temporel versus l’éternel
• le contrat versus la promesse
Par provocation, je pourrais rajouter « le théâtre versus la musique» tant il est vrai que nos deux
écritures vont nécessairement s’opposer, se tordre pour passer du chant au parler et de la narration
à l’incarnation. Malgré l’apparence tranchée de la fable, personne n’est jugé coupable.
Quand la narratrice a fini de raconter son histoire, la mémoire lui revient.
Au contraire de Léa et Hahnan, elle n’a pas tenu sa promesse.
Elle est du côté ordinaire. À l’endroit du regret - de l’humain trop humain, - là où il me semble
entendre l'auteur pleurer son amour perdu.
Agnès Marietta