GELURES DE MONTAGNE

publicité
Gelures de montagne
GELURES DE MONTAGNE
B. MARSIGNY
Service Anesthésie Réanimation Urgences - Centre Hospitalier
- Chamonix -
Aspects cliniques
La gelure est une lésion localisée causée par l’action directe du froid au cours d’une exposition plus ou moins
longue à une température inférieure à 0°C. Les gelures
sont habituellement (1) classées en trois (ou quatre) stades de gravité suivant l’aspect clinique et l’évolution.
des pieds représentent 57 % des cas (avec atteinte préférentielle du gros orteil) et 46 % des patients présentent
des gelures des mains (avec respect habituel du pouce).
Enfin les gelures de la face ne sont pas rares (17 %), en
particulier le nez ou les oreilles.
Physiopathologie
Le premier degré est caractérisé par une pâleur ou une
cyanose transitoire suivie d’un érythème lors du réchauffement, une sensibilité émoussée et une guérison en quelques jours. Le deuxième degré superficiel est marqué par
l’apparition de phlyctènes claires en 6 à 12 heures ; le devenir reste le même ; les troubles sensitifs peuvent persister plus longtemps. Le deuxième degré profond est caractérisé par une anesthésie complète, des phlyctènes sérohématiques et un œdème important en amont. Lorsque
l’évolution de ces gelures profondes conduit à la nécrose,
puis à l’amputation, on parle de 3eme degré.
Plusieurs facteurs favorisent l’apparition des gelures : la
température extérieure, le vent qui augmente la perte convective, l’humidité (conduction), la gêne à la circulation
(vêtements trop serrés, fractures déplacées), l’état d’hydratation de la victime, l’hypoxie, la polyglobulie d’altitude et la qualité de l’équipement. Enfin, tous les hommes
ne sont pas égaux devant la gelure ; les facteurs de risque
sont classiquement les acrosyndromes, mais on peut également retenir les connectivites, le tabagisme et surtout les
gelures antérieures (1).
Le diagnostic clinique est évident, c’est généralement le
patient qui le fait, très rapidement pour les doigts, plus
tardivement pour les orteils. Les engelures, qui sont un
acrosyndrome présentant un œdème et un érythème prurigineux lors du réchauffement sont habituellement connues
du patient et ne prêtent pas à confusion.
Nous recevons à Chamonix une centaine de cas par an.
Dans les trois-quart des cas, il s’agit de gelures superficielles. Pour les gelures profondes, toute l’action thérapeutique s’attache à éviter qu’elles n’aboutissent à des
amputations (8 % des cas). Dans notre série, les gelures
Revue de l'ACOMEN, 1999, vol.5, n°1
Elle a été détaillée par J.R. Morandeira lors de cette même
conférence. En résumé, la gelure évolue en trois phases :
1. Une phase initiale d’aggression directe du froid (vasoconstriction, hypoxie périphérique et gel des tissus).
2. Une phase secondaire précoce de nécrose progessive
due à un véritable phénomène d’ischémie reperfusion
lors du réchauffement (2,3).
3. Une phase tardive où les lésions sont établies. Elle débute à la 48ème heure.
A cette classification temporelle, Morandeira associe une
classification spatiale (4) :
1. Une zone de coagulation où l’action du froid a été maximale et où prédomine la nécrose dès les premières heures.
2. Une zone de stase où l’on ne constate pas initialement
de dommages irréversibles, mais qui a tendance à se
transformer en zone de coagulation en 48 heures.
3. Une zone d’hyperhémie, où le froid a été moins intense
et où l’on peut espérer une récupération spontanée en
moins de 10 jours.
Au total, la pathogénie des gelures s’échelonne entre deux
extrêmes, ce qui explique la diversité de la clinique, de l’évolution et de l’efficacité thérapeutique. Pour des températures très froides, le mécanisme est essentiellement lié au
gel, de la cellule et se caractérise par une nécrose, source
d’amputations. A l’autre extrême, avec des températures
plus clémentes et une ambiance humide, les lésions sont
plutôt vasculaires, avec des séquelles essentiellement fonctionnelles et trophiques (pied de tranchée).
41
B. MARSIGNY
Pronostic
Le pronostic précoce est difficile à établir cliniquement.
Trois à quatre jours sont habituellement nécessaires pour
savoir s’il s’agit d’une gelure superficielle ou profonde et,
dans ce cas, il faut patienter jusqu’à l’apparition du sillon
d’élimination, plus de 30 jours après, pour situer le niveau
d’amputation. Cette attente du verdict est intolérable pour
le patient ; heureusement la scintigraphie osseuse au Technétium 99 permet de raccourcir ce délai (5,6). L’examen ne
doit pas être trop précoce car il peut être faussement rassurant si les lésions de nécrose progressive n’ont pas eu
le temps de s’installer. La scintigraphie se déroule en trois
temps avec une phase immédiate ou vasculaire, une phase
précoce ou tissulaire et une phase tardive (à 3 heures) ou
osseuse. Dans tous les cas de notre série de 80 cas où la
scintigraphie a montré une fixation normale du traceur au
temps tardif, il n’y a pas eu d’amputation. Au contraire, si
le cliché tardif montrait une hypofixation franche, le patient a dû être amputé. Une étude est en cours à Chamonix
pour apprécier l’intérêt de l’IRM qui pourrait être supérieure à la scintigraphie car elle permet une visualisation
directe des vaisseaux occlus et des tissus environnants et
une appréciation plus précoce de la ligne de démarcation
avec le tissu ischémié (7).
Approches thérapeutiques
La thérapeutique repose sur la physiopathologie : il faut
réchauffer, lutter contre le vasospasme, l’hyperviscosité,
la thrombose et prévenir l’inflammation et l’infection.
Moyens physiques
Le réchauffement est une urgence thérapeutique. Le protocole habituellement préconisé (1,8) est un bain de 30’
dans de l’eau à 38° additionnée d’un antiseptique doux.
L’agitation améliore les échanges thermiques.
Toutes les situations de ralentissement circulatoire, en
particulier les gelures, compromettent l’efficacité de l’hémodilution physiologique (l’hématocrite capillaire instantané est en moyenne autour de 15 %). Le rôle de l’hémodilution normovolémique est de rétablir des conditions rhéologiques distales optimales. Un hématocrite de 30 % permet d’assurer une oxygénation tissulaire optimale.
Moyens pharmacologiques
Administré quotidiennement à faible dose, l’aspirine inhibe de façon irréversible et totale la synthèse du thromboxane A2 au niveau plaquettaire, tout en permettant aux cellules endothéliales de reprendre rapidement leur synthèse
de prostacycline. Il doit être donné le plus tôt possible.
Pour leur effet anti-agrégant, on peut également retenir les
dextrans de bas poids moléculaire qui ont aussi une action sur la sédimentation érythrocytaire.
Les thrombolytiques permettent de lever la thrombose qui
se forme dans les heures qui suivent la décongélation des
tissus et d’empêcher sa réapparition. L’urokinase (9), la
streptokinase (10) et le rTPa (11) ont successivement été
essayés avec des résultats prometteurs mais qui n’ont jamais dépassé chez l’homme le stade de l’étude pilote. Le
relais est pris par une héparine de bas poids moléculaire,
plus maniable et qui présente moins d’action pro-agrégante
sur les plaquettes que l’héparine.
La plupart des équipes ont rapporté l’intérêt des vasodilatateurs dans le traitement des gelures (1,8) avec parfois
des résultats contradictoires (12). Idéalement, la molécule
retenue doit être cytoprotectrice, anti-oedèmateuse et avoir
une action d’antiagrégation plaquettaire, leucocytaire et
érythrocytaire. Elle doit être surtout vasodilatatrice sur la
micro-circulation, pour éviter un effet de vol vasculaire par
détournement du flux sanguin par des gros troncs mieux
dilatés. On peut donc retenir dans cette indication : le
buflomédil (Fonzylane®), le naftidrofuryl (Praxilène®) (1),
la pentoxifylline (Torental®) (13)...
Les AINS inhibent tous la cyclo-oxygénase à des degrés
divers. Sur le plan clinique, les anti-inflammatoires non
stéroïdiens sont intéressants dans la réduction de l’œdème
qui se développe en amont de la gelure et qui, s’il est circulaire, peut compromettre la vascularisation d’aval.
L’Iloprost (Ilomédine®) est l’analogue stable de la prostacycline, ou PGI2. Elle inhibe, en antagonisant le thromboxane A2, tous les niveaux et conséquences de l’activation
plaquettaire, en particulier les phénomènes d’agrégation
et d’adhésion à la paroi vasculaire. Elle est, par effet relaxant direct sur la fibre musculaire lisse, l’un des vasodilatateurs les plus puissants connus à ce jour. Elle inhibe
l’activation leucocytaire et la libération de facteurs cytotoxiques et est cytoprotectrice. C’est donc, en théorie la
molécule idéale (14). Nous l’avons utilisée dans plus de 35
cas avec des résultats intéressants. Dans le même ordre
d’idée, plusieurs publications font état de l’utilisation de
la PGE1 par voie artérielle (15) ou orale (16).
Plusieurs auteurs (2,13) ont retenu l’aloe vera en application cutanée pour son action inhibitrice locale sur la
thromboxane synthétase et ont rapporté son efficacité chez
l’homme, associé à de l’ibuprofène per os.
Autres approches thérapeutiques
Qu’il soit chirurgical (historique) ou pharmacologique par
le biais de bloc rachidiens, plexiques (17) ou tronculaires,
42
Revue de l'ACOMEN, 1999, vol.5, n°1
Gelures de montagne
le blocage sympathique est régulièrement préconisé et
parfois décrié (18). Plus volontiers efficace au niveau des
gros troncs, l’effet bénéfique rapporté pourrait être dû à
l’augmentation globale du flux dans le territoire concerné.
Il aurait une action préventive des séquelles neuro-vasculaires.
temps aux nécroses sèches de s’installer pour respecter
au mieux la délimitation naturelle que nous offre l’organisme. L’amputation est minimale, quite à réintervenir plus
tard dans le cadre d’un geste de chirurgie plastique. La
fermeture du moignon est parfois problématique (21) et ne
doit pas être réalisée à tout prix.
L’oxygène hyperbare a beaucoup été utilisée à la fin des
années 60 (19) sans faire la preuve de son efficacité.
Séquelles
Enfin la stimuation neurospinale est préconisée par l’équipe de Saragosse. Son mécanisme serait lié à la vasodilatation neurovégétative et à la stimulation de la production
de prostacycline (20).
En pratique
Le traitement le plus simple et le plus efficace est le réchauffement immédiat dans de l’eau à 38° additionnée d’un
antiseptique doux. Ce traitement doit pouvoir être effectué
en refuge. Par la suite, l’œdème qui s’installe empèche généralement la victime de se rechausser et le regel doit être
évité à tout prix.
Pour les gelures du Ier degré et IIème degré superficiel,
nous associons l’aspirine (250 mg/j), le buflomédil
(Fonzylane®) dont la posologie augmente en fonction de
la gravité (jusqu’à 800 mg/j) et un anti-inflammatoire.
Pour les cas les plus graves, on utilise l’iloprost (jusqu’à
50 µg/j) pendant 5 à 7 jours et parfois le rTPA (30 à 50 mg)
à l’admission en tenant compte des contre-indications, en
particulier en cas de traumatisme. Le relais est pris par une
HBPM. L’aspirine est toujours indiqué. Une bonne volémie
est essentielle, ainsi que le respect des règles d’asepsie.
Les parties gelées sont surélevées tant que persiste
l’œdème (une semaine). Les bains à remous sont répétés
deux fois par jour. Ils lavent les plaies, tuent les bactéries
et favorisent un débridement doux. Dès que l’œdème a
disparu, le patient doit faire des exercices actifs pendant le
bain. On ne touche pas aux phlyctènes sauf s’ils sont constrictifs ou en cas d’infection ; dans ce cas les antibiotiques sont indiqués. La prévention du tétanos est systématique.
Une première scintigraphie est effectuée dans les 48 heures suivie éventuellement d’une deuxième 5 à 7 jours plus
tard pour apprécier l’efficacité du traitement.
Après la première semaine intervient le temps chirurgical,
avec l’excision des phlyctènes et nécroses superficielles.
Un bon état nutritif et psychologique doit être maintenu.
On constate régulièrement des troubles sensitifs qui peuvent persister longtemps (douleurs, hypo ou hyperesthésie), une hyperhydrose, une ankylose des doigts en flexion,
des troubles trophiques de la peau et des phanères. A
plus long terme (plusieurs années), apparaissent de l’ostéoporose et de l’arthrose précoce par atteinte du cartilage
(22). Chez les patients amputés, la chirurgie réparatrice et
reconstructive permet souvent une bonne récupération
fonctionnelle.
Conclusion
La prévention reste essentielle. En cas de gelure constituée, la mise en route précoce d’un traitement adapté fait
toute la différence. Le réchauffement par bain d’eau chaude
est une urgence thérapeutique. C’est ensuite qu’interviennent les inhibiteurs de la cascade de l’acide arachidonique,
les vasodilatateurs de la microcirculation et les antithrombotiques. L’évolution est toujours longue, les amputation
sont rares, mais les séquelles fonctionnelles et trophiques
peuvent être invalidantes.
Références bibliographiques
1. Foray J, Allamel G. - Les gelures. In : Encyclopédie Médico
Chirurgicale (Paris) 14-033-F-10.
2. Heggers JP, Robson MC, Manavalen K, Weingarten MD,
Carethers JM, Boertman JA, Smith DJ Jr, Sachs RJ. Experimental
and clinical observations on frostbite. Ann Emerg Med 1987
Sep;16(9):1056-1062
3. Manson PN, Jesudass R, Marzella L, Bulkley GB, Im MJ, Narayan
KK - Evidence for an early free radical-mediated reperfusion injury
in frostbite. Free Radic Biol Med 1991;10(1):7-11.
4. Morandeira JR - Estado actual de la fisiopatología de las
congelaciones. In : Medicina de montaña. Pamplona, Graficas Xavier, 1994:15-21.
5. Lisbona R, Rosenthall J - Assessment of bone viability by
scintiscanning in frostbite injuries. J Trauma 1976 Dec; 16(12):989992.
6. Salimi Z, Wolverson MK, Herbold DR, Vas W - Frostbite:
experimental assessment of tissue damage using Tc-99m
pyrophosphate. Work in progress. Radiology 1986 Oct;161(1):227231.
7. Barker JR, Haws MJ, Brown RE, Kucan JO, Moore WD - Magnetic
resonance imaging of severe frostbite injuries. Ann Plast Surg 1997
Mar;38(3):275-279.
Le temps des amputations est très tardif afin de laisser le
Revue de l'ACOMEN, 1999, vol.5, n°1
43
B. MARSIGNY
8. Mills WJ Jr Comments on this issue of Alaska Medicine—from
then (1960) until now (1993). Alaska Med 1993 Jan;35(1):70-87.
9. Zdeblick TA, Field GA, Shaffer JW - Treatment of experimental
frostbite with urokinase. J Hand Surg [Am] 1988 Nov;13(6):948953
10. Salimi Z, Wolverson MK, Herbold DR, Vas W, Salimi A Treatment of frostbite with i.v. streptokinase: an experimental
study in rabbits. AJR Am J Roentgenol 1987 Oct;149(4):773-776
11. Skolnick AA - Early data suggest clot-dissolving drug may help
save frostbitten limbs from amputation. JAMA 1992 Apr
15;267(15):2008-2010.
12. Daum PS, Bowers WD Jr, Tejada J, Morehouse D, Hamlet MP
- An evaluation of the ability of the peripheral vasodilator buflomedil
to improve vascular patency after acute frostbite. Cryobiology
1989 Feb;26(1):85-92.
13. Miller MB, Koltai PJ - Treatment of experimental frostbite
with pentoxifylline and aloe vera cream. Arch Otolaryngol Head
Neck Surg 1995 Jun;121(6):678-680
14. Groechenig E - Treatment of frostbite with iloprost. Lancet
1994 Oct 22;344(8930):1152-1153.
15. Yeager RA, Campion TW, Kerr JC, Hobson RW 2d, Lynch TG
- Treatment of frostbite with intra-arterial prostaglandin E1. Am
Surg 1983 Dec;49(12):665-667.
16. Saito S, Shimada H - Effect of prostaglandin E1 analogue administration on peripheral skin temperature at high altitude. Angiology
1994 Jun;45(6):455-460.
17. Koster U, Mutschler B, Hempel V - Treatment of frostbite of
the extremities by combined axillary plexus and peridural anesthesia:
a case report including blood levels of bupivacaine. Reg Anaesth
1987 Jul;10(3):93-95.
18. Bouwman DL, Morrison S, Lucas CE, Ledgerwood AM - Early
sympathetic blockade for frostbite—is it of value? J Trauma 1980
Sep;20(9):744-749.
19. Gage AA, Ishikawa H, Winter PM - Experimental frostbite.
The effect of hyperbaric oxygenation on tissue survival. Cryobiology
1970 Jul;7(1):1-8.
20. Arregui R, Morandeira JR, Martinez G, Gomez A, Calatayud V
- Epidural neurostimulation in the treatment of frostbite. Pacing
Clin Electrophysiol 1989 Apr;12(4 Pt 2):713-717.
21. Martínez Villén G, Morandeira JR - Patología localizada por
acción del frío: “congelaciones”. In : Manual Básico de medicina de
montaña. Morandereira JR, Martínez Villén G, Masgrau L, Avellanas
M. Ed. Prames, Zaragoza, 1996. 171-174.
22. Foray J, Kalt-Binder F, Lanoye P - Les séquelles des gelures de
montagne. Chirurgie 1979 ; 105:37-46.
______
44
Revue de l'ACOMEN, 1999, vol.5, n°1
Gelures de montagne
- PHOTO 1 Phlyctènes 2ème degré superficiel - Patient n°1
- PHOTO 2 Gelures profondes. Admission au 3ème jour d'évolution - Patient n°2
Revue de l'ACOMEN, 1999, vol.5, n°1
45
B. MARSIGNY
- PHOTO 3 Patient n°2. Scintigraphie osseuse à J+5.
- PHOTO 4 Patient n°2. Résultat à 6 mois après amputation.
46
Revue de l'ACOMEN, 1999, vol.5, n°1
Téléchargement