Forcément, la question que se pose
d’emblée le spectateur, c’est : verra-t-on le
monstre de Frankenstein, et, si oui, quelle
gueule aura-t-il ? Celle de Boris Karloff,
avec ses agrafes et ses boulons ? ou un
visage génétiquement modifié ? Une tête
d’animal rebidouillée ? Le metteur en scène
Laurent Gutmann annonçant d’emblée qu’il
a écrit cette pièce d’après le chef d’œuvre
de Mary Shelley, on s’interroge. Aura-t-on
peur un peu, beaucoup, passionnément ?
Pourquoi cette relecture ? Vers quoi va-t-
elle nous emmener ?
Tout commence avec Victor F., gringalet
barbichu à lunettes qui a l’air très content de
lui et nous fait un topo à la Steve Jobs, avec
petites confidences perso, gestuelle ad hoc,
et l’air de nous prendre pour des demeurés.
Ce soir, mesdames et messieurs, «
vous
allez assister à la naissance du premier
être humain conçu de manière entièrement
artificiellei
». Présent dans un coin, son ami
aveugle Henri ne dit mot. Surgissant dans
la salle, l’amoureuse du savant fou dit son
scepticisme «
Ton homme nouveau, on
l’embarque avec nous ? On emménage à
trois ? On le scolarise ?
»
Et le moment tant attendu arrive. On entend
un cri, on ne voit rien. Victor F. nous demande
de partir, «
il n’y a rien a voir
», que s’est-il
passe de si affreux ?
Apparaîtra enfin la créature, qu’on ne décrira
pas ici. Disons juste qu’elle est très réussie,
très troublante, à la fois belle et horrible,
d’une inquiétante étrangeté, avec son sourire
permanent aussi délicieux qu’atroce, entre
celui de l’Homme qui rit et celui du chat
d’Alice... Nous nous retrouverons ensuite
dans un décor de Suisse paradisiaque, un
chromo trop beau pour être vrai, la nature
à l’état pur comme on la rêve bêtement.
Comme dans le roman, le drame va suivre
son cours, la créature solitaire s’interroger
sur son identité, rencontrer son créateur,
lequel lâche le morceau «
Quand je travaillais
à ta fabrication, je te rêvais fort, déterminé,
débarrassé des peurs qui nous entravent,
nous, les humains, affolés à l’idée de mourir
un jour
». Mais voilà que cet imbécile d’ «
homme nouveau
» réclame de l’amour, une
reconnaissance, un père, une filiation, un
lien ! Et, cela, le savant en est incapable ;
peut-on se reconnaître le père d’un machin
fabriqué dans un laboratoire ?
Ça finira mal, évidemment. Et bien pour
nous : car, mine de rien, sur un mode
ironique, facétieux, subtilement décalé,
Gutmann et ses trois (bons) acteurs nous
auront fait gamberger sur les manipulations
aujourd’hui en cours, notamment celles
que nous promettent les transhumanistes,
ces allumés persuadés que l’homme ne
doit pas être seulement réparé, mais
augmenté, qu’il doit s’affranchir de la mort
et des limites naturelles que lui impose
son corps. Pour eux, les pauvres humains
d’aujourd’hui, bientôt dépassés, ne sont
que les «c
chimpanzés du futur
». Amis
chimpanzés, courez voir ce spectacle !
Jean-Luc Parquet
le 13 janvier 2016
Frankenstein, ne vois-tu rien venir ?