Oubliez Woodstock. Oubliez Live Aid. Vous avez en mains LE livre-événement de la musique populaire. Rien de moins ! Après avoir planché en secret pendant des années sur une machine à explorer le temps, nous avons pu rassembler les plus grands artistes et philosophes de l’histoire, qui ont accepté de se joindre à la fête et de réfléchir ensemble sur les répercussions de la musique pop dans nos vies. Ce concert unique réunit sur la même scène Platon, Hume, Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Freud, Adorno, Deleuze, Debord, Charlie Parker, Frank Sinatra, Elvis Presley, les Beatles, The Clash, Lady Gaga, Claude Léveillée, Richard Séguin, Céline Dion, Malajube et tant d’autres. Bon concert ! Textes de Normand Baillargeon, Selma Bennani, Christian Boissinot, Alain Brunet, Marc Chabot, Dominique Chicoine, Dominique Corneillier, Patrick Daneau, Claude Dauphin, Sylvain David, Martin Godon, Francis Salois, Louis Samson, Roger Scruton, Mélissa-Corinne Thériault, Claude Vaillancourt et Stéphane Venne. Illustration de la couverture : Vivian Labrie collection Quand la philosophie fait Baillargeon et Boissinot.indd 1 Sous la direction de SUR SON IPOD Normand Baillargeon et Christian Boissinot LES BEATLES QUAND PLATON ÉCOUTE LES BEATLES SUR SON IPOD QUAND PLATON ECOUTE QUAND PLATON ECOUTE LES BEATLES SUR SON IPOD POP E U Q I S MU PHIE O S O L I H ET P Sous la d Norman irection de d Bailla et Chr istian B rgeon oissinot collection Quand la philosophie fait 12-03-06 16:25 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod Collection Quand la philosophie fait Exploration philosophique de la culture populaire Collection dirigée par Normand Baillargeon et Christian Boissinot Philosophie : discipline qui pose depuis plus de 2 500 ans ces grandes et fondamentales questions concernant le sens de la vie, la nature de la vérité, le bien, le beau, etc. ; Culture populaire : désigne cette partie de la culture réservée au peuple, généralement opposée à la culture savante, propre à l’élite ; Faire pop : éclatement des frontières de la philosophie, ouverture à des sujets plus prosaïques, mise à l’écart d’une terminologie trop technique ; L’ambition de cette collection : cerner philosophiquement les aspects de notre condition humaine que nous révèle la culture populaire, en conjuguant accessibilité et humour. Titres parus Normand Baillargeon et Christian Boissinot, La vraie dureté du mental. Hockey et philosophie, 2009 Normand Baillargeon, Raison oblige, 2009 Normand Baillargeon et Christian Boissinot, Je pense, donc je ris. Humour et philo­ sophie, 2010 Normand Baillargeon, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la librepensée, 2010 Michel Métayer, Guide d’argumentation éthique, 2011 Vincent Billard, iPhilosophie. Comment la marque à la pomme investit notre vie, 2011 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod Sous la direction de Normand Baillargeon et Christian Boissinot Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Mise en pages : In Situ inc. Maquette de couverture : Laurie Patry Illustrations de la couverture : Vivian Labrie ISBN 978-2-7637-9665-9 PDF 9782763796666 ePub 9782763796673 © Les Presses de l’Université Laval 2012 Dépôt légal 1er trimestre 2012 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Introduction................................................................................. 1 Christian Boissinot Le monde de la chanson en difficulté. Ça va empirer avant de s’emmieuter : Pourquoi ? Comment ?....................................... 9 Stéphane Venne Chanter ou philosopher ?.............................................................. 35 Marc Chabot Touche pas à mon totem.............................................................. 53 Francis Salois, Selma Bennani et Dominique Chicoine Comment se faire un Corps sans Organes (CsO) en écoutant Malajube............................................................ 67 Dominique Corneillier L’appel de Londres. The Clash et le politique................................ 75 Sylvain David ¶¶ Wagner, Nietzsche et Iron Maiden : pour une compréhension philosophique de la musique Heavy Metal..................................................................... 90 Patrick Daneau ¶¶ La notation musicale chiffrée de Jean-Jacques Rousseau... 93 Claude Dauphin VI Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod David Hume contre le relativisme esthétique................................ 97 Normand Baillargeon ¶¶ Les Beatles ? C’est bien mauvais, ont-ils dit …................. 103 Normand Baillargeon ¶¶ John Coltrane : une vie, une œuvre.................................. 106 Normand Baillargeon ¶¶ Réécouter de la musique avec Hegel................................ 115 Normand Baillargeon Frank Sinatra et la mauvaise conscience américaine...................... 117 Louis Samson D’Athènes à Liverpool. Les thèmes philosophiques dans les chansons des Beatles................................................. 135 Martin Godon Philosophie et musique populaire. Ou lorsque « l’essentiel, c’est d’être aimé ».................................................... 153 Mélissa-Corinne Thériault L’anoblissement du jazz................................................................ 167 Claude Vaillancourt ¶¶ Louis Armstrong parle..................................................... 180 Normand Baillargeon Musique et moralité..................................................................... 183 Roger Scruton ¶¶ Censure et musique pop.................................................. 191 Christian Boissinot Environnement numérique et propriété intellectuelle. La musique à l’avant-poste des mutations à venir.................. 195 Alain Brunet Présentation des auteurs............................................................... 207 Introduction Christian Boissinot « Si j’avais à choisir entre la moindre des chansons des Beatles et l’ensemble de son œuvre je n’aurais aucune hésitation1. » J’ai toujours été fasciné par cette remarque du philosophe français Luc Ferry à propos du compositeur Pierre Boulez. Qu’un philosophe de renom, spécialiste de textes qu’on ne lit pas distraitement le matin en sirotant un café, puisse afficher ainsi sa préférence pour la musique populaire et, du coup, clouer au pilori l’œuvre entière d’un monstre de la musique classique contemporaine, voilà qui n’est pas banal ! D’autant plus que la philosophie nous a longtemps exhortés à la méfiance envers la culture populaire. Sans surprise, la musique du peuple, qui plaît au plus grand nombre, a été à maintes reprises vilipendée par les philosophes. Mais saviezvous que LA musique tout court a aussi subi les foudres de la philosophie ? Pourtant, leurs rapports avaient plutôt bien commencé. Selon la tradition, Pythagore (~580 – ~ 497), l’inventeur du mot « philosophie » (« amour de la sagesse »), croyait que le nombre était la clef de compréhension d’un cosmos ordonné et harmonieux. Pour celui dont le nom est associé à un fameux théorème de géométrie, tout se prêtait à la mesure, y compris les sons. Persuadé que le 1.André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes, Laffont, Paris, 1998, p.488. 2 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod mouvement des sept planètes connues à l’époque, qui incluaient le Soleil et la Lune, produisait des sons, une « musique des sphères » en tournant autour de la Terre, il les associera à des intervalles musicaux2. L’historien Diogène Laërce rapporte que Pythagore aurait en outre inventé un instrument de musique, le monocorde, lointain ancêtre de la cithare, grâce auquel il chantait Homère, Hésiode ou les airs de Thalétas. De la pratique… Puisque l’origine de la philosophie se confond d’une certaine façon avec la musique, il ne faut pas se surprendre de découvrir au fil des siècles des philosophes instrumentistes, se réservant chaque jour du temps pour flûter (Schopenhauer) ou pianoter (Nietzsche, Barthes, Habachi, Sartre…), ou d’en voir d’autres chatouillés par la composition. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), l’un des pères spirituels de la Révolution française, fut à cet égard particulièrement prolifique. Outre une centaine de morceaux, mentionnons son intermède Le Devin du village, présenté au château de Fontainebleau devant le roi Louis XV. Enthousiaste, ce dernier offrit une bourse au compositeur, qui la refusa, au grand désarroi de son bon ami Diderot… D’autres grands noms ont laissé une œuvre musicale intéressante, à découvrir : le bouillant Nietzsche (1844-1900), virtuose du piano qui interprétait des sonates de Beethoven à 12 ans, compositeur de pièces pour piano, d’oratorios, de quatuors et de lieder ; Gabriel Marcel (1889-1973), improvisateur hors pair, qui a mis en musique Baudelaire, Rilke et tant d’autres ; Adorno (1903-1969), élève d’Alban Berg, l’un des pionniers du dodécaphonisme sériel, considéré par plusieurs comme le plus musicien des philosophes, avec une trentaine de titres. Lorsqu’il n’était pas occupé à séduire des jeunes femmes en leur jouant au piano le répertoire romantique du XIXe siècle, Jean-Paul Sartre (1905-1980) a trouvé le temps d’écrire quelques chansons3. Peut-être avez-vous déjà entendu Dans la rue des Blancs-Manteaux 2. Pour la petite histoire, il faudra attendre le XIe siècle avant qu’un moine, Guy d’Arezzo, nomme ces sept notes de do à si. 3. François Noudelman, Le Toucher des philosophes, Gallimard, 2008. Introduction 3 de Juliette Gréco, superbe dénonciation de la peine de mort composée pour sa pièce Huis clos. Deux chansons écrites expressément pour cette grande dame, La Perle de Passy et Ne faites pas suer le marin, sont hélas perdues. Au Québec, quelques philosophes québécois ont également tâté de la composition. Parmi ceux-ci, Claude Gagnon, auteur d’une comédie musicale dans les années 1960, mais surtout de Fu Man Chu, écrite avec Robert Charlebois ; Marc Chabot, compositeur de textes d’inspiration philosophique (La caverne, Mon Abélard, Mon Pierre, Galileo, Le discours d’Aristophane) pour la chanteuse Claire Pelletier ; le groupe Les Heureux Perdus, très engagé socialement, qui venait de lancer son premier album en 2009 lorsque sa chanteuse, la philosophe Marylène Hains, a tragiquement disparu. À l’inverse, les plus grands musiciens classiques se sont aussi inspirés de la philosophie. Telemann (1681-1767), l’un des maîtres de la musique baroque avec Bach et Haendel, a composé un opéra satirique de quatre heures ( !) intitulé La Patience de Socrate, dans lequel ce dernier est présenté comme un bigame, souffredouleur de ses épouses à la maison mais adulé de tous à l’extérieur. Le génial créateur des Gymnopédies, Erik Satie (1866-1925), a aussi composé un Socrate à la demande de la Princesse de Polignac – héritière des machines à coudre Singer –, qui souhaitait une musique sur laquelle elle et ses amies pourraient réciter des textes de philosophes grecs. Parmi ces centaines d’œuvres d’inspiration philosophique, la plus célèbre est vraisemblablement Ainsi parlait Zarathoustra (1896) de Richard Strauss, poème symphonique basé sur le poème philosophique de Nietzsche, dont le film de sciencefiction 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick a immortalisé l’ouverture dans son générique. Du côté de la musique populaire, même constat. Amateurs de Jim Morrison (1943-1971), saviez-vous que le nom de son groupe The Doors lui a été inspiré par la lecture de l’essai The Doors of Perception d’Aldous Huxley, un classique parmi les premiers hippies ? Les convictions anarchistes de Léo Ferré (1913-1996), titulaire d’un baccalauréat en philosophie, martèlent la quarantaine d’albums qu’il nous a laissés. La musique électronique, le heavy 4 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod metal et l’alternatif ne sont pas en reste avec le docteur en philosophie Richard Pinhas (1951– ), qui a brillamment marié la voix du philosophe Gilles Deleuze et la musique électronique, de même que les groupes polonais Votum et suédois The (International) Noise Conspiracy, qui incorporent à leurs chansons des réflexions de Thoreau, Marx, Nietzsche, Marcuse, Foucault et Derrida. En fait, d’innombrables musiciens tirent leur nom de philosophes (Thales, Pythagoras Theorem, Aristotle, Plato, Descartes, Spinoza, Nietzsche, Jean-Paul Sartre Experience..) ou de thèmes philosophiques (Deconstruction, Post Modern Geisha…), bien que le contenu philosophique soit plutôt mince dans certains cas. … à la théorie C’est beaucoup plus d’un point de vue théorique que les rapports entre philosophie et musique se sont révélés ambigus. Les historiens nous mettent la puce à l’oreille : rarement la musique a-t-elle été envisagée de manière autonome par les philosophes. Ils n’y ont généralement vu qu’un objet de réflexion parmi d’autres, à intégrer à leur système de pensée, quitte à colorer sa signification. Platon (~428 – ~ 348), par exemple, fait de la musique une affaire d’État. Afin d’habituer le jeune à l’ordre et à la vertu, il chasse de sa cité idéale toutes ces musiques qui troublent l’âme et déchaînent les passions. S’inspirant de l’Égypte dont les hymnes sont les mêmes depuis 10 000 ans (Lois, livre 2, 656 e), Platon ne conserve que la musique « classique », porteuse d’harmonies simples et de rythmes réguliers. Les instruments dionysiaques comme la flûte sont conséquemment bannis au profit de la lyre ou de la cithare, instruments d’Apollon. Hormis la censure, même son de cloche chez l’autre grand philosophe grec, Aristote (~384 – ~ 322). Celui-ci compare la musique phrygienne – nous dirions aujourd’hui populaire – à une musique d’esclaves. Cette musique, appréciée par des milliers de travailleurs après une journée de labeur, détend l’âme mais n’exige aucun effort de leur part. Il convient de privilégier dans l’éducation des hommes libres, comprenons ceux qui ne travaillent pas, la musique dorienne, riche de contenu et plus exigeante intellectuellement. Introduction 5 C’est à saint Augustin (354-430) qu’il revient d’avoir orchestré le premier ouvrage entièrement consacré à la musique, le De Musica. Conversation très technique entre un maître et son élève qui s’achève, le refrain est connu, sur une note théologique : la musique est une manifestation de l’ordre divin et une étape vers la contemplation de Dieu. Bien avant son fameux Discours de la Méthode, le jeune René Descartes (1596-1650) rédige à 22 ans un abrégé de musique, le Compendium musicae – imprimé après sa mort – dont le musicien français Rameau s’inspirera pour sa théorie sur les fondements de l’harmonie. Encore une fois, on y sent la volonté de l’auteur d’accorder sa théorie musicale avec son amour des mathématiques et son rationalisme naissant. Deux autres ténors de la philosophie moderne, Spinoza (1632-1677) et Leibniz (1646-1716), s’intéressent quant à eux fort peu à la musique. Le premier s’en sert comme exemple dans sa monumentale Éthique (4e partie, préface) pour illustrer qu’une seule et même chose peut être dans le même temps bonne, mauvaise ou indifférente. Ainsi, la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé, mais ni bonne ni mauvaise pour… le sourd ! Heureusement, la réflexion sur la musique revient par la grande porte avec Rousseau. Compositeur, copiste et professeur de musique, il invente également un système de notation musicale et commet un Dictionnaire de musique. Engagé dans les débats musicaux de son temps, il se fait le champion de la musicalité de la langue italienne lors de la Querelle des bouffons, qui l’oppose au compositeur et défenseur de la musique française, Rameau. Rousseau soutient dans ses différents écrits que la musique et la langue ont une origine commune. La musique est en effet une sorte de langue se servant des sons comme signes et ayant le pouvoir d’émouvoir le cœur. Mais l’histoire a scindé le dire et le chanter ; la musique est devenue de plus en plus indépendante des paroles et l’harmonie a pris le pas sur la mélodie. Signe de décadence à ses yeux, derrière lequel il faut lire sa principale thèse voulant que la société a corrompu l’homme et qu’il convient de retrouver la simplicité des origines. Quelques lignes : voilà tout ce qu’il faut à Kant (1724-1804) pour régler le cas de la musique dans sa Critique de la Faculté de 6 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod juger, ouvrage pourtant considéré par les spécialistes comme un incontournable de l’esthétique moderne et contemporaine. Il y relègue tambour battant la musique au dernier rang des beaux-arts parce qu’elle joue avec les sensations. Jouissance plus que culture, il lui impute également un manque… d’urbanité ! Contrairement aux arts qui s’adressent à l’œil, les effets de la musique dépassent en effet les limites qu’on voudrait leur assigner, s’étendant au voisinage et portant préjudice à ceux qui ne tiennent pas à l’écouter… Plus loquace, Hegel (1770-1831) juge néanmoins assez sévèrement la musique lorsqu’il hiérarchise les arts en fonction de leur degré de spiritualité. Mélange de matière et d’esprit, la musique occupe une place intermédiaire entre la peinture et la poésie. Mais l’art n’est de toute façon à ses yeux que le premier moment de l’épopée de l’« Esprit absolu » qu’il croit déceler dans l’histoire et la culture humaines, moment qui sera dépassé et conservé par la religion puis la philosophie. Après ces fausses notes, changement de partition avec Schopenhauer (1788-1860) et Nietzsche, pour qui la musique est vitale. Sans en faire un objet de réflexion à part entière, les lignes que Schopenhauer consacre à la musique dans son ouvrage Le Monde comme Volonté et comme représentation nous font passer par toute la gamme des émotions. Qu’est-ce que cette Volonté ? Une force totalement indépendante de l’homme, qui se manifeste partout mais, paradoxalement, ne veut rien, sinon sa propre perpétuation, sans but aucun. Terrible constat pour l’homme d’être de la sorte confronté à la plus totale des absurdités. En vain cherchons-nous à nous représenter le monde suivant un but, une nécessité, qui en bout de ligne n’existent pas. Petite lueur d’espoir cependant : la musique. Alors que les autres arts s’inscrivent dans la logique de la représentation et traduisent la Volonté, la musique est expression de la Volonté elle-même. Elle nous révèle, mieux encore que les mots, l’essence intime du monde. Cela explique pourquoi elle nous parle avec tant de force et son pouvoir de consolation. En contrepoint, tout l’œuvre de Nietzsche bat au rythme de son obsession musicale. Difficile d’en prendre toute la mesure. Disons simplement qu’il est influencé au début de sa carrière par les thèses de Schopenhauer et qu’il noue une solide amitié Introduction 7 avec le compositeur allemand Richard Wagner. Nietzsche publie en 1873 un éloge à son ami avant de devenir fort critique envers lui. En 1876 paraît Richard Wagner à Beyrouth, puis Le cas Wagner en 1888, dans lesquels il l’accuse tour à tour de tomber dans un incurable romantisme et d’incarner la décadence de son temps. Si Nietzsche garde intacte l’intuition schopenhauerienne d’un fond irrationnel de l’existence, rebaptisé chez lui volonté de puissance, il prend ses distances vis-à-vis de son pessimisme et de son esthétisme de spectateur. La musique n’est pas qu’une consolation, un calmant aux tourments de l’existence mais un stimulant à la vie, une affirmation, « une justification de la vie, même dans ce qu’elle a de plus effrayant, de plus équivoque et de plus mensonger » (Fragment de l’automne 1887, XIII). Il faut attendre le XXe siècle pour que la philosophie s’émancipe progressivement des systèmes fermés, un brin étouffants, et réfléchisse de manière plus ouverte sur la spécificité de la musique. Les questions sur la nature, la fonction ou les finalités de l’art musical sont désormais traitées à partir de considérations esthétiques, éthiques, épistémologiques et autres qui, sans exclure le recours aux systèmes classiques, ne s’y limitent plus. Le champ ouvert à ce titre par les nouvelles technologies, les progrès des neurosciences ou les changements dans l’industrie musicale actuelle lance un formidable défi aux philosophes. Et ils le relèvent, ma foi, avec brio. C’est dans un tel contexte que quelques ouvrages philosophiques sur la musique populaire sont parus ces dernières années, pour la plupart dans le monde anglo-saxon. Si des préjugés tenaces envers la musique pop contaminent certains d’entre eux, il est remarquable de constater le sérieux avec lequel on y décortique l’esthétique du métal, l’œuvre de Radiohead ou les derniers succès des palmarès. Plus rassurant encore est de voir les philosophes raviver cette étincelle consubstantielle à leur discipline, je parle de l’étonnement, relativement à des sujets parfois dépréciés. Une récente étude4 réalisée par les sociologues Tak Wing Chan et John H. Goldthorpe d’Oxford montre d’ailleurs que l’élite culturelle – 4. « The Social Stratification of Cultural Consumption : Some Policy Implications of a Research Project » dans Cultural Trends, vol. 16, no 4, 2007, p. 373-384. 8 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod souvent autoproclamée soit dit en passant – tend de plus en plus à devenir omnivore, se nourrissant de « haute culture » et de culture populaire ou, pour reprendre une chanson de Belgazou, à se situer Entre Mozart et Jagger. L’éclatement des vieilles oppositions n’est évidemment pas une invitation à tomber dans le relativisme plat. Essentiellement, il y va plutôt d’une réflexion à nouveaux frais sur nos manières d’expérimenter le monde, les enjeux des types de création et d’expérience esthétique. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette optique. Oubliez Woodstock. Oubliez Live Aid. Vous avez en mains LE livre-événement de la musique populaire. Rien de moins ! Après avoir planché en secret pendant des années sur une machine à explorer le temps, nous avons pu rassembler les plus grands artistes et philosophes de l’histoire, qui ont accepté de se joindre à la fête et de réfléchir ensemble sur les répercussions de la musique pop dans nos vies. Un concert unique, qui réunit sur la même scène Platon, Hume, Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Freud, Adorno, Deleuze, Debord, Charlie Parker, Frank Sinatra, Elvis Presley, les Beatles, The Clash, Lady Gaga, Claude Léveillée, Richard Séguin, Céline Dion, Malajube et tant d’autres. Bon concert ! Le monde de la chanson en difficulté Ça va empirer avant de s’emmieuter : Pourquoi ? Comment ? Stéphane Venne F aisons un test. Vous avez un peu d’oreille, ni plus ni moins que la moyenne des gens. Vous êtes dans un focus group. Et mettons que je vous fais lire à toute vitesse les 183 titres de chansons québécoises qui suivent... Faites ça, on se reparlera après. Bozo... Frédéric... Hymne au printemps... Je reviens chez nous... Lindberg... Mon pays... Le P’tit bonheur... Pour les amants... Le Train du nord... Amène-toi chez nous... Le Blues d’la métropole... Ce matin... Comme j’ai toujours envie d’aimer... Comme un million de gens... Conception... La Danse à Saint-Dilon... Le Début d’un temps nouveau... En écoutant Elton John... Femme de rêve... Le Frigidaire... Ginette... Harmonie du soir à Châteauguay... J’ai rencontré l’homme de ma vie... Un Nouveau jour va se lever... Ordinaire... Pars pas sans m’dire bye bye... Le Phoque en Alaska... Le Plus beau voyage... Artistes... Attention la vie est courte... Le Blues du businessman... C’est dans les chansons... Ce soir on danse à Naziland... Chanson pour Elvis... Chante-la ta chanson... Dixie... Fu Man Chu (Chu d’dans)... Gilberto... Les hauts et les bas d’une hôtesse de l’air... Infidèle... J’ai oublié le jour... J’entends frapper... Je rêve à Rio... Méfiez-vous du grand amour... Le Monde est stone... Partir pour Acapulco... Le Petit roi... Le Picbois... Quelle belle vie... La Tête en fête... Théo et 10 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod Antoinette... Un peu de bonheur... Les Uns contre les autres... Vivre en amour... Ailleurs... Un air d’été... Cœur de rocker... Ils s’aiment... J’t’aime comme un fou... Je ne suis qu’une chanson... Ma blonde m’aime... Plein de tendresse... Si j’étais un homme... Souvent, longtemps, énormément... Les talons hauts... Tension attention... Chats sauvages... Double vie... Hélène... Incognito... Je voudrais voir la mer... Je voudrais voir New York... Journée d’Amérique... Lolita... Quand on est en amour... Vivre avec celui qu’on aime... Vivre dans la nuit... Les yeux du cœur... Aimes-tu la vie... Besoin pour vivre... Cours pas trop fort, cours pas trop loin... Et c’est pas fini... Femme de société... Les Gens de mon pays... Marie-Claire... Le Monde à l’envers... Pour une histoire d’un soir... Question de feeling... Saute-Mouton... Le Tour de la terre... Tout l’ monde est malheureux... Un peu plus haut un peu plus loin... Viens faire un tour... À ma manière... Les Ailes d’un ange... La danse du smatte... Danser danser... J’ai douze ans... Je suis cool... Je t’attendais... La légende du cheval blanc... Loin loin de la ville... La Manic... Méo Penché... Pas besoin de frapper pour entrer... Sur la même longueur d’ondes... Wow... L’Ange vagabond... Libérer le trésor... On traverse un miroir... Repartir à zéro... Toujours vivant... Un peu d’innocence... Bébé jajou la toune... Bleu et blanc... The Frog song... Jamaïca... Marie-Hélène... P’tits cœurs... Belle promeneuse... Call Girl... Ce soir je fais l’amour avec toi... Un gars comme toi... J’te cherche partout... Nuit magique... Seulement qu’une aventure... Tout va bien... Conversation téléphonique... Et tu marches... Harmonium... Ici comme ailleurs... Un musicien parmi tant d’autres... Qu’est-ce que ça peut ben faire... Tout ce que je veux... Viens danser... Câline de blues... Chacun son refrain... Dans ma camaro... Ma chambre... Moi je mange... Tu trouveras la paix... Y’a pas deux chansons pareilles... Attendre à l’année longue... Bye bye mon cowboy... Faire à nouveau connaissance... Femme ou fille... Je suis en amour... Miami... Samedi soir... Sugar daddy... C’est un mur... Des croissants de soleil... Fouquet’s... Loin d’ici... Ma blonde et les poissons... Mes vacances d’été... Roule ta boule... Ton visage... Un Trou dans les nuages... Les Enfants de l’avenir... Évangéline... Illégal... Pied de poule... Protest song... C’est toujours à recommencer... Jack Monoloy... Mélanie... Mes blues passent pu dans porte... Prends ma main... Une promesse... Welcome soleil... Amère America... Car je t’aime... Chinatown Blues... Donne-moi ma chance... L’Espion... Le monde de la chanson en difficulté 11 Heureux d’un printemps... Parfums du passé... Quand je tombe en amour... Sauvez mon âme... Si fragile... Pourquoi t’es dans la lune... Tu ne sauras jamais... Je vous parie mon prochain chèque de droits d’auteur qu’au moins la moitié de ces 183 titres de chansons québécoises – et davantage si vous avez plus de 40 ans – a rejoint votre cerveau et que vous vous êtes mis à chantonner quelques secondes de chaque chanson mentalement (ou à voix haute si vous n’avez vraiment aucun problème d’estime de soi). Je parie même que vous avez l’absolue certitude qu’avec un petit effort et, with a little help from your friends, vous pourriez vous les taper presque au complet (au moins les refrains, mettons). Or, chacune de ces chansons fait partie d’un lot sélect dont la société nationale d’auteurs SOCAN1 dit qu’elles ont été jouées en public au moins 25 000 fois depuis leur publication initiale. Quand une chanson atteint ce stade, la SOCAN lui décerne le titre officiel (et très flatteur, je l’avoue sans vergogne ; j’en ai huit) de classique. Chose essentielle à savoir, ce seuil de 25 000 exécutions publiques inclut – mais dépasse de loin – le niveau de diffusion d’un hit lors de sa parution. À l’instant de son lancement, même un méga-hit ne produit pas ce total. C’est l’après-hit qui fait la différence. L’atteinte de ce seuil signifie que la chanson est, pour ainsi dire, entrée dans la mémoire sonore collective pour ses qualités propres, de sa propre force, loin au-delà de ce que peut initialement produire le dopage du marketing lors du lancement. Car ai-je besoin de vous dire que si vous connaissez Au clair de la lune ou L’Hymne à la joie, ça n’a rien à voir avec les coups de cœur de Renaud-Bray ni avec les spéciaux 2-pour-1 de HMV ni avec le matraquage radiophonique ni avec les premières pages des sections culturelles des journaux ? Bref, ces 183 chansons sont des succès véritables, tant sur le plan artistique que marchand (soit dit en passant, si Paul McCartney est milliardaire, ce n’est pas tant parce qu’il a écrit des 1. La SOCAN, c’est l’institution qui comptabilise les exécutions publiques des chansons au Canada coast to coast – radio, télé, spectacles, musique d’ascenseur, etc. – et rémunère leurs auteurs, nationaux comme étrangers. 12 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod hits mais surtout parce que son catalogue est truffé de classiques, ou de standards, comme disent les Anglos). La thèse que je vous proposerai dans le présent chapitre est simple : les 183 chansons précitées (comme celles de McCartney, de Trenet, de Brel... ou celles de Puccini, de Bach, de Mozart) ont des points communs. Ces points communs sont les véritables raisons de leurs succès, ces points communs sont évidents si l’on soulève le capot des chansons pour voir comment elles sont faites de l’intérieur, ces points communs transcendent les époques, les modes et les styles puisque les chansons proviennent de cinq décennies consécutives (et bien davantage pour ce qui touche la musique classique, dite savante ou sérieuse), et que, par conséquent, elles peuvent servir de points de référence pour analyser et évaluer non seulement les chansons nouvelles mais aussi pour trouver les causes profondes de la crise que traversent actuellement l’industrie et l’art (SURTOUT l’art) de la chanson. C’est ce que je vais tenter de présenter dans les lignes qui suivent2. Cherchez l’erreur... Ça presse ! Je ne serais pas auteur de chansons que j’écrirais quand même ces lignes intégralement, pour dire que la chanson québécoise se porte mal, que le mal est profond, et que c’est dans une autre perspective et pour d’autres raisons que celles qu’on évoque généralement, mais qu’elle a, en revanche, ce qu’il faut pour aller mieux... pas tout de suite mais dans quelques années, pas automatiquement mais à certaines conditions. Le sujet me préoccupe. Car bien qu’appartenant au monde de la chanson, mon inquiétude n’est pas que professionnelle, pas que corporatiste, pas qu’intéressée : je ressens les choses de manière plus large, comme citoyen du Québec. 2. J’irai le plus loin que je peux pour être au moins crédible, conscient toutefois qu’une démonstration à l’épreuve des balles demanderait plus de temps et d’espace que ce dont je dispose, et surtout une masse de recherche et de fines analyses que le contexte ne me permet pas. Le monde de la chanson en difficulté 13 En effet, pour le Québec, la chanson, c’est majeur. Elle est notre porte-parole le plus collectif, notre porte-drapeau chaque fois qu’il nous en faut un, notre porte-bonheur le plus spontané (Mon cher William3, c’est à ton tour...), et pour un nombre considérable d’entre nous, un porte-monnaie. Mais par-dessus tout, la chanson est un facteur identitaire plus percutant et plus répercuté que toutes les autres formes d’art (bien sûr, sur le plan purement quantitatif – le nombre d’œuvres et d’artistes – et sur le plan de leur visibilité ici et ailleurs). Ça me semble évident. D’une manière plus notoire que pour toutes les autres formes d’art, les chansons de Vigneault ont symbolisé l’âme collective québécoise, celles de Charlebois la rébellion de notre jeunesse, celles de Beau Dommage l’urbanité tant comme nouveau tissu social que comme nouvelle carte du Tendre, celles de Desjardins les tourments et exultations du mâle québécois contemporain, celles de Ferland l’amour et l’humour machos et un peu vlimeux et celles de Félix la dureté de ce lieu et la résilience de ses gens. Je ne dis pas que dans cent ans, on ne se souviendra pas davantage de Lepage, d’Arcand, de Tremblay, de Riopelle ou d’André Mathieu. Je dis juste qu’aujourd’hui, relativement au Québec, les références identitaires qui occupent le plus de terrain dans les consciences et les médias d’ici et d’ailleurs relèvent du monde de la chanson. Et il y a des raisons à cela, des raisons factuelles, des raisons qui tiennent selon moi à notre petite taille comme peuple et comme économie, à notre courte histoire comme entité culturellement spécifique, et même, peut-être, à divers facteurs extrinsèques (certains tout bêtement génétiques ou climatiques). Bref, des causes identifiables ont engendré des conséquences indéniables : un talent particulier, une compétence spécifique et une prédilection singulière pour la chanson comme forme d’art. D’autres peuples et d’autres économies plus considérables ou plus riches que nous peuvent, sans trop se forcer, engendrer des formes d’art plus lourdes : bâtir en série des cathédrales (qui sont des œuvres d’art en même temps, à leur manière, que des médias de masse avant la lettre) comme le fit la chrétienté européenne 3. Le prénom le plus à la mode en 2009... Allez savoir pourquoi. 14 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod d’antan, monter une industrie cinématographique énorme comme le font les États-Unis ou l’Inde, constituer un répertoire gigantesque d’opéras comme l’ont fait les Italiens et les Allemands. Des sociétés plus anciennes ont pu, avec le temps, incorporer à leur culture nationale d’énormes corpus de littérature ou de beaux-arts qui, de par la force et la cohérence conférées par les siècles, ont fini par imprégner tant leur environnement physique que l’âme collective (c’est évident quand on déambule dans les villes européennes ou qu’on écoute parler leurs gens : partout on voit la culture et partout on l’entend). Leurs formes d’art leur vont comme un gant. Nous, c’est la chanson. Car la chanson, comparée à la magnificence architecturale des cathédrales ou à la complexité du cinéma ou du grand théâtre (et même de la comédie musicale, la seule vraie, l’énorme et si énormément complexe et coûteuse telle que pratiquée à New York ou à Londres), la chanson, dis-je, est une forme d’art matériellement, techniquement, financièrement et substantiellement légère, à la portée de tous. Tout le monde peut en faire (sous réserve de talent... et parfois même sans), tout le monde en entend quotidiennement (alors qu’on ne va pas tous les jours au musée ou à l’opéra). La consommer prend peu de temps (alors que la lecture de Notre-Dame de Paris vous prendra une bonne douzaine d’heures). En raison de cette légèreté, la chanson fut de tout temps l’arme culturelle artisanale des collectivités marginales ou sans voix ou sans grands moyens, elle fut de tout temps l’inopinément victorieuse fronde artistique du petit David contre le gros et grand Goliath. Le petit peuple de France, du Moyen Âge jusqu’à la Révolution, barbait les grands ou les clercs avec des chansons lèse-majesté ou paillardes. Les Noirs américains se sont donné cet hymne identitaire immense, global et salvateur qu’est le blues. Le rock’n’roll avec son format à quatre musiciens électrifiés a remplacé pour la jeune génération des années cinquante et soixante4 les orchestres coûteusement simili-symphoniques de leurs parents (les chanteurs et chanteuses pop d’avant le rock avaient toujours 4. On oublie trop commodément que le rock’n’roll fut inventé (et baptisé ainsi) dans les années cinquante. Le monde de la chanson en difficulté 15 besoin d’un big band ou d’une tonne de violons). Les protest songs des années soixante (voix-guitare-harmonica à la Guthrie ou Dylan à ses débuts) ont contribué à faire tomber deux présidents (Lyndon B. Johnson et Nixon) de leur socle militariste. C’est pas rien ! Et tout ça avec presque rien : une guitare (ou pas beaucoup plus) et une bonne toune. Bien sûr, nulle chanson ne va ni n’ira jamais aussi loin ni aussi profondément que Hamlet, que la Joconde, que la Neuvième, que le Penseur, que Citizen Kane, que les Illuminations. Mon propos n’est pas là. Il est : « La chanson est pour nous, dans notre trajectoire identitaire, une arme culturelle de prédilection, notre sort en dépend, donc nous dépendons de son état de santé. » Or,... Ça va mal à la shop (de disques) Convenons d’une chose tout de suite : l’industrie de la musique va mal. Partout. Les ventes de disques dans le monde ont chuté environ de moitié en 10 ans (de vaguement 15 milliards de dollars à vaguement 8 milliards de dollars)5. Tableau 1. Vente en milliards de dollars Et ça ne va guère mieux au Québec. 5. [En ligne] [http ://blog.iammusicnetwork.com/music-marketing/ music- industry-statistics-for-music-marketing-success/]. 16 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod Le tableau 2 indique combien de disques produits au Québec de 2001 à 2009 ont atteint divers niveaux de succès, délimités en cinq paliers allant de 10 000 à 300 000 ventes6. Tableau 2. Le nombre de disques vendus au Québec Quels que soient les paliers de ventes pris en considération (mis à part la frange du bas, moins significative et celle des miracles à 300 000 copies et plus7), on voit que le nombre d’heureux élus dans chaque palier a baissé presque constamment de 2001 à 2008. Et la remontée de 2009, direz-vous ? Un accident, car l’année 2009 fut dopée par des albums dits de covers, ces rééditions de chansons passées sur lesquelles le public s’est lancé8..., ce qui devrait tout de suite vous donner à penser (Pourquoi est-ce que ça se vend tellement, des covers de vieilles chansons ? Devinez !). Mais ce dopage ne va pas durer : il y a une limite à l’apport en oxygène d’appoint que les rééditions peuvent apporter à l’évolution du marché9. 6.Tiré du Rapport des activités 2009-2010 de l’ADISQ, p. 4. 7. Les albums collectifs de Star Académie atteignent ces altitudes. Presque jamais les solistes, sauf parfois Céline Dion et Marie-Élaine Thibert. 8. Sylvain Cossette, Claude Dubois, Marjo, Marie-Élaine Thibert, Daniel Lavoie, et j’en passe... même Ferland, même Vigneault en 2010. 9. Cela dit, la musique classique, qui roule sur son répertoire (plus que sur les œuvres nouvelles) depuis que les disques existent, semble contredire cette assertion. Mais c’est une autre histoire... Le monde de la chanson en difficulté 17 La myopie10 de la vision marchande Qu’est-ce que ces chiffres et ces courbes nous disent d’utile ? Pas grand-chose si on se limite à une vision marchande. Car ils mesurent quoi, les marchands, avec leurs chiffres de ventes ? Ils mesurent ce qui les intéresse et ce qui touche leur métier de vendeurs : des transactions. Pas l’adhésion, pas la mémoire, juste des transactions. Ils savent ce que vous dépensez, pas ce que vous aimez. Pas vraiment. Pas systématiquement. Car si, dans votre douche, vous chantonnez La Danse à Saint-Dilon ou Douliou, douliou, Saint-Tropez (deux saints décidément festifs) ou si vous bercez votre bébé en lui chantant L’eau vive, ce n’est pas une transaction donc ça leur passe mille pieds11 au-dessus la tête. Pour eux, ça n’existe pas. Or, l’adhésion et la mémoire, ça existe bel et bien. C’est même, sur le long terme (le seul terme qui compte vraiment), tout ce qui existe. Car c’est ce qu’il y a dans votre juke-box mental qui fait foi du succès véritable d’une chanson, c’est là qu’est la vraie force des chansons, leur empreinte quand elle est indélébile, le rôle qu’elles jouent en vous... et en nous tous. Et cela n’est jamais mesuré. Et ce n’est peut-être même pas mesurable, car votre juke-box mental est configuré – et voilà la difficulté – par votre inconscient. Donc si Léger marketing vous demandait d’énumérer vos tounes préférées, vous feriez appel à votre mémoire consciente, et probablement uniquement à votre mémoire de court terme, de surface, ce qui limiterait votre réponse à quatre ou cinq titres fredonnés aujourd’hui ou hier, au détriment des milliers d’œuvres inconsciemment engrangées qui balisent la cartographie et la chronologie de votre âme depuis votre naissance (voire avant, si on en croit de récentes études sur l’évolution du fœtus et l’influence de la voix de la mère lors de la grossesse). 10. Myopie (selon Antidote) : Anomalie de l’œil qui se traduit par une vision floue des objets éloignés [...] Manque de clairvoyance, de prévoyance, d’ouverture. 11. Un jour, je passerai au métrique. 18 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod Pourtant, la photo de la vraie nature de votre adhésion aux chansons est là, dans votre juke-box mental, et seulement là. Une telle photo nous dirait non seulement ce que vous aimez, mais aussi pourquoi, car elle nous dirait, à l’accumulation, quelles sortes de chansons sont plus susceptibles d’élire domicile en vous, si tant est que ce lot de chansons comportent des dénominateurs communs (patience, j’y viens). Mais les marchands ne voient pas ça, n’entendent pas ça, et pis encore : ils ne cherchent pas à voir ni à entendre. Ils se contentent de comptabiliser l’instant présent parce que c’est ça, cette infime fraction du réel, qu’ils ont immédiatement et aisément sous les yeux. Alors, quand ça va mal, ils blâment ce qu’ils voient : les téléchargements illégaux, les Américains trop envahissants, la récession, le prix des disques ou des billets de spectacles. Bref, n’importe quoi, tout sauf le centre de la question : la qualité des produits qu’ils vendent, les chansons. Pourquoi ? Parce que les marchands d’aujourd’hui (car ça n’a pas toujours été comme ça, et ce n’est pas même aujourd’hui partout comme ça) sont incapables de mettre le doigt sur ce qui fait fonctionner une chanson, sur ses composantes intrinsèques. Ils sont totalement obnubilés par les facteurs extrinsèques, notamment le marketing. Il y a autre chose. Autre chose de plus éloquent... et de plus alarmant. Savons-nous parler des notes ? En 2001, à l’occasion d’une longue convalescence, je me suis mis en tête, pour passer le temps, de tenter de coucher sur papier la description la plus clinique possible de ce qui se passe dans la tête d’un auteur de chansons au moment où il écrit. La radiographie de l’acte créateur, en somme. Je me prétendais capable d’écrire une bonne vingtaine de pages d’autoportrait musico-cérébral. Mais je me suis laissé emporter par le sujet, et le produit final – cinq ans plus tard – fut un ouvrage de 500 pages12 dans lequel j’ai consigné tout ce que je sais (ou crois savoir) à propos des chansons, de ce 12. Le frisson des chansons, Les Éditions internationales Alain Stanké, 2006. Le monde de la chanson en difficulté 19 qui fait qu’elles fonctionnent (quand elles fonctionnent), et de ce qu’un auteur doit faire de son corps et de son âme pour être créatif. Je serai éternellement reconnaissant envers les Éditions internationales Alain Stanké (filiale de Québécor) d’avoir joué avec moi le jeu, pas rentable du tout, de lancer en l’air un certain nombre d’idées, de réflexions, strictement par amour pour la chanson, et avec comme seul but de me laisser structurer ma pensée et mon expérience au cas où ça serve à quelqu’un. Je ne vous cacherai pas que l’une de mes motivations en écrivant ce livre était l’irritation devant la minceur des propos dits ou écrits sur la chanson par les critiques, les chroniqueurs, et même les auteurs. Ça ne vole guère beaucoup plus haut que « j’aime, j’aime pas ». L’érudition (portant sur le nom des styles, sur l’identité ou la biographie des artisans) tient lieu de connaissance. Et, plus souvent qu’autrement, on ne parle pas vraiment des œuvres mais des artistes (comme si un critique gastronomique, au lieu de parler de l’équilibre des composantes d’un plat et de l’amalgame des saveurs, vous parlait du chef cuisinier). On en reste à la pensée magique, comme quand les amateurs de hockey parlent de chimie dans une équipe, faute de pouvoir décoder et conceptualiser les schémas tactiques du jeu. Et mon irritation centrale s’exprima dans le passage suivant : « Ce que je dis, au fond, c’est qu’on ne me parle jamais de la chanson pour vrai, de la chanson en train de se faire entendre, ou en train de se faire composer. C’est comme si, au lieu de me montrer la photo d’une belle fille (ou la belle fille en personne), on me montrait des radiographies de diverses parties de son corps, ou qu’on me donnait un relevé de ses statistiques vitales et son arbre généalogique. Les intellectuels, surtout, les experts, ont cette fâcheuse tendance à saucissonner la chanson, à la disséquer en tranches : par thèmes, par styles, par époques. Et la plupart du temps, ils le font en lisant la chanson par le seul moyen qu’ils maîtrisent : le texte, comme si la chanson s’assimilait aux arts axés exclusivement sur le texte : poésie, théâtre, roman. Faux ! Parler du texte n’est pas parler de la chanson13. » Et j’ajoutais : « [...] l’univers d’une chanson ne consiste pas en telle ou telle pièce détachée de la chanson (les mots, ou les thèmes, ou les composantes 13. P. 94. 20 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod musicales), mais de la globalité de la chanson, de la résultante de toutes ses pièces détachées. J’ai même l’absolue conviction que c’est comme ça que vous écoutez des chansons, globalement et non en pièces détachées, presque comme vous regardez une peinture ou une sculpture, et que c’est aussi de cette façon que les chansons se parquent dans votre mémoire14… » Une mélodie, ça mange quoi en hiver ? Ce non-savoir-parler-de-chansons empêchait (et empêche toujours), à mon avis, les observateurs de la chanson, de même que les décideurs de l’industrie, de penser correctement (rationnellement ou intuitivement) cette dimension reine d’une chanson : la mélodie. Les notes. Ce qui fait que la musique est la musique. Ce qui fait qu’une chanson n’est ni un poème ni une pièce de théâtre ni un roman ni un discours. Ce qui fait que la mélodie (y compris celle d’une chanson) est plus que le pin-pon rudimentaire des ambulances ou que le son aléatoire du vent dans les interstices des portes mal étanchéisées. Ce qui fait que même les paroles d’une chanson (car, s’agissant de chansons, on dit en effet paroles15, et non texte ou poème) sont des objets acoustiques et sensoriels plus que sémiologiques ou intellectuels, que les paroles, à ce titre, font partie intégrante de la mélodie d’une chanson, qu’elles soutiennent et reçoivent en même temps, et que, par conséquent, les paroles ne doivent jamais, au grand jamais, être dites, lues ou analysées à distance de la mélodie, parce que les syllabes des paroles sont en réalité des phonèmes, des pépites de musique au même titre que les notes proprement dites, et parce que ces paroles ont comme destin et comme devoir, comme l’ensemble de la chanson, d’être chantantes. D’être musicales. D’être mélodiques. Comme dans Moi, moi, je t’ai-ai-ai-ai-ai-aime16. Une chanson, une bonne, une-quidure, ça n’existe que chanté, que mélodique. C’est ça, le concept. Et ce qui ne se conceptualise pas correctement ne se gère pas. 14. P. 252. 15.Et les Anglos, toujours en avance d’une coche quand il s’agit de bien nommer les phénomènes contemporains, disent « lyrics ». Comme c’est beau ! Comme c’est vrai ! 16. Pendant que les bateaux, Gilles Vigneault. Le monde de la chanson en difficulté 21 Fatalement, cette difficulté des observateurs et des décideurs à conceptualiser correctement la mélodie (comme si, au cinéma, les observateurs et les décideurs n’arrivaient pas à conceptualiser le tournage ou le montage d’un film) s’est généralisée, jusqu’à infecter les auteurs eux-mêmes (ça y est, je l’ai dit... ; j’attends les tomates). À force de ne pas savoir ce que c’est qu’une mélodie, ni de quoi c’est fait, ni en quoi c’est bon quand c’est bon, on en arrive à ne plus savoir en écrire, ni même à voir la nécessité d’en écrire. Ça m’a incité à dire dans mon livre, dans un passage écrit en 2002 : « Vous avez sans doute remarqué qu’il y a une propension chez certains auteurs québécois récents à faire presque systématiquement des phrases mélodiques courtes et répétitives, dans le genre La vie est un’ salope17 (6 syllabes, donc 6 notes, et on recommence à l’identique), Ma gang de malades, vous êtes donc où18 ? (9 syllabes, donc 9 notes, et on recommence encore à l’identique). C’est leur style. Et leur droit. Je crois toutefois fermement que c’est hélas une tendance lourde dans la chanson québécoise [...] » J’ai alors voulu confirmer par des faits cette impression que j’avais à propos de la prépondérance des mélodies minimalistes dans la chanson québécoise contemporaine. Je suis tout bonnement allé chez un disquaire montréalais majeur, j’ai acheté les sept disques les plus avantageusement disposés dans le présentoir des nouveautés, j’en ai écouté les 106 chansons en consignant systématiquement certains éléments structurels de leurs mélodies (quantité de notes ou de mesures par phrase musicale, diversité des notes les unes par rapport aux autres au chapitre de leur durée et de leur altitude, fréquence de répétition des motifs mélodiques, etc.). Ici, je vous offre mes plus plates excuses, car je dois vous indisposer un brin : je me dois de vous causer technique non seulement pour éclairer ma notion de mélodie minimaliste mais pour vous amener au cœur de ma démarche d’analyse des problèmes actuels de la chanson. À ces fins, se parler des vraies affaires est un passage obligé. S’il s’agissait de gastronomie, faudrait se parler de sucs, d’acidité, d’épices, de degrés de cuisson. C’est pareil en chansons. 17. De Dumas. 18.La Désise, de Daniel Boucher. 22 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod Une mélodie, c’est exactement comme une phrase parlée ou écrite, sauf qu’elle est composée de notes au lieu de mots, des notes qui, comme des mots, s’enchaînent d’une manière qui nous paraît naturelle. Quand plusieurs notes sont ainsi mises bout à bout, cela constitue soit une phrase mélodique soit un motif mélodique (segment de mélodie qui développe la phrase, un peu comme des propositions relatives ou circonstancielles développent une phrase écrite). Mon argumentation demande que vous gardiez trois choses en tête. Premièrement, une phrase ou un segment mélodique peut comporter plus ou moins de notes (le début du refrain de Et c’est pas fini est fait de deux grappes de 5 notes – « Et-c’est-paaas-fini....c’est-rien-qu’uuun-dé-but », alors que la première phrase de Ô Canada fait 20 notes... je vous les épargne). Deuxièmement, ces notes peuvent être soit toutes de durées égales (comme dans Si-tusavais-comm’-on-s’en-nuie... [à la Manic]19, ou de durées différentes (comme dans Maaa-pe-tiiit’-est-cooo-me-l’eau... [elle est commeee l’eau viiiveee]. Troisièmement, les notes peuvent être soit à peu près toutes à la même altitude à la manière de pinces à linge sur leur corde (comme, encore une fois, dans Si-tu-savais-comm’on-s’en-nuie... [à la Manic]) ou à des altitudes variables et plus ou moins grandes (comme dans Tant-qu’y-m’rest’raaa-kek’chooos’dans-l’frigidaire ou comme dans Qu’iiil-est-diii-fiii-ciii-le-d’ai-mer, qu’il-est-dif-fi-ciii-le. Voilà grosso modo l’arsenal du compositeur, les variables dont il dispose, comme un peintre varie ses teintes, ses formes et ses coups de pinceau. Je ne dis pas que de s’en servir de telle ou telle manière est bon ou mauvais, ni que ça donne un produit beau ou laid ; je dis seulement que c’est là, et qu’on peut en tirer quelque chose de génial en allant dans un sens comme dans l’autre : les 4 premières notes de la Cinquième symphonie de Beethoven sont minimalistes mais géniales et célèbres, mais l’infiniment plus complexe Hymne à la joie de la Neuvième symphonie du même Ludwig l’est tout autant. 19.Évidemment, pour que cet exemple, comme les suivants, soit probant, faut pas juste lire le texte, faut chanter la toune ! Le monde de la chanson en difficulté 23 Et quant au préjugé voulant que la chanson populaire soit condamnée à la simplicité volontaire perpétuelle, c’est de la bouillie pour les chats : la première phrase mélodique de l’immense succès Le blues du businessman20 dure presque 2 minutes sans une seule répétition à l’identique, elle comporte 199 notes réparties sur 62 mesures. Je pourrais vous en citer cent autres tout aussi développées. Bref, un compositeur de chansons peut faire ce qu’il veut, rien ne le confine, tout est affaire de décisions artistiques basées sur des connaissances ou sur l’instinct21. C’est sous cet angle que j’ai regardé en 2003 ce qu’il y avait sous le capot de 106 chansons provenant de 7 disques de 7 artistes différents. Me référant aux notes cursives prises à l’époque, il en est ressorti que... La mélodie fout l’camp, Villon...22 « Stefie Shock (Décor) – aucun motif mélodique des 11 chansons de son disque Décor ne fait plus de 2 mesures. Steve Dumas (Le cours des jours) – sauf pour « J’erre » qui comporte quelques phrases de 4 mesures et pour « Je ne sais pas » qui comporte un motif de 6 secondes, son CD Le cours des jours est fait de courtes phrases mélodiques. Charles Dubé (Réverbère) – son CD Réverbère est essentiellement fait de mélodies rectilignes23, ou de motifs généralement courts et symétriques… sauf pour « La Fête », « Passerelles » et « Tourmentes », où les motifs mélodiques, pour convenir à la dimension des segments de texte, sont découpés pour donner parfois 4 mesures. Marie-Jo Thério (Arbre à fruits) – [...] ce sont encore de petites touches, oui, mais qui forment toutes 20. Musique de Michel Berger, paroles de Luc Plamondon. 21. Vous aurez compris que j’ai la notion d’inspiration en horreur. 22.Allusion à « La poésie fout l’camp, Villon » une belle chanson engagée, mais surtout enragée que Léo Ferré a écrite pour dénoncer la superficialité du monde moderne, chanson qu’il adresse à François Villon, un grand poète du Moyen Âge, mais aussi un bum qui avait toujours les forces de l’ordre à ses trousses. 23. Y’a pas nécessairement de mal à ça ; 90 % de Ferré est bâti comme ça (ce qui donna parfois des chefs-d’œuvre comme « Vingt ans ») ; mais il savait aussi écrire des lignes mélodiques célestes comme « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». 24 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod ensemble comme les alvéoles d’un édredon de duvet fait pour y coucher des mots et des moods et des souffles, et pour en épouser les courbes et les creux dans un nuageux aller-retour entre le parler et le chanter ; bref, le style Thério [...]. Ariane Moffat (Aquanaute) – toujours le même caractère mélodiquement minimaliste ; elle est comme un peintre dont on voit bien, quand on s’approche du tableau, qu’il procède systématiquement par petits traits de pinceau, ce qui produit chez elle des motifs mélodiques qui ont l’air presque liquides, comme de tout courts et tout fins et insaisissables coulis de son, apparemment faits uniquement pour napper les mots… sauf ici et là quelques motifs [...] un peu plus nets, plus découpés, plus écrits et plus mélodiquement singularisés, comme dans « Shanghai », « Le long couloir », « Blanche » et « Poussière d’ange » – surtout celle-ci, avec son doux-amer « Juste un mauvais moment… ». Yann Perreau (Western romance) – il bâtit ses motifs mélodiques un peu comme des espaces de rangement pour ses textes, chaque motif mélodique étant de la taille exacte d’une ligne de texte, chaque motif étant soit répété, soit remplacé par un motif similaire, sauf pour « Soul Circus » [...] « Fille d’automne », [...]. Andrée Watters (A W) – les 40 minutes de son album comportent une prépondérance de motifs mélodiques de 1 et 2 mesures, sauf le refrain de « Cent ans » qui en fait 3. » J’en conclus qu’il y avait dès 2003 une tendance observable à la simplicité mélodique (volontaire ou pas), et que, même sans avoir fait le même exercice systématique sur les produits nouveaux des années subséquentes jusqu’à 2009, je l’ai fait néanmoins instinctivement, par oreille. Et, comme disait l’autre, la tendance se maintient. Tout effet a une cause. Alors, à mes risques et périls, je fais le grand écart intellectuel de dire qu’il y a un lien de cause à effet entre cette tendance des auteurs de chansons à délaisser l’art de la mélodie et, d’une part, la chute des ventes et surtout, d’autre part, la faible présence des chansons des vingt dernières années dans le groupe sélect des classiques de la chanson québécoise. Car, primo, si vous jetez un autre coup d’œil au deuxième graphique du présent chapitre (les ventes 2001-2009 au Québec), Le monde de la chanson en difficulté 25 vous verrez que 2002 est la première année de la chute des ventes, et même l’année de la baisse la plus forte. Coïncidence ? Si vous voulez. Mais pas anodine. Et secundo, je vous lance une autre brique (plus tard, on allumera le fanal). Revenons aux 183 chansons que j’ai énumérées au début, celles qu’on aura dans la mémoire longtemps. Ai-je besoin de vous démontrer qu’elles sont non seulement mélodiquement riches mais que leur signature mélodique est au cœur de leur identité24 ? Or, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous. Si l’on dispose la chronologie de ce lot de chansons en deux périodes, l’une allant de 1965 à 1984, et l’autre de 1985 à 2005, soit deux périodes d’environ 20 ans, on se rend compte que 142 de ces œuvres (78 %) datent de la première des deux périodes et seulement 41 (22 %) de la seconde. Et il y a pire : dans les 41 chansons datant de la seconde période, 24 (donc 13 % de l’ensemble) furent écrites par des auteurs déjà actifs au cours de la première période, ce qui augmente à 91 % la part des auteurs de la période 1965-1984 et réduit à 9 % la part des suivants. Même en invoquant l’usuelle marge d’erreur, la différence est grande. Trop grande. Ce n’est pas sain. Je conviens qu’il ne faut pas devenir fous avec les chiffres, et que ceux que j’évoque demandent des nuances. Par exemple, il y a 7 ou 8 chansons de la première période qui datent d’avant 1965 (3 de Leclerc, 2 de Vigneault, 1 de Ferland et 1 de Léveillée), ce qui débalance un peu l’échantillon. Et je concède aussi qu’une chanson écrite il y a 40 ans a bénéficié d’une plus longue période pour rejoindre le chiffre magique des 25 000 exécutions publiques. Mettons. Mais mettons aussi, à l’inverse, que non seulement la seconde période de 1985 à 2005 a été significativement aidée par la profusion de nouvelles stations FM musicales et de salles de spectacles 24. Croyez-moi : je pourrais la faire, cette démonstration, sur la base de divers paramètres tout aussi clairs et mesurables les uns que les autres, exactement comme on peut mesurer l’acidité d’une sauce dans un mets ou la complexité des mouvements de caméra d’un plan-séquence au cinéma. Et je n’invente rien : les spécialistes en musique classique font ça tout le temps. 26 Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod subventionnées, par les quotas radiophoniques du CRTC qui privilégient les nôtres25 (tous des facteurs pratiquement inexistants au cours de la première période), mais qu’elle fut propulsée par un extraordinaire marketing, devenu progressivement une force stratégique et structurée depuis une trentaine d’années, pas plus. Attention ! Je ne dis pas que la seconde période a produit moins de hits (ces chansons qui connaissent le succès sur le coup) ni moins de vedettes ni moins de découvertes. Elle en a vraisemblablement produit davantage. Ce que je dis, c’est ce que je vois, ce qui est : les ventes baissent globalement, et l’arrivage de classiques s’amenuise. Mon analyse, comme certains le diront, relève peut-être de l’opinion, mais les faits que j’évoque sont les faits, ils constituent un problème, et le problème doit être résolu. Encore faut-il le voir. Et le comprendre. What have they done to my song(s), Ma ? Pourquoi en est-on arrivé à ce déclin de l’importance de la composante mélodique des chansons ? Je vois plusieurs raisons, que je vous lance en vrac. La principale, à mon avis, est la suprématie artistique du rock. Issu du blues, il en a hérité la forme. Or la forme du blues (le vrai, celui bâti sur 12 mesures et 3 accords, comme Câline de blues) est constituée de courts segments qui renferment chacun un énoncé mélodique ou textuel. Ce n’est pas la place pour les développements mélodiques. En outre, culturellement puis artistiquement, le blues (et aussi le Gospel) – puis le rock – se caractérisent par les incantations, ces phrases courtes qu’on répète inlassablement jusqu’à l’envoûtement. Encore une fois, pas de place pour les développements mélodiques. 25. Je sais que ça ouvre un autre débat, mais je suis contre les quotas (après les avoir favorisés – et même contribuer à les déclencher – au début). C’est à mes yeux et selon mon expérience une émasculation de la résilience des auteurs et de leur créativité. C’est peut-être aussi une coquetterie de ma part : avant les quotas, quand on tassait les Anglos des listes radiophoniques, c’était pour vrai. Une sensation extraordinaire. Le monde de la chanson en difficulté 27 Et enfin, s’agissant du rock, son immense énergie lui vient de la pulsation. C’est son ADN, bien plus que la mélodie. Autre chose. Les auteurs québécois contemporains, artistiquement et culturellement proches des Américains pour le meilleur comme pour le pire, ont brisé le cordon ombilical musical avec la filière européenne qui, depuis Puccini jusqu’à Aznavour, Legrand et Bécaud, en passant par le bel canto italien et les si chantants opéras comme Carmen et le mélodiquement envoûtant Boléro... Quand on cesse de fréquenter ces gens, on perd la main, c’est sûr, c’est sûr... Autre chose encore. Les artistes actuels orientent leur créativité vers d’autres dimensions de la chanson que la chanson comme telle, comme œuvre écrite : ils mettent l’accent sur des qualités de production en studio, sur la création de textures de son, de climats. Les extraordinaires saunas acoustiques qu’ils vous concoctent relèvent plus de l’enveloppe sonore indéfinissable que de la mélodie identifiable. Les artistes actuels mettent aussi beaucoup d’énergie – si l’on considère certains aspects extérieurs à la musique comme le comportement, le vêtement et la coiffure, autrement dit le look – sur la construction de leur personnage, comme le font souvent les artistes de théâtre ou de cinéma. Avec ces auteurs-interprètes, on est dans le monde de la performance tant sonore (les disques) que visuelle (les spectacles), et moins dans le monde de l’écriture, surtout de l’écriture mélodique. Et pour finir, voici mon dada. Qu’on le veuille ou non, on est dans les années-guitare. Or je soutiendrai jusqu’à mon ultime souffle que les compositeurs-pianistes ont un penchant plus fort pour l’élaboration mélodique que les compositeurs-guitaristes, plus portés sur les phrases courtes, et surtout sur le beat, leur instrument étant partiellement un instrument rythmique. Des noms de compositeurs-pianistes ? Legrand, Bécaud, Cole Porter, Aznavour, Elton John, Claude Léveillée, McCartney, François Cousineau26, 26. Les meilleures chansons de Diane Dufresne.