Extrait PDF - Prologue Numérique

publicité
Oubliez Woodstock. Oubliez Live Aid. Vous avez en mains
LE livre-événement de la musique populaire. Rien de moins ! Après avoir planché en secret pendant des années sur une
machine à explorer le temps, nous avons pu rassembler les plus
grands artistes et philosophes de l’histoire, qui ont accepté
de se joindre à la fête et de réfléchir ensemble sur les
répercussions de la musique pop dans nos vies. Ce concert
unique réunit sur la même scène Platon, Hume, Rousseau,
Kant, Hegel, Nietzsche, Freud, Adorno, Deleuze, Debord,
Charlie Parker, Frank Sinatra, Elvis Presley, les Beatles, The Clash,
Lady Gaga, Claude Léveillée, Richard Séguin, Céline Dion,
Malajube et tant d’autres.
Bon concert !
Textes de
Normand Baillargeon, Selma Bennani, Christian Boissinot,
Alain Brunet, Marc Chabot, Dominique Chicoine,
Dominique Corneillier, Patrick Daneau, Claude Dauphin,
Sylvain David, Martin Godon, Francis Salois, Louis Samson,
Roger Scruton, Mélissa-Corinne Thériault, Claude Vaillancourt
et Stéphane Venne.
Illustration de la couverture : Vivian Labrie
collection
Quand la philosophie fait
Baillargeon et Boissinot.indd 1
Sous la direction de
SUR SON IPOD
Normand Baillargeon et Christian Boissinot
LES BEATLES
QUAND PLATON ÉCOUTE LES BEATLES SUR SON IPOD
QUAND
PLATON
ECOUTE
QUAND
PLATON
ECOUTE
LES BEATLES
SUR SON IPOD
POP
E
U
Q
I
S
MU
PHIE
O
S
O
L
I
H
ET P
Sous la
d
Norman irection de
d Bailla
et Chr
istian B rgeon
oissinot
collection
Quand la philosophie fait
12-03-06 16:25
Quand Platon écoute
les Beatles sur son iPod
Collection
Quand la philosophie fait
Exploration philosophique de la culture populaire
Collection dirigée par Normand Baillargeon et Christian Boissinot
Philosophie : discipline qui pose depuis plus de 2 500 ans ces grandes et
fondamentales questions concernant le sens de la vie, la nature de la
vérité, le bien, le beau, etc. ;
Culture populaire : désigne cette partie de la culture réservée au peuple,
généralement opposée à la culture savante, propre à l’élite ;
Faire pop : éclatement des frontières de la philosophie, ouverture à des
sujets plus prosaïques, mise à l’écart d’une terminologie trop technique ;
L’ambition de cette collection : cerner philosophiquement les aspects de notre
condition humaine que nous révèle la culture populaire, en conjuguant
accessibilité et humour.
Titres parus
Normand Baillargeon et Christian Boissinot, La vraie dureté du mental. Hockey et
philosophie, 2009
Normand Baillargeon, Raison oblige, 2009
Normand Baillargeon et Christian Boissinot, Je pense, donc je ris. Humour et philo­
sophie, 2010
Normand Baillargeon, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la librepensée, 2010
Michel Métayer, Guide d’argumentation éthique, 2011
Vincent Billard, iPhilosophie. Comment la marque à la pomme investit notre vie, 2011
Quand Platon écoute
les Beatles sur son iPod
Sous la direction de
Normand Baillargeon
et
Christian Boissinot
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts
du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du
Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de
l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : In Situ inc.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Illustrations de la couverture : Vivian Labrie
ISBN 978-2-7637-9665-9
PDF 9782763796666
ePub 9782763796673
© Les Presses de l’Université Laval 2012
Dépôt légal 1er trimestre 2012
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par
quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des
Presses de l’Université Laval.
Table des matières
Introduction................................................................................. 1
Christian Boissinot
Le monde de la chanson en difficulté. Ça va empirer avant de
s’emmieuter : Pourquoi ? Comment ?....................................... 9
Stéphane Venne Chanter ou philosopher ?.............................................................. 35
Marc Chabot
Touche pas à mon totem.............................................................. 53
Francis Salois, Selma Bennani et Dominique Chicoine
Comment se faire un Corps sans Organes (CsO)
en écoutant Malajube............................................................ 67
Dominique Corneillier
L’appel de Londres. The Clash et le politique................................ 75
Sylvain David
¶¶ Wagner, Nietzsche et Iron Maiden : pour une
compréhension philosophique de la musique
Heavy Metal..................................................................... 90
Patrick Daneau
¶¶ La notation musicale chiffrée de Jean-Jacques Rousseau... 93
Claude Dauphin
VI
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
David Hume contre le relativisme esthétique................................ 97
Normand Baillargeon
¶¶ Les Beatles ? C’est bien mauvais, ont-ils dit …................. 103
Normand Baillargeon
¶¶ John Coltrane : une vie, une œuvre.................................. 106
Normand Baillargeon
¶¶ Réécouter de la musique avec Hegel................................ 115
Normand Baillargeon
Frank Sinatra et la mauvaise conscience américaine...................... 117
Louis Samson
D’Athènes à Liverpool. Les thèmes philosophiques
dans les chansons des Beatles................................................. 135
Martin Godon
Philosophie et musique populaire. Ou lorsque
« l’essentiel, c’est d’être aimé ».................................................... 153
Mélissa-Corinne Thériault
L’anoblissement du jazz................................................................ 167
Claude Vaillancourt
¶¶ Louis Armstrong parle..................................................... 180
Normand Baillargeon
Musique et moralité..................................................................... 183
Roger Scruton
¶¶ Censure et musique pop.................................................. 191
Christian Boissinot
Environnement numérique et propriété intellectuelle.
La musique à l’avant-poste des mutations à venir.................. 195
Alain Brunet
Présentation des auteurs............................................................... 207
Introduction
Christian Boissinot
«
Si j’avais à choisir entre la moindre des chansons des Beatles
et l’ensemble de son œuvre je n’aurais aucune hésitation1. » J’ai
toujours été fasciné par cette remarque du philosophe français Luc
Ferry à propos du compositeur Pierre Boulez. Qu’un philosophe
de renom, spécialiste de textes qu’on ne lit pas distraitement le
matin en sirotant un café, puisse afficher ainsi sa préférence pour
la musique populaire et, du coup, clouer au pilori l’œuvre entière
d’un monstre de la musique classique contemporaine, voilà qui
n’est pas banal ! D’autant plus que la philosophie nous a longtemps exhortés à la méfiance envers la culture populaire. Sans
surprise, la musique du peuple, qui plaît au plus grand nombre,
a été à maintes reprises vilipendée par les philosophes. Mais saviezvous que LA musique tout court a aussi subi les foudres de la
philosophie ?
Pourtant, leurs rapports avaient plutôt bien commencé. Selon
la tradition, Pythagore (~580 – ~ 497), l’inventeur du mot « philosophie » (« amour de la sagesse »), croyait que le nombre était la
clef de compréhension d’un cosmos ordonné et harmonieux. Pour
celui dont le nom est associé à un fameux théorème de géométrie,
tout se prêtait à la mesure, y compris les sons. Persuadé que le
  1.André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes, Laffont, Paris,
1998, p.488.
2
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
mouvement des sept planètes connues à l’époque, qui incluaient le
Soleil et la Lune, produisait des sons, une « musique des sphères »
en tournant autour de la Terre, il les associera à des intervalles
musicaux2. L’historien Diogène Laërce rapporte que Pythagore
aurait en outre inventé un instrument de musique, le monocorde,
lointain ancêtre de la cithare, grâce auquel il chantait Homère,
Hésiode ou les airs de Thalétas.
De la pratique…
Puisque l’origine de la philosophie se confond d’une certaine
façon avec la musique, il ne faut pas se surprendre de découvrir au
fil des siècles des philosophes instrumentistes, se réservant chaque
jour du temps pour flûter (Schopenhauer) ou pianoter (Nietzsche,
Barthes, Habachi, Sartre…), ou d’en voir d’autres chatouillés par
la composition. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), l’un des
pères spirituels de la Révolution française, fut à cet égard particulièrement prolifique. Outre une centaine de morceaux, mentionnons son intermède Le Devin du village, présenté au château
de Fontainebleau devant le roi Louis XV. Enthousiaste, ce dernier
offrit une bourse au compositeur, qui la refusa, au grand désarroi
de son bon ami Diderot… D’autres grands noms ont laissé une
œuvre musicale intéressante, à découvrir : le bouillant Nietzsche
(1844-1900), virtuose du piano qui interprétait des sonates de
Beethoven à 12 ans, compositeur de pièces pour piano, d’oratorios, de quatuors et de lieder ; Gabriel Marcel (1889-1973), improvisateur hors pair, qui a mis en musique Baudelaire, Rilke et tant
d’autres ; Adorno (1903-1969), élève d’Alban Berg, l’un des pionniers du dodécaphonisme sériel, considéré par plusieurs comme
le plus musicien des philosophes, avec une trentaine de titres.
Lorsqu’il n’était pas occupé à séduire des jeunes femmes en leur
jouant au piano le répertoire romantique du XIXe siècle, Jean-Paul
Sartre (1905-1980) a trouvé le temps d’écrire quelques chansons3.
Peut-être avez-vous déjà entendu Dans la rue des Blancs-Manteaux
  2. Pour la petite histoire, il faudra attendre le XIe siècle avant qu’un moine,
Guy d’Arezzo, nomme ces sept notes de do à si.
  3. François Noudelman, Le Toucher des philosophes, Gallimard, 2008.
Introduction
3
de Juliette Gréco, superbe dénonciation de la peine de mort composée pour sa pièce Huis clos. Deux chansons écrites expressément
pour cette grande dame, La Perle de Passy et Ne faites pas suer le
marin, sont hélas perdues.
Au Québec, quelques philosophes québécois ont également
tâté de la composition. Parmi ceux-ci, Claude Gagnon, auteur
d’une comédie musicale dans les années 1960, mais surtout de
Fu Man Chu, écrite avec Robert Charlebois ; Marc Chabot, compositeur de textes d’inspiration philosophique (La caverne, Mon
Abélard, Mon Pierre, Galileo, Le discours d’Aristophane) pour la
chanteuse Claire Pelletier ; le groupe Les Heureux Perdus, très
engagé socialement, qui venait de lancer son premier album en
2009 lorsque sa chanteuse, la philosophe Marylène Hains, a tragiquement disparu.
À l’inverse, les plus grands musiciens classiques se sont aussi
inspirés de la philosophie. Telemann (1681-1767), l’un des maîtres de la musique baroque avec Bach et Haendel, a composé un
opéra satirique de quatre heures ( !) intitulé La Patience de Socrate,
dans lequel ce dernier est présenté comme un bigame, souffredouleur de ses épouses à la maison mais adulé de tous à l’extérieur.
Le génial créateur des Gymnopédies, Erik Satie (1866-1925), a
aussi composé un Socrate à la demande de la Princesse de Polignac
– héritière des machines à coudre Singer –, qui souhaitait une
musique sur laquelle elle et ses amies pourraient réciter des textes
de philosophes grecs. Parmi ces centaines d’œuvres d’inspiration
philosophique, la plus célèbre est vraisemblablement Ainsi parlait
Zarathoustra (1896) de Richard Strauss, poème symphonique basé
sur le poème philosophique de Nietzsche, dont le film de sciencefiction 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick a immortalisé
l’ouverture dans son générique.
Du côté de la musique populaire, même constat. Amateurs de
Jim Morrison (1943-1971), saviez-vous que le nom de son groupe
The Doors lui a été inspiré par la lecture de l’essai The Doors of
Perception d’Aldous Huxley, un classique parmi les premiers hippies ? Les convictions anarchistes de Léo Ferré (1913-1996), titulaire d’un baccalauréat en philosophie, martèlent la quarantaine
d’albums qu’il nous a laissés. La musique électronique, le heavy
4
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
metal et l’alternatif ne sont pas en reste avec le docteur en philosophie Richard Pinhas (1951– ), qui a brillamment marié la voix du
philosophe Gilles Deleuze et la musique électronique, de même
que les groupes polonais Votum et suédois The (International)
Noise Conspiracy, qui incorporent à leurs chansons des réflexions
de Thoreau, Marx, Nietzsche, Marcuse, Foucault et Derrida. En
fait, d’innombrables musiciens tirent leur nom de philosophes
(Thales, Pythagoras Theorem, Aristotle, Plato, Descartes, Spinoza,
Nietzsche, Jean-Paul Sartre Experience..) ou de thèmes philosophiques (Deconstruction, Post Modern Geisha…), bien que le
contenu philosophique soit plutôt mince dans certains cas.
… à la théorie
C’est beaucoup plus d’un point de vue théorique que les rapports entre philosophie et musique se sont révélés ambigus. Les
historiens nous mettent la puce à l’oreille : rarement la musique
a-t-elle été envisagée de manière autonome par les philosophes. Ils
n’y ont généralement vu qu’un objet de réflexion parmi d’autres, à
intégrer à leur système de pensée, quitte à colorer sa signification.
Platon (~428 – ~ 348), par exemple, fait de la musique une affaire
d’État. Afin d’habituer le jeune à l’ordre et à la vertu, il chasse de
sa cité idéale toutes ces musiques qui troublent l’âme et déchaînent les passions. S’inspirant de l’Égypte dont les hymnes sont les
mêmes depuis 10 000 ans (Lois, livre 2, 656 e), Platon ne conserve
que la musique « classique », porteuse d’harmonies simples et de
rythmes réguliers. Les instruments dionysiaques comme la flûte
sont conséquemment bannis au profit de la lyre ou de la cithare,
instruments d’Apollon.
Hormis la censure, même son de cloche chez l’autre grand
philosophe grec, Aristote (~384 – ~ 322). Celui-ci compare la
musique phrygienne – nous dirions aujourd’hui populaire – à une
musique d’esclaves. Cette musique, appréciée par des milliers de
travailleurs après une journée de labeur, détend l’âme mais n’exige
aucun effort de leur part. Il convient de privilégier dans l’éducation des hommes libres, comprenons ceux qui ne travaillent
pas, la musique dorienne, riche de contenu et plus exigeante
intellectuellement.
Introduction
5
C’est à saint Augustin (354-430) qu’il revient d’avoir
orchestré le premier ouvrage entièrement consacré à la musique,
le De Musica. Conversation très technique entre un maître et son
élève qui s’achève, le refrain est connu, sur une note théologique :
la musique est une manifestation de l’ordre divin et une étape vers
la contemplation de Dieu. Bien avant son fameux Discours de la
Méthode, le jeune René Descartes (1596-1650) rédige à 22 ans
un abrégé de musique, le Compendium musicae – imprimé après
sa mort – dont le musicien français Rameau s’inspirera pour sa
théorie sur les fondements de l’harmonie. Encore une fois, on
y sent la volonté de l’auteur d’accorder sa théorie musicale avec
son amour des mathématiques et son rationalisme naissant. Deux
autres ténors de la philosophie moderne, Spinoza (1632-1677)
et Leibniz (1646-1716), s’intéressent quant à eux fort peu à la
musique. Le premier s’en sert comme exemple dans sa monumentale Éthique (4e partie, préface) pour illustrer qu’une seule et
même chose peut être dans le même temps bonne, mauvaise ou
indifférente. Ainsi, la musique est bonne pour le mélancolique,
mauvaise pour l’affligé, mais ni bonne ni mauvaise pour… le
sourd ! Heureusement, la réflexion sur la musique revient par la
grande porte avec Rousseau. Compositeur, copiste et professeur
de musique, il invente également un système de notation musicale
et commet un Dictionnaire de musique. Engagé dans les débats
musicaux de son temps, il se fait le champion de la musicalité de
la langue italienne lors de la Querelle des bouffons, qui l’oppose
au compositeur et défenseur de la musique française, Rameau.
Rousseau soutient dans ses différents écrits que la musique et la
langue ont une origine commune. La musique est en effet une
sorte de langue se servant des sons comme signes et ayant le
pouvoir d’émouvoir le cœur. Mais l’histoire a scindé le dire et le
chanter ; la musique est devenue de plus en plus indépendante
des paroles et l’harmonie a pris le pas sur la mélodie. Signe de
décadence à ses yeux, derrière lequel il faut lire sa principale thèse
voulant que la société a corrompu l’homme et qu’il convient de
retrouver la simplicité des origines.
Quelques lignes : voilà tout ce qu’il faut à Kant (1724-1804)
pour régler le cas de la musique dans sa Critique de la Faculté de
6
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
juger, ouvrage pourtant considéré par les spécialistes comme un
incontournable de l’esthétique moderne et contemporaine. Il y
relègue tambour battant la musique au dernier rang des beaux-arts
parce qu’elle joue avec les sensations. Jouissance plus que culture,
il lui impute également un manque… d’urbanité ! Contrairement
aux arts qui s’adressent à l’œil, les effets de la musique dépassent
en effet les limites qu’on voudrait leur assigner, s’étendant au voisinage et portant préjudice à ceux qui ne tiennent pas à l’écouter…
Plus loquace, Hegel (1770-1831) juge néanmoins assez sévèrement la musique lorsqu’il hiérarchise les arts en fonction de leur
degré de spiritualité. Mélange de matière et d’esprit, la musique
occupe une place intermédiaire entre la peinture et la poésie. Mais
l’art n’est de toute façon à ses yeux que le premier moment de
l’épopée de l’« Esprit absolu » qu’il croit déceler dans l’histoire et
la culture humaines, moment qui sera dépassé et conservé par la
religion puis la philosophie.
Après ces fausses notes, changement de partition avec
Schopenhauer (1788-1860) et Nietzsche, pour qui la musique
est vitale. Sans en faire un objet de réflexion à part entière, les
lignes que Schopenhauer consacre à la musique dans son ouvrage
Le Monde comme Volonté et comme représentation nous font passer
par toute la gamme des émotions. Qu’est-ce que cette Volonté ?
Une force totalement indépendante de l’homme, qui se manifeste
partout mais, paradoxalement, ne veut rien, sinon sa propre perpétuation, sans but aucun. Terrible constat pour l’homme d’être
de la sorte confronté à la plus totale des absurdités. En vain cherchons-nous à nous représenter le monde suivant un but, une
nécessité, qui en bout de ligne n’existent pas. Petite lueur d’espoir
cependant : la musique. Alors que les autres arts s’inscrivent dans la
logique de la représentation et traduisent la Volonté, la musique est
expression de la Volonté elle-même. Elle nous révèle, mieux encore
que les mots, l’essence intime du monde. Cela explique pourquoi
elle nous parle avec tant de force et son pouvoir de consolation.
En contrepoint, tout l’œuvre de Nietzsche bat au rythme de
son obsession musicale. Difficile d’en prendre toute la mesure.
Disons simplement qu’il est influencé au début de sa carrière
par les thèses de Schopenhauer et qu’il noue une solide amitié
Introduction
7
avec le compositeur allemand Richard Wagner. Nietzsche publie
en 1873 un éloge à son ami avant de devenir fort critique envers
lui. En 1876 paraît Richard Wagner à Beyrouth, puis Le cas Wagner
en 1888, dans lesquels il l’accuse tour à tour de tomber dans un
incurable romantisme et d’incarner la décadence de son temps. Si
Nietzsche garde intacte l’intuition schopenhauerienne d’un fond
irrationnel de l’existence, rebaptisé chez lui volonté de puissance,
il prend ses distances vis-à-vis de son pessimisme et de son esthétisme de spectateur. La musique n’est pas qu’une consolation, un
calmant aux tourments de l’existence mais un stimulant à la vie,
une affirmation, « une justification de la vie, même dans ce qu’elle
a de plus effrayant, de plus équivoque et de plus mensonger »
(Fragment de l’automne 1887, XIII).
Il faut attendre le XXe siècle pour que la philosophie s’émancipe progressivement des systèmes fermés, un brin étouffants, et
réfléchisse de manière plus ouverte sur la spécificité de la musique.
Les questions sur la nature, la fonction ou les finalités de l’art
musical sont désormais traitées à partir de considérations esthétiques, éthiques, épistémologiques et autres qui, sans exclure le
recours aux systèmes classiques, ne s’y limitent plus. Le champ
ouvert à ce titre par les nouvelles technologies, les progrès des neurosciences ou les changements dans l’industrie musicale actuelle
lance un formidable défi aux philosophes. Et ils le relèvent, ma
foi, avec brio.
C’est dans un tel contexte que quelques ouvrages philosophiques sur la musique populaire sont parus ces dernières années,
pour la plupart dans le monde anglo-saxon. Si des préjugés tenaces
envers la musique pop contaminent certains d’entre eux, il est
remarquable de constater le sérieux avec lequel on y décortique
l’esthétique du métal, l’œuvre de Radiohead ou les derniers succès
des palmarès. Plus rassurant encore est de voir les philosophes
raviver cette étincelle consubstantielle à leur discipline, je parle
de l’étonnement, relativement à des sujets parfois dépréciés. Une
récente étude4 réalisée par les sociologues Tak Wing Chan et John
H. Goldthorpe d’Oxford montre d’ailleurs que l’élite culturelle –
  4. « The Social Stratification of Cultural Consumption : Some Policy Implications
of a Research Project » dans Cultural Trends, vol. 16, no 4, 2007, p. 373-384.
8
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
souvent autoproclamée soit dit en passant – tend de plus en plus à
devenir omnivore, se nourrissant de « haute culture » et de culture
populaire ou, pour reprendre une chanson de Belgazou, à se situer
Entre Mozart et Jagger. L’éclatement des vieilles oppositions n’est
évidemment pas une invitation à tomber dans le relativisme plat.
Essentiellement, il y va plutôt d’une réflexion à nouveaux frais sur
nos manières d’expérimenter le monde, les enjeux des types de
création et d’expérience esthétique.
Le présent ouvrage s’inscrit dans cette optique. Oubliez
Woodstock. Oubliez Live Aid. Vous avez en mains LE livre-événement de la musique populaire. Rien de moins ! Après avoir
planché en secret pendant des années sur une machine à explorer
le temps, nous avons pu rassembler les plus grands artistes et
philosophes de l’histoire, qui ont accepté de se joindre à la fête
et de réfléchir ensemble sur les répercussions de la musique pop
dans nos vies. Un concert unique, qui réunit sur la même scène
Platon, Hume, Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Freud, Adorno,
Deleuze, Debord, Charlie Parker, Frank Sinatra, Elvis Presley, les
Beatles, The Clash, Lady Gaga, Claude Léveillée, Richard Séguin,
Céline Dion, Malajube et tant d’autres. Bon concert !
Le monde de la chanson
en difficulté
Ça va empirer avant de s’emmieuter :
Pourquoi ? Comment ?
Stéphane Venne F
aisons un test. Vous avez un peu d’oreille, ni plus ni moins
que la moyenne des gens. Vous êtes dans un focus group. Et
mettons que je vous fais lire à toute vitesse les 183 titres de chansons québécoises qui suivent... Faites ça, on se reparlera après.
Bozo... Frédéric... Hymne au printemps... Je reviens chez nous...
Lindberg... Mon pays... Le P’tit bonheur... Pour les amants... Le
Train du nord... Amène-toi chez nous... Le Blues d’la métropole... Ce
matin... Comme j’ai toujours envie d’aimer... Comme un million de
gens... Conception... La Danse à Saint-Dilon... Le Début d’un temps
nouveau... En écoutant Elton John... Femme de rêve... Le Frigidaire...
Ginette... Harmonie du soir à Châteauguay... J’ai rencontré l’homme
de ma vie... Un Nouveau jour va se lever... Ordinaire... Pars pas
sans m’dire bye bye... Le Phoque en Alaska... Le Plus beau voyage...
Artistes... Attention la vie est courte... Le Blues du businessman... C’est
dans les chansons... Ce soir on danse à Naziland... Chanson pour
Elvis... Chante-la ta chanson... Dixie... Fu Man Chu (Chu d’dans)...
Gilberto... Les hauts et les bas d’une hôtesse de l’air... Infidèle... J’ai
oublié le jour... J’entends frapper... Je rêve à Rio... Méfiez-vous du
grand amour... Le Monde est stone... Partir pour Acapulco... Le
Petit roi... Le Picbois... Quelle belle vie... La Tête en fête... Théo et
10
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
Antoinette... Un peu de bonheur... Les Uns contre les autres... Vivre
en amour... Ailleurs... Un air d’été... Cœur de rocker... Ils s’aiment...
J’t’aime comme un fou... Je ne suis qu’une chanson... Ma blonde
m’aime... Plein de tendresse... Si j’étais un homme... Souvent, longtemps, énormément... Les talons hauts... Tension attention... Chats
sauvages... Double vie... Hélène... Incognito... Je voudrais voir la mer...
Je voudrais voir New York... Journée d’Amérique... Lolita... Quand
on est en amour... Vivre avec celui qu’on aime... Vivre dans la nuit...
Les yeux du cœur... Aimes-tu la vie... Besoin pour vivre... Cours pas
trop fort, cours pas trop loin... Et c’est pas fini... Femme de société...
Les Gens de mon pays... Marie-Claire... Le Monde à l’envers... Pour
une histoire d’un soir... Question de feeling... Saute-Mouton... Le
Tour de la terre... Tout l’ monde est malheureux... Un peu plus haut
un peu plus loin... Viens faire un tour... À ma manière... Les Ailes
d’un ange... La danse du smatte... Danser danser... J’ai douze ans...
Je suis cool... Je t’attendais... La légende du cheval blanc... Loin
loin de la ville... La Manic... Méo Penché... Pas besoin de frapper
pour entrer... Sur la même longueur d’ondes... Wow... L’Ange vagabond... Libérer le trésor... On traverse un miroir... Repartir à zéro...
Toujours vivant... Un peu d’innocence... Bébé jajou la toune... Bleu
et blanc... The Frog song... Jamaïca... Marie-Hélène... P’tits cœurs...
Belle promeneuse... Call Girl... Ce soir je fais l’amour avec toi... Un
gars comme toi... J’te cherche partout... Nuit magique... Seulement
qu’une aventure... Tout va bien... Conversation téléphonique... Et tu
marches... Harmonium... Ici comme ailleurs... Un musicien parmi
tant d’autres... Qu’est-ce que ça peut ben faire... Tout ce que je veux...
Viens danser... Câline de blues... Chacun son refrain... Dans ma
camaro... Ma chambre... Moi je mange... Tu trouveras la paix... Y’a
pas deux chansons pareilles... Attendre à l’année longue... Bye bye mon
cowboy... Faire à nouveau connaissance... Femme ou fille... Je suis en
amour... Miami... Samedi soir... Sugar daddy... C’est un mur... Des
croissants de soleil... Fouquet’s... Loin d’ici... Ma blonde et les poissons... Mes vacances d’été... Roule ta boule... Ton visage... Un Trou
dans les nuages... Les Enfants de l’avenir... Évangéline... Illégal...
Pied de poule... Protest song... C’est toujours à recommencer... Jack
Monoloy... Mélanie... Mes blues passent pu dans porte... Prends ma
main... Une promesse... Welcome soleil... Amère America... Car je
t’aime... Chinatown Blues... Donne-moi ma chance... L’Espion...
Le monde de la chanson en difficulté
11
Heureux d’un printemps... Parfums du passé... Quand je tombe en
amour... Sauvez mon âme... Si fragile... Pourquoi t’es dans la lune...
Tu ne sauras jamais...
Je vous parie mon prochain chèque de droits d’auteur qu’au
moins la moitié de ces 183 titres de chansons québécoises – et
davantage si vous avez plus de 40 ans – a rejoint votre cerveau et
que vous vous êtes mis à chantonner quelques secondes de chaque
chanson mentalement (ou à voix haute si vous n’avez vraiment
aucun problème d’estime de soi). Je parie même que vous avez
l’absolue certitude qu’avec un petit effort et, with a little help from
your friends, vous pourriez vous les taper presque au complet (au
moins les refrains, mettons).
Or, chacune de ces chansons fait partie d’un lot sélect dont
la société nationale d’auteurs SOCAN1 dit qu’elles ont été jouées
en public au moins 25 000 fois depuis leur publication initiale.
Quand une chanson atteint ce stade, la SOCAN lui décerne le
titre officiel (et très flatteur, je l’avoue sans vergogne ; j’en ai huit)
de classique. Chose essentielle à savoir, ce seuil de 25 000 exécutions publiques inclut – mais dépasse de loin – le niveau de diffusion d’un hit lors de sa parution. À l’instant de son lancement,
même un méga-hit ne produit pas ce total. C’est l’après-hit qui
fait la différence. L’atteinte de ce seuil signifie que la chanson est,
pour ainsi dire, entrée dans la mémoire sonore collective pour ses
qualités propres, de sa propre force, loin au-delà de ce que peut
initialement produire le dopage du marketing lors du lancement.
Car ai-je besoin de vous dire que si vous connaissez Au clair de la
lune ou L’Hymne à la joie, ça n’a rien à voir avec les coups de cœur
de Renaud-Bray ni avec les spéciaux 2-pour-1 de HMV ni avec le
matraquage radiophonique ni avec les premières pages des sections
culturelles des journaux ?
Bref, ces 183 chansons sont des succès véritables, tant sur
le plan artistique que marchand (soit dit en passant, si Paul
McCartney est milliardaire, ce n’est pas tant parce qu’il a écrit des
  1. La SOCAN, c’est l’institution qui comptabilise les exécutions publiques des
chansons au Canada coast to coast – radio, télé, spectacles, musique d’ascenseur, etc. – et rémunère leurs auteurs, nationaux comme étrangers.
12
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
hits mais surtout parce que son catalogue est truffé de classiques, ou
de standards, comme disent les Anglos).
La thèse que je vous proposerai dans le présent chapitre est
simple : les 183 chansons précitées (comme celles de McCartney,
de Trenet, de Brel... ou celles de Puccini, de Bach, de Mozart)
ont des points communs. Ces points communs sont les véritables raisons de leurs succès, ces points communs sont évidents si
l’on soulève le capot des chansons pour voir comment elles sont
faites de l’intérieur, ces points communs transcendent les époques,
les modes et les styles puisque les chansons proviennent de cinq
décennies consécutives (et bien davantage pour ce qui touche la
musique classique, dite savante ou sérieuse), et que, par conséquent, elles peuvent servir de points de référence pour analyser
et évaluer non seulement les chansons nouvelles mais aussi pour
trouver les causes profondes de la crise que traversent actuellement
l’industrie et l’art (SURTOUT l’art) de la chanson.
C’est ce que je vais tenter de présenter dans les lignes qui
suivent2.
Cherchez l’erreur... Ça presse !
Je ne serais pas auteur de chansons que j’écrirais quand même
ces lignes intégralement, pour dire que la chanson québécoise se
porte mal, que le mal est profond, et que c’est dans une autre perspective et pour d’autres raisons que celles qu’on évoque généralement, mais qu’elle a, en revanche, ce qu’il faut pour aller mieux...
pas tout de suite mais dans quelques années, pas automatiquement
mais à certaines conditions.
Le sujet me préoccupe. Car bien qu’appartenant au monde
de la chanson, mon inquiétude n’est pas que professionnelle, pas
que corporatiste, pas qu’intéressée : je ressens les choses de manière
plus large, comme citoyen du Québec.
  2. J’irai le plus loin que je peux pour être au moins crédible, conscient toutefois qu’une démonstration à l’épreuve des balles demanderait plus de temps
et d’espace que ce dont je dispose, et surtout une masse de recherche et de
fines analyses que le contexte ne me permet pas.
Le monde de la chanson en difficulté
13
En effet, pour le Québec, la chanson, c’est majeur. Elle est
notre porte-parole le plus collectif, notre porte-drapeau chaque
fois qu’il nous en faut un, notre porte-bonheur le plus spontané
(Mon cher William3, c’est à ton tour...), et pour un nombre considérable d’entre nous, un porte-monnaie.
Mais par-dessus tout, la chanson est un facteur identitaire plus
percutant et plus répercuté que toutes les autres formes d’art (bien
sûr, sur le plan purement quantitatif – le nombre d’œuvres et d’artistes – et sur le plan de leur visibilité ici et ailleurs). Ça me semble
évident. D’une manière plus notoire que pour toutes les autres
formes d’art, les chansons de Vigneault ont symbolisé l’âme collective québécoise, celles de Charlebois la rébellion de notre jeunesse,
celles de Beau Dommage l’urbanité tant comme nouveau tissu
social que comme nouvelle carte du Tendre, celles de Desjardins les
tourments et exultations du mâle québécois contemporain, celles
de Ferland l’amour et l’humour machos et un peu vlimeux et celles
de Félix la dureté de ce lieu et la résilience de ses gens. Je ne dis pas
que dans cent ans, on ne se souviendra pas davantage de Lepage,
d’Arcand, de Tremblay, de Riopelle ou d’André Mathieu. Je dis
juste qu’aujourd’hui, relativement au Québec, les références identitaires qui occupent le plus de terrain dans les consciences et les
médias d’ici et d’ailleurs relèvent du monde de la chanson.
Et il y a des raisons à cela, des raisons factuelles, des raisons qui
tiennent selon moi à notre petite taille comme peuple et comme
économie, à notre courte histoire comme entité culturellement
spécifique, et même, peut-être, à divers facteurs extrinsèques (certains tout bêtement génétiques ou climatiques).
Bref, des causes identifiables ont engendré des conséquences
indéniables : un talent particulier, une compétence spécifique et
une prédilection singulière pour la chanson comme forme d’art.
D’autres peuples et d’autres économies plus considérables ou
plus riches que nous peuvent, sans trop se forcer, engendrer des
formes d’art plus lourdes : bâtir en série des cathédrales (qui sont
des œuvres d’art en même temps, à leur manière, que des médias
de masse avant la lettre) comme le fit la chrétienté européenne
  3. Le prénom le plus à la mode en 2009... Allez savoir pourquoi.
14
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
d’antan, monter une industrie cinématographique énorme comme
le font les États-Unis ou l’Inde, constituer un répertoire gigantesque d’opéras comme l’ont fait les Italiens et les Allemands. Des
sociétés plus anciennes ont pu, avec le temps, incorporer à leur
culture nationale d’énormes corpus de littérature ou de beaux-arts
qui, de par la force et la cohérence conférées par les siècles, ont fini
par imprégner tant leur environnement physique que l’âme collective (c’est évident quand on déambule dans les villes européennes
ou qu’on écoute parler leurs gens : partout on voit la culture et
partout on l’entend). Leurs formes d’art leur vont comme un gant.
Nous, c’est la chanson. Car la chanson, comparée à la magnificence architecturale des cathédrales ou à la complexité du cinéma
ou du grand théâtre (et même de la comédie musicale, la seule
vraie, l’énorme et si énormément complexe et coûteuse telle que
pratiquée à New York ou à Londres), la chanson, dis-je, est une
forme d’art matériellement, techniquement, financièrement et
substantiellement légère, à la portée de tous. Tout le monde peut
en faire (sous réserve de talent... et parfois même sans), tout le
monde en entend quotidiennement (alors qu’on ne va pas tous
les jours au musée ou à l’opéra). La consommer prend peu de
temps (alors que la lecture de Notre-Dame de Paris vous prendra
une bonne douzaine d’heures).
En raison de cette légèreté, la chanson fut de tout temps
l’arme culturelle artisanale des collectivités marginales ou sans
voix ou sans grands moyens, elle fut de tout temps l’inopinément victorieuse fronde artistique du petit David contre le gros et
grand Goliath. Le petit peuple de France, du Moyen Âge jusqu’à
la Révolution, barbait les grands ou les clercs avec des chansons
lèse-majesté ou paillardes. Les Noirs américains se sont donné
cet hymne identitaire immense, global et salvateur qu’est le blues.
Le rock’n’roll avec son format à quatre musiciens électrifiés a remplacé pour la jeune génération des années cinquante et soixante4
les orchestres coûteusement simili-symphoniques de leurs parents
(les chanteurs et chanteuses pop d’avant le rock avaient toujours
  4. On oublie trop commodément que le rock’n’roll fut inventé (et baptisé ainsi)
dans les années cinquante.
Le monde de la chanson en difficulté
15
besoin d’un big band ou d’une tonne de violons). Les protest songs
des années soixante (voix-guitare-harmonica à la Guthrie ou
Dylan à ses débuts) ont contribué à faire tomber deux présidents
(Lyndon B. Johnson et Nixon) de leur socle militariste.
C’est pas rien ! Et tout ça avec presque rien : une guitare (ou
pas beaucoup plus) et une bonne toune.
Bien sûr, nulle chanson ne va ni n’ira jamais aussi loin ni aussi
profondément que Hamlet, que la Joconde, que la Neuvième, que
le Penseur, que Citizen Kane, que les Illuminations. Mon propos
n’est pas là. Il est : « La chanson est pour nous, dans notre trajectoire identitaire, une arme culturelle de prédilection, notre sort en
dépend, donc nous dépendons de son état de santé. » Or,...
Ça va mal à la shop (de disques)
Convenons d’une chose tout de suite : l’industrie de la
musique va mal. Partout. Les ventes de disques dans le monde ont
chuté environ de moitié en 10 ans (de vaguement 15 milliards de
dollars à vaguement 8 milliards de dollars)5.
Tableau 1. Vente en milliards de dollars
Et ça ne va guère mieux au Québec.
  5. [En ligne] [http ://blog.iammusicnetwork.com/music-marketing/
music- industry-statistics-for-music-marketing-success/].
16
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
Le tableau 2 indique combien de disques produits au Québec
de 2001 à 2009 ont atteint divers niveaux de succès, délimités en
cinq paliers allant de 10 000 à 300 000 ventes6.
Tableau 2. Le nombre de disques vendus au Québec
Quels que soient les paliers de ventes pris en considération
(mis à part la frange du bas, moins significative et celle des miracles à 300 000 copies et plus7), on voit que le nombre d’heureux
élus dans chaque palier a baissé presque constamment de 2001
à 2008. Et la remontée de 2009, direz-vous ? Un accident, car
l’année 2009 fut dopée par des albums dits de covers, ces rééditions
de chansons passées sur lesquelles le public s’est lancé8..., ce qui
devrait tout de suite vous donner à penser (Pourquoi est-ce que
ça se vend tellement, des covers de vieilles chansons ? Devinez !).
Mais ce dopage ne va pas durer : il y a une limite à l’apport en oxygène d’appoint que les rééditions peuvent apporter à l’évolution
du marché9.
  6.Tiré du Rapport des activités 2009-2010 de l’ADISQ, p. 4.
  7. Les albums collectifs de Star Académie atteignent ces altitudes. Presque jamais les solistes, sauf parfois Céline Dion et Marie-Élaine Thibert.
 8. Sylvain Cossette, Claude Dubois, Marjo, Marie-Élaine Thibert, Daniel
Lavoie, et j’en passe... même Ferland, même Vigneault en 2010.
  9. Cela dit, la musique classique, qui roule sur son répertoire (plus que sur les
œuvres nouvelles) depuis que les disques existent, semble contredire cette
assertion. Mais c’est une autre histoire...
Le monde de la chanson en difficulté
17
La myopie10 de la vision marchande
Qu’est-ce que ces chiffres et ces courbes nous disent d’utile ?
Pas grand-chose si on se limite à une vision marchande.
Car ils mesurent quoi, les marchands, avec leurs chiffres
de ventes ? Ils mesurent ce qui les intéresse et ce qui touche
leur métier de vendeurs : des transactions. Pas l’adhésion, pas la
mémoire, juste des transactions. Ils savent ce que vous dépensez,
pas ce que vous aimez. Pas vraiment. Pas systématiquement. Car
si, dans votre douche, vous chantonnez La Danse à Saint-Dilon ou
Douliou, douliou, Saint-Tropez (deux saints décidément festifs) ou
si vous bercez votre bébé en lui chantant L’eau vive, ce n’est pas une
transaction donc ça leur passe mille pieds11 au-dessus la tête. Pour
eux, ça n’existe pas.
Or, l’adhésion et la mémoire, ça existe bel et bien. C’est même,
sur le long terme (le seul terme qui compte vraiment), tout ce qui
existe. Car c’est ce qu’il y a dans votre juke-box mental qui fait foi
du succès véritable d’une chanson, c’est là qu’est la vraie force des
chansons, leur empreinte quand elle est indélébile, le rôle qu’elles
jouent en vous... et en nous tous. Et cela n’est jamais mesuré. Et
ce n’est peut-être même pas mesurable, car votre juke-box mental
est configuré – et voilà la difficulté – par votre inconscient. Donc
si Léger marketing vous demandait d’énumérer vos tounes préférées, vous feriez appel à votre mémoire consciente, et probablement uniquement à votre mémoire de court terme, de surface,
ce qui limiterait votre réponse à quatre ou cinq titres fredonnés
aujourd’hui ou hier, au détriment des milliers d’œuvres inconsciemment engrangées qui balisent la cartographie et la chronologie de votre âme depuis votre naissance (voire avant, si on en
croit de récentes études sur l’évolution du fœtus et l’influence de
la voix de la mère lors de la grossesse).
10. Myopie (selon Antidote) : Anomalie de l’œil qui se traduit par une vision
floue des objets éloignés [...] Manque de clairvoyance, de prévoyance,
d’ouverture.
11. Un jour, je passerai au métrique.
18
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
Pourtant, la photo de la vraie nature de votre adhésion aux
chansons est là, dans votre juke-box mental, et seulement là. Une
telle photo nous dirait non seulement ce que vous aimez, mais
aussi pourquoi, car elle nous dirait, à l’accumulation, quelles sortes
de chansons sont plus susceptibles d’élire domicile en vous, si tant
est que ce lot de chansons comportent des dénominateurs communs (patience, j’y viens).
Mais les marchands ne voient pas ça, n’entendent pas ça, et pis
encore : ils ne cherchent pas à voir ni à entendre. Ils se contentent
de comptabiliser l’instant présent parce que c’est ça, cette infime
fraction du réel, qu’ils ont immédiatement et aisément sous les
yeux. Alors, quand ça va mal, ils blâment ce qu’ils voient : les téléchargements illégaux, les Américains trop envahissants, la récession, le prix des disques ou des billets de spectacles. Bref, n’importe
quoi, tout sauf le centre de la question : la qualité des produits
qu’ils vendent, les chansons. Pourquoi ? Parce que les marchands
d’aujourd’hui (car ça n’a pas toujours été comme ça, et ce n’est pas
même aujourd’hui partout comme ça) sont incapables de mettre le
doigt sur ce qui fait fonctionner une chanson, sur ses composantes
intrinsèques. Ils sont totalement obnubilés par les facteurs extrinsèques, notamment le marketing.
Il y a autre chose. Autre chose de plus éloquent... et de plus
alarmant.
Savons-nous parler des notes ?
En 2001, à l’occasion d’une longue convalescence, je me suis
mis en tête, pour passer le temps, de tenter de coucher sur papier la
description la plus clinique possible de ce qui se passe dans la tête
d’un auteur de chansons au moment où il écrit. La radiographie
de l’acte créateur, en somme. Je me prétendais capable d’écrire une
bonne vingtaine de pages d’autoportrait musico-cérébral. Mais je
me suis laissé emporter par le sujet, et le produit final – cinq ans
plus tard – fut un ouvrage de 500 pages12 dans lequel j’ai consigné
tout ce que je sais (ou crois savoir) à propos des chansons, de ce
12. Le frisson des chansons, Les Éditions internationales Alain Stanké, 2006.
Le monde de la chanson en difficulté
19
qui fait qu’elles fonctionnent (quand elles fonctionnent), et de ce
qu’un auteur doit faire de son corps et de son âme pour être créatif.
Je serai éternellement reconnaissant envers les Éditions internationales Alain Stanké (filiale de Québécor) d’avoir joué avec moi le
jeu, pas rentable du tout, de lancer en l’air un certain nombre
d’idées, de réflexions, strictement par amour pour la chanson, et
avec comme seul but de me laisser structurer ma pensée et mon
expérience au cas où ça serve à quelqu’un.
Je ne vous cacherai pas que l’une de mes motivations en écrivant ce livre était l’irritation devant la minceur des propos dits ou
écrits sur la chanson par les critiques, les chroniqueurs, et même
les auteurs. Ça ne vole guère beaucoup plus haut que « j’aime,
j’aime pas ». L’érudition (portant sur le nom des styles, sur l’identité ou la biographie des artisans) tient lieu de connaissance. Et,
plus souvent qu’autrement, on ne parle pas vraiment des œuvres
mais des artistes (comme si un critique gastronomique, au lieu de
parler de l’équilibre des composantes d’un plat et de l’amalgame
des saveurs, vous parlait du chef cuisinier). On en reste à la pensée
magique, comme quand les amateurs de hockey parlent de chimie
dans une équipe, faute de pouvoir décoder et conceptualiser les
schémas tactiques du jeu. Et mon irritation centrale s’exprima
dans le passage suivant : « Ce que je dis, au fond, c’est qu’on ne
me parle jamais de la chanson pour vrai, de la chanson en train
de se faire entendre, ou en train de se faire composer. C’est comme
si, au lieu de me montrer la photo d’une belle fille (ou la belle
fille en personne), on me montrait des radiographies de diverses
parties de son corps, ou qu’on me donnait un relevé de ses statistiques vitales et son arbre généalogique. Les intellectuels, surtout,
les experts, ont cette fâcheuse tendance à saucissonner la chanson, à
la disséquer en tranches : par thèmes, par styles, par époques. Et la
plupart du temps, ils le font en lisant la chanson par le seul moyen
qu’ils maîtrisent : le texte, comme si la chanson s’assimilait aux
arts axés exclusivement sur le texte : poésie, théâtre, roman. Faux !
Parler du texte n’est pas parler de la chanson13. » Et j’ajoutais : « [...]
l’univers d’une chanson ne consiste pas en telle ou telle pièce détachée de la chanson (les mots, ou les thèmes, ou les composantes
13. P. 94.
20
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
musicales), mais de la globalité de la chanson, de la résultante de
toutes ses pièces détachées. J’ai même l’absolue conviction que c’est
comme ça que vous écoutez des chansons, globalement et non en
pièces détachées, presque comme vous regardez une peinture ou
une sculpture, et que c’est aussi de cette façon que les chansons se
parquent dans votre mémoire14… »
Une mélodie, ça mange quoi en hiver ?
Ce non-savoir-parler-de-chansons empêchait (et empêche toujours), à mon avis, les observateurs de la chanson, de même que
les décideurs de l’industrie, de penser correctement (rationnellement ou intuitivement) cette dimension reine d’une chanson : la
mélodie. Les notes. Ce qui fait que la musique est la musique. Ce
qui fait qu’une chanson n’est ni un poème ni une pièce de théâtre
ni un roman ni un discours. Ce qui fait que la mélodie (y compris celle d’une chanson) est plus que le pin-pon rudimentaire des
ambulances ou que le son aléatoire du vent dans les interstices des
portes mal étanchéisées. Ce qui fait que même les paroles d’une
chanson (car, s’agissant de chansons, on dit en effet paroles15, et
non texte ou poème) sont des objets acoustiques et sensoriels plus
que sémiologiques ou intellectuels, que les paroles, à ce titre, font
partie intégrante de la mélodie d’une chanson, qu’elles soutiennent
et reçoivent en même temps, et que, par conséquent, les paroles
ne doivent jamais, au grand jamais, être dites, lues ou analysées à
distance de la mélodie, parce que les syllabes des paroles sont en
réalité des phonèmes, des pépites de musique au même titre que
les notes proprement dites, et parce que ces paroles ont comme
destin et comme devoir, comme l’ensemble de la chanson, d’être
chantantes. D’être musicales. D’être mélodiques. Comme dans Moi,
moi, je t’ai-ai-ai-ai-ai-aime16. Une chanson, une bonne, une-quidure, ça n’existe que chanté, que mélodique. C’est ça, le concept.
Et ce qui ne se conceptualise pas correctement ne se gère pas.
14. P. 252.
15.Et les Anglos, toujours en avance d’une coche quand il s’agit de bien nommer les phénomènes contemporains, disent « lyrics ». Comme c’est beau !
Comme c’est vrai !
16. Pendant que les bateaux, Gilles Vigneault.
Le monde de la chanson en difficulté
21
Fatalement, cette difficulté des observateurs et des décideurs
à conceptualiser correctement la mélodie (comme si, au cinéma,
les observateurs et les décideurs n’arrivaient pas à conceptualiser
le tournage ou le montage d’un film) s’est généralisée, jusqu’à
infecter les auteurs eux-mêmes (ça y est, je l’ai dit... ; j’attends les
tomates). À force de ne pas savoir ce que c’est qu’une mélodie, ni
de quoi c’est fait, ni en quoi c’est bon quand c’est bon, on en arrive
à ne plus savoir en écrire, ni même à voir la nécessité d’en écrire.
Ça m’a incité à dire dans mon livre, dans un passage écrit en
2002 : « Vous avez sans doute remarqué qu’il y a une propension
chez certains auteurs québécois récents à faire presque systématiquement des phrases mélodiques courtes et répétitives, dans le
genre La vie est un’ salope17 (6 syllabes, donc 6 notes, et on recommence à l’identique), Ma gang de malades, vous êtes donc où18 ? (9
syllabes, donc 9 notes, et on recommence encore à l’identique).
C’est leur style. Et leur droit. Je crois toutefois fermement que c’est
hélas une tendance lourde dans la chanson québécoise [...] »
J’ai alors voulu confirmer par des faits cette impression que
j’avais à propos de la prépondérance des mélodies minimalistes
dans la chanson québécoise contemporaine. Je suis tout bonnement allé chez un disquaire montréalais majeur, j’ai acheté les sept
disques les plus avantageusement disposés dans le présentoir des
nouveautés, j’en ai écouté les 106 chansons en consignant systématiquement certains éléments structurels de leurs mélodies (quantité
de notes ou de mesures par phrase musicale, diversité des notes les
unes par rapport aux autres au chapitre de leur durée et de leur
altitude, fréquence de répétition des motifs mélodiques, etc.).
Ici, je vous offre mes plus plates excuses, car je dois vous indisposer un brin : je me dois de vous causer technique non seulement
pour éclairer ma notion de mélodie minimaliste mais pour vous
amener au cœur de ma démarche d’analyse des problèmes actuels
de la chanson. À ces fins, se parler des vraies affaires est un passage
obligé. S’il s’agissait de gastronomie, faudrait se parler de sucs,
d’acidité, d’épices, de degrés de cuisson. C’est pareil en chansons.
17. De Dumas.
18.La Désise, de Daniel Boucher.
22
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
Une mélodie, c’est exactement comme une phrase parlée ou
écrite, sauf qu’elle est composée de notes au lieu de mots, des notes
qui, comme des mots, s’enchaînent d’une manière qui nous paraît
naturelle. Quand plusieurs notes sont ainsi mises bout à bout,
cela constitue soit une phrase mélodique soit un motif mélodique
(segment de mélodie qui développe la phrase, un peu comme des
propositions relatives ou circonstancielles développent une phrase
écrite).
Mon argumentation demande que vous gardiez trois choses
en tête. Premièrement, une phrase ou un segment mélodique peut
comporter plus ou moins de notes (le début du refrain de Et c’est
pas fini est fait de deux grappes de 5 notes – « Et-c’est-paaas-fini....c’est-rien-qu’uuun-dé-but », alors que la première phrase de Ô
Canada fait 20 notes... je vous les épargne). Deuxièmement, ces
notes peuvent être soit toutes de durées égales (comme dans Si-tusavais-comm’-on-s’en-nuie... [à la Manic]19, ou de durées différentes (comme dans Maaa-pe-tiiit’-est-cooo-me-l’eau... [elle est commeee l’eau viiiveee]. Troisièmement, les notes peuvent être soit à
peu près toutes à la même altitude à la manière de pinces à linge
sur leur corde (comme, encore une fois, dans Si-tu-savais-comm’on-s’en-nuie... [à la Manic]) ou à des altitudes variables et plus
ou moins grandes (comme dans Tant-qu’y-m’rest’raaa-kek’chooos’dans-l’frigidaire ou comme dans Qu’iiil-est-diii-fiii-ciii-le-d’ai-mer,
qu’il-est-dif-fi-ciii-le.
Voilà grosso modo l’arsenal du compositeur, les variables dont
il dispose, comme un peintre varie ses teintes, ses formes et ses
coups de pinceau.
Je ne dis pas que de s’en servir de telle ou telle manière est bon
ou mauvais, ni que ça donne un produit beau ou laid ; je dis seulement que c’est là, et qu’on peut en tirer quelque chose de génial
en allant dans un sens comme dans l’autre : les 4 premières notes
de la Cinquième symphonie de Beethoven sont minimalistes mais
géniales et célèbres, mais l’infiniment plus complexe Hymne à la
joie de la Neuvième symphonie du même Ludwig l’est tout autant.
19.Évidemment, pour que cet exemple, comme les suivants, soit probant, faut
pas juste lire le texte, faut chanter la toune !
Le monde de la chanson en difficulté
23
Et quant au préjugé voulant que la chanson populaire soit
condamnée à la simplicité volontaire perpétuelle, c’est de la bouillie
pour les chats : la première phrase mélodique de l’immense succès
Le blues du businessman20 dure presque 2 minutes sans une seule
répétition à l’identique, elle comporte 199 notes réparties sur 62
mesures. Je pourrais vous en citer cent autres tout aussi développées. Bref, un compositeur de chansons peut faire ce qu’il veut,
rien ne le confine, tout est affaire de décisions artistiques basées sur
des connaissances ou sur l’instinct21.
C’est sous cet angle que j’ai regardé en 2003 ce qu’il y avait
sous le capot de 106 chansons provenant de 7 disques de 7 artistes
différents. Me référant aux notes cursives prises à l’époque, il en
est ressorti que...
La mélodie fout l’camp, Villon...22
« Stefie Shock (Décor) – aucun motif mélodique des 11
chansons de son disque Décor ne fait plus de 2 mesures. Steve
Dumas (Le cours des jours) – sauf pour « J’erre » qui comporte
quelques phrases de 4 mesures et pour « Je ne sais pas » qui comporte un motif de 6 secondes, son CD Le cours des jours est fait de
courtes phrases mélodiques. Charles Dubé (Réverbère) – son CD
Réverbère est essentiellement fait de mélodies rectilignes23, ou de
motifs généralement courts et symétriques… sauf pour « La Fête »,
« Passerelles » et « Tourmentes », où les motifs mélodiques, pour
convenir à la dimension des segments de texte, sont découpés pour
donner parfois 4 mesures. Marie-Jo Thério (Arbre à fruits) – [...]
ce sont encore de petites touches, oui, mais qui forment toutes
20. Musique de Michel Berger, paroles de Luc Plamondon.
21. Vous aurez compris que j’ai la notion d’inspiration en horreur.
22.Allusion à « La poésie fout l’camp, Villon » une belle chanson engagée, mais
surtout enragée que Léo Ferré a écrite pour dénoncer la superficialité du
monde moderne, chanson qu’il adresse à François Villon, un grand poète
du Moyen Âge, mais aussi un bum qui avait toujours les forces de l’ordre à
ses trousses.
23. Y’a pas nécessairement de mal à ça ; 90 % de Ferré est bâti comme ça (ce qui
donna parfois des chefs-d’œuvre comme « Vingt ans ») ; mais il savait aussi
écrire des lignes mélodiques célestes comme « Est-ce ainsi que les hommes
vivent ? ».
24
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
ensemble comme les alvéoles d’un édredon de duvet fait pour y
coucher des mots et des moods et des souffles, et pour en épouser
les courbes et les creux dans un nuageux aller-retour entre le parler
et le chanter ; bref, le style Thério [...]. Ariane Moffat (Aquanaute)
– toujours le même caractère mélodiquement minimaliste ; elle est
comme un peintre dont on voit bien, quand on s’approche du
tableau, qu’il procède systématiquement par petits traits de pinceau, ce qui produit chez elle des motifs mélodiques qui ont l’air
presque liquides, comme de tout courts et tout fins et insaisissables coulis de son, apparemment faits uniquement pour napper les
mots… sauf ici et là quelques motifs [...] un peu plus nets, plus
découpés, plus écrits et plus mélodiquement singularisés, comme
dans « Shanghai », « Le long couloir », « Blanche » et « Poussière
d’ange » – surtout celle-ci, avec son doux-amer « Juste un mauvais
moment… ». Yann Perreau (Western romance) – il bâtit ses motifs
mélodiques un peu comme des espaces de rangement pour ses
textes, chaque motif mélodique étant de la taille exacte d’une ligne
de texte, chaque motif étant soit répété, soit remplacé par un motif
similaire, sauf pour « Soul Circus » [...] « Fille d’automne », [...].
Andrée Watters (A W) – les 40 minutes de son album comportent
une prépondérance de motifs mélodiques de 1 et 2 mesures, sauf
le refrain de « Cent ans » qui en fait 3. »
J’en conclus qu’il y avait dès 2003 une tendance observable
à la simplicité mélodique (volontaire ou pas), et que, même sans
avoir fait le même exercice systématique sur les produits nouveaux
des années subséquentes jusqu’à 2009, je l’ai fait néanmoins instinctivement, par oreille. Et, comme disait l’autre, la tendance se
maintient.
Tout effet a une cause.
Alors, à mes risques et périls, je fais le grand écart intellectuel
de dire qu’il y a un lien de cause à effet entre cette tendance des
auteurs de chansons à délaisser l’art de la mélodie et, d’une part,
la chute des ventes et surtout, d’autre part, la faible présence des
chansons des vingt dernières années dans le groupe sélect des classiques de la chanson québécoise.
Car, primo, si vous jetez un autre coup d’œil au deuxième
graphique du présent chapitre (les ventes 2001-2009 au Québec),
Le monde de la chanson en difficulté
25
vous verrez que 2002 est la première année de la chute des ventes,
et même l’année de la baisse la plus forte. Coïncidence ? Si vous
voulez. Mais pas anodine.
Et secundo, je vous lance une autre brique (plus tard, on allumera le fanal). Revenons aux 183 chansons que j’ai énumérées au
début, celles qu’on aura dans la mémoire longtemps. Ai-je besoin
de vous démontrer qu’elles sont non seulement mélodiquement
riches mais que leur signature mélodique est au cœur de leur identité24 ? Or, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous. Si l’on dispose la
chronologie de ce lot de chansons en deux périodes, l’une allant
de 1965 à 1984, et l’autre de 1985 à 2005, soit deux périodes
d’environ 20 ans, on se rend compte que 142 de ces œuvres (78
%) datent de la première des deux périodes et seulement 41 (22
%) de la seconde. Et il y a pire : dans les 41 chansons datant de
la seconde période, 24 (donc 13 % de l’ensemble) furent écrites
par des auteurs déjà actifs au cours de la première période, ce qui
augmente à 91 % la part des auteurs de la période 1965-1984 et
réduit à 9 % la part des suivants.
Même en invoquant l’usuelle marge d’erreur, la différence est
grande. Trop grande. Ce n’est pas sain.
Je conviens qu’il ne faut pas devenir fous avec les chiffres, et
que ceux que j’évoque demandent des nuances. Par exemple, il y
a 7 ou 8 chansons de la première période qui datent d’avant 1965
(3 de Leclerc, 2 de Vigneault, 1 de Ferland et 1 de Léveillée), ce
qui débalance un peu l’échantillon. Et je concède aussi qu’une
chanson écrite il y a 40 ans a bénéficié d’une plus longue période
pour rejoindre le chiffre magique des 25 000 exécutions publiques. Mettons.
Mais mettons aussi, à l’inverse, que non seulement la seconde
période de 1985 à 2005 a été significativement aidée par la profusion de nouvelles stations FM musicales et de salles de spectacles
24. Croyez-moi : je pourrais la faire, cette démonstration, sur la base de divers
paramètres tout aussi clairs et mesurables les uns que les autres, exactement
comme on peut mesurer l’acidité d’une sauce dans un mets ou la complexité
des mouvements de caméra d’un plan-séquence au cinéma. Et je n’invente
rien : les spécialistes en musique classique font ça tout le temps.
26
Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod
subventionnées, par les quotas radiophoniques du CRTC qui privilégient les nôtres25 (tous des facteurs pratiquement inexistants
au cours de la première période), mais qu’elle fut propulsée par
un extraordinaire marketing, devenu progressivement une force
stratégique et structurée depuis une trentaine d’années, pas plus.
Attention ! Je ne dis pas que la seconde période a produit
moins de hits (ces chansons qui connaissent le succès sur le coup)
ni moins de vedettes ni moins de découvertes. Elle en a vraisemblablement produit davantage. Ce que je dis, c’est ce que je vois,
ce qui est : les ventes baissent globalement, et l’arrivage de classiques s’amenuise. Mon analyse, comme certains le diront, relève
peut-être de l’opinion, mais les faits que j’évoque sont les faits, ils
constituent un problème, et le problème doit être résolu. Encore
faut-il le voir. Et le comprendre.
What have they done to my song(s), Ma ?
Pourquoi en est-on arrivé à ce déclin de l’importance de la
composante mélodique des chansons ? Je vois plusieurs raisons,
que je vous lance en vrac.
La principale, à mon avis, est la suprématie artistique du rock.
Issu du blues, il en a hérité la forme. Or la forme du blues (le vrai,
celui bâti sur 12 mesures et 3 accords, comme Câline de blues) est
constituée de courts segments qui renferment chacun un énoncé
mélodique ou textuel. Ce n’est pas la place pour les développements mélodiques.
En outre, culturellement puis artistiquement, le blues (et aussi
le Gospel) – puis le rock – se caractérisent par les incantations,
ces phrases courtes qu’on répète inlassablement jusqu’à l’envoûtement. Encore une fois, pas de place pour les développements
mélodiques.
25. Je sais que ça ouvre un autre débat, mais je suis contre les quotas (après les
avoir favorisés – et même contribuer à les déclencher – au début). C’est à
mes yeux et selon mon expérience une émasculation de la résilience des
auteurs et de leur créativité. C’est peut-être aussi une coquetterie de ma
part : avant les quotas, quand on tassait les Anglos des listes radiophoniques,
c’était pour vrai. Une sensation extraordinaire.
Le monde de la chanson en difficulté
27
Et enfin, s’agissant du rock, son immense énergie lui vient de
la pulsation. C’est son ADN, bien plus que la mélodie.
Autre chose. Les auteurs québécois contemporains, artistiquement et culturellement proches des Américains pour le meilleur
comme pour le pire, ont brisé le cordon ombilical musical avec la
filière européenne qui, depuis Puccini jusqu’à Aznavour, Legrand
et Bécaud, en passant par le bel canto italien et les si chantants
opéras comme Carmen et le mélodiquement envoûtant Boléro...
Quand on cesse de fréquenter ces gens, on perd la main, c’est sûr,
c’est sûr...
Autre chose encore. Les artistes actuels orientent leur créativité vers d’autres dimensions de la chanson que la chanson comme
telle, comme œuvre écrite : ils mettent l’accent sur des qualités
de production en studio, sur la création de textures de son, de
climats. Les extraordinaires saunas acoustiques qu’ils vous concoctent relèvent plus de l’enveloppe sonore indéfinissable que de la
mélodie identifiable.
Les artistes actuels mettent aussi beaucoup d’énergie – si l’on
considère certains aspects extérieurs à la musique comme le comportement, le vêtement et la coiffure, autrement dit le look – sur la
construction de leur personnage, comme le font souvent les artistes
de théâtre ou de cinéma. Avec ces auteurs-interprètes, on est dans
le monde de la performance tant sonore (les disques) que visuelle
(les spectacles), et moins dans le monde de l’écriture, surtout de
l’écriture mélodique.
Et pour finir, voici mon dada. Qu’on le veuille ou non, on
est dans les années-guitare. Or je soutiendrai jusqu’à mon ultime
souffle que les compositeurs-pianistes ont un penchant plus fort
pour l’élaboration mélodique que les compositeurs-guitaristes,
plus portés sur les phrases courtes, et surtout sur le beat, leur instrument étant partiellement un instrument rythmique. Des noms de
compositeurs-pianistes ? Legrand, Bécaud, Cole Porter, Aznavour,
Elton John, Claude Léveillée, McCartney, François Cousineau26,
26. Les meilleures chansons de Diane Dufresne.
Téléchargement