Hommage à Jacques Derrida -ce qui nous revient.

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Hommage à Jacques Derrida
-ce qui nous revient.
par Charles Ramond
[email protected]
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
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L’hommage que je me propose de rendre à Jacques Derrida (décédé le 09
octobre 2004) ne se situera pas principalement sur le plan personnel ou affectif. Si
j’ai connu personnellement Derrida, en effet, ce fut de trop loin, comme élève à l’ENS
dans le début des années 80, puis, de temps à autre, comme organisateur de
conférences, pour pouvoir m’autoriser d’une réelle familiarité. Il s’agira donc plutôt
d’un hommage philosophique. Non pas cependant une série de louanges, ou une
recension de ce en quoi Derrida a été justement selon moi reconnu comme un des
philosophes les plus marquants du XXème siècle –encore qu’il sera légitime sans
doute de rappeler ici et là tel ou tel thème. Non : la mort même de Derrida, me
semble-t-il, nous oblige à poser une question philosophique à laquelle d’une certaine
façon il n’a jamais cessé de penser : qu’est-ce que ça change, d’avoir à parler d’un
philosophe mort plutôt que d’un philosophe vivant ? Telle sera donc aujourd’hui,
encore grossièrement présentée, ma question : une interrogation quelque peu
circulaire, où réflexive, sur la possibilité même de rendre hommage à quelqu’un
comme Derrida sous prétexte qu’il est récemment décédé. En quoi cet hommage, je
m’empresse de préciser, d’atténuer ce qu’une telle question pourrait avoir de
choquant, en quoi cet hommage, donc, devrait-il être différent de celui que, parmi
bien d’autres en France et dans le monde entier (peut-être moins nombreux en
France qu’on aurait pu l’attendre) je lui ai souvent rendu, ne serait-ce qu’en
l’enseignant régulièrement depuis plusieurs années, en publiant des conférences sur
son œuvre, des lectures ou des présentations de ses textes2 ? Telle sera ma
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Conférence prononcée à la Société de philosophie de Bordeaux, le 4 mai 2005.
Voir notamment Le Vocabulaire de Derrida (Paris : Ellipses, 2001) ; Derrida-La
Déconstruction (Paris : PUF, 2005), et la conférence « Spinoza – Derrida » publiée d’abord en ligne
sur http://spip.univ-poitiers.fr/philosophie/IMG/rtf/Spinoza_Derrida-Ramond.rtf, et reprise sur plusieurs
sites comme par exemple http://hyperspinoza.caute.lautre.net/article.php3?id_article=1287.
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
première question. Il semblerait absurde et dénué de bon sens de soutenir que cette
mort ne fait aucune différence. Et pourtant, Derrida lui-même, sa vie durant, n’a
jamais soutenu autre chose. Si bien que nous sommes aujourd’hui dans une position
assez semblable, toutes différences maintenues par ailleurs, à celle des disciples de
Socrate qui, comme le raconte le Phédon, veulent absolument pleurer Socrate, en
contradiction performative directe avec eux-mêmes puisque, comme Socrate le leur
rappelle à plusieurs reprises tantôt avec bonhomie, tantôt avec une pointe
d’agacement, il a passé sa vie à leur enseigner qu’il serait absurde et ridicule de le
pleurer le jour de sa mort, comme s’il leur fallait choisir entre être des disciples et
pleurer leur maître :
1. « ‘—Nous mettrons donc tout notre zèle, dit Criton, à suivre ton conseil.
Mais comment devons-nous t’ensevelir ? —Comme vous voudrez, dit-il, si
toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas’. Puis,
souriant doucement et tournant en même temps les yeux vers nous, il
ajouta : ‘Je n’arrive pas, mes amis, à persuader à Criton que je suis le
Socrate qui s’entretient en ce moment avec vous et qui ordonne chacun de
ses arguments. Il s’imagine que je suis celui qu’il verra mort tout à l’heure, et
il demande comment il faudra m’ensevelir. Tout ce long discours que j’ai fait
tout à l’heure pour prouver que, quand j’aurai bu le poison, je ne resterai plus
près de vous, mais que je m’en irai vers les félicités des bienheureux, il le
regarde, je crois, comme un parlage destiné à vous consoler et à me
consoler moi-même » (Phédon 115 C-D, traduction de E. Chambry, GF)
Socrate, dans ces dernières lignes, fait allusion à une courte scène du début
du dialogue, dans laquelle les disciples ont demandé à Socrate de leur raconter
encore une fois pourquoi il ne fallait pas avoir peur de la mort : sans doute ils le
savaient déjà, mais souhaitaient l’entendre encore une fois, comme des enfants qui
aiment qu’on leur raconte, pour les rassurer, et au moment où la nuit va tomber sur
eux, une histoire qu’ils connaissent pourtant parfaitement :
2. « ‘Je vois bien [...] que Cébès et toi, vous seriez bien aises d’approfondir
encore davantage la question, et que vous craignez, comme les enfants,
qu’au moment où l’âme sort du corps, le vent ne l’emporte et ne la dissipe
réellement, surtout lorsqu’à l’heure de la mort le temps n’est pas calme, mais
qu’il souffle un grand vent’. Sur quoi Cébès, se mettant à rire : ‘Prends que
nous avons peur, Socrate, dit-il, et tâche de nous persuader, ou plutôt
imagine toi, non que nous ayons peur, mais que peut-être il y a en nous un
enfant que ces choses-là effraient, et tâche de le persuader de ne pas
craindre la mort comme un croquemitaine. –Eh bien, dit Socrate, il faut lui
chanter des incantations tous les jours, jusqu’à ce qu’il soit exorcisé. –Où
trouver, Socrate, répliqua-t-il, un bon enchanteur contre ces frayeurs, quand
toi, dit-il, tu nous abandonnes ?’ » (Phédon 77D-78A).
Socrate ne se fit pas prier, mais, comme on sait, les disciples pleurèrent
quand même :
3. « Jusque-là nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos
larmes ; mais en le voyant boire, et quand il eut bu, nous n’en fûmes plus les
maîtres. Moi-même, j’eus beau me contraindre ; mes larmes m’échappèrent
à flots ; alors je me voilai la tête et je pleurai sur moi-même ; car ce n’était
pas son malheur, mais le mien que je déplorais, en songeant de quel ami
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
j’étais privé. Avant moi déjà, Criton n’avait pu contenir ses larmes et il s’était
levé de la place. Pour Apollodore, qui déjà auparavant n’avait pas un instant
cessé de pleurer, il se mit alors à hurler et ses plaintes fendirent le cœur à
tous les assistants, excepté Socrate lui-même. ‘Que faites-vous là, s’écria-t-il,
étranges amis ?’ » (Phédon 117B).
Eh bien, je crois que nous sommes à notre façon, aujourd’hui, placés devant
le même type de contradiction par l’auteur à qui nous voulons, nous voudrions rendre
hommage après sa mort, comme s’il y avait là, dans ce passage, une raison toute
particulière de composer et de prononcer un pareil « hommage ». Comme les
disciples de Socrate, nous savons bien que nous ne devrions pas le faire, que c’est
contraire à la philosophie que nous voulons louer. Et comme eux cependant, nous
aimerions sans doute qu’on nous raconte encore une fois ce que nous savons peutêtre déjà, à savoir pourquoi il ne devrait y avoir aucune raison particulière de rendre
hommage à Jaques Derrida juste après sa mort, parce qu’au fond de nous-même,
même si nous le savons, nous avons du mal à le croire. C’est donc cette histoire, ou
plutôt ce sont donc ces raisons, que je m’apprête à vous redire aujourd’hui, ici et
maintenant, pour commencer.
-ILes thèmes les plus originaux de la philosophie de Derrida, en effet, telle
qu’elle se constitue dans la fin des années 60, et qui font immédiatement de lui un
philosophe de première importance, peuvent être considérés comme autant
d’expressions variées d’une thèse principale : à savoir, la liaison d’essence, ou, pour
employer un langage moins métaphysique, l’équivalence généralisée entre l’écriture
et la mort. Prise en elle-même et pour elle-même, d’ailleurs, cette idée qu’il y a
quelque chose de mort dans l’écriture, que rien par exemple ne ressemble autant à
une bibliothèque qu’un cimetière (puisque ce sont tous deux des lieux de mémoire,
où l’on range côte à côte des objets parallélépipédiques portant des noms propres et
enveloppant les traces d’une présence), cette liaison de l’écriture et de la mort, donc,
est aussi ancienne que la philosophie, et sans doute que l’écriture elle-même, et est
au fond une idée assez naturelle, spontanée, et en cela assez populaire : « les
paroles s’envolent, les écrits restent », nos écrits sont en effet assez comparables à
nos restes.
Si elle ne faisait que reprendre cette liaison traditionnelle de l’écriture à la
mort, la philosophie de Derrida ne serait certainement pas originale. Si elle l’est
cependant, comme je le crois et comme je vais essayer de le montrer à grands traits
dans le début de cet « hommage », c’est que d’une part elle réactualise le thème de
la liaison écriture-mort de façon particulièrement systématique (je n’hésiterai pas à
prononcer ici ce terme), et que d’autre part elle en fait le point d’appui archimédien,
ou le point de bascule qui lui permet de remettre en question (de « déconstruire »,
pour parler comme le fait Derrida) justement la plupart des philosophies de la
tradition métaphysique, et au premier rang desquelles celle de Platon, qui pourtant
n’avait pas manqué de signaler, nous y reviendrons, la liaison de l’écriture et de la
mort, pour critiquer le discours écrit (Socrate n’écrit pas, c’est le début mythique de la
philosophie elle-même, comme on sait), le discours écrit qui est comme un enfant
sans son père, qui ne peut se défendre car il ne sait pas répondre aux questions
qu’on pourrait lui poser, ce discours écrit qui est donc comme un discours mort.
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
De quelque façon qu’on prenne les choses, en effet, la philosophie de
Derrida me semble fondamentalement hantée par une intuition centrale, selon
laquelle il ne saurait y avoir de signification, ou de sens, qu’à la condition d’une
absence. En cela, elle s’oppose frontalement à la construction métaphysique par
excellence, celle de Platon bien sûr, mais aussi celle qu’on peut retrouver sous
diverses formes chez Descartes, chez Rousseau, voire chez Husserl, et chez bien
d’autres encore, centralement ou latéralement, construction métaphysique dont
l’énoncé central serait au contraire que le sens ou la signification doivent être
ultimement référés à une présence, sous la forme d’une intuition ou d’un contact
avec le vrai, comme on le voit dans la scène archétypique de la sortie de la caverne
platonicienne -et il ne serait pas difficile de multiplier des exemples pris dans toute
l’histoire de la philosophie.
Pourquoi la condition de possibilité de la signification serait-elle l’absence
plutôt que la présence ? La réponse de Derrida est une sorte d’appel au bon sens et
à l’expérience (par où il est très éloigné, sur ses positions principales, de la préciosité
et de l’obscurité gratuite qu’on lui impute parfois), et pourrait s’appuyer (même si à
ma connaissance il ne le fait pas lui-même) sur une remarque déjà faite par Aristote :
de même qu’on ne peut pas voir ce qui est directement posé sur notre œil, de même
la signification ne peut surgir que dans une certaine distance par rapport à tout
contexte d’énonciation. Telle est l’idée principale, telle est l’harmonique
fondamentale que l’on retrouvera partout chez Derrida. Elle s’appuie sur
l’observation du rôle du langage, qui est de « transporter » de la signification : par
définition, donc, une signification doit pouvoir se produire et produire des effets « loin
de » l’endroit où elle a été émise : elle ne peut donc en aucune façon être liée, ou
« collée », à son contexte d’origine, ou à quelque contexte que ce soit, faute de quoi
elle ne pourrait pas être transportée, et donc ne serait tout simplement pas une
signification. L’idée d’une signification liée à un contexte est tout aussi contradictoire,
à ses yeux, que celle d’un langage privé, ou d’un code qui serait « structurellement
secret » : tout code peut être déchiffré, par définition, tout langage peut être
transporté, ou traduit, par définition, et donc la signification ne peut se produire, ou
requiert comme sa condition de possibilité la plus stricte un certain « arrachement »
au contexte, donc une certaine prise de distance aussi bien vis à vis de celui qui
parle que vis à vis de ce dont il est dit quelque chose. Cette idée toute simple, qu’on
appelle la différence originaire, est une des notions principales de la philosophie de
Derrida, et motive et fonde sa critique de Husserl dans l’un de ses premiers livres, La
voix et le phénomène. Non seulement Derrida considère, en tenant compte de
l’acquis psychanalytique, que toute coïncidence avec soi, avec le monde, ou avec les
autres ne relève et ne peut que relever que du fantasme, mais bien plus, ce divorce
d’avec soi, d’avec le monde et d’avec les autres qui nous interdit à jamais quelque
fusion réelle que ce soit, bien loin d’être un obstacle à la communication ou à la
production de signification, en est la condition de possibilité même. Et, puisque le
mode de (télé)communication dans lequel cette absence joue visiblement ce rôle de
condition de possibilité de la communication est « l’écriture » (puisqu’en effet, par
définition, on n’écrit qu’à quelqu’un d’absent), Derrida va faire de l’écriture le modèle
de toute communication, de toute signification, et il dira : s’il y a production de sens,
c’est qu’il y a absence, et donc c’est qu’on est dans l’écriture : c’est ce qu’il va
appeler l’archi-écriture, qui consiste simplement, on le voit, à considérer toute forme
de communication pourvue de sens, y compris la communication orale, comme une
forme « d’écriture », c’est-à-dire comme une forme de communication « en
l’absence » et non « en présence ». Et, à l’objection de bon sens qui consisterait à
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
faire remarquer que, lorsqu’on parle à quelqu’un, on est bien en présence de cette
personne, Derrida ferait sans doute remarquer (et là encore le motif analytique serait
déterminant) que rien empiriquement n’est plus faux, et que la plupart du temps,
lorsque nous parlons à une personne qui est en face de nous, elle est bien loin de
nous être « présente », puisque au fond nous ne savons rien de la façon dont elle
reçoit notre discours, si elle nous écoute ou si elle pense à autre chose, si elle
s’ennuie ou si elle s’instruit, etc : c’est l’expérience la plus courante, au contraire, que
de parler à quelqu’un d’absent ; et, ajouterais-je, il n’est pas tellement plus facile de
parler à quelqu’un de présent quand on se parle à soi-même : à qui parle-t-on en
effet dans ce cas ? il est bien difficile de le dire.
De « l’absence » (à soi, au monde, aux autres, au contexte) comme
condition de possibilité de la signification à « la mort », le pas est vite franchi : et
c’est là que nous commençons à retrouver notre thème. Si nous prenons en effet
comme modèle la lettre, ou la « carte postale », nous comprenons immédiatement
qu’une carte postale, une fois reçue, est lisible en l’absence de celui qui l’a envoyée.
L’émetteur est absent lors de la réception du message, et il a écrit précisément parce
qu’il était loin du destinataire, parce que le destinataire était absent au moment de
l’écriture du message. Ce message, quel qu’il soit, et par conséquent tout message
pourvu de sens, flotte donc, pour ainsi dire, entre un émetteur et un destinataire
également virtuellement absents, c’est-à-dire, pour parler clairement, virtuellement
morts.
a) Du côté de l’émetteur : nous pouvons parfaitement recevoir des
messages émis par des morts : la plupart des livres que nous lisons ne sont pas
autre chose. Derrida généralise cette remarque, dès ses premiers ouvrages, en
associant auteur et mort : un auteur est toujours virtuellement mort en tant qu’auteur,
tout simplement parce que, dès qu’il est émis, le message (livre ou lettre) peut être
compris en l’absence de celui qui l’a émis (il est fait pour cela), et donc repousse
immédiatement son auteur vers la mort : ce que j’écris (mes livres, mes lettres),
devant par définition suppléer mon absence, enveloppe donc cette absence, la
suppose, l’indique, la prépare, commence immédiatement (« aussi sec », pour parler
comme Derrida) à se passer de moi, à me nier, à me désigner comme l’absent ou le
mort. En ce sens, tout écrit, comme le dit Derrida dans La Voix et le Phénomène, a
une valeur testamentaire. Toute la culture est comme un immense testament, tout
lecteur est en position d’héritier, et tout auteur à la place d’un mort. Et tout cela
conduit Derrida à voir dans le nom propre, et donc dans la signature, les marques
mêmes de la mort. Ce thème est très présent, naturellement, dans le recueil
« d’oraisons funèbres » (j’emploie ce mot maintenant faute de mieux) paru en 2003
(Chaque fois unique, la fin du monde) et qui nous accompagnera aujourd’hui tout au
long de cet hommage :
4. « Déjà ce livre <The Inverted Bell>, qui fraya tant de voies nouvelles, jouait
gravement et puissamment avec le nom propre, c’est-à-dire avec la mort [je
souligne, CR], et c’est une des choses, parmi d’autres, qui aussitôt
m’impressionnèrent. Car de quoi, de qui, à qui parlons-nous, ici, maintenant,
en son absence absolue, sinon du nom et au nom de Joe Riddel ? Au cours
de la vie même, de notre vivant, comme du vivant de Joe, nous le savons et
le savions déjà : le nom signe la mort et marque la vie d’une ride à déchiffrer.
Le nom court à la mort plus vite que nous qui croyons naïvement le porter. Il
nous porte à une vitesse infinie vers la fin. Il est d’avance le nom d’un mort.
Et d’une mort précipitée qui nous arrive en lui, par lui, sans être jamais
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
proprement la nôtre ». (Chaque fois unique, p. 164, à propos de Joseph N.
Riddel).
« Et nous savons qu’une signature ne signe pas seulement, elle nous parle
toujours de la mort ». [...] « Oui, la signature a toujours l’art de nous parler de
la mort, c’est son secret, elle scelle tout ce qui se dit de cette épitaphe
monumentale. Elle donne le concept, le concept de la mort et tous les
concepts en tant qu’ils portent la mort. Mais elle se retire, et c’est le même
trait, elle s’efface du concept ». (ibid., p. 172-173, Michel Servière).
À tel point que Derrida identifiera, par ex dans Glas, « œuvre », « signature »
et tombeau. L’œuvre en effet (et tout particulièrement celle de Genet, mais, à cette
occasion également, celle de Derrida, par un très stupéfiant processus
d’identification et de co-signature) n’y est rien d’autre que l’écriture du nom, que la
signature, l’une et l’autre ne se distinguant pas. Oeuvre et signature sont la
construction par l’auteur de son propre tombeau, de son monument : il s’écrit, se
signe, s’enterre et se statufie du même geste.
b) du point de vue du destinataire, maintenant, cette même structure
d’absence et donc de mort s’exprimera tout naturellement à travers de nouveaux
termes (pour ne pas dire à travers de nouveaux concepts). Le point de départ est la
remarque suivante : lorsque j’écris (un livre ou une lettre), je vise la plupart du temps
un certain destinataire (bien plus dans le cas d’une lettre, d’ailleurs, que dans celui
d’un livre). Mais au fond, je ne sais jamais si ce destinataire sera atteint, où si
quelque autre lecteur ne lira pas cette correspondance ou ce livre. C’est toujours
possible. C’est même nécessaire, on l’a vu plus haut, pour que ce que j’écris soit
pourvu de sens : si en effet une seule personne pouvait le lire, ce serait un langage
privé, notion contradictoire. Par conséquent, lorsque nous écrivons, nous écrivons
toujours virtuellement pour tout lecteur, présent ou absent, et, à vrai dire, bien plus
absent que présent à celui qui écrit. Si nous écrivons aussi pour les générations
futures, il est donc clair que notre œuvre ou nos textes enveloppent la possibilité de
la mort de leurs destinataires actuels ou présents, et n’en sont nullement affectés.
L’itérabilité de l’écrit, ce sera donc la façon de désigner le fait que tout texte écrit
« se reproduit », se répète, se dissémine, se cite lui-même sans cesse et
intrinsèquement, puisqu’il est de sa nature de se greffer toujours « de nouveau »
(iterum, « derechef ») dans de nouveaux contextes. Et c’est pourquoi Derrida fait de
la « carte postale » le modèle de toute transmission, c’est-à-dire le modèle de la
culture dans son ensemble : une carte postale (celle qu’on ne met pas sous
enveloppe) contient en général un message très simple (« beau temps, nous
pensons à vous, bons baisers »), que tout le monde peut lire, le facteur le premier.
Eh bien, tout livre est un peu à l’image d’une carte postale : il est ouvert à tous, peut
prendre du sens dans n’importe quel contexte, pour n’importe quel destinataire. La
« destinerrance » nomme donc le fait que tout texte écrit soit un peu comme une
bouteille à la mer, dont l’émetteur peut être mort depuis longtemps, et qui n’a pas de
destinataire précis. « Itérabilité », « destinerrance », et « cartepostalisation » sont
donc les façons de désigner l’absence et la mort du côté du destinataire, tout comme
le « nom propre », la « signature » et la « contre-signature » les désignaient du côté
de l’émetteur.
Les créations conceptuelles et verbales que Derrida propose dans les
années 60-70 sont ainsi autant de façons de désigner ce rapport essentiel de l’auteur
(avec son nom et sa signature), et de l’écriture, à la mort. Sans doute Platon, encore
une fois, avait lui-même établi très clairement ce lien, notamment dans le Phèdre :
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
5. « De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils
étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés dans une pose
solennelle et gardent le silence. Et il en va de même pour les discours. On
pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les
interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent, c’est une seule
chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose :
quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite
et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent,
comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus, il ne sait pas
quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à
son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a toujours
besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre ni de
se tirer d’affaire tout seul ». (Phèdre, 275D, trad. Luc Brisson, GF).
On pourrait penser que tous les thèmes derridiens sont là : itérabilité ou
répétabilité (le texte écrit se reproduit et dit toujours la même chose dans tous les
contextes), destinerrance (le texte écrit, comme un voyou ou une prostituée, erre
dans la rue et s’offre à tous), immobilité cadavérique de la pose. Mais la grande
différence, j’y ai déjà fait allusion au début de cet exposé et c’est maintenant le
moment de bien y insister, c’est que, si Platon décrit correctement (d’un point de vue
derridien) la liaison de l’écrit à la répétition, à l’errance et à l’absence ou mort
éventuelle de l’auteur-père, c’est pour mieux l’opposer au discours oral, qui, lui,
serait capable de répondre, qui serait adressé à la bonne personne, et qui
bénéficierait toujours du soutien de son père. Or tout le geste philosophique de
Derrida, et je pense que nous pouvons maintenant en mesurer la portée et
l’originalité, consistera à refuser à Platon le droit de faire une telle distinction entre le
discours écrit et le discours oral, et à ramener le cas de l’oral à celui de l’écrit, en
faisant donc de tout auteur, de tout émetteur de sens, oral comme écrit, et en cela
même qu’il émet du sens, un mort en puissance. Finalement, si je voulais comparer
Derrida à un autre auteur qui m’est cher, René Girard (pour qui Derrida compte
beaucoup), je dirais que, pour Derrida comme pour Girard, bien que dans des
contextes et avec des perspectives très différentes (mais non totalement disjointes,
loin de là), un des points essentiels consiste à montrer ou à rappeler qu’il n’y a rien
dans la culture ou dans la signification qui ne relève de la mort ou du deuil : que
toute culture est un tombeau, qu’il y a, préalablement à tout sens, à toute
signification, un deuil ou un mort, que l’on doit donc s’habituer à placer en position
non pas finale, mais bien originaire :
6. « Le lecteur doit faire son deuil dans son désir de savoir à qui <telle>
phrase est destinée, et surtout quant à la possibilité d’en être, lui ou elle, ou
nous, destinataire. La lisibilité porte ce deuil : une phrase peut être lisible, elle
doit pouvoir le devenir, jusqu’à un certain point, sans que le lecteur, la lectrice
et peut-être aucun lieu de lecture en détienne l’ultime instance destinataire.
Sans doute ce deuil donne-t-il la première chance et la terrible condition de
toute lecture ». (Chaque fois unique, p. 264, Jean-François Lyotard).
Un événement arrive de l’extérieur, c’est un accident. Pour Derrida par
conséquent, explicitement et en toute logique, la mort ne peut pas « arriver » à un
auteur, puisque être auteur, signer de son nom, c’est par définition être « toujours
déjà » mort. Commentant un passage du livre de Blanchot L’Amitié :
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
7. « Et ce mouvement imprévisible et toujours caché dans son imminence
infinie –celui du mourir peut-être- ne vient pas de ce que le terme ne saurait
être donné à l’avance, mais de ce qu’il ne constitue jamais un événement qui
arrive, même quand il survient ». (Maurice Blanchot, L’amitié, p. 327, cité
dans Derrida, Chaque fois unique, p. 330)
Derrida déclare en effet :
8. « Ces mots, prenons-les, reprenons-les, apprenons cette distinction entre
survenir et arriver. Disons que la mort de Blanchot est indéniablement
survenue, mais qu’elle n’est pas arrivée, elle n’arrive pas. Elle n’arrivera
pas ». (Chaque fois unique, p. 330).
À la question que je posais au début de cet exposé, nous pouvons donc
maintenant donner une première réponse : si nous considérons Derrida comme
auteur, et si nous le prenons au sérieux en tant qu’auteur, nous ne devrions pas lui
rendre d’hommage particulier à la « survenue » de sa mort. Car, du point de vue de
son travail d’écriture et de pensée, cette mort, il n’a jamais dit ni professé autre
chose, a toujours été présente, dès la première ligne écrite, mais aussi dès la
première phrase sensée prononcée, elle l’a toujours accompagné, chacun de ses
innombrables textes a repoussé son auteur vers son néant, son absence et sa
disparition (à propos de Roland Barthes, Derrida développe d’ailleurs longuement
l’idée qu’un auteur a sans doute plusieurs morts, et même d’innombrables morts,
plutôt qu’une seule) –et nous devrions donc conclure qu’il n’est rien « arrivé »
récemment à cet auteur –par où nous comprendrions que Derrida avait conféré à sa
philosophie, de façon totalement inattendue, une des portées les plus anciennes et
les plus traditionnelles reconnues à la philosophie, y compris chez Platon, à savoir
nous consoler de la mort ou de la peur de la mort.
-IIÉvidemment, quelque chose en nous résiste de toutes ses forces à une telle
conclusion. Ce serait de peu d’importance (question d’habitude, dirions-nous peutêtre, question de temps, pour s’accoutumer à des thèses difficiles et paradoxales) s’il
ne s’agissait que de nous. Mais le problème est que Derrida lui-même nous donne le
mauvais exemple. Comme le montre l’ouvrage auquel je me suis déjà plusieurs fois
référé, Chaque fois unique la fin du monde, Derrida n’a cessé de rendre des
hommages à des amis, sans doute, mais qui étaient aussi des auteurs. Et si, le plus
souvent, c’est à l’ami qu’il adresse ses hommages, nous nous rendons bien compte
que la distinction ami-auteur ne peut pas toujours être rigoureusement maintenue :
car, d’une part, l’amitié ou les ruptures de Derrida avec les différents personnages
dont il est question dans Chaque fois unique se nourrissent de dialogues
philosophiques, de lectures, de controverses, de polémiques ; et c’est bien à titre
d’auteurs qu’il s’est fait certains amis. En outre, les sentiments qu’il montre souvent
dans ces hommages funèbres sont des sentiments d’admiration pour des pensées
ou pour des œuvres, ou pour des textes, et non pas seulement pour des
personnalités. Pourquoi donc Derrida, malgré tout ce qu’il a soutenu et que j’ai
rappelé il y a un instant, s’est-il lancé dans cette impressionnante série d’hommages
funèbres à des amis-auteurs ? Et y est-il parvenu, ce qui serait une façon de réfuter
empiriquement, mais assez catastrophiquement, ses propres théories ? C’est le point
que je me propose maintenant d’examiner. Pour le dire d’un mot, il me semble que
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
Derrida, dans l’ensemble de ses « oraisons funèbres » (je ne trouve pas
d’expression plus économique pour désigner l’ensemble de ces textes, même si elle
ne convient pas parfaitement), a non seulement perçu, mais fait la théorie, de la
nature profondément paradoxale et aporétique de l’oraison funèbre, qui constitue,
pour le dire d’un mot, un type de discours à la fois nécessaire et impossible. Et
Derrida, avec la vertu morale qui est une des caractéristiques de sa personnalité, n’a
cessé, en toute conscience et en toute lucidité, de se jeter dans ce combat perdu
d’avance. Pourquoi et comment « perdu d’avance », c’est ce qu’il faut maintenant
essayer de dire, en tentant une caractérisation de « l’oraison funèbre », ou du
discours d’hommage prononcé à l’occasion de la mort d’un ami ou d’un auteur (il
sera sans doute utile encore un moment de maintenir une telle distinction), tel que
Derrida lui-même s’y essaie dans les différents textes dont nous disposons.
Le point qui me semble le plus frappant, ou du moins celui sur lequel
j’aimerais insister pour commencer, est le suivant : Derrida, il me semble sans
aucune coquetterie, déclare « intolérable », c’est le terme exact qu’il emploie, la
situation d’avoir à rendre hommage à un ami récemment décédé. Il aboutit à ce
résultat dans un passage de l’éloge de Roland Barthes, où il examine aussi
simplement que possible les différents cas qui peuvent se produire, du point de vue
de la chronologie, lorsque nous avons à prononcer un discours sur un mort :
9. « Or voici : il m’est arrivé d’écrire au sujet ou dans le sillage de textes dont
les auteurs étaient morts longtemps avant que je les lise (par exemple,
Platon ou Jean de Pathmos) ou dont les auteurs vivent au moment où j’écris,
et c’est toujours apparemment le plus risqué. Mais ce que je croyais
impossible, indécent, injustifiable, ce que dès longtemps, plus ou moins
secrètement et résolument, je m’étais promis de ne jamais faire (souci de
rigueur, de fidélité, si l’on veut et parce que cette fois c’est trop grave), c’est
d’écrire à la mort, non pas après, longtemps après la mort en revenant, mais
à la mort, à l’occasion de la mort, dans les rassemblements de célébration,
d’hommage, d’écrits ‘à la mémoire’ de ceux qui de leur vivant auraient été
mes amis, assez présents à moi pour que quelque ‘déclaration’, voire
quelque analyse ou ‘étude’, ne me paraisse en ce moment proprement
intolérable ». (Chaque fois unique, p. 77)
On notera la radicalité du propos (« impossible, indécent, injustifiable »,
quelque chose de « trop grave », et finalement « d’intolérable »). Si on cherche
maintenant (au-delà de la référence à la peine ressentie, d’autant plus vive souvent
qu’elle est partagée par une nombreuse assemblée) les raisons pour lesquelles le
discours d’hommage funèbre semble proprement « intolérable » à Derrida, il apparaît
assez rapidement que ce type de performances lui sont « intolérable » dans la
mesure même où elles sont intrinsèquement « impossibles », quoique exigées par le
groupe social auquel il appartient.
L’oraison funèbre est en effet un type de discours « impossible », du moins
en première approximation (nous verrons un peu plus loin que cette impossibilité se
transmute de soi-même en un cadre parfaitement fixé), en ce qu’il ou elle doivent
obéir à des exigences paradoxales. Derrida sait bien qu’au moment de l’enterrement,
ou peu après, on ne peut ni rendre un hommage « froid », comme celui qu’on ferait
du vivant de la personne, par exemple dans un colloque –car alors on aurait l’air
absurdement de ne tenir aucun compte de l’événement de la mort, ce qui serait en
contradiction performative avec le fait qu’on en parle devant tout le monde
précisément parce qu’on était son meilleur ami, et que c’est le jour de l’enterrement,
9
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
etc ; ni se réapproprier celui dont on fait l’hommage en mettant en avant une amitié si
exquise, si particulière, si secrète, car alors on a l’air de surtout parler de soi, et de
se donner d’autant plus d’importance qu’on en accorde à la personne dont on parle ;
ni laisser purement et simplement parler la personne décédée, par exemple en la
citant énormément, parce qu’alors on donnerait l’impression de l’abandonner et de
ne pas s’investir dans l’expression du deuil. Il n’est pas facile non plus de s’adresser
au mort comme s’il était encore présent, bien que cela se fasse, et que Derrida s’y
livre même furtivement à l’occasion du discours sur Althusser : solution peu
praticable en effet, parce que, sous les dehors de la sincérité et de l’émotivité, on est
contraint à tenir un discours totalement rhétorique et artificiel, ce qui est également
contradictoire performativement.
Finalement l’éloge funèbre doit être à la fois personnel (puisqu’on est là à ce
titre) et impersonnel (pour ne pas prendre la vedette) ; court et minimal (puisqu’on
est très ému, qu’on n’a plus la force de parler, etc, justement parce qu’on est un ami,
qu’on est abasourdi, etc) et en même temps détaillé et riche (parce qu’il faut faire
l’éloge du mort, et le faire passer avant notre petite affectivité dont nous n’avons pas
à faire le spectacle principal), etc. On voit donc que le discours d’hommage dans la
situation affective forte (ami, éloge funèbre devant le cercueil) est entièrement cadré
par des contraintes internes si fortes (et il faudrait y ajouter, chose non négligeable,
le calibrage temporel : trop court, et vous êtes désinvolte ; trop long, et vous risquez
d’ennuyer, ou de faire disparaître l’émotion, autre grave faute) que ce type
d’hommage ne peut qu’être ressenti comme une performance impossible et une
contrainte proprement « intolérable », comme le montre la violence des termes
employés par Derrida pour se justifier d’avoir à accomplir un exercice impossible,
quelle que soit la manière dont on l’envisage la série des « doubles contraintes » ou
double binds contradictoires qui pèsent sur l’intervenant :
(a). double contrainte contradictoire d’être présent dans son discours pour
montrer sa fidélité au mort, et de lui laisser la première place :
10. « [...] dans la situation où j’écris depuis sa mort, un certain mimétisme est
à la fois le devoir (le prendre en soi, s’identifier à lui pour lui laisser la parole
en soi, le rendre présent et le représenter dans la fidélité) et la pire des
tentations, la plus indécente, la plus meurtrière, le don et le retrait du don,
essayez de choisir ». (Chaque fois unique, p. 64, Roland Barthes)
La solution forcément boiteuse, à cette double contrainte, ne peut apparaître
alors que comme « double infidélité » :
11. « Deux infidélités, un choix impossible : d’un côté ne rien dire qui
revienne à soi seul, à sa propre voix, se taire ou au moins se faire
accompagner ou précéder, en contrepoint, par la voix de l’ami. Dès lors par
ferveur amicale ou reconnaissante, par approbation aussi, se contenter de
citer, d’accompagner ce qui revient à l’autre, plus ou moins directement, lui
laisser la parole, s’effacer devant elle, la suivre et devant lui. Mais ce trop de
fidélité finirait par ne rien dire, et ne rien échanger. Il retourne à la mort. Il y
renvoie, il renvoie la mort à la mort. À l’opposé, en évitant toute citation, toute
identification, tout rapprochement même, afin que ce qui s’adresse à Roland
Barthes ou parle de lui vienne vraiment de l’autre, de l’ami vivant, on risque
de le faire disparaître encore, comme si on pouvait ajouter de la mort à la
mort, et indécemment la pluraliser ainsi. Reste à faire et à ne pas faire les
deux à la fois, corriger une infidélité par l’autre. (ibid., p. 71)
10
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
(b) double contrainte contradictoire de parler du mort comme un vivant ou
comme un mort :
12. « ce que pour lui j’aurais voulu éviter, lui éviter : la double blessure de
parler de lui, ici et maintenant, comme d’un vivant ou comme d’un mort. Dans
les deux cas je défigure, je blesse [...] ou je tue, mais qui ? » (ibid., p. 70)
(c) double contrainte contradictoire de parler et de ne pas parler :
13. « Je n’ai pas le cœur de raconter, ni de prononcer un éloge, il y aurait
trop à dire et ce n’est pas le moment. Nos amis, tes amis <il s’adresse ici à
« Althusser »> qui sont ici savent pourquoi il est presque indécent de parler
maintenant –et de s’adresser encore à toi. Mais le silence est aussi
insupportable. Je n’en supporte pas l’idée, comme si en moi tu n’en
supportais pas l’idée ». (ibid., p. 146, Louis Althusser)
« Une tristesse infinie m’ordonnerait ici à la fois de me taire et de laisser
parler mon cœur pour lui répondre encore, ou pour l’interroger [...] ». (ibid.,
p. 326, Maurice Blanchot)
(d) double contrainte contradictoire de se plaindre et de ne pas se plaindre
au moment et au lieu de la mort de l’ami :
14. « Bien que je trouve quelque violence intolérable à ce mouvement qui
consiste à se plaindre de sa propre mort à la mort de l’ami, je n’ai pas le désir
de m’en abstenir, et c’est la seule manière qui reste de garder Louis en moi,
de me garder en le gardant en moi, comme j’en suis sûr, vous le faites, nous
le faisons tous ». (ibid., p. 147, Louis Althusser)
(e) enfin (mais la liste ne prétend pas être exhaustive), double contrainte
contradictoire de l’appropriation et de la désappropriation du mort ou de son œuvre,
comme on le voit dans un passage très explicite du discours sur Jean-François
Lyotard :
15. « Pour me libérer, et vous aussi, du pathos narcissique dans lequel
engage une telle situation, [...], je rêvais d’être enfin capable d’un autre parti.
Je rêvais d’éviter le genre en général et surtout deux genres de discours [je
souligne, CR] –et deux façons insupportables, insupportablement
outrecuidantes de dire « nous ». Je voulais éviter d’une part l’hommage
attendu à l’œuvre de pensée de Jean-François, un hommage en forme de
contribution philosophique digne de l’un de ces colloques innombrables
auxquels nous avons participé ensemble, Jean-François et moi [...]. Mais je
voulais aussi éloigner l’hommage en forme de témoignage personnel,
toujours un peu réappropriant, et qui risque toujours de céder à cette façon
indécente de dire « nous », ou pire : « moi », là où le premier désir serait de
laisser la parole à Jean-François, de le lire et de le citer, lui seul, en se
retirant, mais sans pourtant [je souligne, CR], lui laissant ainsi la parole, le
laisser seul, ce qui serait une autre façon de l’abandonner. Double injonction,
donc, contradictoire et sans merci [je souligne, CR]. Comment le laisser seul
sans l’abandonner ? Comment faire alors, sans trahir encore, pour désavouer
l’acte de mémoire narcissique et débordé de souvenir à pleurer ou à faire
pleurer ? ». (ibid., p. 270-271)
11
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
L’oraison funèbre apparaît ainsi de part en part soumise à des exigences
contradictoires (à mon avis, mais je n’aurai pas le temps de développer ici ce point, il
y a là une structure contradictoire commune à l’oraison funèbre et à la prière, ou à
tout discours théologique en général, puisque s’adresser à Dieu suppose dans tous
les cas une posture constamment paradoxale : s’élever et s’abaisser, être l’origine de
son propre discours et ne pas l’être, réclamer et rendre grâce de ce qui est, etc, etc ce qu’on pourrait nommer les apories du discours sur l’incommensurable : de la
créature à Dieu, du vivant au mort, ou sur le mort). Mais ce genre de structure
contradictoire, pensera-t-on sans doute, aurait dû convenir au plus haut point à
quelqu’un comme Derrida, puisque, dans toute son œuvre, et c’est l’un des sens du
terme « déconstruction », il s’est attaché à produire des discours polyphoniques,
indécidables, voire contradictoires, pour déjouer ou mettre en échec les distinctions
soi-disant « claires et distinctes » de ce qu’il appelle « la métaphysique ». Qu’est-ce
en effet qu’une oraison funèbre, sinon, pour reprendre une typologie derridienne, un
discours « parasitaire » ? C’est-à-dire un discours dont on ne peut jamais dire s’il est
extérieur ou intérieur à son objet ? Dans Glas par exemple, Derrida pratique une
méthode de commentaire des textes littéraires littéralement parasitaire. Son
commentaire est enlacé de telle sorte au texte même de Genêt qu’on ne peut plus
dire, par moment, qui écrit et qui donc aurait le droit de signer. C’est un
envahissement parasitaire total, qui vise par son excès à prouver que l’hôte était tout
prêt à le recevoir. C’est également, si on veut, le principe du maquillage, qui ne doit
être ni extérieur ni intérieur au visage, qui doit s’effacer devant le visage, mais être
assez présent pour le magnifier. Eh bien, l’oraison funèbre entretient ce genre de
rapports parasitaires avec son objet, c’est-à-dire avec le mort dont il faut faire
l’éloge : elle doit se faire à la fois présente et discrète, en avant et en retrait, etc, de
telle sorte qu’on ne puisse plus savoir, à la fin, si c’est l’oraison qui magnifie le mort,
ou le mort qui magnifie l’oraison. Or Derrida est si conscient de cette nature
parasitaire, ou supplémentaire (pour reprendre un autre de ses termes les plus
célèbres) de l’oraison funèbre, qu’il la déclare explicitement en plusieurs passages
de Chaque fois unique :
16. [L’oraison funèbre présente] « toute une série de solutions typiques. Les
pires ou la pire en chacune d’elles, ignoble ou dérisoire, si fréquente
pourtant : manœuvrer encore, spéculer, soustraire un bénéfice, fût-il subtil ou
sublime, tirer du mort une force supplémentaire [je souligne, CR] qu’on dirige
contre des vivants, dénoncer, injurier plus ou moins directement les
survivants, s’autoriser, se légitimer, se hisser à la hauteur ou la mort,
présume-t-on, élève l’autre à l’abri de tout soupçon ». (ibid., p. 78-79, Roland
Barthes)
« [...] devoir : laisser l’ami parler, lui rendre la parole, la sienne, ne pas la
prendre, surtout ne pas la prendre à sa place –aucun abus ne paraît plus
grave à la mort de l’ami (et je sens que déjà j’y ai cédé)-, ne pas le faire
parler, ne pas occuper son silence ou ne prendre la parole, si c’est possible,
que pour la lui rendre ». (ibid., p. 124, Maxime Loreau)
On se serait donc attendu à ce que Derrida se montre particulièrement à son
aise dans le registre intrinsèquement contradictoire de l’oraison funèbre. Et pourtant,
on doit constater qu’il n’en est rien, et qu’il exprime invariablement, dans ces
circonstances, mal-être, souffrance, voire révolte, comme viennent de le montrer les
deux passages que je viens de citer.
12
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
Il n’est pas très facile de comprendre cette apparente contradiction. Mon
hypothèse serait que Derrida (cela transparaît plusieurs fois dans sa biographie) n’a
pas toujours été à l’aise dans sa propre philosophie, ni même dans la philosophie. Il
y a chez lui, très tôt, en Algérie, avec cette adolescence un peu chahuteuse, des
désirs plus simples et plus banals : être un peu voyou, être un joueur de foot. Sans
doute sa philosophie est-elle une constante méditation sur la mort, et sur la présence
obsédante de la mort dans chacune de nos productions de sens. Mais inversement,
de très nombreux passages de Chaque fois unique l’attesteraient, on sent chez lui un
goût pour la vie, pour l’affirmation de la vie, pour la vie en tant qu’elle est « source »,
pour des contacts directs, des émotions directes, des sentiments simples, je n’ose
dire « du sable chaud pour que les pieds le foulent », mais quelque chose de cet
ordre. Il y a paradoxalement chez Derrida, et en contradiction je crois avec toute sa
philosophie (mais on peut se lasser de temps en temps de sa propre philosophie et
de tous ses raffinements), un goût pour l’immédiat, pour le direct, pour le non-différé,
pour le contact, goût relevé par tous ses amis, et qui expliquerait cette souffrance
inattendue dans l’exercice du discours supplémentaire, différantiel, autocontradictoire, de l’oraison funèbre où l’on aurait pensé qu’il aurait pu trouver son
plein épanouissement affectif.
Quoi qu’il en soit, on ne s’étonne donc pas de voir Derrida adopter un certain
nombre de stratégies discursives pour atténuer la souffrance que cause en lui le
discours de l’oraison funèbre.
C’est d’abord la pratique d’un discours dénégatif ou méta-discursif :
(a) d’abord le discours dénégatif, qui déclare sa honte de dire ce qu’il devrait
néanmoins essayer de dire, sans le dire mais tout en le disant, etc :
17. « [...] J’ai perdu trop d’amis déjà (le discours de deuil est plus qu’un autre,
lui qui devrait l’être moins, menacé par la généralité du genre, et le silence
serait ici la seule réponse rigoureuse à une telle fatalité), la force me manque
pour prendre la parole au grand jour et rappeler [je souligne, CR] chaque fois
une autre fin du monde, la même, une autre, et que chaque fois ce n’est rien
de moins qu’une origine du monde, chaque fois seul, chaque fois l’unique
monde qui en sa fin nous apparaît comme ce qu’il fut à l’origine, seul, unique,
et ce qu’il doit à l’origine, c’est-à-dire ce qu’il aura été, au-delà de tout futur
antérieur [...] ». (ibid., p. 128, Maxime Loreau)
« [...] Parce que de ce qui nous concerne tous deux, je ne veux surtout pas
parler seul, et, hypothèse effroyable, prétendre au dernier mot sur ce qui
s’est passé là, je ne dirai donc rien [je souligne, CR], rien que la séparation
ou la privation dont je ne cesse de parler ». (ibid.)
De dénégatif, le discours de l’oraison funèbre devient logiquement métadiscursif, puis conventionnel :
-métadiscursif (assez proche au fond du dénégatif) : dans une oraison
funèbre, on ne peut pas parler pour dire directement quelque chose, on ne peut
parler, que pour décrire ce qu’il aurait fallu dire, et qu’on ne peut pas dire, tant on est
ému :
18. « Nous parlons moins pour dire quelque chose, aujourd’hui, que pour
nous assurer, par la voix et par la musique, que nous sommes ensemble
dans la même pensée. Nous savons combien il est difficile de parler en un tel
moment, quand une parole juste et décente devrait s’interdire de céder à
13
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
aucun usage, toutes les conventions paraissant intolérables et vaines. [...]
Parler est impossible, mais se taire le serait aussi, ou s’absenter ou refuser
de partager sa tristesse. Simplement je vous demande de me pardonner si je
n’ai aujourd’hui que la force de quelques mots très simples. Plus tard,
j’essaierai de mieux dire ». (ibid., p. 101, Paul de Man)
On aura noté dans ce passage la superposition du motif méta-discursif et du
motif de la double injonction contradictoire (parler et se taire sont également
impossibles, donc également nécessaires), par où se voit la logique du passage du
second motif (la contradiction) au premier (le méta-discours) : car si je ne peux rien
dire sans dire immédiatement le contraire de ce que je viens de dire, je suis réduit à
tenir un discours qui se contente d’évoquer ce que pourrait être mon discours (donc
un méta-discours).
Dans un autre passage, qui figure dans le discours sur Barthes, on peut
observer la transition de l’oraison funèbre du méta-discours vers le discours
purement conventionnel, où, nous allons le montrer, elle trouve enfin sa stabilité
relative :
19. « Si je voulais [...] parler de lui tel qu’il fut pour moi (la voix, le timbre, [...],
le visage, les mains, le vêtement, le sourire, le cigare, autant de traits que je
nomme sans les décrire, car c’est ici impossible [je souligne, CR]), [...] quelle
place réserver à la réserve ? Quelle place à l’immense étendue des silences,
au non-dit de la discrétion, de l’évitement ou de l’à-quoi-bon, du trop-bienconnu-de-nous ou de ce qui reste infiniment inconnu de part et d’autre ?
Continuer à en parler tout seul après la mort de l’autre, esquisser la moindre
conjecture, risquer la moindre interprétation, je le ressens comme une injure
ou une blessure sans fond –et pourtant comme un devoir aussi, et à son
égard. Mais je ne m’en acquitterai pas [je souligne, CR], pas ici maintenant
en tout cas. (ibid., p. 84, Roland Barthes).
Le discours, ici, est sans doute en lui-même méta-discursif et dénégatif à la
fois, mais il amorce la mutation de l’oraison funèbre en discours conventionnel, c’està-dire aussi, dernier trait caractéristique de l’oraison funèbre, en discours général et
non pas particulier. Les traits personnels ou particularisants, de son ami sont ici
déclarés « impossibles » à décrire par Derrida. Mais pourquoi seraient-il
« impossibles » à décrire, et pourquoi doit-on par conséquent se contenter ici d’une
méta-description, c’est-à-dire de la seule évocation d’une éventuelle description ? La
réponse est assez facile à deviner. L’oraison funèbre ne peut pas entrer sans
contradiction dans un discours de la trop grande particularité, ou de l’individualité, car
de telles descriptions supposent une telle intimité entre le décrivant et le décrit
qu’elles ne pourraient que mettre en avant le caractère privilégié de leur relation
(exactement comme quelqu’un qui raconterait trop d’anecdotes connues de lui seul
sur le mort, ce qui revient à se mettre en valeur soi-même). D’autre part, une
description exacte de l’individualité ou de la singularité d’une relation ne peut pas
passer sous silence, sans mensonge ou malhonnêteté, les défauts, les brouilles, les
faiblesses, les reproches, etc ; or cela est performativement contradictoire avec le
genre et le moment de l’oraison funèbre. C’est pourquoi l’oraison funèbre est un
genre littéraire non seulement stéréotypé et convenu dans son balancement et sa
dialectique, mais obligatoirement général dans son propos, désindividualisant au
moment même où l’on prétend être dans la singularité de la perte. Au moment de
l’oraison funèbre, le mort, tout mort, a droit au même hommage que tous les autres,
14
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
et cette égalisation des hommages fait sans doute partie de l’hommage lui-même :
du moindre ouvrier agricole comme de Henriette d’Angleterre, on dira que la perte
est considérable, et l’orateur ne se mettra pas en valeur devant le cercueil, mais
s’effacera devant le souvenir du défunt. Il n’y a pas de degrés dans l’oraison funèbre,
et il ne peut pas y en avoir, car ce serait la pire indécence que de dire de quelqu’un
qui vient de mourir qu’il suscite « des regrets modérés », etc. Ce sont des discours
qui ne peuvent pas être tenus. De même un compliment est essentiellement
incompatible avec le soupçon même d’une relativité ou d’une comparaison : « tu es
bien habillé aujourd’hui » n’est pas un compliment, mais une insulte. Le compliment
est absolu ou il n’est pas. De même l’oraison funèbre, qui est évidemment une sorte
de compliment.
Derrida était préparé, par sa réflexion générale sur les énoncés performatifs,
à comprendre et à reconnaître la valeur purement conventionnelle de l’oraison
funèbre, et donc on ne s’étonne pas qu’il finisse par s’y réfugier. C’est d’ailleurs le
propre de certaines cérémonies sociales, très conventionnelles et très ritualisées,
que de devoir, pour produire leur effet singulier et unique, être paradoxalement très
répétitives et conventionnelles, sans qu’aucune contradiction ne soit perçue chez les
acteurs de la cérémonie. Le fait, par exemple, quand nous nous marions, de répéter
des gestes et des formules absolument stéréotypés n’ôte absolument rien, tout au
contraire, à la dimension personnelle et affective de la chose, qui, paradoxalement,
pour être vécue comme quelque chose d’absolument authentique et sérieux, doit
prendre la forme d’une comédie ou d’une pièce de théâtre dont toutes les répliques
sont connues d’avance. Il en va de même, donc, pour ce qui est de l’hommage à
l’ami. Comme, le jour de son mariage, on veut dire « oui » à la question
conventionnelle, le jour de sa mort, on souhaite entendre (excusez moi ce moment
d’humour macabre) un éloge bien en forme, de la part d’un ami qui aura assez
d’amitié pour nous pour retenir ses larmes, quoique difficilement, le temps d’un éloge
circonstancié ; c’est ça qu’on veut entendre, et rien d’autre, sinon nous
considérerons l’enterrement comme raté (ce sera une unfelicity).
Avec une intuition très juste, Derrida n’hésite donc pas à reconnaître,
finalement, et au-delà de toutes les complaintes que lui arrache l’exercice
contradictoire de l’oraison funèbre, la validité affective des lieux communs les plus
stéréotypés en matière d’hommage ou d’éloge funèbre, comme on le verra dans le
passage suivant, tiré du discours sur Althusser :
20. « À la mort de l’ami, il y a toujours ce mouvement coupable, égoïste
certes, narcissique aussi mais irrépressible qui consiste à se plaindre soimême et à s’apitoyer, c’est-à-dire à s’apitoyer soi-même sur soi-même en
disant, et je le fais, car cette phrase conventionnelle ne manque pas de dire
le vrai de cette compassion [je souligne, CR] : ‘c’est toute une partie de ma
vie, une longue et riche et intense course de moi vivant qui s’interrompt
aujourd’hui, qui s’achève et meurt ainsi avec Louis pour continuer de
l’accompagner, comme par le passé, mais cette fois sans retour et jusqu’au
fond de l’ombre absolue’ ».(ibid., p. 146, Louis Althusser).
Paradoxalement, pour finir sur ce point, la formule conventionnelle ou
stéréotypée s’insère très bien dans l’oraison funèbre qui veut toucher au cœur, alors
même que l’anecdote trop personnelle, ou trop particulière, risque toujours de rater
son effet, comme digression, private joke, ou séquence trop particularisée pour
propager l’émotion visée (comme par exemple, dans Chaque fois unique, p. 140,
l’anecdote de la pipe, dans le discours sur Jean-Marie Benoist), preuve par l’absurde
15
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
du fait que les anecdotes vraiment singulières ne trouvent pas facilement place dans
le discours funèbre, à la différence des formules les plus convenues.
Faisant le bilan de cette discussion, nous devrons donc conclure que nous
n’avons pas encore trouvé un moyen vraiment satisfaisant, ni de justifier, ni de
mettre en forme, un hommage à Derrida à l’occasion de sa mort. Pour ce qui était
d’un hommage à l’auteur, la philosophie de Derrida s’opposait, nous l’avons vu, par
tous ses traits fondamentaux à la possibilité même d’un tel hommage : non pas qu’il
n’y eût pas d’hommage à rendre à un auteur, mais parce que, si hommage il y avait
et qu’on voulût le lier à la mort de l’auteur en tant qu’auteur, il n’y avait aucune raison
de ne pas rendre un tel hommage dès son premier livre, ou à chaque texte qu’il
publierait, et pas spécialement à la fin de sa vie. Si maintenant nous nous tournions
vers l’hommage à l’ami (en ayant bien pris soin de préciser que, dans bien des cas,
cette distinction n’avait pas toute sa pertinence), nous venons d’établir qu’un tel
hommage, garrotté par une série d’injonctions contradictoires, ne pouvait se
constituer que dans l’assemblage de formules stéréotypées et très générales, devant
lesquelles tout homme, auteur ou non, philosophe ou non, était à égalité avec tout
autre (toute tiédeur dans l’hommage étant impensable au moment de l’hommage), si
bien qu’il devenait inconcevable de particulariser notre hommage, de quelque façon
que l’on s’y prît.
-IIIMais nous n’allons pas nous contenter d’un résultat à ce point négatif. Nous
voulons absolument rendre hommage à Jacques Derrida, nous voulons de bonnes
raisons pour cela, il n’est pas possible que notre intuition soit déçue ou trompeuse à
ce point, et que nous nous quittions sans avoir au moins fait une dernière tentative.
La voie la plus logique, pour reprendre une telle recherche, sera sans doute
de nous tourner vers les dernières propositions théoriques de Derrida au sujet de la
mort, de ce que c’est que de mourir, ou de passer de la vie à la mort.
Dans une récente émission à la télévision ou à la radio, je me souviens avoir
entendu Derrida reprendre un interlocuteur qui avait lu le titre de son ouvrage comme
« Chaque fois unique, la fin d’un monde ». Or Derrida tient beaucoup à son titre :
« Chaque fois unique, la fin du monde. À ses yeux en effet, ce point apparaît comme
« irréfutable », ainsi qu’il s’en explique dans l’Avant-propos :
21. « La mort de l’autre, non seulement mais surtout si on l’aime, n’annonce
pas une absence, une disparition, la fin de telle ou telle vie, à savoir de la
possibilité pour un monde (toujours unique) d’apparaître à tel vivant. La mort
déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible,
et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et
donc infinie.
Comme si la répétition de la fin d’un tout infini était encore possible : la fin du
monde lui-même, du seul monde qui soit, chaque fois. Singulièrement.
Irréversiblement. Pour l’autre et d’une étrange façon pour le survivant
provisoire qui en endure l’impossible expérience. Voilà ce que voudrait dire
‘le monde’. Cette signification ne lui est conférée que par ce qu’on appelle ‘la
mort’ » (Chaque fois unique, p. 9).
Le monde selon Derrida serait donc, non pas le résultat d’une « création
continuée » (comme chez Descartes), mais d’une « destruction continuée », ou
16
Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
plutôt, bien évidemment, d’une « déconstruction continuée » : ce qui est
intégralement déconstruit dans chaque mort individuelle avant de renaître pour la
suivante. C’est peu de dire que le monde est malmené par nos philosophes,
exceptionnellement d’accord sur ce point : un pur néant pour Descartes, la pire des
vallées de larmes pour Derrida. Car le monde n’existe à ses yeux que par et pour
cette abolition continuée de soi dans chaque mort individuelle.
Sur un tel fond de mort, on ne s’étonne donc pas de voir que, pour Derrida,
les « vivants », et notamment les amis, seraient mieux nommés des « survivants ».
C’est là un thème récurrent chez lui, et qu’il ne sépare pas du thème de l’amitié :
22. « Dès le premier moment, les amis deviennent, par situation, des
survivants virtuels, actuellement virtuels ou virtuellement actuels, ce qui
revient presque au même. Ils le savent les amis, l’amitié respire ce savoir,
elle le respire jusqu’à l’expiration, jusqu’au dernier soupir. Ces survivants
possible se voient donc tenus à l’intenable. Tenus à l’impossible, survivants
possibles impossibles, certains seraient tentés d’en conclure que les amis
sont des gens impossibles. » (Chaque fois unique, p. 211, Sarah Kofman).
Surtout, dans le prolongement des thèses de Lévinas, et aussi bien sûr dans
celles de Platon, Derrida reprend la thèse selon laquelle le mort est essentiellement
celui qui ne répond pas, ou ne répond plus. Je voudrais donc maintenant, pour finir
cet hommage, ou plutôt pour le commencer, et tout en reconnaissant avec Derrida la
validité d’une telle caractérisation, commencer à m’en écarter pour mieux apercevoir,
pour mieux cerner mon objet d’aujourd’hui. Dire d’un mort qu’il est celui qui « ne
répond plus », en effet, cela peut vouloir dire ou bien qu’il ne nous parle plus, ou bien
qu’il ne nous entend plus, ou bien les deux. Il ne fait pas de doute, me semble-t-il,
que Derrida aussi bien que Levinas ou que Platon, quand ils disent que ce qui est
mort est ce qui ne répond plus, entendent par là que le mort est le muet, celui qui
« ne parle plus ». Or il me semble que cette lecture est moins exacte que l’autre, qui
consisterait à dire que, si les morts ne nous répondent plus (ce que j’accorde bien
volontiers), ce n’est pas parce qu’ils sont devenus muets, mais bien parce qu’ils sont
devenus sourds. Il est faux, en effet, de dire que les morts ne nous parlent plus : tout
au contraire, ils ne cessent de nous parler, de nous envoyer leurs messages, leurs
livres, leurs lettres, leurs textes, leurs enregistrements, leurs traces de toutes sortes.
En revanche, ils sont devenus incapables de nous écouter, et, en ce sens, de
répondre à nos questions. Ce n’est donc pas la parole, mais l’ouïe, qui manque aux
morts.
Voici donc enfin, me semble-t-il, une raison qui explique que la mort de
Derrida nous soit particulièrement triste : cet homme qui avait tant d’oreille y est
devenu sourd. S’il n’y a pas d’œuvre plus écrite que celle de Derrida, en effet, il n’y a
pas non plus d’œuvre qui montre paradoxalement une plus grande sensibilité à la
voix, au timbre, aux sons, aux assonances, à tout ce qui est oral dans l’écrit. Il
faudrait ici convoquer toute l’œuvre, des livres entiers écrits parfois entièrement sur
une syllabe (Glas, La carte postale), l’amour pour tout ce qui est « oui », « ouïe »,
« we », etc, la « différance » inaudible… Héritier de l’écoute analytique, Derrida est
un maître de musique (comme y insiste justement Cixous). Ses ouvrages sont une
éducation de l’entendement par celle de l’oreille. Il n’a cessé d’écrire sur le tympan,
sur l’otobiographie. De ce point de vue, l’opposition avec Sartre, dans Glas, est
particulièrement frappante. Sartre est l’œil universel, la théorie, que Derrida accuse
sans cesse d’être sourd à la voix des textes de Genet, de n’y rien entendre, à tous
les sens du terme. À cela s’opposera le « glas » comme méthode de lecture, qui
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
consiste à laisser résonner un texte après son commentaire comme si on le lisait
pour la première fois, dans le développement quasi-spontané d’une sorte de
symphonie. Si être mort c’est devenir sourd, Derrida fut le plus vivant des auteurs.
Tous ses amis ont souligné la capacité d’écoute et d’accueil qui lui faisait lire les
autres, leur répondre, lire les papers de ses étudiants, accueillir dans son bureau
tous ceux qui s’y présentaient, jusqu’à la dernière limite.
Contrairement à ce que dit Derrida lui-même dans son éloge de Foucault
(p. 120), comme dans son éloge de Lévinas (p. 244 et suiv), les morts ne plongent
donc pas plus dans un « silence absolu » qu’ils n’entament un « départ sans
retour ». Du monde des morts ne nous vient en effet, me semble-t-il, aucun silence,
mais une terrible cacophonie, une superposition de disques rayés qui tournent en
boucle, une volière de cauchemar. Et, de même, contrairement à ce que dit aussi
Derrida ici, la mort ne me semble donc pas un « départ sans retour ». On croit en
effet volontiers que le premier effet de la mort est de faire que celui qui est mort « ne
revient plus » ; et évidemment en un sens c’est vrai. Mais en un autre sens, je crois
qu’on devrait dire exactement le contraire : le mort est celui qui ne peut plus venir,
qui ne peut plus être vivant parmi nous, mais précisément au sens où il ne peut plus
faire rien d’autre que de « revenir », sous toutes les formes de la mémoire -le
souvenir gardé, les traces laissées (livres, enregistrements, photos, etc)-, ensemble
de signes fixés qui ne peuvent plus évoluer, et qui donc, d’un coup, ne peuvent que
revenir, ou être rappelés. Ce qui distingue donc le mort du vivant, c’est que le mort
ne peut plus que revenir, ne peut plus rien faire d’autre, à la différence du vivant qui,
lui, ne revient jamais parce que chaque fois qu’il vient est une nouveauté, une
nouvelle venue, et jamais une revenance. Je serais donc partisan d’appliquer au
mort ce que Derrida dit de l’ontologie en général et de l’écriture : être mort, ou
mourir, c’est passer d’un seul coup à l’état de « revenant ». Car on ne peut pas dire
que les morts aient disparu tout à fait : nous ne cessons de les faire revenir, de
regarder leurs photos, de lire leurs livres, d’écouter leurs paroles enregistrées, de
célébrer leur mémoire, de leur rendre des hommages, de nous réunir en leur nom,
de les évoquer, etc. Ils ne cessent donc pas d’être parmi nous, mais sur le seul et
unique mode du « revenir ». Mourir, c’est donc entrer non pas dans l’éternité, mais
dans la spectralité, ou dans l’écriture ; c’est passer à l’écriture, à la répétition
indéfinie de soi, à la revenance indéfinie, à l’éternel retour de l’éternelle errance. Si la
vie est surrection, la mort est la résurrection qui n’est que résurrection, la
résurrection réduite à elle-même.
Et certainement, ne pouvoir plus que revenir est un sort bien triste, aussi bien
pour ceux qui restent, que pour celui qui est parti, comme le montre le passage de
l’Odyssée où Ulysse retrouve les ombres des héros aux enfers, et entend les
célèbres lamentations d’Achille. Celui qui ne peut plus que revenir (bien différent est
à cet égard le « retour » d’Ulysse à Ithaque, car ce « retour » est en fait un
événement tout à fait nouveau et inattendu pour tous, et n’a jamais eu lieu
auparavant) est privé de toute efficace : comme un souvenir, comme une pensée
régulatrice, il flotte au-dessus de la réalité, peut servir à l’informer ou à l’appréhender
sans doute, mais est en lui-même et par lui-même dépourvu de la force
d’intervention ou d’insertion qui résulte de l’ajustement à un état de la situation,
toujours nouvelle. On a donc raison de pleurer les morts, mais non pas tant parce
qu’ils seraient partis à jamais (ou disparus, ou anéantis) que parce qu’ils sont entrés
dans cette « demi-présence » qui est celle du revenant, du spectre, du souvenir, du
texte écrit, de ce qui vous hante sous toutes les formes possibles, qui peut tenir tous
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Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
les discours possibles sauf celui de la réponse. Le mort n’est pas celui qui s’est tu,
car les morts, et surtout les écrivains, ne cessent de nous adresser leurs discours,
mais celui qui ne peut plus répondre, celui qui ne peut plus que parler, qu’avoir
toujours le premier et jamais le dernier mot. D’où peut-être cette compulsion, lors des
hommages, à vouloir absolument « laisser le dernier mot » au mort, en le citant, en
reprenant ses paroles, etc, mouvement de toute évidence purement dénégatif du fait
que justement la mort a supprimé la possibilité du « dernier mot ».
Ce qui me frappe, à la réflexion, c’est que Derrida, dont toute l’ontologie est
celle de la spectralité, n’ait pas appliqué cette catégorie de la spectralité à ceux qui
semblaient le mieux faits pour l’illustrer, à savoir aux morts eux-mêmes -car le mort,
c’est bien « ce qui nous revient », à tous les sens du terme-, pas plus qu’il n’a su, ou
voulu, se retrouver chez lui dans le discours à la fois instable et normé de l’oraison
funèbre. Mais nous devons hommage à notre philosophe pour nous avoir fourni de
telles catégories, et nous permettre d’avancer à notre tour dans la pensée. Sans
doute, comme toute chose, la mort aura une fin. Quand il n’y aura plus de vivants,
les morts se tairont définitivement. Mais je crois que, tant qu’il y aura des vivants,
Jacques Derrida nous reviendra.
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