Hommage à Jacques Derrida - Ce qui nous revient.
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faire remarquer que, lorsqu’on parle à quelqu’un, on est bien en présence de cette
personne, Derrida ferait sans doute remarquer (et là encore le motif analytique serait
déterminant) que rien empiriquement n’est plus faux, et que la plupart du temps,
lorsque nous parlons à une personne qui est en face de nous, elle est bien loin de
nous être « présente », puisque au fond nous ne savons rien de la façon dont elle
reçoit notre discours, si elle nous écoute ou si elle pense à autre chose, si elle
s’ennuie ou si elle s’instruit, etc : c’est l’expérience la plus courante, au contraire, que
de parler à quelqu’un d’absent ; et, ajouterais-je, il n’est pas tellement plus facile de
parler à quelqu’un de présent quand on se parle à soi-même : à qui parle-t-on en
effet dans ce cas ? il est bien difficile de le dire.
De « l’absence » (à soi, au monde, aux autres, au contexte) comme
condition de possibilité de la signification à « la mort », le pas est vite franchi : et
c’est là que nous commençons à retrouver notre thème. Si nous prenons en effet
comme modèle la lettre, ou la « carte postale », nous comprenons immédiatement
qu’une carte postale, une fois reçue, est lisible en l’absence de celui qui l’a envoyée.
L’émetteur est absent lors de la réception du message, et il a écrit précisément parce
qu’il était loin du destinataire, parce que le destinataire était absent au moment de
l’écriture du message. Ce message, quel qu’il soit, et par conséquent tout message
pourvu de sens, flotte donc, pour ainsi dire, entre un émetteur et un destinataire
également virtuellement absents, c’est-à-dire, pour parler clairement, virtuellement
morts.
a) Du côté de l’émetteur : nous pouvons parfaitement recevoir des
messages émis par des morts : la plupart des livres que nous lisons ne sont pas
autre chose. Derrida généralise cette remarque, dès ses premiers ouvrages, en
associant auteur et mort : un auteur est toujours virtuellement mort en tant qu’auteur,
tout simplement parce que, dès qu’il est émis, le message (livre ou lettre) peut être
compris en l’absence de celui qui l’a émis (il est fait pour cela), et donc repousse
immédiatement son auteur vers la mort : ce que j’écris (mes livres, mes lettres),
devant par définition suppléer mon absence, enveloppe donc cette absence, la
suppose, l’indique, la prépare, commence immédiatement (« aussi sec », pour parler
comme Derrida) à se passer de moi, à me nier, à me désigner comme l’absent ou le
mort. En ce sens, tout écrit, comme le dit Derrida dans La Voix et le Phénomène, a
une valeur testamentaire. Toute la culture est comme un immense testament, tout
lecteur est en position d’héritier, et tout auteur à la place d’un mort. Et tout cela
conduit Derrida à voir dans le nom propre, et donc dans la signature, les marques
mêmes de la mort. Ce thème est très présent, naturellement, dans le recueil
« d’oraisons funèbres » (j’emploie ce mot maintenant faute de mieux) paru en 2003
(Chaque fois unique, la fin du monde) et qui nous accompagnera aujourd’hui tout au
long de cet hommage :
4. « Déjà ce livre <The Inverted Bell>, qui fraya tant de voies nouvelles, jouait
gravement et puissamment avec le nom propre, c’est-à-dire avec la mort [je
souligne, CR], et c’est une des choses, parmi d’autres, qui aussitôt
m’impressionnèrent. Car de quoi, de qui, à qui parlons-nous, ici, maintenant,
en son absence absolue, sinon du nom et au nom de Joe Riddel ? Au cours
de la vie même, de notre vivant, comme du vivant de Joe, nous le savons et
le savions déjà : le nom signe la mort et marque la vie d’une ride à déchiffrer.
Le nom court à la mort plus vite que nous qui croyons naïvement le porter. Il
nous porte à une vitesse infinie vers la fin. Il est d’avance le nom d’un mort.
Et d’une mort précipitée qui nous arrive en lui, par lui, sans être jamais