Position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS IV-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V « Concepts et langages »
Métaphysique, histoires, transformations, Actualité
Position de thèse
Thèse pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline/ Spécialité : Histoire de la philosophie
Présentée et soutenue par :
Élise LAMY-RESTED
le : 19 septembre 2013
La déconstruction :
une philosophie de l’à venir,
entre phénoménologie et psychanalyse
Sous la direction de :
Monsieur Marc CRÉPON
Directeur de recherches au CNRS (Archives Husserl)/ENS
JURY :
Monsieur Jocelyn BENOIST
Madame Danielle COHEN-LEVINAS
Monsieur Jacob ROGOZINSKI
Monsieur Samuel WEBER
Monsieur Frédéric WORMS
Professeur à l'Université de Paris I
(rapporteur extérieur)
Professeur à l'Université de Paris IV
Professeur à l'Université de Strasbourg
Professeur à l'Université de Northwestern
Professeur à l'Université de Lille III
(rapporteur extérieur)
Position de thèse
La philosophie de Jacques Derrida a déjà fait l'objet de nombreux commentaires. La
plupart associe la déconstruction à l'herméneutique de Heidegger ou à la philosophie
éthique de Levinas ; d'autres la vilipendent au nom de la clarté et de la rigueur, dont elle
ferait, selon eux, défaut. Les meilleurs commentaires travaillent enfin son rapport à la
phénoménologie de Husserl, mais laissent de côté la psychanalyse de Freud, qui lui est
pourtant essentielle.
Notre travail de doctorat poursuit deux objectifs. Il tente d'abord de renouveler l'approche
de la déconstruction derridienne en montrant que celle-ci n'est ni spécifiquement
heideggerienne ou levinassienne, ni incohérente ou dépourvue de sens, ni une forme
dérivée de l'intentionnalité husserlienne après son retournement dans son contraire. Il
tente ensuite de penser l'héritage de la déconstruction, et partant, la possibilité de
reconstruire, aujourd'hui, dans notre contexte, une autre philosophie à partir de la
philosophie derridienne.
En repartant des lectures derridiennes de la phénoménologie husserlienne : l'Introduction
à l'origine de la géométrie1, La voix et le phénomène2 et « Et cetera... (and so on, und so
weiter, and so forth, et ainsi de suite, und so überall, etc.)3 », nous avons suivi comment
la mise en œuvre de la déconstruction à l'intérieur de la phénoménologie permettait à
Derrida d'excéder les limites du langage et de la représentation (ou de la Vorstellung en
termes husserliens), pour enfin en venir à penser l'irréductible (ou l'indéconstructible)
différance, c'est-à-dire la répétition insensée d'un irreprésentable dans un substitut représentatif (ou dans une Repräsentation) toujours autre. C'est en ce lieu excessif ou
1 L'Introduction à l'origine de la géométrie est une introduction à L'origine de la géométrie de Edmund
Husserl, traduction et introduction Jacques Derrida, PUF, 1962.
2 La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, PUF, 1967.
3 « Et cetera... (and so on, und so weiter, and so forth, et ainsi de suite, und so überall, etc.) », article publié
dans la revue Les cahiers de l'Herne (dir. Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud), L'Herne, 2004 (la
première publication en anglais est parue dans le volume collectif Deconstructions. A User's Guide, réalisé
sous la direction de Nicholas Royle, New-York Palgrave, 2000).
1
hyperbolique que Derrida, dans La voix et le phénomène, couple de manière étrange,
mais surtout incongrue, l'intentionnalité husserlienne (« la conscience de quelque
chose ») et la compulsion de répétition freudienne (Wiederholungszwang, soit la
répétition incontrôlable d'une excitation pourtant génératrice d'angoisse et de douleur)
que le philosophe de la déconstruction a eu l'occasion de travailler de près en rédigeant
Freud et la scène de l'écriture4. La différance est simultanément une intentionnalité sans
représentation et une compulsion de répétition asubjective, mécanique et irreprésentable,
qui ne cesse de différer le retour à l'inanimé, qu'il prenne la forme de la cristallisation
dans une essence ou l'informe d'une matière indifférenciée. Elle est en d'autres termes,
une répétition intentionnelle qui aspire à la représentation sans jamais parfaitement y
parvenir, et une répétition compulsive et « in-intentionnelle ». Elle est enfin ce lieu
inaccessible situé au-delà des principes de non contradiction, de réalité et même de
plaisir, d'où prend naissance toute la philosophie derridienne.
Cette structure irréductible ou indéconstructible qui ne cesse de résister à sa mort en
l'inscrivant dans un substitut technique qui la garde en mémoire en la répétant, est la
structure conventionnelle et prometteuse de la survie, c'est-à-dire d'une vie déliée de tout
rapport à un Présent que Husserl aurait voulu Vivant. Le substitut technique, d'abord
nommé écriture, est un phantasme ou un phénomène au sein duquel la mort est
simultanément acceptée et déniée. Il est la mémoire d'une singularité, non seulement de
celle ancrée dans l'ici-maintenant, mais aussi de toutes celles qui, aujourd'hui disparues,
désirent revenir dans un à venir qu'aucun calcul ne peut anticiper.
C'est au nom de cette résistance toujours singulière et idiomatique que notre icimaintenant doit être ré-inventé, ce qui ne se sépare pas d'une pensée éthique et politique,
qui, dans les dernières œuvres de Derrida, se couple avec une pensée du monde. L'idiome
est cette voix, sans doute la plus juste et la plus responsable qui soit, chargée d'assurer la
survie infinie en réinventant perpétuellement la langue héritée, c'est-à-dire en réinscrivant
en elle la marque de l'irreprésentable altérité qui est simultanément une menace de mort
et une chance de vie.
Excéder, résister, inventer, tels sont donc les trois verbes qui insufflent toute sa
dynamique à notre réflexion ; et c'est chaque fois en couplant l'intentionnalité
4 In L'écriture et la différence, Seuil, 1967 (article rédigé et publié pour la première fois en 1966).
2
husserlienne avec la compulsion de répétition freudienne que nous sommes parvenue à
maintenir la cohérence de notre lecture des textes de Derrida. Mais si la différance résulte
bien de l'étrange union d'un Husserl et d'un Freud dévoyés, chacune de ses renominations en promesse, messianicité, justice, etc., en modifie le sens en faisant chaque
fois ressurgir en elle un nouveau spectre, que ce soit celui d'Austin, de Marx ou de
Montaigne, etc. L'accouplement bizarre de la psychanalyse et de la phénoménologie a
donc donné naissance à une philosophie « étrangement inquiétante » (unheimlich). Ce
dernier terme, dont Derrida fait un grand usage, nous vient certes de Freud et de
Heidegger, mais il dissimule en fait toute une foule de fantômes qui par la voix du
philosophe de la déconstruction reviennent hanter notre ici-maintenant. The time is out of
joint – « Ce temps est sorti de ses gonds » –, cette phrase prononcée par Hamlet dans la
pièce de théâtre éponyme de Shakespeare 5 est aussi celle de Derrida qui, par un coup de
force de génie, a fait de la temporalité du Présent-Vivant un après-coup freudien
(Nachträglichkeit).
Il s'agit donc, dans ce travail, d'accompagner le geste de la dé-construction dans toute sa
radicalité, en en suivant tout d'abord le mouvement à proprement parler déconstructeur,
puis le mouvement re-constructeur, afin de rendre lisible la grande cohérence de la
philosophie derridienne. Et cette cohérence apparaît dès lors que l'on saisit que sous ses
différentes re-nomminations, la différance und so weiter, doit être pensée comme le
résultat de la jonction d'une intentionnalité énuclée husserlienne et de l'économie propre à
la compulsion de répétition freudienne. La différance, pourrions-nous dire encore, n'est
autre que une itération conventionnelle dont le « nom » (qui pourrait ne pas en être un si
l'instrument technique liant notre communauté n'était pas le langage) dépend du contexte
qui l'a fait symptomatiquement émerger. Opérée dans La voix et le phénomène, c'est cette
étrange union que le philosophe n'a plus cessé de retravailler, c'est-à-dire de transformer,
en la greffant sur une multiplicité d'autres pensées. Un seul mot, qui constitue sans doute
le centre de gravité de toute notre réflexion, rend compte de cette connexion inattendue :
phainesthai. Le phainesthai est le lieu où se fabriquent toutes les apparitions, qu'elles
soient phantasmatiques ou phénoménales, et pourrait bien être le premier concept d'une
5 W. Shakespeare, Hamlet, acte I, scène V, trad. André Lorant, Aubier, 1988, p. 141 (The Tragical History of
Hamlet, Prince of Denmark, première représentation entre 1598 et 1601, texte publié en 1603).
3
« phénoménologie du spectre ». Lieu où se joue l' « ex-appropriation » des conventions
héritées, le phainesthai rassemble toutes les dimensions de la philosophie derridienne.
C'est de ce lieu situé au-delà de tous les principes et qui est tout à la fois messianique,
hospitalier, prometteur, hyperbolique, juste, spectral, idiomatique, und so weiter, que
Derrida n'a jamais cessé de penser, de ses touts premiers textes à ses touts derniers. De
manière un peu vertigineuse, le philosophe de la déconstruction nous invite à entrer dans
des mondes virtuels au sein desquels n'existent plus que des fictions spectrales ou
phénoménales qui ne sont autres que des formes d'expression de la mécanique de la
survie. Car la survie est phainesthai : elle est une machine temporalisante qui ne cesse de
fabriquer ou d'inventer des phantasmes, en retravaillant ceux véhiculés par les
conventions. Après la disjonction de son lien avec le présent, la vie devient donc chez
Derrida une « sur-vie », comme il lui arrive parfois de l'écrire, qui se définit par sa
mémoire et son « désir mécanique » d'accéder à la re-présentation pour lutter contre
l'irreprésentable de la mort factuelle, même si in fine, c'est bien vers elle qu'elle ne cesse
de se précipiter. La survie est phantasmatique et inventrice d'un monde (elle est le
phainesthai) qui ne sera jamais qu'une représentation travaillée par le double inquiétant
d'une re-présentation elle-même excédée par un irreprésentable. L'irreprésentable en tant
qu'il est dénié, c'est-à-dire remplacé par un phantasme (tout à la fois matériel et idéal),
marque dès le départ le vivant qui n'est à ce titre qu'un survivant. La survie
phantasmatique est donc d'abord et avant tout un processus mémoriel qui ne se sépare pas
d'un processus re-présentatif, dont la représentation consciente n'est que le dernier degré
d'idéalisation. Parce qu'il est « toujours déjà » exposé à l'irreprésentable, tel survivant de
l'ici-maintenant en appelle à des re-présentations qui lui sont d'abord apportées par les
substituts techniques hérités qu'il va devoir s'approprier, au risque de se perdre comme
singularité. Car les conventions conscientisées qui in fine déterminent la construction du
sujet, marquent aussi la fin du retour compulsif de l'altérité, la réussite du deuil, la
sérénité d'une vie sans excès et incapable d'invention. La stratégie du survivant soumis à
une loi de la survie, qui ne vient jamais de lui, même si elle est aussi la sienne, consiste à
retravailler ces re-présentations de manière idiomatique et motivée, en résistant tout à la
fois à leur tendance mécanique à devenir choses et à devenir sens. La résistance du
survivant est double, mais elle est toujours en fin de compte résistance contre le retour à
l'inanimé au nom de la capacité à inventer.
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