le texte
La Lacune
Eugène Ionesco a connu la crainte de l’échec scolaire et ce
lever de rideau, dont l’écriture (en 1965) précède de cinq ans
son entrée à l’Académie Française, est la transcription d’un
rêve symptomatique des angoisses de l’auteur.
Dans une atmosphère pesante, que souligne avec une délectation espiègle la musique d’Isabelle Aboulker, la
pièce s’ouvre sur l’annonce d’un grand malheur. Mais le quiproquo est vite levé sur la teneur du drame qui se
joue : un académicien vient d’être recalé au baccalauréat. Une éclipse, un contretemps, une erreur s’est
immiscée dans son parcours, et c’est précisément en cherchant à combler ce « trou » dans son CV que cet
académicien trop consciencieux va rétroactivement invalider tout ce qu’il a construit jusqu’à perdre sa
légitimité. C’est ainsi que nous assistons à la déchéance progressive de cet homme accablé d’honneurs.
De facture apparemment classique, la pièce est basée sur la traditionnelle figure triangulaire du mari, de la
femme et du troisième élément perturbateur présenté ici pudiquement comme « l’ami ». Formule
apparemment connue, que boucle en forme de ponctuation, le personnage de la bonne. Mais si la tromperie
trône bien au centre de cette histoire, elle n’est pas d’ordre matrimonial. Il s’agit plutôt d’une imposture : celle
qui concerne le personnage principal et qui contamine toute la pièce, mêlant les genres dramatiques et les
registres de langage. Dans la progression apparemment linéaire de cette pièce qui file la métaphore,
l’absurde s’immisce par touches délicates, créant un décalage, des syncopes musicales à l’effet comique
jubilatoire, qui culminent avec cette réponse du Président de la République appelé en renfort par notre
Académicien dépité : « Je ne veux plus vous parler. Ma maman m’a interdit de fréquenter les derniers de la classe. ».
Leçons de français
aux étudiants américains
C’est en mai 1964 et à la demande de Michel Bénamou
(professeur à l’Université de Michigan puis de Californie)
qu’Eugène Ionesco a conçu une trentaine de dialogues
destinés à être insérés dans un manuel de français.
Ainsi, de La Cantatrice chauve - inspirée de la fameuse méthode Assimil - aux Exercices de conversation et de diction
française pour étudiants américains - où les dialogues de théâtre s’offrent comme une méthode originale
d’apprentissage de la langue - la boucle est bouclée.
Avec les sept dialogues qu’elle a choisi de mettre en musique (Jean-Marie Marie-Jeanne - L’appel - Le plus et le
moins - Agence de voyages - Aphorismes - Le futur – Si), c’est à une véritable explosion langagière et musicale
qu’Isabelle Aboulker nous convie joyeusement.
« Recalé au bac ! Les canailles ! Ils ont osé me faire ça ! »
L’Académicien
« Il veut la gloire, il veut les honneurs. Il n’en a jamais assez…
Il voulait accrocher ce diplôme sur les murs, ce diplôme de licence,
parmi les dizaines d’autres. Qu’est-ce que ça peut faire un
diplôme de plus ou de moins ? Personne ne les remarque. Lui seul
vient les contempler, la nuit. » La Femme
« Du courage, chère amie, c’est cela l’existence. » L’Ami
« Cher Monsieur Ionesco, si vous ne faisiez pas dire
des choses stupides, vous écririez des choses plus
faciles à apprendre aux élèves américains, si ceux-ci
veulent bien acquérir le manuel de langue française
que vous préparez en collaboration avec M. Bénamou.
Si celui-ci avait été plus sensé, il ne vous aurait pas
demandé d’écrire les dialogues qu’il doit commenter
syntactiquement et morphologiquement s’il le peut, s’il
va pouvoir, si cela lui plaît, s’il a déjà fait des
travaux de ce genre. »