Cours de philosophie de M.Basch — Autrui Autrui I) Le besoin d’autrui Comme la plupart des animaux, l’homme passe toute sa vie entouré de ses semblables, et cela, non par choix, mais par nécessité. On ne saurait comprendre un homme sans comprendre le rôle que les autres ont joué dans son existence : l’essentiel de ce que nous sommes, nous le devons à autrui. Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’y a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain ; tel est son premier monde. - Alain, Éléments de philosophie L’autre n’est donc pas pour nous un choix : il est toujours déjà là, à notre naissance, et nous façonne pour toujours. Les premiers contacts que nous avons avec les autres (et peut-être même alors que nous ne sommes encore qu’un fœtus) détermine pour le reste de notre vie nos goûts, notre langue maternelle, nos habitudes. Un nouveau-né n’a aucune chance de survie si personne n’est auprès de lui pour l’entourer de ses soins. Et les cas rarissimes d’enfants ayant passé une partie de leur enfance sans contact avec autrui sont comme enfermés dans un monde intérieur, incapables de développer une réflexion conceptuelle, et peinent à développer certaines facultés élémentaires. Le besoin des hommes d’être en contact avec d’autres hommes devient particulièrement évident dans l’expérience douloureuse de la solitude, qui est si peu naturelle pour l’homme qu’il peut se sentir déshumanisé lorsqu’il vit dans un trop grand isolement, comme dans l’histoire célèbre de Robinson Crusoë : Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail. Je sais maintenant que chaque homme porte en lui et comme au-dessus de lui un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent ellesmêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités. […]Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un ! Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifique, 1972 II) L’influence exercée par les autres sur le moi L’homme, comme beaucoup d’autres animaux, est capable de ressentir les émotions éprouvées par ses semblables : c’est ce qu’on appelle l’empathie (du grec ancien ἐν : dans / à l’intérieur de et de 1 Cours de philosophie de M.Basch — Autrui πάθoς, souffrance). Avec l’empathie, nous nous mettons spontanément à la place d’autrui lorsque nous le voyons exprimer certaines émotions. Le monde intérieur de l’autre s’ouvre à nous et devient une part entière de notre expérience vécue ; la réalité vécue de l’autre devient aussi notre réalité. Grâce à l’empathie, nous pouvons comprendre l’autre sans utilisation d’aucun langage : un homme désespéré qui pleure nous inspire peine et compassion, un enfant qui rit avec insouciance nous prodigue une joie communicative. Sans l’empathie, la communication entre hommes serait impossible : chacun d’entre nous serait enfermé dans son propre monde intérieur, sans fenêtre ouverte vers l’autre. La pitié est sans doute la forme d’empathie la plus intense, et Rousseau, qui fonde sa morale sur elle, a bien vu que sans elle la survie de l’espèce serait compromise : Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : « Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse », inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : « Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible ». C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755 On sait désormais qu’il y a dans notre cerveau un réseau de neurones miroirs qui est l’un des supports de l’empathie. Quand on observe notre semblable réaliser une action, comme prendre un objet avec la main, et quand on réalise cette action nous-mêmes, les mêmes neurones sont activés dans le cerveau. Cela prouve que la capacité de l’homme à interagir avec les autres est en grande partie innée ; il y a un instinct qui nous pousse à chercher la compagnie d’autrui, à comprendre ses émotions et intentions et à communiquer avec lui. L’homme est biologiquement programmé à comprendre son semblable et à l’imiter ; nous sommes tous des miroirs les uns pour les autres et nous nous renvoyons réciproquement nos émotions et intentions, tissant spontanément des liens avec les autres, construisant progressivement notre personnalité sous l’influence des autres. Un nouveau-né, 45 minutes environ après sa naissance, est déjà capable d’imiter les autres : alors même qu’il ne s’est jamais reconnu dans un miroir et que sa conscience de soi n’est presque pas du tout développée, il peut déjà imiter les gestes et mimiques de ses parents, comme l’acte de tirer la langue. Toute l’éducation est fondée sur ce principe d’imitation : notre culture, notre langage, nos savoir-faire proviennent de l’imitation de notre entourage. L’homme est naturellement heureux de transmettre ses connaissances et de partager ses émotions ; sa joie augmente quand il voie la joie de l’autre, et il s’afflige quand il voit le malheur de son prochain. Nous sommes tous irrévocablement liés aux autres, et la conquête de notre bonheur passe toujours par un effort pour faire le bonheur des autres : 2 Cours de philosophie de M.Basch — Autrui Aussi égoïste que l’on considère l’homme, il y a à l’évidence des principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser au devenir des autres, et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, bien qu’il n’en dérive rien, excepté le plaisir de voir le bonheur des autres. Adam Smith Vivre pour autrui, ce n’est pas seulement la loi du devoir, c’est aussi la loi du bonheur. - Auguste Comte De même que l'intelligence, la sensibilité veut s'exercer. Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu'il n'en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n'en justifie notre propre bonheur. Il faut bien aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments. De là une sorte d'inquiétude chez l'être trop solitaire, un désir non rassasié. Quand on ressent, par exemple, un plaisir artistique, on voudrait ne pas être seul à en jouir. On voudrait faire savoir à autrui qu'on existe, qu'on sent, qu'on souffre, qu'on aime. On voudrait déchirer le voile de l'individualité. — Vanité ? — Non, la vanité est bien loin de notre pensée. C'est plutôt le contraire de l'égoïsme. Les plaisirs très inférieurs, eux, sont parfois égoïstes. Quand il n'y a qu'un gâteau, l'enfant veut être seul à le manger. Mais le véritable artiste ne voudrait pas être seul à voir quelque chose de beau, à découvrir quelque chose de vrai, à éprouver un sentiment généreux. Il y a, dans ces plaisirs, une force d'expansion toujours prête à briser l'enveloppe étroite du moi. En face d'eux on se sent insuffisant soi-même, fait seulement pour les transmettre, comme l'atome vibrant de l'éther transmet de proche en proche le rayon de lumière sidérale qui le traverse, et dont il ne retient rien qu'un frisson d'un instant. — Jean-Marie Guyau III) Le poids du regard de l’autre L’autre n’est pas seulement une source d’enseignement et de partage ; il peut être la cause d’un sentiment de gêne ou de comportement lâchement conformiste, ce qui est démontré par de nombreuses expériences en psychologie sociale. Dès que nous sommes en présence du regard de l’autre, nous agissons différemment. La vie sociale, d'après le sociologue Erwin Goffmann (1922-1982) est parsemée de « rites d'interaction » qui facilitent les rapports sociaux. Quand nous sommes en présence d'autrui, nous jouons tous un certain rôle ; c'est-ce que Goffmann appelle, d'après le titre même de son livre, La mise en scène de la vie quotidienne. L'un des nombreux exemples qu'il donne est celui des gargouillis de l'estomac : lorsque nous entendons quelqu'un que nous ne connaissons pas familièrement gargouiller, nous allons, par politesse, faire comme si nous n'avions rien entendu. Le psychologue Norman Triplett (1861-1931) a mis en évidence le phénomène de la facilitation sociale en comparant la vitesse des cyclistes selon qu’ils participent à une course en solitaire ou sous le regard d’autres hommes : dans la majorité des cas, se savoir en présence d’autrui tend à améliorer la performance. L’étude du conformisme social par Solomon Asch est encore plus édifiante. L’expérience consiste à poser une question dont la réponse est évidente (trouver quelles lignes sont de longueurs égales) à un groupe d’un peu moins d’une dizaine de personnes, mais dans ce groupe, il n’y a qu’une seule personne qui ne connaît pas le sens réel de l’expérience ; tous les autres sont complices. Ces derniers étaient chargés de donner la même mauvaise réponse afin 3 Cours de philosophie de M.Basch — Autrui de voir si la personne qui n’est pas informé de la supercherie sera influencée dans son jugement. D’après les résultats de l’expérience, 32,2% des personnes subissent l’influence du groupe et donnent la mauvaise réponse contre tout bon sens. Enfin, la plus célèbre de toutes les expérimentations de la psychologie sociale, l’expérience de Milgram, montre à quel point il peut être aisé de faire obéir un individu sous la pression d’une autorité, alors même que les ordres donnés conduisent à la torture violente d’un individu. En effet, les résultats ont montré qu’environ 62% des sujets étudiés sont prêts à envoyer des décharges électriques allant jusqu’à 450 volts, alors même qu’ils voyaient la détresse de la personne subissant cette torture simulée. Ainsi, l’autre peut également être pour nous une source néfaste qui influe négativement sur notre comportement en nous poussant à commettre les actes les plus détestables et à nous soumettre aux ordres les plus absurdes. Nous sommes la plupart du temps tellement dépendants d’autrui que nous ne parvenons pas à penser par nous-mêmes et à nous détacher du regard que l’autre pose sur nous pour agir raisonnablement, tant nous sommes pris par l’obsession malsaine de notre moi à chercher l’approbation bienveillante de l’autre. C’est en observant cette extraordinaire assujettissement de l’homme face au regard de l’autre que Sartre, dans sa fameuse pièce Huis Clos, a exprimé ce célèbre aphorisme : « L’enfer, c’est les autres. » IV) La connaissance d’autrui Pour connaître l’autre, il faut faire ce qu’on peut appeler une dialectique entre le même et l’autre. Si autrui m’est radicalement étranger, la connaissance n’a aucune base sur laquelle s’appuyer ; et évidemment, si l’autre est exactement le même que moi, il n’y a rien à connaître, puisque je suis déjà ce qu’il est. En réalité, il y a toujours un décalage entre ce que je suis et l’autre, et le but de la compréhension est de réduire ce décalage. Nous ne comprenons l’autre que par sa ressemblance à notre moi, à notre expérience acquise, à notre propre climat ou univers mental. Nous ne pouvons comprendre que ce qui, dans une assez large mesure, est déjà nôtre, fraternel ; si l’autre était complètement dissemblable, étranger à cent pour cent, on ne voit pas comment sa compréhension serait possible. Henri Irénée Marrou Avec du temps et des efforts, une familiarité entre deux êtres apparaît et réduit le décalage entre les deux consciences ; mais il est inévitable que le décalage ne pourra jamais être tout à fait comblé. Nous peinons déjà à nous connaître véritablement nous-mêmes, comment pourrions-nous connaître pleinement l’autre ! La séparation des consciences rend à jamais inaccessible la communion totale de deux personnalités. Les liens entre un être et nous n'existent que dans notre pensée. La mémoire en s'affaiblissant les relâche, et, malgré l'illusion dont nous voudrions être dupe et dont, par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu'en soi, et, en disant le contraire, ment. Proust, A la recherche du temps perdu V) Les liens qui nous rattachent aux autres : les trois formes de l’amour L’amour est le sentiment par excellence qui nous lie aux autres. Mais le terme français conduit souvent à des confusions du fait que le mot est particulièrement vague et s’applique à toute chose indifféremment. Le grec ancien, plus précis, différencie trois formes différentes de l’amour : 4 Cours de philosophie de M.Basch — Autrui L’Eros (Ἔρως : c’est ce qui a donné érotisme en français). C’est l’amour sous sa forme la plus vive et la plus passionnelle, quand on est animé par le désir physique et l’instinct sexuel. Intense et violent, il est souvent sourd aux admonestations de la raison, se fond sur une idéalisation excessive et déformante de la personne aimée (appelée cristallisation par Stendhal), conduit à des joies extatiques ou à de terribles afflictions, et perd en puissance avec le temps qui passe. Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez... Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, - et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. — Paul Valéry La Philia (φιλία). C’est l’amour sans la violence du désir physique. Davantage proche de notre notion d’amitié, la Philia est beaucoup moins intense et passionnée que l’Eros mais se révèle être beaucoup plus stable et sereine. La Philia permet de tisser des liens solides et durables avec autrui, résistant aux blessures du temps et aux intempéries de l’existence. On peut faire des distinctions au sein même du concept de Philia. Aristote, en effet, distingue trois sortes d'amitié : L'amitié en vue de l'utile L'amitié en vue du plaisir L'amitié parfaite (philia teleia) Seule la dernière forme d'amitié est une amitié véritable car elle se suffit à elle-même. On peut en trouver une parfaite formulation dans la formule de Montaigne utilisée pour décrire son amitié avec Etienne de la Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » L’Agapè (ἀγάπη). C’est l’amour pour le prochain. Porté par la charité, l’homme peut vouloir et faire le bien de l’autre sans réellement le connaître. L’Agapè est la forme que prend l’amour lorsqu’il est moral et pur de toute considération personnelle. L’Agapè nous pousse à aimer l’autre parce qu’il est autre, et non parce qu’il est quelqu’un qui nous est cher. On en trouve la plus belle manifestation dans ce passage célèbre de la Bible : J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais. 5