Pour Elsa, ma précieuse…
« je répétais des mots à l’infini, en les
polissant, les ruminant, les déformant
peu à peu (…) je les suçais comme des
bonbons (…) je les mâchais comme des
gâteaux. (…) Etretat. Une chaude
journée d’été. (…) Les dames restent à la
salle à manger (…) j’essaie d’écouter ce
qu’elles disent. Mais elles parlent trop
bas, trop vite (…). Je ne peux qu’attraper
quelques mots, des syllabes : « jouer des
tours », « mari trop gentil », «
complètement folle », « elle est
omnibulée ». Omnibulée. Jamais
entendu ce mot-là ! (…) Je sors en
mordillant ce mot étrange. Omnibuler.
Omnibuler. Omnibus. Homnibus.
Homme nibus. Homme nibuler.
Nibuler un homme. Nibuler une femme.
Je vais te nibuler. Pourquoi l’a-t-il
nibulé? Je nibule. Tu nibules. Il nibule.
Que je nibulasse. Nibuler. Nubiler.
Nubile. Nil. Bile. Bulle. Bulomni.
Omnibuler. Omnubiler. Obnubiler. Je
tourne autour de la pelouse, scandant
chaque syllabe d’un coup de talon. Les
mots que j’ignorais, je les répétais
jusqu’à les décortiquer, les désosser, en
combiner les éléments pour, en fin de
compte, les apprendre par cœur. Comme
si, par leur intermédiaire, je trouvais un
accès à l’inconnu. Comme s’ils me
fournissaient les matériaux nécessaires
pour agencer le monde autour de moi »
.
François Jacob, La Statue intérieure