FAUT-IL BRÛLER MICHAEL PORTER ? Omar Aktouf Lavoisier | Revue française de gestion 2003/5 - no 146 pages 219 à 222 ISSN 0338-4551 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2003-5-page-219.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Aktouf Omar , « Faut-il brûler Michael Porter ? » , Revue française de gestion, 2003/5 no 146, p. 219-222. DOI : 10.3166/rfg.146.219-222 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier. © Lavoisier. Tous droits réservés pour tous pays. 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On qualifie Porter de maître à penser des spécialistes en stratégie… Il est l’auteur, et de très loin, le plus cité ces dix dernières années dans les revues de management et – souvent aussi – d’économie. Mais cette façon de voir les États et les sociétés humaines comme des sortes de business agrégés, voués au service de la multiplication de l’argent, n’est-elle pas, ipso facto, une métathéorie de la gouvernance ? Ce qui m’intéresse le plus c’est montrer comment et en quoi Michael Porter est autant indéfendable sur les plans historiques que sur les bases épistémologiques et méthodologiques de ses constructions et extrapolations. Une critique épistémologique du « portérisme » Une des limites théoriques majeure du « portérisme », réside dans le fait de paraître ignorer que les secteurs, originellement considérés « comparativement avantageux » par la théorie économique, dès Ricardo notamment, sont d’abord les secteurs à salaires élevés. Sur ce point majeur, Michael Porter ne se situe clairement 1. Voir O. Aktouf, La stratégie de l’autruche, post-mondialisation, management et rationalité économique, Éditions Écosociété, Montréal, 2002 pour une critique plus élargie de Michael Porter et du portérisme. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier Michael Porter ? 1 Revue française de gestion Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier par rapport à aucune des deux grandes traditions des avantages comparatifs : ni la smithienne, ni la ricardienne. Est-il dans le cas de l’hypothèse des rendements non croissants (Ricardo) ? ou dans celui de l’hypothèse des rendements croissants (Smith) ? ou dans celui, encore, de la réhabilitation de la tradition ricardienne par la théorie du cycle de vie des produits de Raymond Vernon ? Porter postule, implicitement et nettement, comme les économistes orthodoxes et ultralibéraux, que la production des richesses peut être infinie, et que l’organisation de la société est un constant progrès en soi, qu’il convient de généraliser pour le bonheur de tous. Invoquant pour cela le « libre marché » et l’économie concurrentielle. Il est indispensable que l’on s’arrête quelque peu sur cette omniprésente invocation du « marché », en tant que concept opératoire fondateur. Au commencement de cela était Adam Smith. Dans son œuvre, ce père fondateur de l’analyse économique, a utilisé deux fois la formule « main invisible ». Mais il fallait à la « science » économique ultérieure, avec les néoclassiques, une possibilité de faire rentrer ce concept dans des calculs voulus aussi exacts que ceux de la physique. Ce fut la tâche à laquelle s’attela, d’abord, un certain Léon Walras. Deux prix Nobel d’économie, Kenneth Arrow et Gérard Debreu, lui succédèrent. Leur conclusion est aussi angoissante que déroutante : s’il existe une solution mathématique au problème de Walras, elle est si hautement probabiliste que l’état des équilibres simultanés du marché ne peut être qu’un fabuleux accident. Car, expliquent-ils, rien ne permet d’affirmer que les mécanismes de l’offre et de la demande puissent conduire « naturellement » vers l’équilibre. Au niveau général de construction de ses théories, Porter commet la même faute épistémologique fondamentale que celle que commet le management par l’usage inconsidéré et abusif de la méthode dite « des cas ». Ce que je veux dire en cela, c’est qu’il s’agit, à lire Porter, d’une démarche à prétention heuristique, qui consiste, en gros, comme on le fait souvent avec la méthode des cas dans l’enseignement du management, à induire pour ensuite déduire, à partir de situations limitées et étroitement situées dans l’espace (espace généralement américain), dans le temps (l’après guerre et l’ascension de l’économisme financier et du management), dans l’idéologie (du marché néolibéral, des dirigeants et des intérêts financiers, à l’exclusion de toute autre), des règles et des lois à prétentions universelles pour la prise de décision et la conduite des institutions en général. L’échantillon de pays retenus pour la théorie de l’avantage concurrentiel des nations est de dix pays auxquels ont été plaquées les catégories déduites de réalités encore plus limitées. De son propre aveu, Porter a transposé, sans autre forme de procès, au niveau des nations, ce qu’il déduisait et écrivait à partir de simples « cas » d’entreprises (aussi internationales soientelles) dix ans auparavant, dans ses travaux sur la stratégie compétitive des firmes. Treize questions à Michael Porter Au-delà de ces remarques générales, voici certains des points, à mon avis parmi les plus discutables, sinon les plus intellectuellement douteux, qui parsèment les positions adoptées par Porter. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier 220 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier 1. Comment peut-on, en cette inauguration du XXIe siècle, imaginer que notre planète puisse supporter six, et bientôt, huit ou dix milliards d’individus, tous vivants pour la croissance maximale, tous en compétition contre tous, et tous atteignant des niveaux de vie comparables ou supérieurs à ceux des plus nantis ? 2. Les nations et les États, et leurs politiques économiques, peuvent-ils être mis sur le même pied, institutionnellement, intellectuellement, éthiquement, moralement, socialement, politiquement, qu’une firme ou une entreprise, quelle qu’elle soit ? L’État-business peut-il être une catégorie de pensée ou un fondement d’action collective ? ou même, un idéal type théoriquement formulable ? Les objectifs des États ou des nations sont-ils réductibles à des recherches d’avantages, de gains, de profitabilité financière ? 3. Le simplisme du modèle du « losange à quatre variables » peut-il rendre compte de l’énorme complexité des faits et processus réels dont on parle ? 4. La mondialisation de l’économie dont Porter endosse le credo, n’a-t-elle décidément rien à voir avec la phase impérialiste du capital, la phase néocolonialiste de la géopolitique mondiale d’après guerre ? 5. Peut-on par ailleurs négliger, ignorer, rejeter toutes les troublantes analyses des tiers-mondistes et ne tenir aucun compte des « dualismes » criants qui affectent les pays non développés ? 6. Ne faire aucun cas de l’inégalité flagrante de l’évolution des termes de l’échange entre Nord et Sud ? de la polarisation de la planète, pour reprendre la terminologie de Samir Amin, en centres qui concentrent, absorbent sans cesse les capitaux, et en 221 périphéries, qui font les frais de cette absorption ? 7. Peut-on sérieusement faire l’hypothèse que la domination de fait, que nous vivons de plus en plus chaque jour, de l’économie planétaire par les multinationales et les transnationales « fusionnant » puisse favoriser la concurrence et la compétitivité ? 8. Le libre échange, tel que conçu sous le système « portérien », ne serait donc qu’une course à la domination de l’autre, appelée « compétitivité », ne supposant que rivalités et luttes, dans une mondialisation conçue comme une expansion, depuis les frontières nationales vers l’ensemble de la planète, des champs de batailles entre firmes ? le tout sur le modèle américain ? 9. La logique financière maximaliste du marché autorégulé du capitalisme à l’américaine est-elle à mettre sur le même pied que celle du « marché social étatiquement régulé » du capitalisme industriel à l’allemande ou à la japonaise ? Pourtant, Porter cite et prend indifféremment comme exemples, des entreprises américaines, anglaises, suédoises, allemandes, japonaises… 10. Le terme « avantage » lui-même, est-il un concept neutre, quand on sait combien le jeu est inégal entre pays nantis et pays dits en développement, entre pays producteurs de matières de bases et pays détenteurs de hautes technologies, entre toutes puissantes multinationales et États du tiers-monde ? 11. Comment peut-on, à l’instar de M. Porter, faire l’hypothèse – au moins implicite – que cette arène mondiale dénommée « marché », est un laboratoire transparent et aseptisé, sans maffias, sans corruptions, sans collusions entre géants… où les joueurs sont tous honnêtes, égaux devant les instances internationales, fair-play ne comptant que sur des « avantages » venant, soit Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier Faut-il brûler Michael Porter ? Revue française de gestion Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lille1 - - 134.206.230.15 - 13/05/2011 11h03. © Lavoisier de la bonté de la nature – tradition des avantages ante facto de la dotation en facteurs –, soit des capacités productives et de l’ingéniosité des entrepreneurs nationaux ? 12. Porter ignorerait-il un phénomène, depuis longtemps considéré comme central dans l’analyse de l’environnement en management, et dénommé « enactment » ? phénomène qui consiste autant à créer son environnement qu’à s’y adapter ? 13. La notion de « grappes industrielles », sorte d’épicentre du modèle « portérien », ressemble étrangement à certains concepts comme celui de « pôles de développement » autrefois élaboré par François Perroux ou celui de complexes « d’industries - industrialisantes » mis de l’avant par d’Estanne De Bernis sans parler de l’analogie avec les réseaux de maillages de l’industrie japonaise. Or tout cela ne suppose t-il pas infiniment plus de coopération que de compétition, d’interventionnisme et de présence de l’État que de laisser-faire généralisé ? Parti pris idéologique ou objectivité scientifique ? On pourrait continuer, j’en suis persuadé, encore longtemps la liste de tels reproches intellectuellement graves, souvent et académiquement inacceptables, qui peuvent être adressés à l’ensemble de la théorie « portérienne ». Comment admettre, sans se poser de questions, que des générations entières d’étudiants en management soient formés, souvent sans aucun esprit critique ni recul, à penser selon le système élaboré par Porter ? Que des programmes complets de gestion, dite stratégique ou non, soient à peu près entièrement assis, sans discernement, sur les constructions « portériennes » ? Cela ne relève t-il pas plus du parti pris idéologique que de l’objectivité scientifique? 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