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Artaud et Van Gogh mis en scène
L’analyse du spectacle Artaud, Van Gogh à la folie de
Jacques Baillart
Pour célébrer le centenaire de la naissance d’Artaud plusieurs spectacles
d’Artaud ont été montés en France entre 1994 et 1996. Le premier était le
spectacle de Jacques Baillart, Artaud, Van Gogh, à la folie, créé au festival
d’Avignon off en 1992 et donné en 1994 puis repris en 1995 au Théâtre du
Renard à Paris et à Budapest aussi. Le deuxième spectacle était Histoire vécue
d’Artaud-Mômo de Philippe Clévenot. Il a été créé a Strasbourg en novembre-
décembre 1994, puis repris à Paris au Théâtre du Vieux-Colombier, en juin-
juillet 1995. Le troisième spectacle était Histoire vécue du roi Totaud de Jean-
Baptiste Sastre. Il a été créé en 1995 et a été donné au Théâtre de la Bastille à
Paris, du 25 septembre au 22 octobre 1995.
Pendant l’année académique 1995/1996 nous avons eu l’occasion de faire
un DEA Théâtre et Arts du Spectacle à l’université Paris III Sorbonne
Nouvelle. Nous avons analysé la figure d’Antonin Artaud vue par le théâtre
français contemporain à travers les spectacles-Artaud. Nous ne nous intéressons
maintenant qu’à la mise en scène de Van Gogh le suicidé de la société. Il faut
toutefois noter qu’il est intéressant que tous les spectacles-Artaud avait Artaud
comme seul centre et les textes adaptés étaient tous des textes d’Artaud.
Les textes adaptés, hormis Le Jet de sang (courte pièce surréaliste de 1925),
ont été tous rédigés entre 1946 et 1948, il s’agit donc des textes tardifs.
Comme nous le savons, Artaud a retrouvé la liberté en mai 1946, après neuf ans
d’internements, passés dans différents asiles psychiatriques. Sorti de Rodez,
torturé par les électrochocs, rongé par un cancer, Artaud n’avait que deux
années à vivre. Deux années particulièrement fécondes au cours desquelles
Artaud accomplira son destin de poète. Dans les écrits des dernières années
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Artaud revient souvent à l’histoire de son internement. Artaud, dans ses ultimes
textes, revient aussi à son drame existentiel, formulé dans les ouvrages écrits
avant l’internement. Tous ses écrits rappellent inlassablement l’exigence d’un
corps neuf et d’un monde neuf. Le choix des metteurs en scène s’est orienté
donc vers des écrits tardifs qui reflètent mieux la profondeur vraie de la parole
d’Artaud et qui évoquent l’histoire de sa vie. Il faut encore remarquer que dans
certains textes tardifs, surtout dans Pour en finir avec le jugement de dieu,
dans Van Gogh le suicidé de la société et dans les lettres nous pouvons
observer la fréquence du recours au dialogue. C’est Alain et Odette Virmaux,
deux spécialistes d’Artaud qui constatent dans leur livre intitulé Antonin
Artaud, Qui êtes-vous? que l’essentiel de l’œuvre d’Artaud offre un caractère
dramatique et se présente toujours peu ou prou sous la forme du dialogue :
Même constatation pour les œuvres de la dernière période. Constance du
recours à la dramatisation, au dialogue. […] Le plus souvent cela tourne à
l’affrontement, avec un interlocuteur non plus seulement sceptique (comme dans
Le Pèse-Nerfs), mais bu et hostile, en qui l’on reconnaît facilement le
psychiatre ou l’homme « normal ». […] Du début à la fin, toute la vie, toute
l’œuvre d’Artaud obéissent spontanément à une exigence profonde qui est celle
même du théâtre.
1
Le recours au dialogue n’est pas indispensable. La phrase d’Artaud suppose
toujours un destinataire, elle attaque perpétuellement. Sa forme privilégiée est
l’invective. Tous les textes à forme apparente de monologue se trouvent ainsi
théâtralisés et sont de ce fait facilement adaptables sur la scène. Les metteurs
en scène des spectacles-Artaud ont choisi donc les textes les plus théâtraux
d’Artaud.
À notre connaissance, jusqu’à présent deux spectacles ont été créés à partir
de Van Gogh le suicidé de la société. Le premier spectacle est celui de Michel
De Paepe, créé en 1973 par le Théâtre-Atelier d’Ambly de Bruxelles. Trois
comédiens incarnaient Artaud. Le texte était distribué sous la forme d’une triple
lecture, chacune trouvant son indépendance verbale, susceptible d’être modifiée
par la présence, en rupture ou simultanée, de deux autres acteurs. Chacune des
lectures permettait d’explorer une zone particulière de l’écriture, d’interpréter
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Alain et Odette Virmaux, Antonin Artaud, Qui êtes-vous ?, Lyon, Èdition La Manufacture,
1996, p. 48.
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la distanciation, la revendication ou de se fondre dans la description des
tableaux de Van Gogh. Le spectacle de Michel De Paepe insistait sur la
représentation de la structure originale de l’œuvre, sur la musicalité du texte
d’Artaud. La lecture originale du spectacle de Michel De Paepe était, comme
l’œuvre d’Artaud, un processus créatif et en même temps une réflexion sur l’art
d’Artaud.
2
La visée des metteurs en scène des spectacles-Artaud des années quatre-
vingt-dix était différente, et leur démarche aussi. L’accent est mis sur la
singularité de l’homme et de son destin. Comme nous allons voir, Artaud,
Van Gogh à la folie de Jacques Baillart est une réflexion sur la vie d’Artaud et
de Van Gogh. L’acteur incarne un Artaud et un Van Gogh martyrisés,
solitaires. Le choix des extraits de Suppôts et Suppliciations comme
introduction à l’Histoire d’Artaud et de Van Gogh, et le jeu de l’acteur,
insistent sur la représentation du destin du poète et du peintre.
Jacques Baillart a choisi quelques extraits de lettres pour le début de son
spectacle. Le montage crée à partir de ses lettres est une sorte d’introduction à
l’histoire vécue d’Artaud et de Van Gogh. Artaud décrit dans ses lettres les
asiles, parle de l’expérience des électrochocs de Rodez. Il s’attaque à ceux qui
l’ont détruit, les médecins et la société qui l’ont empêché de se réaliser.
Deux extraits de Pour en finir avec le jugement de dieu constituent la suite du
spectacle de Jacques Baillart : la première partie du Texte d’ouverture et la
deuxième partie de la Conclusion. Ces deux extraits batissent un pont entre
l’introduction et Van Gogh le suicidé de la société. Artaud continue de
développer son discours sur la société, et apparaît un nouveau thème :
l’opposition vie vraie/vie fausse qu’il formule également dans son ouvrage sur
le peintre. Van Gogh le suicidé de la société constitue la deuxième partie du
spectacle Artaud, Van Gogh, à la folie. Jacques Baillart a pratiquement
conservé le texte tel quel, il n’a effectué que quelques coupures de paragraphes.
Son adaptation ne change ni la structure originelle du texte ni son contenu.
Nous avons eu l’occasion de voir le spectacle de Jacques Baillart deux fois :
une première fois à Budapest, en 1994 au Théâtre Merlin, et une deuxième fois
2
Sur le spectacle de Michel De Paepe j’ai utilisé les propos recueillis par Alain et Odette Virmaux :
Alain et Odette Virmaux, Artaud vivant, Paris, Nouvelles Editions Oswald, 1980, p. 212-214.
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à Paris en 1995. Nous avons également eu la chance de discuter avec l’acteur-
metteur en scène qui dirige Le Théâtre de Saône et Loire qu’il avait fondé en
1972 avec Lise Visinand. Il monte souvent des spectacles en « solo » :
entre autres l’Ombre d’Edgar Poe (1984), L’Innommable, à partir des textes de
Beckett (1990) ou L’acteur imaginaire d’après « Lettre aux acteurs » de Valère
Novarina (1989).
Dans Artaud, Van Gogh à la folie le décor est la salle de spectacle.
L’ordre est renversé : le public est assis sur la scène, l’acteur prend place dans
le salle. La salle est assez haute et abrupte. Elle occupe la moitié de l’espace du
théâtre. En haut de la salle, derrière le dernier rang s’élève une sorte de
penderie de deux mètres de haut, auquel sont accrochés différents instruments
de musique: gongs, tambours, triangles. Sur la scène, le public est assis sur des
chaises. La scène est divisée en deux par un petit passage entre les spectateurs.
Ce passage est l’espace du jeu pendant la première partie du spectacle qui est
composée, comme nous l’avons déjà mentionné, des extraits de Suppôts et
Suppliciations et des extraits de Pour en finir avec le jugement de dieu.
Ces premiers textes introduisent les thèmes principaux du spectacle, celui de la
folie et celui de la société. Pendant ce temps l’acteur est entre nous, dans le
même monde que nous. Ensuite, c’est Artaud qui reprend la parole et qui
raconte ses mises à l’épreuve comme à la séance du Vieux-Colombier. L’acteur
s’éloigne de la scène et prend place dans la salle en face des spectateurs. Artaud
et Van Gogh nous regardent de face. Dans Van Gogh le suicidé de la société,
Artaud analysant les autoportraits du peintre, s’oublie dans le regard de Van
Gogh, dans son regard « pendu », « vissé » et « parti contre nous comme la
bombe d’un météore ».
3
Dans le spectacle nous nous oublions dans le regard
d’Artaud et de Van Gogh. Cet éloignement de l’espace de la scène et cette
position de l’acteur en face du public évoque également la destinée d’Artaud et
de Van Gogh : la rupture avec le social et la lutte solitaire. Mais cette lutte
solitaire, suggère Baillart en interprétant Artaud et son double Van Gogh,
Artaud ne l’a pas voulue, c’est la société qui le lui a imposé. L’asile est une
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Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », in Œuvres Complètes, tome XIII., Paris,
Gallimard, 1974, p. 59-60.
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rupture totale avec le monde, mais imposée toujours par la société. Artaud écrit
dans une lettre à André Breton :
Mon internement a été une salepure et simple, saleté voulue non par la police
de l’état, mais par la police de tout le monde, parce que, à de très rares
exceptions près, personne, en dehors de quelques amis très rares n’a pu
supporter Mr. Antonin Artaud, et que tout le monde l’a toujours dit fou
4
.
Van Gogh a subi une répression semblable. Artaud et Van Gogh sont seuls
en face de leurs famille, en face des médecins et de la société. Et ils sont
rejetés, dit Artaud et Jacques Baillart, parce qu’ils ont essayé d’échapper aux
aliénations et restrictions mentales pour rechercher l’infini :
Et il avait raison Van Gogh, on peut vivre pour l’infini, ne se satisfaire que d’infini,
il y a assez d’infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands
génies, et si Van Gogh n’a pas comblé son désir d’en irradier sa vie entière, c’est
que la société le lui a interdit.
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Le renversement de dispositif scénique réalise un changement de rôle qui a
pour but de souligner le caractère relatif de la notion de la folie qu’Artaud
affirme vigoureusement dans son essai sur le peintre et que plus tard Michel
Foucault a souligné aussi dans son Histoire de la folie. Foucault a fait figurer
Artaud à la fin de son livre, mais en transfigurant la notion même de folie.
Les dernières lignes de l’ouvrage sont éloquentes à cet égard: « Ruse et
nouveau triomphe de la folie: ce monde qui croit la mesurer, la justifier par la
psychologie, c’est devant elle qu’il doit se justifier puisque dans son effort et
ses débats, il se mesure à la démesure d’œuvres comme celle de Nietzsche, de
Van Gogh, d’Artaud. »
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Nous voyons une sorte d’écho des propos d’Artaud et de Foucault dans la
mise en scène de Jacques Baillart, du moins en ce qui concerne la configuration
de la salle. C’est le monde qui est devenu anormal et malade, dit Baillart.
Les fous sont ceux qui sont sur la « scène » et qui ont construit cette « scène »
qui n’est rien d’autre que la société.
4
Antonin Artaud, « Lettre à André Breton », Paris le 2 juin 1946, in Suppôts et Suppliciations,
Œuvres Complètes, tome XIV., Paris, Gallimard, p. 137.
5
Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », Œuvres Complètes, tome XIII., Paris,
Gallimard, 1974, p. 60.
6
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Librairie PIon, 1961 et Union
générale d'édition, 1964, coll. Le monde en 10/18”, p. 304.
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