THÉOLOGIE DES RELIGIONS
TRADITIONNELLES AFRICAINES
par René Tabard
Oser composer quelques pages sur les Religions Traditionnelles Africaines
(R.T.A.)1, aurait déjà constitué, voici seulement quelques dizaines dan-
es, une énorme surprise ! En effet, en 1986, il y a un peu plus de vingt
ans, fut publié un nuro de la revue théologique Concilium, (n° 203), ayant
pour thème : Le christianisme parmi les religions contemporaines. Un lecteur inté-
ressé par la religion dans le monde négro-africain aurait pu légitimement
sattendre à y trouver, ne serait-ce que quelques pages, sur les R.T.A. En fait,
celles-ci se trouvaient étrangement absentes. A croire que le christianisme,
qui sest implandans cette partie de l’Afrique, sest trouvé en terre vierge
de religions… Sans doute les missionnaires y auraient trouvé des traces de
pratiques pseudo-religieuses primitives, mais rien qui ne permette de consi-
rer que les indigènes avaient une religion, comme en Europe, en Asie ou
aux Ariques… Quoi quil en soit, en pure logique, on pouvait conclure du
numéro de cette revue quil ny avait pas de religion en Afrique noire, si ce
nest, bien évidemment, l’islam et le christianisme.
Et il est vrai que tout historien peut constater que durant très longtemps,
personne ne parlait de religion africaine. On utilisait jusqualors le terme
danimisme. Les Noirs nétaient pas matérialistes parce quils croyaient que
tous les êtres, animés et inanimés, avaient une âme. A notre connaissance, le
terme de R.T.A fut utilisé pour la première fois lors dun Colloque organisé
en 1965, à Bouaké, en Côte d’Ivoire. Et cette expression, aujourd’hui com-
munément admise, fut officiellement adoptée lors dun autre Colloque tenu
à Cotonou, capitale, à lépoque, du Dahomey – aujourd’hui appelé Bénin –,
en 1970, sur « Les religions africaines comme sources de valeurs de civilisation »2. Ce
titre illustre, dailleurs, le regard de consistance et de positiviporté sur le
fait religieux négro-africain à cette époque, après une première consira-
tion des cultures gro-africaines qui concernait surtout lart.
1. Dans ce texte, nous utiliserons cette abréviation aujourd’hui communément admise.
2. Ce colloque fut édité par Présence Africaine en 1972.
RSR 96/3 (2008) 327-341
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Ce rapide regard historique, bien significatif, prend encore plus de relief
si l’on sait que l’Institut Catholique de Paris a organi, en 2006, un cycle
de conférences sur « La rencontre interreligieuse », vingt ans après Assise. Il se
trouve que, au milieu d’une série d’interventions sur les relations du chris-
tianisme avec l’islam, le judaïsme, les religions asiatiques…, une conférence
soit intitulée « Quelle rencontre avec les R.T.A ? ». Et voici qu’aujourd’hui, ce
numéro des RSR demande également de proposer quelques consirations
sur la manière dont les R.T.A. renvoient à des questions essentielles pour la
théologie chrétienne. Ces deux appels adressés au monde africain ne seraient-
ils pas une preuve, et de l’importance done aujourd’hui au fait religieux
traditionnel en Afrique noire, et du questionnement qu’il pose au christia-
nisme ? On pourrait me ajouter peut-être que, plus fondamentalement,
cet int de la théologie catholique pour le continent noir signifie la place
importante que celui-ci est en train de prendre au sein de l’Eglise même.
Je crois, en effet, que les R.T.A. introduisent à un approfondissement du
discours chrétien traditionnel et, en conséquence, doivent prendre place
dans les débats sur la théologie chrétienne des religions. Ce sera l’objet de
mes premières réflexions générales. Puis, j’évoquerai ce qui fut une revendi-
cation du monde chrétien négro-africain dans son désir d’inculturation en
montrant les liens spécifiques entre culture et religion. J’illustrerai ensuite
mon propos à travers mes propres recherches sur les apparitions de Jésus
avant de terminer par quelques réflexions au sujet des placements de pro-
blématiques théologiques en fonction des questions posées par les R.T.A. à
la tradition catholique.
1. Le fait chrétien, aujourd’hui, en Afrique noire
Si, jadis, une ignorance théorique3 planait sur la prise en considération
d’une religion traditionnelle africaine, il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Un
Africain qui se faisait baptiser, c’était un catholique de plus. Aujourd’hui,
sans mettre en doute cette logique incontestable, on ajoute que, si tout bap-
me d’un Africain constitue effectivement une augmentation du nombre de
catholiques, ce rite ne signifie pas qu’il y a un Africain de moins ! Autrement
dit, le baptême d’un adulte ne fait pas disparaître dans l’eau bénite toute la
culture qui le constitue dans son être d’Homme et d’Africain. Cette manière
d’apphender le rite d’entrée dans l’Eglise conduit à parler d’une double
identité ou d’une double appartenance sur lesquelles nous reviendrons : un
3. Il semble bien clair que les acteurs de l’évangélisation, dans la rencontre pratique avec les person-
nes, étaient fort conscients qu’un baptisé en Afrique n’était pas chrétien comme un baptisé européen,
même si cette expérimentation n’était pas encore conceptualisée et théorisée comme elle l’est de nos
jours.
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africain baptisé appartient à la religion catholique tout en restant profondé-
ment marqué, dans son identité, par sa culture africaine, voire par sa religion
traditionnelle. Ceci n’est, sans aucun doute, pas très original comme constat :
un Européen chrétien, aujourd’hui, appartient aussi à une culture moderne
et scientifique, et son identicatholique est bien différente de celle de ses
parents vivant au Moyen-âge, voire me au début du siècle dernier. Mais il
reste vrai que cette réalin’a pas toujours été prise ritablement en consi-
ration dans l’histoire de l’évangélisation sur le continent africain.
L’expansion de l’islam dans le monde négro-africain est d’ailleurs tout-à-
fait significative sur ce point. Les scialistes disent, en effet, avec assurance
que l’islam arabe est bien différent de l’islam noir. Et l’explication est bien
connue : cette différence s’explique par la réalité des cultures gro-africaines
et leur fonctionnement, bien spécifiques, en comparaison du monde arabe.
Pourquoi le me mécanisme ne se retrouverait-il pas dans l’évangélisation
chrétienne ? Lislam a trouvé, à travers les siècles, une identité spéciale qui fait
qu’unnégalais ou un Malien musulman vit pleinement sa religion, tout en
étant imprégde sa culture négro-africaine.
Cette problématique de la double appartenance s’explique sans aucun
doute par un nouvel âge de la théologie de l’inculturation en Afrique4. En
effet, si le premier temps problématisait l’inculturation dans la confron-
tation entre l’image occidentale du christianisme et les réalités africaines,
aujourd’hui, cette perspective, certes toujours actuelle et gitime, se trouve
comme passée par un bat interne aux Eglises d’Afrique : me si la vie
chrétienne s’inculture depuis quelques cennies, le mouvement d’incultu-
ration fait apparaître avec plus de force la vivacité des cultures traditionnel-
les ; et ce phénomène devient patent à cause de l’explosion du catholicisme
sur le continent. Certains affirment d’ailleurs que cet accroissement du nom-
bre de baptisés constitue un événement jusqu’ici inconnu dans l’histoire du
christianisme.
Si le nombre de baptis fut relativement peu important jusqu’au milieu du
siècle dernier, les derniers chiffres se passent de tout commentaire. Entre 1998
et 2004, on est pas de 55 millions de catholiques à 149 millions, ce qui signi-
fie que le nombre a triplé en un quart de siècle sur le continent africain. De
plus, ce chiffre de la croissance des catholiques est supérieur à celle de la
population locale : en 2004, alors que la population a augmenté de 2,5 %, le
pourcentage de catholiques atteignait une proportion de 3,1%5.
4. A ce sujet, le livre de L. saNtedi KiNKupu, Dogme et inculturation en Afrique; perspective d’une
théologie de l’invention, Karthala, Paris, 2003, notamment le chapitre 6, pp 139-172, est particu-
lièrement suggestif et nous y renvoyons volontiers. Il fait le point sur cette nouvelle probléma-
tique de la théologie africaine dont nous nous inspirons nous-mêmes dans nos travaux, et bien
sûr, dans cet article.
5. Voir La Lettre de la Cade, N° 105, 2007. Si, en 1950, on estimait la population du continent
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Cette augmentation générale des catholiques est accompagnée d’une
croissance forte des responsables africains des communautés. Les évêques
sont presque tous issus des Eglises locales, ce qui était très loin d’être le
cas voici un demi-siècle. En 2004, plus de 32 000 prêtres sont d’origine afri-
caine, ainsi que 8 000 frères, 60 000 religieuses, et plus de 400 000 catéchistes
travaillent au service des communautés chrétiennes6. Et il importe de ne
pas oublier que, dans de nombreux pays d’Afrique noire, l’implantation de
l’Eglise ne date que d’un siècle, ce qui signifie cinq ou six générations de
chrétiens.
Mais, en même temps que ce constat incontestable, se vérifie une excrois-
sance fulgurante des mouvements religieux évangélistes et pentecôtistes,
qui se réclament du Christ et interrogent profondément les Eglises mères.
A Kinshasa, capitale de la République Démocratique du Congo (R.D.C.),
ville peuplée de près de dix millions d’habitants, ces assemblées chrétien-
nes se multiplient ; en 2006, 22 chaînes de télévision sont gérées par ces
mouvements religieux qui attirent, certainement à cause de ces moyens
de communication modernes et populaires, mais aussi, et surtout, parce
qu’ils évangélisent les traditions religieuses ancestrales, ou tout au moins s’y
affrontent…7 Ce fait interroge profondément l’évangélisation de la sphère
catholique, car ce sont souvent les mêmes baptisés qui fréquentent simul-
tanément les centres catholiques et ces assemblées. Ce phénomène se véri-
fie également dans les mouvements migratoires en Europe : de nombreux
catholiques congolais peuplent ces groupes de prière à Paris.
Ces quelques brèves présentations peuvent donner une idée de la manière
dont les questions théologiques se posent aujourd’hui en Afrique et permet-
tent de mieux situer notre questionnement sur la théologie des religions.
2. Religions traditionnelles et traditions culturelles
En Europe, et particulièrement en France, nous sommes habitués à faire
une stricte distinction entre religion et culture laïcité oblige –, au point
que la conception de la laïci« à la française » paraît parfois s’imposer
comme un principe universel, qui fait conclure, par exemple, que la dimen-
sion scientifique et moderne de la société est la cause principale de la crise
africain à 180 millions, en 2050, on prévoit 1,7 milliard…, soit une multiplication par 10.
6. Dans la paroisse St Kisito de Brazzaville, au Congo, le nombre de catéchumènes est passé
d’environ 300 en 1985 à un millier aujourd’hui. Durant ce temps, l’église a été agrandie deux
fois, et la pratique dominicale a plus que triplé alors que la population est restée stable.
7. A ce sujet, il est très significatif de savoir que l’Eglise catholique ne dispose pas encore
d’une chaîne de télévision…
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du christianisme. Pourtant, la sociéaméricaine est sans doute tout aussi
moderne et bien marquée par la science, tout en restant très imprégnée de
religions, et notamment de christianisme.
Le rapport étroit entre la religion et la culture est un élément essen-
tiel dans l’élaboration actuelle d’une théologie contextuelle en Afrique.
Epistémologiquement, il est pensable et possible de distinguer le sacré et
le profane, mais il serait fort peu pertinent de les faire fonctionner comme
des éléments sans liens, le sacré ne s’opposant pas fondamentalement au
profane. Aussi, la théologie de l’inculturation ne se construit pas essentielle-
ment dans une confrontation avec le dogme et la philosophie des Grecs et
d’Aristote, ni seulement avec l’Ecriture, mais elle s’élabore en relation avec
les traditions culturellesgro-africaines.
Le champ de cette réflexion peut s’organiser autour d’une flexion de
G. Buakassa, anthropologue congolais, que nous faisons nôtre : « Aujourd’hui,
écrit-il, la religion africaine n’existe nulle part, mais elle est partout, dans les conscien-
ces, dans les opérations spirituelles ou empiriques, dans les représentations, dans les
attitudes, dans les gestes, dans les proverbes, dans les légendes, dans les mythes…
Elle est partout, à la campagne comme en ville, dans les procès judiciaires comme les
conventions politiques… »8. L’auteur illustre une profonde connexion, qui a
existé et qu’il y a toujours, entre culture et religion africaines. L’impact des
religions traditionnelles sur l’existence quotidienne des populations reste
très fort. Nous avons pu constater à Brazzaville, lors du passage du mono-
partisme au pluripartisme en 1991, les liens puissants qui se sont manifestés
entre la politique et la religion à travers des célébrations très caractéristi-
ques. De même, nous avons pu voir comment la justice moderne au tribunal
n’excluait pas des palabres longs et plus fructueux auprès des tribunaux
coutumiers qui réglaient beaucoup mieux les mêmes contentieux entre
familles. Si la modernité exclut la présence des Ancêtres pour gler les
problèmes de famille, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de
rétablir les équilibres sociaux perturbés.
Mais encore ne faut-il pas entendre cette réflexion avec une conception
figée des Traditions. Ce n’est point parce que l’on insiste sur la permanence
des R.T.A. dans la vie des populations africaines aujourd’hui encore, qu’il
faudrait penser qu’une telle perspective veut enfermer les sociétés africai-
nes dans un passé archaïque et ainsi refuser toute évolution. H. Aguessy, en
1978, mettait déjà en garde contre une telle compréhension de la tradition.
Ce terme, écrivait-il, exprime « ce qui, du plus profond de l’histoire de la vie d’une
population, ne cesse d’être charrié et transmis à travers les multiples transformations
8. Gérard buaKassa, Impact de la religion africaine sur l’Afrique d’aujourd’hui : latence et patience,
in Colloque du Festival mondial des Arts Négro-africains, Lagos, Janvier 1977. L’auteur y déve-
loppe les nombreux impacts des religions africaines traditionnelles sur l’existence quotidienne
contemporaine des populations africaines.
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