ENSATT Atelier-recherche 2012 L’Idiotie Dossier constitué par Mireille Losco-Lena, avec l’aide d’Enzo Cormann, Philippe Delaigue, Denis Fruchaud et Sylvie Lardet 1 Sommaire I. La recherche artistique, qu’est-ce que ça peut bien être ? ................................................. 3 1. Enzo Cormann, extrait de la présentation de l’atelier recherche 2011 ................ 3 2. Enzo Cormann, « L’opération théâtrale » ........................................................................ 4 3. Joris Lacoste, « Recherche : un mot/plusieurs acceptions » .................................. 11 II. L’Idiotie : éléments de réflexion préparatoires à l’atelier-recherche ..................... 14 1. Quelques questionnements ................................................................................................ 14 2. Définir l’idiotie ......................................................................................................................... 18 III. Un avant-goût de l’idiotie......................................................................................................... 29 IV. Bibliographie ................................................................................................................................ 32 2 I. La recherche artistique, qu’est-ce que ça peut bien être ? La recherche sur le plateau, telle que nous l’envisageons dans cet atelier-recherche, n’est ni la recherche des universitaires sur le théâtre (son histoire, ses grands courants esthétiques, les œuvres qu’il a produites, etc.), ni la documentation qui se fait en amont d’un spectacle (« recherche » de documents autour de la pièce, de l’auteur, de l’époque etc., pour nourrir le spectacle). Elle ne correspond pas non plus à la recherche de nouvelles formes ou de nouveaux langages scéniques, notamment technologiques. La recherche artistique peut utiliser toutes ces recherches, mais elle ne s’y confond pas. Elle opère dans l’acte artistique lui-même, en tant qu’il participe d’une production de connaissances sur la vie, le vivre, la complexité de l’humain, et notamment les zones de la vie qui échappent ou résistent au quadrillage rationnel du savoir. Voici trois textes de réflexion sur ce que « chercher » peut vouloir dire pour un artiste. 1. Enzo Cormann, extrait de la présentation de l’atelier recherche 2011 La "recherche" se définit couramment comme un "ensemble d’activités visant à produire des connaissances nouvelles ou à combiner des connaissances existantes de manière nouvelle". Tout geste d'art est assimilable, en ce sens, à un geste de chercheur, puisque visant à combiner (composer, agencer) des représentations, de manière, sinon neuve, à tout le moins inédite. Pour autant, la question de la "connaissance" n'est sans poser problème à l'artiste. L'art prétend moins à produire des connaissances nouvelles, que des agencements singuliers d'énonciation, des représentations susceptibles de nous permettre de capter, d'appréhender, voire de comprendre le monde, et notre position individuelle et collective en son sein — présent et devenir de l'espèce. Il n'est pas douteux que ce travail de représentation produit de la connaissance, mais celle-ci, en quelque façon, ne se connaît pas elle-même ; ou ne se donne à connaître que par l'entremise de la critique – travail de désignation, de nomination… La représentation est (entre autres) étude du réel — et pour ce qui nous regarde, par les biais, les pas de côté, dramatique et théâtral. Tout atelier de jeu, séminaire dramaturgique, travail d'hypothèse scénographique… est instance de recherche : on cherche des formes, on forge un regard, on pense contre soimême, on trouve du sens. Le travail est entièrement tendu vers la représentation (au sens premier du terme : production de la réalité connue dans l'espace de la conscience), laquelle est, en dernière instance, scénique — quoique nous puissions travailler comme si nous 3 allions jouer demain pour le compte d'une assemblée. Notre recherche artistique est entièrement au service de l'acte théâtral (de la séance publique). Considérant ce qui précède, notre "atelier de recherche" transdisciplinaire (dans ses débuts nécessairement modestes !) se propose d'effectuer à son tour un petit pas de côté : en se libérant de tout objectif spectaculaire (c'est-à-dire de l'obligation d'opter pour une forme, et d'en travailler le détail d'exécution), se livrer à l'étude par les moyens spécifiques du théâtre. Mise en examen théâtrale. Puisque le théâtre est (aussi) outil de captation, d'appréhension et de compréhension du réel, que serait-il susceptible de nous montrer que nous ne pourrions voir sans lui ? Quelle sorte de microscope ou de lunette astronomique, ou d'accélérateur de particules est le théâtre ? 2. Enzo Cormann, « L’opération théâtrale » Article publié dans Études théâtrales n°40 : Théâtre, fabrique d’Europe, Louvain-la-Neuve, 2009 (actes de la rencontre internationale du 6 décembre 2008, Théâtre européen, la scène du doute ?) Dans son essai sur l’art du roman1, intitulé « Le rideau », Milan Kundera défend l’idée que « le roman doit se mettre au service exclusif de ce que seul le roman peut dire. » La proposition a le mérite de nommer clairement l’exigence artistique du romancier et de fonder son entreprise : si le roman n’est qu’un support parmi d’autres, un médium fourretout, il ne vaut pas une heure de peine…. Dans la même veine, Jean-Luc Godard déclare2 : « La plupart des réalisateurs (...) n’utilisent la caméra que pour exister, et non pour voir quelque chose que l’on ne verrait pas sans elle — de la même façon qu’un scientifique ne pourrait voir certaines choses sans son microscope, ou un astronome certaines étoiles sans son télescope. » « Ce que seul le roman peut dire », « ce que seule la caméra peut permettre de voir », constituent moins des définitions des arts romanesque ou cinématographique, que des revendications de territoires propres, de spécificités actives. De la même façon, il ne me paraît pas absurde d’œuvrer à resingulariser le geste de théâtre en interrogeant la spécificité de l’opération qu’il se propose d’effectuer sur le réel : qu'est-ce que seul le théâtre peut dire ? qu'est-ce qu'on ne pourrait voir sans lui ? Il va de soi qu’une telle question n’appelle aucune réponse définitive — elle est un axe de réflexion, une façon d’envisager la pratique, qui oblige à interroger inlassablement ce qui fonde (ou non) l’ouvrage de théâtre pour son concepteur, ses acteurs, son assistance, et l’assemblée qu’il initie. Mon expérience en la matière étant principalement celle d’un 1 Éditions Gallimard, 2005 2 Die Zeit, 29 novembre 2007, entretien avec Katja Nicodemus 4 écrivain, on ne s’étonnera pas qu’il soit d’abord question de littérature dans les considérations qui vont suivre. 3 En 2004-2005, Jacques Bouveresse a donné au Collège de France un séminaire sur « la littérature, la connaissance et la philosophie morale », dont il a publié de larges extraits en 2008 sous le titre « La connaissance de l’écrivain - Sur la littérature, la vérité & la vie ». Ce changement d’intitulé ne pouvait manquer d’exciter ma curiosité de dramaturge (je suis, dois-je le confesser, déraisonnablement sensible aux titres). En passant de la conférence au livre, de la chaire du Collège de France à l’étal du libraire, de l’oral à l’écrit, le philosophe glisse de la « littérature » à l’ « écrivain », de la « connaissance » à la « vérité », et de la « philosophie morale » à la « vie »… L’autre curiosité du titre adopté pour la publication de ces travaux est son ambivalence : cette « Connaissance de l’écrivain » pouvait aussi bien annoncer une étude sociologique sur la condition du littérateur qu’une réflexion sur l’éventuelle connaissance spécifique que produit l’écrivain de fiction — plus particulièrement le romancier. La détestation bien connue de Jacques Bouveresse pour ce qu’il appelle « l’illusion textualiste» et pour ceux qu’il s’accorde avec Jose Guilherme Merquior4 à qualifier d’ « obsédés textuels », n’engage guère à pousser plus avant la divagation sémiologique… Cependant, il n’est pas interdit, à l’énoncé d’un titre, de se prendre à rêver, comme il nous arrive de le faire à la lecture des circonstances qui présidèrent à l’écriture d’un livre — à la formation d’une pensée. « Quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt », dit un proverbe fameux. Je pense pour ma part que l'imbécile est en cela le plus sage des deux. Car il n'est nul besoin d'un doigt pointé pour voir la lune, qui se voit comme le nez du clown au milieu de sa figure. Rien n'est donc étrange et intéressant comme ce doigt pointé pour rien sur la lune. Le doigt pointé dit beaucoup de choses sur celui qui le pointe, tandis que la lune ne dit rien d'ellemême que nous ne puissions voir. Le doigt exprime un point de vue, la lune n’est que l’apparence d’une évidence. L'imbécile examine les points de vue, sans se laisser distraire par les apparences. Désignez-moi une évidence, je vous regarderai le doigt. Le dramaturge est comme ce clown qui cherche dans la lumière (de la piste) ce qu'il a perdu dans l’obscurité (des gradins). Il cherche quelque chose qu’il pense avoir perdu, mais dont il ne sait rien. Il est très peu probable que cette chose (cet état, ou ces êtres) ait été perdue 3 Je tire pour ma part grand bénéfice de telles prises de champ par rapport au plateau et à la salle de théâtre. Les gens de théâtre - dont je suis - cèdent aisément au « bavardage de sacristie sur la mission de l’artiste » raillé par Musil. À écouter nombre d’entre nous dire tout le bien qu’ils pensent de leurs propres ouvrages, on pourrait légitimement s’étonner de ce que le monde ne soit pas, depuis longtemps, plus vivable qu’il n’est… 4 « From Prague to Paris. A critique of Structuralist and Post-structuralist Thought », Verso, Londres-New York, 1986. Cité et traduit par J. Bouveresse, « La connaissance de l’écrivain », Éditions Agone, 2008 5 sur une scène de théâtre ou une piste de cirque — plus probablement dans un recoin de son enfance. Le cliché veut que le clown soit triste. On prend souvent pour de la tristesse ce qui est en fait de l'intériorité. Nicolas Go5 dit que l'intériorité, c'est l'amour de l'humain que l'on découvre en soi; la joie à l'idée de l'humanité en soi. L'impression de tristesse tient au faible sourire qui vient au clown, lorsque le directeur du cirque lui explique qu'il est idiot de chercher ici dans la lumière ce qu'on a perdu là-bas dans le noir. On croit que le clown sourit parce qu'il est triste, alors que tout bonnement l'amuse l'esprit de sérieux du directeur. Il songe de surcroît : « qu'irait penser le directeur s'il découvrait que je ne sais même pas ce que je cherche… » Ce que le directeur ne comprend pas (mais serait-il directeur s'il pouvait le comprendre ?) c'est que ce qui a (peut-être) été perdu n'importe où, doit être cherché quelque part. Inventer des fictions, et notamment des fictions dramatiques, ça consiste le plus souvent à dire « je » à la place des autres. Pas n'importe quels autres : on ne peut pas dire « je » à la place de n'importe qui. L'autre n'est pas n'importe qui. Il n’existe pas de n’importe quel autre. L'existence — et, mettons, le théâtre — ce n'est pas n'importe quoi, qui arrive n'importe comment, à n'importe qui. La fable a ceci de précieux qu'elle resingularise « les gens », les « machins », et les « en général ». Dire « je » à la place des autres, ça consiste pour l'essentiel à déplier, examiner pli à pli, ex-pliquer, des cartographies complexes, précises, particulières. « Explication » s'entend également comme une "discussion au cours de laquelle on demande à quelqu'un des éclaircissements sur ses intentions, des justifications de sa conduite"6. On a une explication avec quelqu'un. Expliquer, s'expliquer, indique, nous apprend le dictionnaire historique de la langue, « l'action inverse de celle qu'exprime le verbe simple plicare, [lequel] est un intensif de plexere <<tresser, enlacer>> ». S'expliquer, c'est donc, littéralement se défaire, se déprendre de la tresse, de l'enlacement qui nous confond à l'autre. S’expliquer, c’est marquer du dissensus pour fabriquer de l’avec, c’est déployer de l'altérité. Comme le formule non sans malice Gilles Deleuze, « L'écriture n'a pas sa fin en soimême, précisément parce que la vie n'est pas quelque chose de personnel. L'écriture, ajoutet-il, a pour seule fin la vie, à travers les combinaisons qu'elle tire. »7 Que cherche-t-elle donc, cette écriture déprise de soi, éprise de l’autre, et qui ne prétendrait plus, comme le dénonce Jacques Bouveresse, à « ériger la littérature en une sorte de genre suprême, dont la philosophie et la science elles-mêmes ne sont au fond que des espèces. (…) Pourquoi, s’interroge-t-il, avons-nous besoin de la littérature, en plus de la science et de la philosophie, pour nous aider à résoudre certains de nos problèmes ? et qu’est-ce qui fait exactement la spécificité de la littérature, considérée comme une voie d’accès, qui ne pourrait être remplacée par aucune autre, à la connaissance et à la vérité ? »8 ? C’est à 5 « L’art de la joie », Buchet Chastel, 2004 6 Dict. Robert 7 in « Dialogues », Deleuze/Parnet, Flammarion, 1999 8 op. cit. p 29 6 Martha Nussbaum et à son essai « Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and literature »9, que l’auteur de « La connaissance de l’écrivain » laisse le soin d’apporter les premiers éléments de réponse : « La littérature, propose-t-elle, est une extension de la vie non seulement horizontalement, mettant le lecteur en contact avec des évènements ou des lieux ou des personnes ou des problèmes qu’il n’a pas rencontrés en dehors de cela mais également, pour ainsi dire, verticalement, donnant au lecteur une expérience qui est plus profonde, plus aiguë et plus précise qu’une bonne partie des choses qui se passent dans la vie.»10 Bouveresse s’accorde par ailleurs avec Hilary Putnam11 pour estimer que le champ d’exploration, d’étude et d’expérience de la littérature (de fiction) est délimité par la question « Comment vivre ? » — qui est par ailleurs au principe de la philosophie morale. Il suggère que le roman « s’attaque en premier lieu, par des moyens qui lui sont propres, au problème [consistant à ] concilier concrètement le caractère intrinsèquement fini et éphémère de la vie humaine avec la possibilité de la vivre néanmoins (…) [Ce] problème, poursuit-il, est celui de l’héroïsme ordinaire et même la plupart du temps tout à fait banal de personnages qui cherchent simplement à vivre et qui peuvent être appelés, dans un sens plus proche qu’on ne pourrait le croire du sens premier du mot, ses héros.(…)La question à laquelle le roman essaie de répondre serait, dans ces conditions, peut-être moins « Pourquoi vit-on ? » ou « comment doit-on vivre ? » que « Comment réussit-on à vivre ? »12 Le « pourquoi » de la philosophie, le « devoir » de l’éthique, cèdent provisoirement le pas au « comment » de la vie même. Un comment non pas replié sur lui-même, qui se donnerait à lire comme aporie définitive, insondable mystère devant lequel cèderait le bon sens (ou la raison, mettons), mais un comment problématisé, nourri d’inconnu — non pas d’inconnaissable — en quête de vérités plurielles plutôt que d’un savoir homogène. « C’est (…), écrit encore Bouveresse, parce que la littérature est probablement le moyen le plus approprié pour exprimer, sans les falsifier, l’indétermination et la complexité qui caractérisent la vie morale qu’elle peut avoir quelque chose d’essentiel à nous apprendre dans ce domaine. (…) Elle peut nous apprendre à regarder et à voir — et à regarder et à voir beaucoup plus de choses que ne nous permettrait à elle seule la vie réelle — là où nous sommes tentés, un peu trop vite, de penser. »13 « On n’exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, écrit pour sa part Musil14, mais on les fait résonner. Pourquoi ne choisit-on pas plutôt, dans ce cas, l’essai ? Justement parce que ces pensées ne sont rien de purement intellectuel mais une chose intellectuelle enchevêtrée avec une chose émotionnelle. Parce qu’il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner. » (Musil emploie le verbe verkörpen : donner un corps) 9 Oxford UP, 1996 10 cf. Bouveresse op. cit. p 31 11 Hilary Putman, « Literature, Science and Reflection », in « Meaning and the Moral Sciences », Routledge & Kegan Paul, Londres-Henley-Boston, 1978 12 op. cit. p 87 13 op. cit. p 54 14 Musil, Essais, trad. Philippe Jaccottet, Seuil, 1978, p 323 (cf. Bouveresse op. cit. p 69) 7 En cherchant dans la lumière ce qu’il a perdu dans le noir, notre clown donne corps, non pas à l’objet de la perte (éventuelle), mais au manque qui motive sa quête. Le clown incarne le manque d’il-ne-sait-quoi — le manque tout court, en somme —, et il le donne à voir en pleine lumière de sorte que nous puissions nous le représenter. Ce passage de l’ombre à la lumière n’est pas sans faire penser au passage de la pensée théorique (éthique et connaissance) du professeur du Collège de France, à la connaissance pratique (vérité de la vie) revendiquée par le littérateur. « Le corps n’est plus l’obstacle qui sépare la pensée d’elle-même, ce qu’elle doit surmonter pour arriver à penser. C’est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l’impensé, c’est-à-dire à la vie, écrit Gilles Deleuze dans « L’image-temps, Cinéma 2 ». On ne fera plus comparaître la vie devant les catégories de la pensée, on jettera la pensée dans les catégories de la vie. » « Plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer [des] pensées mais de leur donner corps » (Musil), « Jeter la pensée dans les catégories de la vie » (Deleuze), quoiqu’elles concernent respectivement le roman et le cinéma, sont deux formules que le dramaturge reprendra volontiers au compte du théâtre. Elles ont ceci de précieux qu’elles articulent le travail de représentation à celui de la pensée. La représentation comme pensée incarnée (et non pas comme territoire charnel et purement réactif du stimulus-réponse — de l’impensé). Une pensée qui prend corps et se déplie, se déploie, s’ex-plique donc, « grâce, nous dit JeanPierre Sarrazac15, à l’accentuation, à la dilatation, à la formalisation qu’apporte un rituel, à la fois la vie et son spectre. Une sorte de dévoilement initiatique ? De ralentissement du cours de la vie, en tout cas. Comme si on avait accès, par le théâtre, à une autre perception des choses. » Ce « lieu déterritorialisé un peu utopique »16 accueille donc, plus encore qu’une représentation, une véritable opération susceptible de mettre à jour des dimensions a priori cachées, pour ne pas dire secrètes, d’un réel à de maints égards inapprivoisable et malgré tout vécu. Au recul évoqué par Euripide (« Comme un peintre prend du recul pour juger son ouvrage, regarde-moi à distance et juge de ma disgrâce» dit Hécube à Agamemnon17) s’ajoutent les outils de capture et de (re)traitement qui « travaillent » l’objet de notre examen, l’éprouvent et le dissèquent le temps d’une mise à l’épreuve, bien au delà de sa seule mise en œuvre (ou en scène…). Dans la vive lumière de la piste (c’est-à-dire de la fiction), le clown ne fait pas que chercher ce qu’il a perdu dans l’obscurité des gradins (c’est-à-dire du monde réel). Il donne corps au sentiment de la perte ressenti de manière diffuse et indicible dans les gradins, et rend ce faisant immédiatement perceptible, palpable, matériel, que le trouble qui en découle met la raison en crise. Au plan manifeste — proprement spectaculaire — du drame, le directeur s’efforce en vain de faire entendre raison au clown. Mais au plan de l’interaction latente 15 « Théâtre du moi, théâtre du monde « , Ed. Médianes, 1996. 16 ibid. 17 Hécube, Troisième épisode, 807-808 8 entre les spectateurs et la clownerie en cours, se joue une partie infiniment plus ouverte et plus complexe. Notre trouble ontologique est devenu le moteur comique de la partie du clown, alors même qu’il s’avère l’obstacle principal d’une pensée ontologique, voire une incitation à désespérer de la raison. Le spectacle du clown nous donne à penser cette difficulté de penser, cette tentation de non-penser. Mais cette pensée même nous vient comme sans y penser : par le rire ou le sourire, par la joie communicative de la pupille brillante du facétieux au nez rouge (« joie à l’idée de l’humain en soi », pour reprendre l’expression de Nicolas Go, cette idée fût-elle idée d’un humain désarmé — mais alors consciemment — face à une finitude vécue intimement comme une perte d’éternité). 9 Par ailleurs, ce « souci » que nous prenons à la faveur de l’expérience théâtrale de notre (relative) inconscience, de notre absence à l’être (ou, pour le placer dans le champ de la philosophie morale, de notre frivolité), nous le prenons « en chœur », nous le mutualisons. L’expérience est collective, et la scène fait elle-même écho à cet espace-temps partagé : acteurs et spectateurs de la représentation constituent une même assemblée, effectuent de concert en temps réel (je veux dire non différé d’un côté comme de l’autre de la ligne symbolique de partage) cette « opération » spécifique du réel que constitue la représentation dramatique et théâtrale. Un acteur nous désigne les cintres, façon de nous montrer la lune, et nous regardons tous son doigt. Nous jouissons collectivement et simultanément de cette convention implicite qui nous permet de « voir » une lune là où il n’y a que fatras de perches de guindes et de projecteurs, et d’envisager, de donner corps par l’entremise du clown au « souci » de désigner les confins de notre être-au-monde, faisant ainsi symptôme de notre ébahissement (voire de notre angoisse) et nous donnant à penser sur cette condition d’homme et ce manque-à-penser. J’avais annoncé en préambule une non-réponse aux deux questions que je posais. Mais je m’aperçois à l’instant de conclure que cette « non-réponse » en quelque trois mille mots est sans doute, quoi que j’en aie, porteuse d’une réponse à la question qui nous était initialement posée18. Le théâtre est en effet lieu de pensée dans la mesure même où il n’est pas lieu de réponse, mais de questionnement et d’expérimentation. Au-delà de ce que les scientifiques appellent une « expérience de pensée », il donne corps à des spéculations expérimentales sur l’existence, pour le compte d’une assemblée d’individus en souci d’euxmêmes, de leur être-avec et de l’espèce humaine. En tant que représentation matérielle, « incorporée », comme en tant qu’agencement d’énonciation subjective, mais aussi en tant que pensée expérimentale, embrayeuse de méditation, l’opération théâtrale offre l’occasion de se prémunir des deux écueils dénoncés par Pascal : "exclure la raison et n'admettre que la raison"19. La misologie, la haine de la raison conceptualisée par Platon, pourrait en effet bien tenir en large part à cette impuissance de la seule raison à rendre une réponse satisfaisante 18 « Comme lieu de pensée, le théâtre permet-il d’affronter les crises de la raison ? » 19 Pensées, 183 à la question « comment est-il possible de vivre ? » (sous entendu : en tant qu’être-pour-lamort) évoquée plus haut. De surcroît, la raison a-t-elle jamais suffi à mobiliser les énergies nécessaires à l’invention permanente d’un être-avec, d’une société supportable, voire susceptible de réaliser et de capitaliser des progrès ? L’opération théâtrale apporterait en ce sens, peut-être, la part de subversion qui manque à la raison pour permettre au clown de retrouver en pleine lumière, quoiqu’en dépit de tout bon sens, ce qu’il avait perdu dans le noir ; et, ce faisant, de découvrir, enfin, quel était l’objet de sa perte — et par conséquent de sa quête. 10 3. Joris Lacoste, « Recherche : un mot/plusieurs acceptions » publié dans le fanzine du grü – théâtre du grütli – transthéâtre, Genève, septembre 2010 11 12 13 II. L’Idiotie : éléments de réflexion préparatoires à l’atelier-recherche 1. Quelques questionnements adressés par Mireille Losco-Lena aux trois groupes de l’atelier-recherche et à l’ensemble des étudiants de 1ère année « L’idiot est un ange sans message » Peter Sloterdijk L’idiot est un simple d’esprit. Un être qui ne voit que ce qu’il y a à voir, qui n’entend que ce qu’il y a à entendre, tout simplement. C’est un être de la perception brute du réel, qui ne sait pas, ne cherche pas à donner sens à ce qu’il perçoit. L’idiot est singulier en cela qu’il n’a pas la manie humaine des « doubles », comme le dit le philosophe Clément Rosset : il n’a aucunement le besoin d’expliquer le réel par des systèmes philosophiques ni, plus globalement, par des visions du monde. Le réel est là et c’est tout : ainsi va le monde de l’idiot. L’idiot, en fait, bute sur le réel. Et cela lui donne un air abruti, ou ahuri, ou hébété, un peu somnambulique. Parfois il ne sait pas parler et ne laisse entendre que des cris ou des onomatopées. Parfois son hébétude s’allie à une difformité physique. Mais cette allure extérieure peut masquer une vie intérieure intense, celle de Quasimodo dans Notre Dame de Paris de Hugo, celle de Félicité dans Un cœur simple de Flaubert, celle de Benji dans Le Bruit et la Fureur de Faulkner, ou enfin celle de Claire Lannes dans L’Amante anglaise de Duras. Tout abruti qu’il soit, l’idiot est aussi parfois un illuminé. 1- Le mot et la maladie de « l’idiotie » ont été inventés en 1818 par Jean-Etienne Esquirol, grand aliéniste de son temps, pour désigner un état pathologique qu’il situe dans le champ du monstrueux. L’idiot est au plus bas de l’échelle humaine ; parce qu’il n’a pas toujours d’instinct de conservation, il est même parfois considéré comme inférieur à l’animal. Il faut le protéger car il est incapable de survivre seul. Un peu plus d’un siècle plus tard, certains médecins allemands y verront un « dégénéré », dont la vie indigne ne vaut d’être vécue, et c’est ainsi que l’histoire de l’idiotie rejoindra celle des camps de concentration nazis. Or, c’est au moment-même où l’idiot incarne aux yeux de la société cet état infiniment dégradé que des artistes commencent à s’y reconnaître et, plus radicalement encore, osent s’y identifier. Au tournant des XIXème et XXème, avec les Fumistes d’abord (Alphonse Allais, Alfred Jarry…), puis les dadaïstes, futuristes, surréalistes etc., la protestation artistique découvre les voies de l’idiotie, et fait d’elle une arme insurrectionnelle, un outil de révolte et de subversion artistiques. Faire l’idiot n’est alors pas un geste gentiment comique ou sympathique ; il faut tout au contraire apprécier toute la violence de ce que signifie, pour les artistes, se revendiquer de cet état d’abrutissement ou de dégénérescence que la médecine aliéniste a identifié comme indigne et monstrueux. Le critique littéraire Jean Starobinski, 14 dans Portrait de l’artiste en saltimbanque, nous propose une hypothèse pour comprendre cette identification troublante de l’artiste à l’idiot : Dans un monde utilitaire, parcouru par le réseau serré des signalisations, dans un univers pratique où tout s’est vu assigner une fonction, une valeur d’usage ou d’échange, l’entrée du clown fait craquer quelques mailles du réseau, et, dans la plénitude étouffante des significations acceptées, il ouvre une brèche où pourra courir un vent d’inquiétude et de vie. L’idiotie serait un geste artistique radical, à la fois rageur et vital, destructeur et libérateur ; il surgirait quand la vie étouffe d’un excès de rationalisation, afin d’ouvrir de nouveaux espaces de vagabondages, d’échappée belle. En ce sens, l’idiotie des artistes de la fin du XIXème siècle, jusqu’aux surréalistes et à la naissance de « l’art brut », vient répondre, sur le mode de la protestation radicale, à la sclérose de la société européenne née de la révolution industrielle, une société obsédée par l’ordre et le contrôle, la normalisation, la rationalisation des comportements, la taxinomie des êtres. La première question que je pose pourrait alors se formuler ainsi : est-ce que l’idiotie (artistique) n’aurait pas à nouveau, aujourd’hui, quelque chose à nous apporter, quelque chose qui contiendrait un potentiel libérateur, revitalisant, alors que le paysage dominant du néolibéralisme et de l’obsession sécuritaire est en train de verrouiller nos vies, de plomber nos cœurs et nos espoirs, pour laisser place au formatage des désirs, à la fermeture des frontières géographiques et mentales, et à une profonde dépressivité ? En quoi l’expérience de l’idiotie pourrait-elle nous permettre de rester vivants, de lutter contre les forces mortifères ? Comment ce qui est débilité peut s’avérer puissance ? Et ne nous resterait-il que l’idiotie pour célébrer la vie ? En bref, comment, par quels moyens, quels processus, l’idiot tel qu’on pourrait l’imaginer aujourd’hui pourrait-il s’avérer capable de faire craquer quelques mailles du filet ? 2- La figure de l’idiot, monstre débile ou sous-homme aux yeux de la médecine aliéniste du XIXe siècle, présente pourtant deux puissantes qualités dont se saisissent les arts modernes : il a un rapport de ferveur au monde, et il n’a pas peur. a. La ferveur, tout d’abord. La force singulière de l’idiot, celle du prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski (1869) ou celle des personnages des récits de Robert Walser, c’est de trouver le monde beau –ou de percevoir la beauté du monde. L’idiot porte un regard particulier sur le monde, un regard rêveur et innocent qui lui permet d’en percevoir la splendeur, et ce jusqu’au ravissement. Mychkine : « Vous savez, je ne comprends pas comment on peut passer à côté d’un arbre et ne pas être heureux parce qu’on le voit. Parler avec quelqu’un et ne pas être heureux parce qu’on l’aime ! *…+ Regardez un enfant, regardez l’aube de Dieu, regardez un brin d’herbe, comment il pousse, 20 regardez les yeux qui vous regardent et qui vous aiment… » 20 Fédor Dostoïevski, L’Idiot, traduction d’André Markowicz, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1993, volume 2, p. 374. 15 Une telle déclaration d’amour au monde, surgie des confins ambigus du sublime et de la mièvrerie, semble attester que « celui qui trouve que le monde est beau est bel et bien un idiot », comme l’écrit Peter Utz21. Il y a un lien étroit entre la relation idiote – simple, directe – au monde et l’expérience de la joie – la joie simple, elle aussi, la joie du ravissement de ce qui est. Ce rapport de ferveur idiote au monde – qui peut aller jusqu’à l’extase, et qui n’est pas sans évoquer l’expérience mystique – fait que l’idiot refuse de se voir en victime ; il conçoit sa position sociale en termes d’humilité plutôt qu’en termes d’humiliation. Comme le dit Simon dans Les Enfants Tanner de Robert Walser (1907) : « Je suis un débiteur heureux ! Si je devais me dire que je fais partie des humiliés, je serais inconsolable. Il ne me resterait qu’à m’enfoncer dans la paresse, et le dégoût ; et l’amertume. Non, les choses sont bien différentes, tout va très bien, comme cela ne peut aller mieux quand on est à la veille de devenir un homme ; c’est moi, moi, qui ai humilié le monde. » (p. 339 Gallimard, éd. Folio) Qu’on pense également à Charlot : Chaplin a inventé un personnage d’idiot qui, quoique tout en bas de l’échelle sociale, vagabond en des temps où le vagabondage est interdit, pauvre en des temps où il faut s’enrichir, ne se vit jamais en victime et se retrouve même souvent en position de donner, d’aider autrui (femmes, enfants notamment) : d’affirmer pleinement, en somme, sa dignité. Cet idiot-là nous rappelle qu’un homme n’est jamais n’importe qui : qu’il est toujours quelqu’un. L’art idiot est dès lors cet art joyeux qui rejette toute complaisance victimaire et qui interdit le misérabilisme – ce qui ne veut pas dire qu’il ne reconnaisse pas la réalité de la violence, de l’injustice, des rapports de domination : mais être idiot, c’est justement refuser de s’y voir soumis. C’est même effrontément, quoiqu’innocemment, trouver le moyen de s’y dérober à tout moment. b. La peur, ou plutôt l’absence de peur. Dans un certain nombre d’œuvres du XXe s, et à travers certaines figures d’idiots (Charlot, Schweyk, par exemple, et tout particulièrement dans des œuvres relatives à l’oppression des totalitarismes), l’idiot, parce qu’il est idiot, n’est pas soumis à la peur : son idiotie, son rapport innocent et simple au monde, lui permet de ne pas avoir conscience du danger. Il s’expose ainsi, inconsciemment et en toute tranquillité, aux situations les plus dangereuses objectivement, là où n’importe quel personnage « normal », relayant le point de vue du spectateur, serait soumis à la peur, voire à la terreur. Le personnage de l’idiot est alors une hypothèse artistique qui permet de traverser les paysages totalitaires, sans peur et même dans une forme d’allégresse : véritable pied de nez, insolence subversive à l’égard d’un pouvoir qui, justement, utilise la terreur comme instrument de domination. La traversée des mondes de l’oppression devient alors absolument jubilatoire pour le spectateur, et elle apparaît comme une invite à surmonter la peur de l’oppresseur. On peut penser à cette remarque du philosophe Adorno à propos du rire humain sous le Troisième Reich : 21 Peter Utz, « ‘Bourdes idéales’ et ‘bêtises de belle espèce’. Sur les traces de l’Idiot de Dostoïevski chez Robert Walser », in Les Figures de l’idiot, sous la direction de Véronique Mauron et Claire de Ribeaupierre, Paris, Léo Scheer, 2004, p. 193. 16 Le rire « accompagne toujours le moment où une peur se dissipe. *…+ Le vrai rire réconcilié est l'écho de la délivrance des mains de la puissance, le mauvais rire surmonte la peur en rejoignant les rangs de ceux qui font peur. » Il y a en effet, dans l’idiotie, un geste de « délivrance des mains de la puissance ». Certes, l’idiot n’est pas invincible, loin de là, mais, le temps de la représentation, son indifférence à la peur est une promesse ou une invite à la délivrance des « rangs de ceux qui font peur ». Le comique idiot est fondamentalement libre ou libérateur ; il n’a rien à voir avec le rire de conformisme qui, sous les régimes totalitaires, devient rire de mise en conformité avec les oppresseurs. En somme, l’incapacité de l’idiot à se représenter le danger, à comprendre le danger, se retourne en précieuse capacité à ne pas être soumis à cette terreur qui est, justement, l’instrument privilégié de l’oppression totalitaire. L’Hymne de Schwajda, comédie noire sur le totalitarisme soviétique, est un très bel exemple, déroutant, de ce comique idiot et de son paradoxal potentiel de délivrance de la peur. La ferveur, le refus d’être victime, la délivrance de la peur : ces aspects de l’idiotie, explorés dans un certain nombre d’œuvres modernes, m’amènent ainsi à reposer une nouvelle série de questions. Comment, en quoi, par quel mode, l’idiot (en art) – celui qui ne comprend rien ou ne veut rien comprendre à l’ordre et aux règles, celui qui n’est pas soumis à l’empire de la raison, celui qui n’a pas peur, celui qui trouve le monde beau, celui qui ne se pense pas comme victime – est une figure paradoxale d’émancipation (de la peur, du contrôle, de la norme), de contestation anarchique, de subversion du pouvoir ? Comment l’art, en s’emparant de l’idiotie, propose et invente des expériences délivrées de la peur, où le savoir écrasant de l’humiliation ou de l’aliénation se voit (momentanément) suspendu (mais non ignoré), où il n’y a plus aucune évidence de la norme et où la raison n’entend plus gouverner le monde ? Comment le caractère désarmant et désarmé de l’idiot peut-il s’expérimenter comme une force ? Et donc, comment le lieu du théâtre peut-il être une façon d’expérimenter un autre « comment vivre », si l’on renvoie à la question de Jacques Bouveresse reprise par Enzo Cormann dans « l’opération théâtrale »22 ? 22 Voir le texte « L’opération théâtrale », inséré dans la 1 ère section de ce dossier. 17 2. Définir l’idiotie Notes de la 1ère séance du séminaire de Mireille Losco-Lena sur l’idiotie département Écriture dramatique, 2011-2012 Ces notes de cours ont pour fonction de définir l’idiotie et la façon dont cette notion s’est construite historiquement, notamment dans le discours médical. Elles font la synthèse d’un certain nombre d’éléments bibliographiques sur l’idiotie listés à la fin de ce dossier. 18 Définitions - de l’idiot et de l’idiotie Caractère mouvant de la définition de l’idiotie, et évolution historique du terme : Véronique MAURON et Claire de RIBAUPIERRE (dir.), Les Figures de l’idiot, Léo Schheer, 2004, p. 13 : « L’idiot n’est pas une notion, il n’est pas un concept. Il appartient à l’histoire et s’incarne dans différentes figures, parfois antagonistes ». Le cœur de la définition de l’idiot, c’est la notion de simple : l’idiot est un simple d’esprit ; l’idiotie en art est une posture consistant à postuler que la simplicité d’esprit présente un potentiel de créativité. Il peut ensuite revêtir plusieurs autres qualités : innocent / naïf / mais aussi singulier / être à part et inclassable. Il pourra, à partir de là, être perçu comme inférieur / monstrueux / débile, ou comme génial / voyant / voire mystique, ou encore comme radical / subversif. L’équivoque qui nous intéresse se situe précisément là : entre le crétin23 et le génial, l’art idiot joue sur l’ambiguïté et l’indécidable. (NB : donc, ne pas chercher à lever trop vite ces ambiguïtés, qui participent de la force de l’art idiot). Jean-Yves Jouannais, postule, de façon radicale, qu’il exige un lien étroit entre idiotie et modernité. L’équivoque relèverait précisément de la modernité. Il définit l’idiotie selon deux axes, dans l’introduction de L’idiotie, p. 13-14 : 1. Idiot = Simple, selon le sens étymologique : du grec idiôtès = celui qui n’a pas son pareil, qui est donc totalement singulier. (racine grecque qui a donné les mots idiotisme / idiolecte) Jouannais s’inspire de la définition donnée par Rosset dans Le Réel. Traité de l’idiotie : 23 Le mot crétin est lui-même ambigu, puisqu’à l’origine il vient du mot chrétien : « le crétin est reconnu pour être un chrétien d’exception, celui qui ne saurait pécher, un innocent qui a échappé à la corruption et au dévergondage des mœurs », François Dagonet, Les Figures de l’idiot, p. 141. « Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès qu’elles sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont. » (Rosset, Traité de l’idiotie, p. 42) Jouannais relie ainsi l’idiotie à la singularité de l’artiste (moderne) : cette singularité est en effet un des traits majeurs de la définition de l’artiste, depuis la fin du XIXe s et le début des « avant-gardes ». L’artiste et son œuvre doivent obéir à une « stratégie du nouveau » (p. 13) : trouver toujours de nouveaux espaces d’originalité par rapport à ce qui a déjà été fait, et affirmer/afficher « une singularité inassimilable, inimitable » (p. 14). => L’artiste moderne serait foncièrement voué à l’idiotie, en ce sens. 2. Idiot = Simple d’esprit, définition plus proche du sens commun du mot idiot. Ce que Jouannais définit comme « déraison, immaturité jusqu’à la folie, handicap du logos » (p. 14). C’est ce sens que nous explorerons bien sûr : comment l’artiste joue « la comédie d’une idiotie comme comportement » (p. 14). En quoi cette comédie est moderne (voire, pour Jouannais, coïncide avec la modernité) : voir notre 2/ de ce cours (« 2/ Une affaire de modernité »). Éléments d’histoire Avant d’en arriver au XXe s et au champ de l’art, en effet, l’idiot a eu toute une histoire que je voudrais rapidement esquisser ; elle a en effet son importance pour comprendre le mot et ses différentes résonnances, notamment pathologiques et spirituelles. Sources : voir surtout Les Figures de l’idiot, qui retrace extrêmement bien, de façon documentée et passionnante, la construction nosologique de la notion d’idiotie. Dans l’antiquité : (p. 11) - Grecque : idios = simple particulier, par opposition à magistrat. Sens qu’on rencontre encore dans le français du XVIIIe s, cf. Diderot dans l’Encyclopédie, 1782, avec une connotation positive : « Le mot idiot signifie homme particulier, qui s’est renfermé dans une vie retirée, loin des affaires du gouvernement, c’est-à-dire celui que nous appellerions aujourd’hui un sage. » La sagesse de l’idiot : sagesse de celui qui se retire du monde. L’étymologie grecque donnera le sens : singulier, unique, propre à un seul être. - Romaine : idiotus = sens bcp plus péjoratif : ignorant, sot : privé de savoir, ne comprenant rien. Cette étymologie latine donnera la notion nosologique pour désigner la pathologie du simple d’esprit. Comme nous y reviendrons plus tard, l’idiot est une figure valorisée dans le discours chrétien jusqu’au XIXe s : innocent = homme d’avant la chute, esprit non dévoyé par la civilisation (p. 19 141), s’opposant diamétralement à la présomption humaine. Heureux les simples d’esprit… dit Jésus dans son sermon dans la montagne /Mathieu. Valorisation de l’idiot également dans le discours mystique : en tant que « docte ignorant » : oxymore qui définit la théologie négative, où l’accès à Dieu ne peut se penser que sur le mode de l’ignorance. L’idiot n’est alors pas un dément : Erasme, dans Éloge de la folie, distingue le stultus (l’idiot) de l’insanus (le fou)24. Du point de vue social : Il est intégré à la société, ou plus exactement il y a une place, même si c’est en tant que, fondamentalement, homme des marges. Dans la société rurale médiévale, il vit à la lisière du village, et il a souvent pour fonction de s’occuper des troupeaux, (p. 141) ; il peut être considéré également comme ayant un pouvoir thaumaturgique. Il trouve encore une place sociale jusqu’au XXe s à travers la figure, rurale toujours, de « l’idiot du village ». Dans son ouvrage Les Figures de l’idiot, Valérie Deshoulières définit cette figure de l’idiot du village à partir d’une étude ethnospychiatrique menée par Margarita Xanthakou dans le sud de la Grèce : Idiots de village. Conversations ethnopsychiatriques en Péloponnèse, PU du Mirail, 1989. Critères de définition de l’idiot du village : « Il est situé au plus bas de la hiérarchie socio-économique, il est physiquement et psychologiquement exempt de tout handicap majeur – il ne bénéficie d’aucun traitement médical – et, surtout, il est caractérisable comme un célibataire vivant le plus souvent auprès de ses parents, 25 incapable de « gagner son pain ». » Il constitue une figure du village, notamment par ses « conduites qualifiées de ridicules ou d’absurdes, dont les témoins exagèrent le caractère 26 scandaleux pour mieux s’en moquer » Contrairement au malade mental qui fait peur, l’idiot est donc parfaitement intégré, même si c’est au titre de bouffon ou de bouc émissaire. Le village en fait un personnage sur lequel il projette ses fantasmes. Toutefois, l’idiot / le simple d’esprit, n’échappe pas complètement à la vague du « Grand Renfermement » (Cf. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique) concernant les « fous » à partir du XVIIe s : même s’il n’est pas systématiquement interné, loin de là, l’idiot se redéfinit progressivement mais complètement, comme « déficient mental ou sujet débile que sa physiologie particulière rend par nature stupide, limité ou borné intellectuellement », Olivier Pot, Les Figures de l’idiot, p. 217 : objet, dès lors, d’un regard médical. 24 Olivier Pot, Les Figures de l’idiot, p. 217. 25 Valérie Deshoulières, Métamorphoses de l’idiot, p. 41. 26 Ibid., p. 40. 20 C’est véritablement au XIXe s que l’idiotie se constitue en « pathologie » étudiée par la médecine. (Sources, renvois biblio : chapitre 1 de Métamorphoses de l’idiot de V. Deshoulières / et plusieurs articles des Figures de l’idiot). Ce siècle est le grand siècle du classement en sciences ; en médecine – notamment aliéniste – l’une des gdes obsessions du siècle est de distinguer et classer les maladies mentales : le XIX s va d’ailleurs fabriquer des maladies, cad tenter d’isoler un certain nb de symptômes et de causes pour « stabiliser » les maladies : ce sera le cas de l’hystérie, mais c’est également celui de l’idiotie. C’est Jean-Etienne Esquirol qui « fait » une maladie de l’idiotie, en 1818, et c’est lui qui la baptise idiotie : il invente ce mot pour le distinguer de celui d’idiotisme, qui renverra désormais uniquement au champ de la grammaire, alors qu’on l’employait jusque là aussi dans le champ médical, mais de façon vague, impressionniste. Esquirol rédige un article « Idiotie » dans le Dictionnaire des sciences médicales publié en 1818, et son travail vise à « construire » la maladie en la distinguant à la fois de la démence (qu’il définit comme abolition des facultés intellectuelles, mais acquise et non innée) et de l’imbécillité (qu’il définit comme faiblesse de l’intelligence, acquise ou innée) : Bruno Nassim Aboudrar synthétise ainsi la définition de l’idiotie que donne Esquirol : « l’idiotie est une privation innée des facultés intellectives »27. La différence entre l’idiot et l’imbécile, comme différence de degré dans le manque de développement des facultés de l’intelligence, restera classique tout au long du siècle. L’idiot va occuper alors l’échelon le plus bas dans la hiérarchie établie par la pensée médicale du siècle ; il est plus bas encore que l’animal – et il relève du monstre : « La plupart des idiots n’ont même pas les facultés instinctives ; ils sont au-dessous de la brute ; car les animaux ont l’instinct nécessaire pour leur conservation : les idiots n’ont pas cet instinct, ils n’ont pas le sentiment de leur existence, ce sont des êtres imparfaits, ce sont des monstres voués par conséquent à la mort prochaine, si la tendresse des parents, ou la commisération publique, ne protégeait leur existence. » Esquirol, « Idiot », Dictionnaire des Sciences Médicales, Paris, 1818. (Cité dans Les Figures de l’idiot p. 104.) Illustration. Gravure de Goya, L’Idiot, 1822 (source : Todorov, Goya, à l’ombre des lumières, p. 263) 27 Bruno Nassim Aboudrar, in Les Figures de l’idiot, p. 104. 21 22 L’idiot est le moins que rien ; il est déclaré sans paroles et sans idées : Valérie Deshoulières dit d’ailleurs que Sollier (Psychologie de l’idiot et de l’imbécile, 1891) le soupçonne de ne pas avoir de cerveau ni d’âme28. Registre du tératologique : il pousse des cris informes, son corps est repoussant (laideur), il a des pulsions violentes qui peuvent le rendre dangereux. Il faut l’enfermer – voire l’exterminer (ce qui sera fait dans l’Allemagne nazie : en 1920, Karl Binding, spécialiste de droit pénal, et Alfred Hoche, professeur de médecine, transforment l’euthanasie en concept juridico-politique => euthanasier les « idiots incurables » car ils ont une « vie sans valeur », « indigne d’être vécue » ; V. Deshoulières, Métamorphoses…, p. 39). Comme l’hystérie (avec laquelle elle présente des points communs), la nosologie de l’idiotie s’avère pourtant très difficile, voire impossible, au XIXe s, parce qu’elle échappe justement à la manie du classement propre à la science de ce siècle : l’idiotie est polymorphe, ne se laisse pas stabiliser. - L’un des débats du siècle repose sur son étiologie (= ses origines) : innée ou acquise ? Se développe assez largement l’idée que l’idiotie peut s’acquérir, notamment par la masturbation ; l’onaniste, celui qui jouit seul, qui n’a pas besoin de l’autre, devient idiot. Jusqu’à Lacan (sauf qu’il n’y a évidemment pas de condamnation chez lui !!29). Certains médecins prétendent également que la « surchauffe » intellectuelle peut produire de l’idiotie : « combustion cérébrale » // « combustion onaniste » (p. 75 des Figures de l’idiot). Trop d’agitation solitaire du côté sexuel comme du côté cérébral rendrait donc idiot ! - Sémiologie (= symptômes) de cette « maladie » très fluctuante également30 : 28 Métamorphoses de l’idiot, p. 21. Voir Les Figures de l’idiot, Anne Carol, « L’idiot, ou l’enfance consumée » (voir p. 73 le cas d’une fillette de deux ans devenue idiote par masturbation, qui subit une ablation du clitoris pour retrouver ses capacités intellectuelles !) ; et François Ansermet, « La jouissance de l’idiot ». 30 Voir l’article de Véronique Mauron, in Les Figures de l’idiot : « Le corps idiot : voir le mouvement ». 29 * crises d’épilepsie (cf. L’Idiot de Dostoïevski) : le corps convulsé, la gesticulation désordonnée (descriptions très proches de la crise d’hystérie) ; * état d’hébétude et de prostration : corps immobile (idem dans l’hystérie) ; * mouvements saccadés du corps, comme automatiques : balancements par ex. Or, les études de cas font apparaître une diversité étourdissante des comportements et des caractéristiques des idiots : certains idiots sont beaux et ne ressemblent pas du tout à des bêtes ni à des brutes ; certains parlent alors qu’on dit d’ordinaire qu’ils sont muets (ou incapables d’un échange dans lequel le principe de réciprocité soit respecté // dialogue théâtral traditionnel31) ; certains, dans leurs moments de folie, peuvent « développer des compétences artistiques »32… => Valérie Deshoulières parle, à propos de la figure de l’idiot, d’un caméléon (d’où aussi le titre de son livre Métamorphoses de l’idiot). - Guérison possible ? là aussi, pluralité des points de vue. Ce qui est intéressant, c’est le lien établi entre idiotie et enfance, qui suppose que « guérir » l’idiotie, ce serait remettre en mouvement le processus de maturité/maturation de l’individu : « Chaque individu, dans son développement, aurait connu un « état d’idiotie » que l’éducation, la discipline, les valeurs morales, la religion auraient peu à peu annulé pour faire advenir l’adulte, l’homme normal. *…+ Au XIXe siècle, la mission éducative visait à éliminer l’idiotie qui préexistait à l’âge adulte. Pour devenir un homme il faut mettre à mort la part idiote appartenant à 33 l’enfance. » Cf. le cas de « l’enfant sauvage » (cf. film de François Truffaut) : baptisé Victor, enfant trouvé dans une forêt de l’Aveyron et arrêté en janvier 180034. Devient l’enjeu d’un débat : peut-on l’éduquer, ou non ? Un médecin, Jean-Marc Gaspard Itard, tente de l’éduquer, notamment de lui apprendre à parler et à comprendre le langage, en vain ; il fait l’hypothèse que c’est un enfant sauvage qui n’a pas reçu d’éducation mais qui peut reprendre cette éducation. Esquirol en revanche, le range dans la catégorie de l’idiotie incurable : s’il est sauvage, c’est que c’était un enfant idiot qui a été abandonné par sa famille – il est, comme son idiotie, irrécupérable. Bilan : Idiotie polymorphe : on en revient au sens premier de l’idiot : particulier, unique, donc inclassable. Le contraire de ce qu’est une maladie, cad une catégorie qui subsume une pluralité de cas. Rque 1 : Valérie Deshoulières insiste beaucoup, dans ses travaux, sur l’impossibilité de définir l’idiot, ou plus exactement sur le fait que l’idiot se définit comme « l’homme sans qualités » : dans la sphère de l’idiotie, ainsi, toute volonté de savoir échouerait : l’idiot est celui qui nous entraine dans un autre monde que celui du savoir. Cf. les personnages de Maeterlinck ou certains de Duras, ou encore de Beckett, comme nous le verrons. Rque 2 : pour Véronique Mauron et Claire de Ribeaupierre, dans l’introduction aux Figures de l’idiot, cette impossibilité de définir de façon stable l’idiotie comme maladie tient au fait 31 Ce qui évidemment fait songer aux dérèglements de la parole et du dialogue dans le théâtre moderne, par ex chez Maeterlinck. Ou chez Duras, l’étrange interrogatoire de L’Amante anglaise. La révolution dramaturgique moderne aurait-elle donc un rapport avec la promotion de l’idiotie ?! 32 Véronique Mauron et Claire de Ribeaupierre, Les Figures de l’idiot, p. 13. 33 Ibid., p. 12. 34 Les Figures de l’idiot : Bruno Nassim Aboudrar, « Faciès de l’idiot et animalité ». 23 que l’idiot est une figure sur laquelle la société projette « tous les traits de l’exclusion, de la différence, de l’altérité », p. 12. On rejette sur la figure de l’idiot les hantises du siècle : il sert de contre-modèle à une définition de la normalité humaine. L’idiotie aujourd’hui ? Catégorie qui n’existe plus d’une façon médicale, comme maladie. D’autres mots pour désigner la chose ? Les avis sont partagés : dans Les Figures de l’idiot : pour François Ansermet (p. 90), idiotie = autisme, alors que pour François Dagognet (p. 147) l’idiot n’est pas le mongolien ni l’autiste. Idiotie et modernité Tandis que la médecine du XIXe s fait de l’idiot la figure la plus dégradée de l’humanité, une revalorisation nouvelle de l’idiotie à partir du XIXe s et surtout au XXe, s’effectue dans le champ artistique. On ne s’était pas autant intéressé (positivement) à l’idiotie depuis le christianisme médiéval ! Les Figures de l’idiot, p. 13 : « Un renversement put alors s’opérer : l’idiot dévalorisé et perçu comme la créature la plus vile devint l’incarnation de la singularité et de l’originalité, deux caractéristiques qui constituèrent les valeurs fondamentales de la modernité au XXe siècle ». L’infantilisme – ou l’immaturité – propre à l’idiotie (alors conçue comme défaut de développement vers l’âge adulte) pourra être revendiquée, par Dada par ex. 1. Dans le sillage du Romantisme Dès le XIXe s : certains artistes commencent à se revendiquer de l’idiotie, dont au premier chef, Flaubert cf. Sartre, L’Idiot de la famille (publié en 1971-1972), « psychanalyse existentielle » de Flaubert (ap. Baudelaire et Genet)35. Selon Sartre, l’idiotie diagnostiquée sur l’enfant Flaubert aurait orienté son destin d’écrivain. L’idiot, pour Flaubert, c’est un être frappé de mutisme mais qui a une vie intérieure puissante – qui rejoint ce que Flaubert appelle « la bête ». Or, il existe un lien fort, chez lui, entre la bête et la poésie. Il faut être habité par cette bête-là pour être artiste, écrivain, poète. (=> paradoxe de la théorie de Sartre sur Flaubert : « L’aphasie de l’idiot dessinerait la vocation première de l’écrivain », Olivier Pot, p. 211 Les Figures de l’Idiot, « L’idiot de la famille »). L’exemple de Flaubert est symptomatique d’un travail du champ artistique sur la figure de l’idiot. Se développe en effet tout au long du au XIXe s un lien entre idiot / génie, qui prépare l’identification moderne de l’artiste à l’idiot : 1. Cette double identification (idiot/génie/artiste) commence avec le Romantisme Redéfinition de la poésie, où il s’agit de privilégier les « voix de la nature » (vs raffinements de la culture). Il y aurait dans la bestialité idiote la possibilité d’un « regard primitif » en étroite relation avec la poésie. 35 Article dans Les Figures de l’idiot, p. 211 sq. 24 Cette identification bête/poésie prend chez Hugo la forme du côtoiement du grotesque et du sublime, et la possibilité du retournement du monstrueux vers le plus élevé : cf. Quasimodo : dans le grotesque le plus radical, du corps difforme, proche de la bête (quasimodo : quasi homme, comme l’idiot36), gît la possibilité du sublime, l’élévation de l’âme, l’intelligence supérieure du cœur. 2. Développement du lien entre mutisme idiot et puissance de l’intériorité, renouvelant l’espace littéraire, l’espace de l’écriture Flaubert, Un cœur simple (1877)37 : Félicité, figure d’idiote : prostration bestiale et en même temps développement de sa bonté de son cœur / « expansion de la subjectivité », « dilatation intérieure » selon Olivier Pot38 => ouverture à l’espace littéraire du monologue intérieur39 : puissance de la subjectivité silencieuse. cf. Faulkner, Le Bruit et la Fureur, 1929, personnage de Benji dont le monologue intérieur ouvre le roman – roman de l’idiotie, si l’on songe à la phrase de Macbeth dans laquelle Faulkner a puisé son titre : « it is a tale/Told by an idiot, full of sound and fury/Signifying nothing ». => établissement d’un lien puissant, donc, entre création littéraire et état d’idiotie. 3. Ce qui est intéressant, c’est que, dans la pensée aliéniste de la fin du siècle, on rencontre également l’idée qu’il y a un lien, ou un rapport, entre idiotie et génie. Cette connexion entre idiotie et génie, c’est le médecin Moreau de Tours qui l’a en premier établie, en 1859 : idiotie et génie procèdent tous deux d’un même tronc commun40. 36 Claude Frollo, le prêtre qui l’a recueilli à l’âge de 4 ans, l’a baptisé Quasimodo car il l’a trouvé le jour de la fête de Quasimodo ; mais dans ce mot il y a également l’idée d’un quasi homme (il est bossu, sourd, borgne et boiteux). 37 Résumé sur http://auteurs.normands.free.fr/contes_resumes.htm : « Félicité qui a cinquante ans, est au service de Mme Aubain, veuve endettée et mère de deux enfants, qui a dû emménager dans une maison héritée de ses ancêtres à Pont-l'Évêque. Servante modèle, Félicité est entrée au service de Mme Aubain à l'âge de 18 ans suite à une déception amoureuse - l'homme qu'elle aimait s'est marié avec une vieille femme pour échapper à la conscription -. Félicité s'occupe des enfants de Mme Aubain, Paul et Virginie, âgés de sept et quatre ans puis Paul va quitter la maison pour suivre des études au collège de Caen. Félicité souffre d'abord de ce départ puis se trouve consolée par une nouvelle distraction : le catéchisme quotidien de Virginie. Mais la fille de Mme Aubain part bientôt poursuivre son éducation chez les Ursulines à Honfleur. Félicité va alors reporter son amour sur son neveu Victor qui s'engage pour un voyage au long cours dont il ne reviendra pas. Quelque temps après, Virginie meurt d'une fluxion de poitrine. Félicité, seule, voue alors une immense tendresse à Loulou, un perroquet dont on lui a fait cadeau. Suite à une angine, la servante devient sourde; ainsi isolée du monde, elle ne perçoit plus que la voix de son perroquet quand un matin d'hiver elle découvre Loulou mort. Sa douleur est tellement grande que suivant le conseil de Mme Aubain, Félicité décide de le faire empailler. Après la mort de Mme Aubain, la pauvre servante reste dans la maison invendue qui se dégrade peu à peu. Ayant contracté une pneumonie, Félicité ne vit plus que dans l'unique souci des reposoirs de la fête-Dieu. Elle décide même d'offrir Loulou empaillé pour orner le reposoir situé dans la cour de la maison de Mme Aubain. Pendant que la procession parcourt la ville, Félicité agonise et dans une ultime vision, le Saint-Esprit lui apparaît sous l'aspect d'un gigantesque perroquet. » 38 Les Figures de l’idiot, p. 212. 39 Ibid. 40 Ibid., p. 35. 25 Puis vient le travail de Cesare Lombroso : phrénologie et travail sur les faciès : les crânes et faciès des génies et ceux des idiots se ressemblent => conclusion : un même vice de constitution lie le génie (l’artiste) et l’idiot : (Cesare Lombroso, L’Homme criminel et son Atlas, 1895, avec 424 photographies de criminels, comparés aux hommes « normaux »). Mais, on l’aura compris, cette connexion faite par les médecins de la fin du siècle jette l’opprobre sur l’artiste génial bien plus qu’elle ne revalorise l’idiotie41. Usage réactionnaire de cette théorie au tournant XIX-XXe s : chez Max Nordau notamment : condamnation de l’art moderne au nom de la « dégénérescence ». Max Nordau repère dans le faciès de Mallarmé des éléments comparables aux faciès de criminels et aliénés, éléments qui relèvent du « simiesque »… (Dégénérescence, 1894). Connexions équivoques entre idiotie / génie / état poétique / exacerbation de l’intériorité / extase : très récurrentes. Cf. l’état extatique de Mychkine dans L’Idiot, avant ses crises d’épilepsie. Typique des états équivoques. Chez Dostoïevski, l’équivoque de Mychkine est bien là : c’est une figure christique de la bonté (selon les dires du romancier lui-même), mais en même temps c’est un véritable cas pathologique. On tient là une équivoque passionnante : l’art idiot sera toujours indécidable. 2. L’offensive idiote à partir de la fin du XIXe s. A côté de cette vision romantique et postromantique de l’idiotie, valorisant voire exaltant la puissance des états intérieurs du sujet idiot, se développe une autre version et une autre pratique de l’idiotie : du côté de l’offensive canulardesque, souvent comique. C’est elle que J.-Y. Jouannais valorise, et dont il situe la naissance dans le champ artistique à la fin du XIXe s (avec les « fumistes » puis Dada). L’idiotie se définit alors comme offensive contre le bon goût et l’intelligence sérieuse, elle prend des contours volontiers enfantins, et elle opère contre le sérieux de la culture occidentale. Jouannais, p. 19 : « l’idiotie est opposée à la prétention, à ce qui s’efforce de faire accroire à de la profondeur là où il n’y a que du sérieux, de la prétention qui n’est pas tant l’utilisation performante de l’intelligence qu’un usage de la culture à des fins d’intimidation ». L’idiotie, alors, correspond à une posture artistique – et non à une vraie idiotie au sens pathologique du terme. C’est finalement à la même époque, début XXe s – comme le remarque Claire de Ribeaupierre42 – que 1) la médecine abandonne progressivement la catégorie de l’idiotie, et se désintéresse de la « maladie », et 2) le mot glisse dans le champ artistique : va être revendiqué explicitement par Dada (Tzara, Hugo Ball) et les futuristes (Marinetti, Le Roi Bombance, 1905 : personnage du Poète Idiot). Il existe un lien explicite entre artiste d’avant-garde et idiot. 41 42 Voir Claire de Ribaupierre, Les Figures de l’idiot, p. 53, colonne de droite. Les Figures de l’idiot, p. 61. l’idiotie passe du champ médical au champ artistique au deb XXe s ; en même temps, souligne Claire de Ribeaupierre, l’artiste ne saurait devenir idiot pour de vrai (elle cite Les Idiots de Lars von Trier). 26 Dans cette configuration, l’idiotie s’oppose à la fois – et autant – à la bêtise qu’au culte de l’intelligence. Jouannais retrace cette double opposition au début de son 1er chapitre (pp. 3144), « Contre la bêtise et l’intelligence ». Il rappelle qu’au XIXe s, les artistes s’opposent d’abord à la bourgeoisie en plein essor, associée à la bêtise (cf. Flaubert) : positivisme étroit, goûts académiques, indigence culturelle, etc. Mais nombreux sont les artistes à prôner, contre la bêtise bourgeoise, un prétentieux « parti » de l’intelligence, que Jouannais définit comme « un instrument de fermeture, de réaction et de rétention » (p. 31), une aristocratie de l’intelligence, ou mieux : une arrogance de l’intelligence. « Cette arrogance-là ressortit à la bêtise », p. 32 : la bêtise n’est plus l’apanage du bourgeois ; on peut être artiste, intelligent, et bête. Il s’agit d’un snobisme intellectuel et artistique (Jouannais cite des artistes fin-de-siècle comme Remy de Gourmont). Barbey d’Aurevilly : cité p. 32 : « Est-ce que dernièrement l’Esprit ne s’est pas changé en une bête à prétention qu’on appelle l’Intelligence ? » Découverte, en somme, qu’il y a une bêtise de l’intelligence : c’est contre elle que se développe l’idiotie comme posture artistique. L’idiotie se veut en effet humble, opposée à « la sotte rigidité des intellectuels prétentieux » (p. 34). Elle assume le bonnet d’âne : cf. Stephen Wilks pp. 34 bas + photo double pages 40-41. Jouannais p. 42 : « Un art vraiment idiot, qui feint l’absence d’intelligence, se construit à la force de ses lacunes et de ses incompétences ». Cette dimension de posture artistique, de feintise de l’absence d’intelligence, crée pour J.-Y. Jouannais une ligne de partage entre l’art idiot et l’art asilaire. L’artiste idiot n’est pas un « vrai » fou, il joue le fou (voir Jouannais, chapitre 2 : « Inconscient contre inconscience »). Mais il y a un usage possible – comme le fit Jean Dubuffet avec l’art brut – de l’art des « fous » contre ce que Dubuffet nomme l’ « asphyxiante culture ». L’idiotie s’attaque au savoir, lorsqu’il est devenu sclérosant, étouffant, débilitant finalement. Mortifère. Dans la même logique, Valérie Deshoulières (Métamorphoses de l’idiot p. 19 + Le Don d’idiotie) souligne le fait que l’idiot est une figure très sollicitée par les artistes ap la 2 nde GM et il incarne la figure de la critique du savoir, un savoir qui n’a pas pu empêcher le désastre, voire qui en a été complice. Cette idiotie a là aussi une valeur critique de la culture occidentale, dans le contexte cette fois de l’Histoire du XXe s (cf. Beckett). Dans ces différents contextes, l’idiotie comme posture artistique revêt donc une dimension critique très forte. L’idiotie contre la bêtise de l’intelligence. Retenons bien cette distinction essentielle entre idiotie et bêtise. On la trouve bien représentée dans la pièce de Patrick Kermann, The Great Disaster (1992), monologue polyphonique pris en charge par Giovanni Pastore, simple d’esprit, idiot, monté à bord du Titanic et racontant depuis les fonds des océans et depuis le temps de la mort le naufrage de celui-ci. On a une claire opposition, dans cette pièce, entre : - L’idiotie de ce personnage de naïf : rural et montagnard, crève la faim (comme Arlequin), traumatisé par la mort de la Nonna dans la fontaine du village, ayant juré à la Mamma de ne jamais jouer avec l’eau. Monté à bord du Titanic malgré sa promesse de ne pas approcher l’eau (mais il travaille dans les tréfonds du bateau, là où il n’y a pas de hublot), il refuse de prendre un canot de sauvetage de peur de… se 27 noyer. Comble du comique, il travaille à la « plonge », mais il a tout de même pris la précaution de choisir de laver les petites cuillères, car le bac à vaisselle de celles-ci est le plus petit du bateau, ce qui lui évite bien sûr de risquer de s’y noyer. Énigme idiote : à la fin de la pièce, il continue à consciencieusement laver ses petites cuillères tandis que le navire coule – a coulé. Kermann pratique ici un comique de l’aberration typique de la posture idiote. - La bêtise des « grands » de ce monde : les riches qui voyagent en 1ère classe, et qui sont persuadés de la fiabilité absolue du bateau. Bêtise du Commandant Smith qui ne réagit pas après l’impact. Bêtise des constructeurs qui ont cru avoir réalisé le bateau le plus sûr du monde. Bêtise d’un monde qui a cru dans le progrès technique et qui court au désastre. Bêtise de la modernité qui court au désastre au XXe s. Cette bêtise rappelle la « sottise » des Soties médiévales, avec la mise en scène d’une humanité folle, se croyant lucide quand elle est complètement aveugle, incapable de gouverner le monde – nef des fous qui s’en va à la dérive et au naufrage… L’opposition entre idiotie et bêtise/sottise est également explorée à la fin de Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie : on pourra s’y reporter. 28 III. Un avant-goût de l’idiotie Quelques liens pour commencer à goûter aux joies de l’idiotie. 1. Vidéo The Way Things Go de Peter Fischli et David Weiss http://www.youtube.com/watch?v=AA0mFjJbNH8&feature=youtu.be 2. Photographies de Robert Parkeharrison 29 30 3. Les Monty Python Par exemple: The ministry of silly walks : http://www.youtube.com/watch?v=FQaypso2KyI Par exemple: La fin de La Vie de Brian : http://www.dailymotion.com/video/x3eb70_monty-python-la-vie-de-brian-soust_news 4. Jacques Tati Par exemple : Trafic : http://www.youtube.com/watch?v=y6WZXrvOwp0&feature=fvwrel 5. Pierre Richard, Le grand blond avec une chaussure noire http://www.youtube.com/watch?v=6YBQLOkak44 6. Charlie Chaplin Par exemple : Les temps modernes : http://www.youtube.com/watch?v=DrC_1HCKvuA 7. Pierre Etaix, Rupture http://www.youtube.com/watch?v=orX3qV2Bskw 8. Les courts-métrages de Pierre Meunier Extraits sur le site de sa compagnie : http://www.labellemeuniere.fr 31 IV. Bibliographie Sur l’idiot et l’idiotie Tous ces ouvrages sont à la bibliothèque de l’ensatt Approche philosophique Clément ROSSET, Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, 1986 Peter SLOTERDIJK, Bulles. Sphères 1, Pauvert, 2002, « Digression 7. De la différence entre un idiot et un ange » Approches esthétiques Laurent DANCHIN, Art Brut : L'instinct créateur, Découvertes Gallimard, Arts n°500, 2006 Valérie DESHOULIERES, Le Don d’idiotie entre éthique et secret depuis Dostoïevski. La responsabilité silencieuse, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2003 (sur la littérature romanesque du XXème s et le cinéma) Valérie DESHOULIERES, Métamorphoses de l’idiot, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2005 (approche synthétique, à plusieurs entrées : psychopathologique, théologique, historique et esthétique) Jean-Yves JOUANNAIS, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Verticales, 2009 (chapitre 5, « L’abstention de l’idiot ») Jean-Yves JOUANNAIS, L’Idiotie ; art, vie, politique – méthode, Paris, Beaux Arts magazine/livre, 2003 (surtout sur les arts plastiques au XXème s) Jean-Yves JOUANNAIS, Thomas Bernhard, film 52 mn, série Un siècle d'écrivains (France 3). Réalisation Jean-Pierre Limosin. Véronique MAURON et Claire de RIBAUPIERRE (dir.), Les Figures de l’idiot, Léo Schheer, 2004 Idioties, Revue Vertigo n°40, ed. Lignes-Sueurs froides, juin 2011 Quelques œuvres dramatiques G. BÜCHNER, Woyzeck, fragments complets, L'Arche, coll. « Scène ouverte », Paris, 1993 CAMI, Pour lire sous la douche : Saynètes, Le Livre de Poche, 1976 ; Drames de la vie courante, Folio, Gallimard, 1991 T. TZARA, La Première Aventure céleste de M. Antipyrine, in Dada est tatou, tout est Dada, GF-Flammarion, 1999 R. VITRAC, Victor ou les enfants au pouvoir, Folio Gallimard, 2000 B. BRECHT, Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale, L’Arche, 2005 S. BECKETT, En attendant Godot, Minuit, 1952 32 G. SCHWAJDA, L’Hymne, Théâtrales, 1992 M. DURAS, Le Théâtre de l’Amante anglaise, L’Imaginaire Gallimard, 1991 T. BERNHARD, Au but, L’Arche, 1997 P. BARNES, Nez rouges, peste noire, Domens, 2010 R. DUBILLARD, Les diablogues et autres inventions à deux voix, Folio Gallimard, 1998 ; Les nouveaux diablogues, Folio Gallimard, 2005 P. KERMANN, The Great Disaster, Lansman, 1999 P. MEUNIER, Au milieu du désordre, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2008 Films Outre les films de Chaplin, Tati, Pierre Etaix, Monty Python…, on pourra voir : KUROSAWA, L’Idiot, 1951 (DVD 2008) F. FELLINI, La Voce della luna, 1990 (DVD 2011) Lars von TRIER, Les Idiots, 1998 (DVD 2004) Martin PROVOST, Séraphine, 2008 (DVD Diaphana, 2009) 33