Analyse de la communication sur l`audit social :

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Analyse de la communication sur l’audit social :
le cas de la grande distribution1
Beierlein Laurence
Coëdel Denis
PRAG, Doctorante en Sciences de Gestion
Doctorant en Sciences de Gestion
IRG, Université Paris XII
IRG, Université Paris XII
beierlein@univ­paris12.fr
[email protected]
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Réalisé dans le cadre du programme de recherche Le potentiel régulatoire de la RSE financé par l'ANR. Projet
soutenu par l'attribution d'une allocation doctorale Région Île de France.
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Analyse de la communication sur l’audit social :
le cas de la grande distribution.2
Résumé : L'audit social de la chaîne d'approvisionnement est souvent considéré comme un des
piliers de la responsabilité sociale des entreprises de grande distribution. Individuellement ou
collectivement, les enseignes s'organisent pour montrer l'intérêt qu'elles portent aux conditions
sociales de fabrication des produits qu’elles vendent et justifier de leur engagement
responsable dans ce domaine. Cette étude exploratoire est centrée sur la nature et la teneur de
la communication en la matière, et vise à en analyser le potentiel stratégique pour ce secteur
fortement visible et concurrentiel. Entre stratégie de légitimation et stratégie de gestion des
risques, l'audit social semble ainsi davantage s'adresser aux agences de notation et aux
organisations de la société civile qu'aux fournisseurs ou aux consommateurs, l’objectif principal
étant de donner une bonne image de l'entreprise et de prévenir un risque important de scandale
concernant le respect des droits sociaux dans la chaîne d'approvisionnement.
Mots­clefs : audit social, chaîne d'approvisionnement, sous­traitance, grande distribution, communication.
Abstract : It is often considered that monitoring labor standards in the retailers’ supply chain through third party auditors plays a major role in the assessment of their corporate social responsibility performance. On an individual level or in partnerships, retailers have organized themselves in order to show their concern for working conditions at production sites and stress their commitment for ethical trading. This exploratory research work is focused on the nature and content of the related communication and aims at analyzing its strategical potential for this highly visible and competitive sector. Auditing practices, caught between the need for legitimation on one hand and risk management strategy on the other, seem to be intended for rating agencies and non­governmental organizations rather than for suppliers and customers, their main concern being to give a positive image of the company and avoid the risk of public campaigns related to labor conditions in the supply chain.
Keywords : supplier audit, supply chain, sourcing, retail industry, communication
Le 27 janvier 2007, le Comité International des Entreprises à Succursales, regroupant les principales entreprises mondiales du secteur de la Grande Distribution, annonçait la création du Programme mondial pour la conformité sociale (Global Social Compliance Programme GSCP)3 dont le but est d'organiser une concertation sur les codes de conduites et procédures d'audit mis en place individuellement par ses membres. A l'échelle nationale, la Fédération des entreprises du Commerce et de la Distribution (FCD) a créé un groupe de travail intitulé Initiative Clause Sociale en 1998. Cette initiative regroupe aujourd'hui 14 enseignes françaises de grande distribution autour d'un référentiel commun « pour mener à bien une démarche de progrès social, en allant vérifier les pratiques sociales des fournisseurs dans les pays de sourcing direct, à travers la conduite d'audits sociaux externes et en 2
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Réalisé dans le cadre du programme de recherche Le potentiel régulatoire de la RSE financé par l'ANR. Projet
soutenu par l'attribution d'une allocation doctorale Région Île de France.
« La grande distribution face au consommateur responsable », Le monde, 13/02/2007, p.IV.
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supportant le coût de ces audits »4.
Ces deux exemples nous montrent le degré de mobilisation autour des questions d'audit social des filières d'approvisionnement, les conditions de fabrication des marchandises prenant une importance croissante dans un marché où les distributeurs développent de plus en plus de marques propres. Leur image, leur réputation, mais aussi leur chiffre d'affaires, semblent par conséquent être mis en jeu par le comportement de leurs fournisseurs et sous­traitants, maillons stratégiques de la chaîne d'approvisionnement dans un secteur où les marges se font principalement sur les achats et le sourcing.
L'audit social de la chaîne d'approvisionnement a ainsi pour objectif de vérifier les conditions sociales de fabrication des marchandises vendues ­ conditions d'hygiène et de sécurité, de travail et d'emploi – ainsi que le respect des principaux droits humains par les fournisseurs, souvent localisés dans les pays en voie de développement. Définir un référentiel reconnu par tous, établir une méthodologie d'audit et mettre en avant une pratique responsable de l'audit social constituent des enjeux majeurs pour la démarche de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) de la grande distribution. Au travers de coopérations multiples, en fédérations ou avec des Organisations Non Gouvernementales (ONG), les entreprises du secteur semblent briguer une réelle reconnaissance de leurs engagements responsables.
Le présent article fait suite à une recherche exploratoire sur l'audit social et sur la RSE dans la grande distribution. Nous avons choisi de nous centrer ici sur la communication faite autour des pratiques et des résultats des audits sociaux dans le secteur de la grande distribution afin de comprendre en quoi ceux­ci peuvent constituer un outil pour la stratégie de communication liée au développement durable de l'entreprise. Notre démarche est centrée uniquement sur les informations publiées pour les années 2005 et 2006 mais donnera lieu, a posteriori, à une étude longitudinale plus approfondie. Elle se base sur une étude documentaire des rapports publiés par les entreprises et sur des entrevues avec des professionnels du secteur de la grande distribution, des ONG et des spécialistes des audits sociaux. Notre propos ne sera pas ici de présenter ou de critiquer l'intégralité de la démarche d'audit social, de ses pratiques et de ses résultats, mais d'essayer d'appréhender la portée stratégique potentielle de ceux­ci pour les entreprises dans leur communication relative à leurs comportements responsables ou dits de « développement durable ».
I. Audit social et gestion du risque réputationnel : Nous nous interrogerons dans un premier temps sur les origines et les acteurs de l'audit social en essayant de comprendre en quoi ils fondent sa légitimité, pour ensuite examiner succinctement les facteurs légitimant la pratique d'audit. Enfin, en nous appuyant sur ces deux premières présentations, nous explorerons la question du marché des audits sociaux au prisme de l'hypothèse de l'existence d'un marché 4
Initiative Clause Sociale : faire bouger les réalités, Communiqué de presse de la FCD du 18 mai 2006, p. 2,
consultable sur http://www.fcd.asso.fr/site/index.php?rub=devdur&rub1=communiques&theme=3.
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de la légitimation.
1/ La légitimité historique de l'audit social de la chaîne d'approvisionnement :
En prenant le parti de considérer l'audit social de la chaîne d'approvisionnement comme un véritable fait social, nous envisagerons les différents sens, les couches de significations, pour reprendre l'expression de Danilo Martuccelli5, accumulées au cours du temps, notamment les pratiques, les perceptions et les représentations. Si l'audit social devient un véritable enjeu pour l'entreprise, c'est qu'il est issu d'une longue histoire qui fonde son utilisation aujourd'hui.
a/ Filiation de l'audit social :
Issu de l'audit comptable et financier, l'audit social ne peut en être dissocié si l'on souhaite étudier la question de sa légitimité. Par conséquent, dans une perspective historique, comprendre d'où vient la légitimité des cabinets d'audit comptable et financier nous permettra de mieux appréhender celle des audits sociaux.
Pour rétablir la confiance dans les marchés financiers ébranlés par la crise de 1929, des autorités de régulation ont été créées, les normes comptables améliorées et l'indépendance des auditeurs renforcée. C’est ainsi que, au cours du XXème siècle, les méthodes d’investigation et les pratiques de contrôle légitimant la démarche des cabinets d'audit ont été continuellement développées et améliorées. « Les auditeurs financiers et les commissaires aux comptes ont créé des outils d'analyse et développé des démarches d'investigation qui ont été appréciées, notamment par les directions générales et les conseils d'administration des sociétés de grande taille »6.
Or, rapidement, au vu du succès de ces méthodes d'analyse, l'élargissement des objets d'audit apparaît comme envisageable voire nécessaire. Ainsi, quelques auteurs aux Etats­Unis, comme Bowen en 1953, Steiner en 1971 ou encore Humble en 1973, cherchent à fonder l'idée d'un audit sur le « social » de l'entreprise. Bowen envisage l'audit social comme un outil du changement institutionnel permettant aux entreprises de devenir plus responsables. « De même que les dirigeants soumettent leurs comptes à des audits réalisés par des commissaires aux comptes indépendants, ils pourraient également accepter de soumettre leurs performances sociales à des experts extérieurs à l'entreprise et indépendants »7.
En France, P. Sudreau, dans son rapport rendu en 1975 au gouvernement, préconise la mise en place de l'audit social en arguant que « si l'on veut que la gestion sociale participe aux préoccupations stratégiques de la firme, il faut qu'elle sorte du relatif et du subjectif [...] »8. Cette « rationalisation » de la 5
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Martuccelli, Danilo (2005), La consistance du social, une sociologie pour la modernité, Rennes, éd. Presses
Universitaires de Rennes, coll. Le sens social.
Combemale Martine, Igalens Jacques (2005), L'audit social, Paris, éd. PUF, Coll. Que sais-je?, p.8.
Bowen, Howard R. (1953) , in Igalens Jacques, Benraiss Laïla (2005), Aux fondements de l'audit social :
Howard R. Bowen et les églises protestantes, Actes de la 23° Université d'été de l'Audit Social, 1er et 2
septembre 2005, IAE de Lille, http://ias2005.free.fr/
Combemale M., Igalens J. (2005), Op. Cit., p. 13.
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gestion sociale sera formalisée par le bilan social, première forme de reporting social créé par la loi de 1977 intégrée au Code du travail : « le bilan social récapitule en un document unique les principales données chiffrées permettant d'apprécier la situation de l'entreprise dans le domaine social »9.
Depuis le « sommet de la terre » des Nations Unies à Rio en 1992 notamment, qui fit connaître la notion de développement durable, est apparue une nouvelle forme d'audit, l'audit social de RSE ou de la chaîne d'approvisionnement. Il s'agit d'appliquer les méthodes de l'audit social aux fournisseurs et sous­
traitants, principalement à l'international, afin de garantir le respect des droits de l'homme lors de la fabrication des produits importés dans les pays occidentaux.
Est ainsi associée à la pratique d'audit social une réputation de confiance, de sérieux, issue de sa filiation avec l'audit comptable et financier. Cette légitimité héritée est issue de ce que Françoise Quairel­
Lanoizelée10 appelle le glissement sémantique de l'audit comptable et financier vers l'audit social. Même si, en réalité, la comparaison des pratiques respectives d'audits ne paraît guère appropriée, « les fonctions sociales de l'outil et leur rôle de légitimation symbolique constituent la caractéristique la plus importante du glissement sémantique »11. De plus, une deuxième dimension fonde cette légitimité : la légitimité rationnelle­légale au sens wébérien. Celle­ci repose sur la croyance en la force de la loi et des règlements, eux­mêmes considérés comme rationnels et donc valides. Dans le cas de l'audit financier nous voyons donc tout autant l'influence de la loi que des méthodes rationnelles dans la construction de la légitimité de celui­ci. Actuellement l'audit social se situe dans une logique similaire qui tend vers davantage de rationalisation, tant au niveau légal que méthodologique.
b/ Les acteurs de l'audit social de la chaîne d'approvisionnement :
Une seconde dimension vient renforcer la légitimité perçue des audits sociaux de la chaîne d'approvisionnement : les acteurs de ces audits. En général, on distingue les auditeurs de première partie ou auditeurs internes ; les auditeurs de deuxième partie, qui sont les auditeurs externes affiliés à des cabinets d'audit ou à des ONG mandatées par l'entreprise ; et enfin, les auditeurs de troisième partie qui appartiennent à des ONG de contrôle.
L'audit de première partie est réalisé par des auditeurs internes qui, selon les entreprises, sont rattachés à la direction générale, au service qualité, ou encore au service achat. Quel que soit le cas, ce type d’audit correspond à une demande de l'entreprise et les résultats en sont rarement publiés. De ce fait c’est celui qui bénéficie de la plus faible légitimité externe. Pour simplifier, nous pourrions dire que sa légitimité est principalement reconnue à l'intérieur de l'entreprise, ce qui en fait davantage un outil de pilotage qu'un outil de communication.
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Idem.
Quairel-Lanoizelée Françoise (2005), « la mesure de la performance sociétale à l'aune de l'instrumentation
comptable et financière », in Le Roy Frédéric, Marchesnay Michel (dir.), (2005), La responsabilité sociale de
l'entreprise, éd. EMS, Coll. Gestion en Liberté, p. 73-94.
Quairel-Lanoizelée (2005), Op. Cit., p.85.
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L'audit de deuxième partie, réalisé soit par des cabinets externes, souvent internationaux, soit par des ONG, est réalisé à la demande de l'entreprise. Cet audit bénéficie d'une plus grande visibilité : on pourrait dire qu'il s'agit davantage d'une reconnaissance inter­entreprise ou entre l'entreprise et le reste du champ « professionnel » (marchés financiers, entreprises concurrentes ou partenaires,...). C'est en cela qu'il se distingue de l'audit de troisième partie qui, lui, s'adresse à un public beaucoup plus large et parfois néophyte dans ce domaine. En effet, les ONG « posent publiquement leurs questions et attendent des réponses publiques »12. Ainsi, elles semblent aujourd'hui être des acteurs de poids dans le jeu de la légitimation autour des audits sociaux car « leur propre légitimité repose sur leur crédibilité à long terme en tant que producteurs d'informations fiables »13.
2/ Pratiques légitimantes de l'audit social :
La professionnalisation de l’audit social de la chaîne d'approvisionnement contribue également à donner une légitimité à ses résultats. Dans ce but, en France, le Centre de Certification Internationale des Auditeurs Spécialisés « a défini en 2003 un référentiel de connaissances et de compétences de l'auditeur de RSE »14. En effet c'est par une reconnaissance officielle des méthodes et des compétences de l'auditeur que l'audit social pourra se constituer légitimement comme une profession15. Or l'auditeur doit pour cela présenter une pratique et des outils reconnus comme rationnels. Quantifier, mesurer et juger en se basant sur des apports théoriques établis, reste la base de la méthode scientifique, principal indicateur de véracité aujourd'hui.
Un des principaux outils de l'audit est l'utilisation de référentiels de contrôle constitués de « l'ensemble des prescriptions (normes, objectifs, directives), [qui sont] soit imposées à une organisation, soit fixées par elle, et auxquelles un auditeur se réfère »16. Compte tenu du foisonnement de ce type d'outils17, nous ne pourrons ici en présenter l'intégralité. Nous distinguerons donc deux catégories pour permettre d'appréhender la question de la légitimité de l'audit.
Dans un premier temps, on a assisté à l’émergence d’une multitude de codes de conduites et de chartes éthiques propres à chaque entreprise. Tel un engagement sur l'honneur, ces documents n'engagent que l'entreprise qui a elle­même édicté ces codes : auto­déclaratifs, ils ne garantissent aucunement la véracité des différentes proclamations et s'apparentent davantage à une déclaration d'intention. Cependant, ces codes sont la base de la construction du référentiel par l'auditeur social. Ce dernier se doit en outre d'y intégrer les particularités de la législation locale et de tenir compte des grands principes 12
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Egg Georges (2004), Op. Cit., p.2.
Capron Michel, Quairel-Lanoizelée Françoise, (2007), La responsabilité sociale d'entreprise, Paris, éd. La
Découverte, coll. Repères, p.50.
Beaujolin François (2003), La certification en matière de RSE peut-elle être opératoire ?, Journée du 23
Octobre 2003, Université de Nanterre, p.6.
Cf. Dubar Claude, Tripier Pierre (1998), Sociologie des professions, éd. A. Colin.
Combemale M., Igalens J. (2005), Op. Cit., p.80.
Cf. Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2007), Op. Cit., tableau p.92.
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recommandés par les instances internationales comme les lignes directrices de l'OCDE ou encore les recommandations de l'OIT sur les principes et droits fondamentaux au travail.
Depuis quelques années apparaissent des initiatives multipartites qui cherchent à édifier des référentiels communs propres à un secteur ou à un groupe d'entreprises, telles la Fair Labor Association (FLA) et l'Ethical Trading Initiative (ETI), et à s'imposer ainsi comme une référence reconnue par tous et bénéficiant d'une forte visibilité.
La construction des référentiels nous indique que les entreprises recherchent des sources suffisamment diversifiées et reconnues, internationales, nationales et locales, pour permettre à chacun de juger de la qualité, et surtout du degré de confiance qu'il peut accorder au référentiel utilisé, et par conséquent à l'audit social. 3/ Le marché des audits sociaux et la gestion du risque réputationnel :
Après avoir appréhendé la construction de la légitimité des audits sociaux de la chaîne d'approvisionnement, nous allons maintenant étudier en quoi ils peuvent représenter un outil pour la stratégie d'une entreprise.
a/ Pour une gestion du risque réputationnel : Comme nous avons pu le voir au cours des années 90 notamment, la gestion du risque réputationnel est devenue cruciale pour les entreprises. Une campagne de boycott ou une campagne médiatique négative peuvent représenter un risque réel pour l'avenir de l'entreprise, comme ce fut le cas pour Nike par exemple. « Au­delà du montant des indemnités à verser, les entreprises connaissent, dans ce cas de figure, des problèmes d'image et de réputation. Concrètement la marque Nike a « perdu » 3 milliards de dollars, en termes d'évaluation, depuis que son nom est associé aux sweatshop »18. Or Capron et Quairel­Lanoizelée nous montrent que la Responsabilité Sociale des Entreprises est un levier de plus en plus important pour les entreprises dans la gestion de leur capital réputation. « La réputation signale le statut social de l'entreprise dans un contexte d'asymétrie d'information. Les signaux émis par la firme sont relayés par les médias qui forment le jugement des publics et donc influencent en retour les attentes des parties prenantes »19.
b/ Offre et demande de réputation : le marché des audits sociaux :
Différentes stratégies sont envisageables pour les entreprises cherchant à prévenir ce risque réputationnel : une stratégie d'augmentation du capital­réputation ou une stratégie de maintien et de consolidation de ce capital. « La réputation de la firme, son image de marque auprès des consommateurs, des investisseurs et plus généralement de l'opinion publique, constituent un capital immatériel à 18
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Husson Anne-Catherine (2005), « La RSE, enfant des crises », in Alternatives économiques, Hors série
pratique, n°20, Septembre 2005, p.10.
Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2007), Op. Cit., p.45.
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développer, entretenir ou préserver »20. Quelle que soit l'option choisie — dépendant en grande partie des opportunités et des contraintes de l'environnement — une multitude d'outils et de mesures peuvent être mobilisés par les entreprises. Tout particulièrement l'audit social et ses différents acteurs semblent en mesure d'offrir aux entreprises un « transfert » de légitimité, du capital­réputation de l'auditeur (cabinet d'audit ou ONG) au capital­réputation de l'entreprise. Il semblerait donc que nous ayions affaire à un véritable marché de la légitimation autour de ces questions d'audit social de la chaîne d'approvisionnement. Ainsi se cristallisent ici de forts enjeux pour l'entreprise : comment investir au mieux pour valoriser son capital­réputation ? Comment communiquer les résultats obtenus ? Quels outils de communication utiliser et quels résultats communiquer ? Quelle peut être l'utilisation la plus efficiente et la plus cohérente que l'on peut en faire dans la stratégie de communication de l'entreprise ?
Au cours de cette étude de la communication concernant les audits sociaux des filières d'approvisionnement, nous avons tout d'abord adopté une approche documentaire de la question. Nous avons collecté les rapports Développement Durable des cinq principales entreprises multinationales françaises de grande distribution, ainsi que ceux de deux entreprises anglo­saxonnes à titre de comparaison. Nous avons effectué une première analyse des différents rapports, et notamment des rubriques dédiées aux relations avec les fournisseurs et plus spécifiquement aux questions relatives aux audits sociaux. Cependant, nous n'avons étudié ici que les rapports concernant l’année 2005 (2006 pour Auchan), afin de pouvoir comprendre en profondeur les actions actuelles et leurs présentations. Il sera intéressant, pour la suite de notre travail, d'explorer davantage la dimension temporelle du reporting.
En parallèle, notre étude documentaire s'est également basée sur un traitement secondaire de différentes études déjà réalisées par des cabinets, des entreprises ou des équipes de recherches. Lorsque nous utilisons ces résultats, l'étude d'origine est citée.
Pour compléter notre recherche et approfondir les différentes hypothèses constitutives de cette étude exploratoire, nous avons mené cinq entretiens semi­directifs avec des acteurs­clés du paysage des audits sociaux et de la grande distribution en France. Nous avons rencontré un auditeur social, un chercheur spécialiste des audits sociaux, un responsable de la politique d’audit d’une enseigne, et deux membres d’ONG spécialistes des questions des droits de l’homme au travail.
Ces entretiens ont permis de recueillir des témoignages mais ne font pas ici l’objet d’une analyse systématique du discours et de son contenu. En effet, il nous semblait plus probant, dans une étude exploratoire, d'essayer de comprendre les représentations et les positions respectives des différents acteurs interrogés. Cependant un travail d'analyse, basé notamment sur une relativisation contextuelle, a été 20
Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2004), Mythes et réalités de l'entreprise responsable, Paris, éd. La
Découverte, Coll. Entreprise & Société, p.27.
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appliqué à chacun de ces entretiens dans le but de comprendre les motivations et les contraintes des interviewés en fonction de leur position professionnelle et de leur engagement personnel.
Pour étayer notre recherche, nous avons croisé les données issues de ces deux sources, étude documentaire d’une part, entretiens d’autre part, afin d'analyser les décalages existants.
II. Place de l'audit social dans la communication des enseignes de la grande distribution
La communication externe est une composante majeure de la stratégie commerciale des distributeurs. Elle est principalement axée sur la promotion des produits, l’objectif étant de déclencher l’acte d’achat à court terme par des campagnes publicitaires successives et des opérations promotionnelles limitées dans le temps. La communication d’image a, quant à elle, une visée à plus long terme. Elle s’adresse non seulement au consommateur, dans une optique de fidélisation, mais aussi à un public plus large et a pour objet de renforcer le capital réputation de l’enseigne. Enfin la défense des intérêts de l’enseigne, et plus largement du secteur de la grande distribution, est un autre domaine de la communication d’entreprise, recouvrant notamment les relations publiques et la communication d’influence, comme par exemple les actions de lobbying.
La communication sur le Développement Durable ou la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) est un exercice relativement récent et délicat dont l’enjeu est de s’adresser à toutes les parties prenantes de l’entreprise. Comment s’inscrit­elle et, plus spécifiquement, comment s’inscrit la communication sur l’audit social dans le champ de la communication des entreprises du secteur de la grande distribution ?
Dans cette partie, nous nous proposons de réfléchir aux déterminants de la communication sur l’audit social, à qui elle s’adresse, avec quels outils, et d’analyser la teneur du message, quelles informations, de quelle nature, sont communiquées par les enseignes sur le nombre, la démarche et les résultats des audits sociaux qu’elles ont commandités en 2005.
1/ Les cibles de la politique de communication sur l’audit social des enseignes
« Dans une époque de défiance généralisée, seuls gagneront ceux qui auront su construire l’entre­
prise sur la confiance. Confiance dans les enseignes, les marques, les produits et le discours. Confiance aussi dans la prise en compte du développement durable, des problématiques de santé et des conditions de travail » 21 conclut M. Léon Salto, rapporteur auprès du Conseil Économique et Social.
En réponse à cette demande de confiance, la communication sur la RSE semble être la plus appro­
priée puisqu’elle réunit toutes les dimensions de la communication : le marketing opérationnel qui met en avant le produit, la communication institutionnelle qui véhicule les valeurs des enseignes et des marques 21
Salto, Léon (2007), Consommation,commerce et mutations de la société, Rapport du Conseil Economique et
Social
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qu’elles commercialisent, et les relations publiques dans une perspective de dialogue et d’ouverture avec l’ensemble des parties prenantes.
Comment la communication sur l’audit social participe­t­elle à ce processus de construction de la confiance ? A qui s’adresse­t­elle ? Par quels canaux ?
L’objet premier de la grande distribution est de vendre, l’enjeu majeur est donc d’attirer et de fidéliser un consommateur qualifié de « nomade », « infidèle et zappeur », « à la recherche du sens » avec un besoin de « partager des valeurs » et qui « se méfie de tout » : des « prix, des fausses innovations, de la publicité, des marques, et des enseignes avec lesquelles il entretient un rapport dialectique » 22.
Un des axes de développement stratégique qui participe à l’attractivité d’une enseigne est de renouveler l’offre de produits par l’innovation. La mise en avant de la RSE est dans ce cadre un facteur de différenciation qui intègre les nouveaux critères d’achat propres à une « consommation engagée » ou « citoyenne ». En effet, selon une étude récente du CRÉDOC23, la consommation engagée est en augmentation : début 2006, 15% des personnes interrogées tiennent souvent compte, et 29% parfois compte, des engagements de citoyenneté lorsqu’ils achètent un produit, contre respectivement 12% et 26% en 2002, même si les principaux critères d’achats restent la qualité et le prix, le frein principal à la prise en compte des engagements de citoyenneté étant la contrainte budgétaire. Dans cette même étude, invités à citer les deux engagements auxquels ils sont les plus sensibles, 36% des consommateurs interrogés placent en première position et 21% en seconde position le travail des enfants. Une première approche de la communication sur l’audit social consisterait donc à penser que le public ciblé est le consommateur en quête de garantie sur les conditions sociales de fabrication du produit qu’il achète. Néanmoins, à la différence des produits du commerce équitable, des produits bio ou des produits respectueux de l’environnement, identifiés par un étiquetage spécifique, une appellation ou un label, le « commerce éthique »24, garant de pratiques d’approvisionnement responsables, n’a guère de visibilité sur les lieux de vente. Faut­il en conclure pour autant que la communication sur l’audit social ne s’adresse pas au consommateur ? Ce serait négliger les conséquences possibles de la médiatisation subite d’une si­
tuation scandaleuse ou du lancement d’une campagne de dénonciation des conditions de travail chez les sous­traitants, comme celle de la Clean Clothes Campaign à l’encontre de Nike. Une seconde approche serait donc de considérer que la communication sur l’audit social relève de l’anticipation de la communi­
cation de crise, afin de parer aux répercussions que pourraient avoir la révélation par une ONG, un mou­
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Salto, Léon (2007), Consommation,commerce et mutations de la société, Rapport du Conseil Economique et
Social
Delpal F., Hatchuel G. (2007), La consommation engagée s’affirme comme une tendance durable, Crédoc
Consommation et Modes de Vie n°201, mars
Auchan France, Rapport Auchan, entreprise responsable 2006, p.20
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vement consumériste ou un journaliste d’un cas avéré de travail des enfants ou de travail forcé : atteinte à l’image et à la réputation de l’enseigne, boycott des consommateurs et baisse du chiffre d’affaires, impact sur le cours de bourse pour les sociétés cotées et, corrélativement, dégradation de la notation financière et sociale.
Dans cette optique, la communication œuvre pour restaurer la confiance. Cet exercice délicat est facilité lorsque l’entreprise concernée, voire le secteur d’activité dans son ensemble, a su instaurer la confiance en amont, en communiquant sur ses valeurs et ses engagements, en l’espèce ses engagements formels en matière de respect des droits de l’homme au travail chez ses fournisseurs. La pratique de l’audit social serait alors, dans une troisième approche, instrumentalisée comme un outil de validation du discours et des engagements auto­proclamés par le biais des « Code d’éthique commerciale »25, « Code de conduite des affaires »26 ou « Charte de Développement Durable »27, élaborés en réponse aux pressions des ONG, des associations consuméristes, altermondialistes et des droits de l’homme ainsi que des syndicats pour le volet interne.
Dans une quatrième approche, la communication sur l’audit social pourrait s’apparenter à un exercice de style s’inscrivant dans le prolongement de la communication financière de l’entreprise et destiné à rassurer les marchés financiers et la communauté des investisseurs en répondant notamment aux critères des agences de notation et des gestionnaires de fonds d’investissement socialement responsable (ISR). Un des enjeux majeurs de communication des sociétés cotées à l’heure actuelle est, en effet, de figurer dans plusieurs indices ISR afin, notamment, d’être éligibles pour figurer dans les portefeuilles titres des investisseurs institutionnels. Mais comment alors interpréter l’implication et la communication autour de l’audit social de sociétés non cotées comme Auchan ?
Une dernière approche serait de considérer qu’il n’y a pas de cible particulière, que c’est une communication à visée universelle qui ne résulte pas d’une démarche construite mais provient essentiellement d’une propagation internationale de « bonnes pratiques » issues des États­Unis, pionniers dans ce domaine, dont la diffusion en France s’est faite par mimétisme (DiMaggio et Powell, 1983) et veille concurrentielle. Sa mise en œuvre a ensuite été déclinée en fonction des valeurs historiques et culturelles propres à chaque enseigne.
Pour conclure, nous postulerons que la communication sur l’audit social ne semble pas relever d’une approche unique mais que, à l’instar de la communication RSE dans sa globalité, elle s’adresse à une pluralité de cibles qui sont identifiées comme étant les parties prenantes de l’entreprise, ce qui s’inscrit dans le paradigme dominant de la RSE. Néanmoins, ces cibles n’ont pas le même poids pour les enseignes et l’accent est mis sur certaines cibles prioritaires : les actionnaires et les milieux financiers en 25
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27
Auchan France, Rapport Auchan, entreprise responsable 2006, p.20
PPR, Rapport d’activité 2005, p.104
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.45
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premier lieu, les représentants de la Société Civile et les mouvements de consommateurs en second lieu, et enfin les partenaires contractuels : les clients, auprès desquels les enseignes revendiquent une mission de « sensibilisation »28, les salariés via la communication interne, et, en tout dernier lieu, les fournisseurs et sous­traitants. Lorsque ces derniers sont situés dans des pays en voie de développement ou des pays émergents, il paraît légitime de se demander si, paradoxalement, la politique de communication sur l’audit social s’adresse aussi à eux et à leurs employés.
L’optique n’étant pas de déclencher l’acte d’achat, la communication sur l’audit social ne fait donc pas appel aux outils traditionnels de la communication de masse mais utilise essentiellement des outils d’image et de relations publiques. Comment les enseignes différencient­elles le discours sur l’audit social de la communication à visée publicitaire pour qu’il soit perçu comme légitime ?
2/ Les outils de relations publiques dédiés à l’audit social
« Ecouter, dialoguer, entendre les attentes légitimes, rechercher les expertises extérieures… »29, chaque enseigne met en avant son objectif de « dialogue permanent avec [ses] parties prenantes »30 avec à l’appui un nombre impressionnant d’actions, citons en vrac, sans prétendre à l’exhaustivité : la restructuration des organisations, avec la mise en place de directions ou d’équipes, ou encore de comités Développement Durable dédiés, l’adhésion à des chartes et des codes de conduite collectifs, la participation à des groupes de travail, conférences, actions de sensibilisation de divers publics, l’implication dans le lobbying auprès des autorités publiques, les partenariats de toutes natures…
Sur la thématique spécifique de la sous­traitance dans les pays à forts risques sociaux, nous retiendrons deux démarches, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, adoptées par les enseignes françaises de notre échantillon : l’adhésion au groupe de travail intitulé « Initiative Clause Sociale » (ICS) de la Fédération des entreprises du Commerce et de la Distribution (FCD), groupement patronal de distributeurs, qui a pour objet de mutualiser les pratiques d’audit social de ses membres, et la conclusion de partenariats avec des ONG spécialistes de la problématique des droits de l’homme dans le but affiché de bénéficier de leur expertise dans ce domaine.
a/ L’Initiative Clause Sociale, une initiative sectorielle de la grande distribution
En rejoignant l’Initiative Clause Sociale, les enseignes adhèrent à un code de conduite sectoriel d’une page et organisent leur démarche d’audit social autour d’un référentiel organisé en huit sections : travail des enfants ; travail forcé ; discrimination ; pratiques disciplinaires, harcèlement ou mauvais traitements ; liberté d’association ; heures de travail ; salaires et avantages ; santé et sécurité. 28
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Monoprix, Rapport d’activités pour un développement durable, 2005, p.4
Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.12
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.9
12
L’accent est mis sur la mise en commun non seulement de la méthodologie et des outils d’audits, mais également de leurs résultats qui viennent alimenter une base de données accessible à tous les membres, « dans des conditions propres à garantir la confidentialité des données signalées comme telles »31, dans le but notamment de limiter le nombre d’audits auprès des fournisseurs de plusieurs distributeurs concurrents. Cette base de données est également un outil statistique intéressant qui permet de donner du poids aux pratiques de la profession. L’ICS indique ainsi qu’en 2004 et 2005 ses membres ont réalisé 1 249 audits sociaux ce qui, sur la base du seul critère quantitatif, apporte une plus grande crédibilité que de communiquer individuellement autour de 30, 60, voire même 400 audits pour une enseigne, notamment en référence aux « 13 600 » audits de Wal­Mart qui se targue de vouloir atteindre le statut de « best­in­class »32.
Comme le souligne un membre du collectif « De l’éthique sur l’étiquette » que nous avons interrogé, les distributeurs français se sont regroupés « pour constituer ce qu’ils ont appelé l’Initiative Clause Sociale qui, (…) en fait d’Initiative Clause Sociale était une initiative de communication » adossée à « la fédération patronale, la FCD, (…) qui a délégué, comme par hasard, sa responsable de la communication pour coordonner ce truc là. Il n’y avait pas d’autre ressource spécifique et ce, jusqu’en … 2005 ».
Assez paradoxalement l’ICS, qui dans son essence peut s’analyser comme un outil de communication d’image et d’influence, a elle­même une communication très confidentielle dont les principaux vecteurs sont : un site web dédié et des communiqués de presse. Par ailleurs ses membres s’engagent à respecter le Code de déontologie qui invite chacun à « faire systématiquement référence à son appartenance au groupe ICS (…) dans le cadre des communications ayant trait à sa politique d’audits sociaux ICS ». On retrouve donc à la lecture des rapports en général un paragraphe sur l’ICS, sauf pour Carrefour, qui se contente de la mentionner à deux reprises en la qualifiant de « plate­forme d’échange »33, et Monoprix, qui, à l’inverse, lui consacre près de la moitié de sa rubrique « Qualité sociale ». Il est vrai que l’enseigne est membre du comité de pilotage.
Les détracteurs de l’ICS lui reprochent ce manque de communication et dénoncent son manque de transparence et son refus de dialoguer : « La FCD montre toujours aussi peu d’empressement à dialoguer sur ces questions avec des acteurs extérieurs, et particulièrement avec le collectif De l’éthique sur l’étiquette. Celui­ci a du mal à obtenir des informations précises sur les conditions de réalisation des audits. »34 L’ICS ne paraît donc être ni un outil de dialogue en ce sens qu’il suscite la méfiance de 31
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33
34
PPR, Rapport d’activité 2005, p.105
Wal-Mart : Report on Ethical Sourcing 2005, p.1
Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.32
La responsabilité sociale des entreprises, Alternatives Economiques, Hors-série pratique n°20, septembre
2005
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certaines parties prenantes, au premier rang desquelles figurent les ONG, le manque de transparence étant significatif d’une attitude défensive, ni véritablement un outil d’image du fait de son peu de visibilité.
Comment alors instaurer « un dialogue entre deux mondes en méfiance »35, qui se sont plus souvent rencontrés sur le terrain de la contestation que sur celui de la coopération ?
b/ Les partenariats des distributeurs avec les ONG Deux enseignes de la grande distribution ont fait le choix individuel d’un partenariat avec une ONG. Carrefour a conclu en 1997 un partenariat avec la FIDH (Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme) avec qui elle a élaboré une Charte Sociale dénommée « Charte d’engagement pour la protection des droits de l’Homme ». Cette charte a été adoptée en 2000 et révisée en 2005, elle est annexée aux contrats d’achats et signée par les fournisseurs qui s’engagent à la respecter sous peine d’être déréférencés. Le choix a été opéré de créer une structure dédiée, « l’association Infans (…) pour servir de cadre à cette coopération et mettre en place une méthodologie assurant le respect de la charte »36, financée par Carrefour. Il n’y a donc pas de lien financier direct entre Carrefour et l’ONG. Casino de son côté a adopté une démarche similaire : « Depuis la signature en 2003 d’un protocole d’accord, nous avons développé avec la section française d’Amnesty International une relation partenariale permettant à l’ONG d’apporter son expertise et ses conseils en matière de droits de l’homme et d’éthique »37. Pour parer à toute critique relative au risque de remise en cause de l’indépendance de l’ONG, « Amnesty International France n’accepte pas d’argent du groupe Casino pour former ses acheteurs au respect des droits humains et participer aux audits sociaux menés par le distributeur »38.
Pour les deux distributeurs, ces partenariats sont des vecteurs puissants de légitimation et de renforcement de leur capital réputation, avec un impact plus fort que les outils de communication traditionnels car la confiance du public dans les ONG est source de crédibilité alors que, selon l'étude du CRÉDOC précitée39, 79% des personnes interrogées considèrent que les arguments citoyens ou éthiques mis en avant par les entreprises le sont essentiellement pour des raisons commerciales. Notons que la communication sur ces partenariats au sein des rapports Développement Durable des deux enseignes obéit à deux conceptions différentes : Carrefour, dans la logique de présentation de son rapport, émaillé des logos colorés de ses partenaires et de labels de toutes sortes, utilise le logo de la FIDH et consacre un encart spécifique au témoignage du directeur de la FIDH, Antoine Bernard, orné de la photo de ce dernier ; la communication de Casino reste relativement discrète : pas d’encart spécifique, juste quelques phrases insérées dans le discours sur les audits sociaux et une mention au sein de la rubrique partenariats. Dans un souci de discrétion de la part de l’ONG, « Casino n’est pas autorisé à utiliser le logo d’Amnesty 35
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38
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Libaert T. (2005), La Communication d’Entreprise, Economica, coll. Gestion Poche
Combemale M., Igalens J. (2005), L’audit social, éd PUF, Coll. Que sais-je, p.93.
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.9
La responsabilité sociale des entreprises, Alternatives Economiques, Hors-série pratique n°20, septembre
2005, p.54
Delpal, Hatchuel (2007), Op. Cit.
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International dans sa communication »40.
En effet, malgré les précautions prises en ce qui concerne les aspects financiers de ces partenariats, ceux­ci sont fortement controversés dans le milieu des ONG, voire source de divisions internes comme en témoigne le responsable de la commission d’entreprise d’Amnesty : « Dans notre mouvement des personnes pensent que toute relation avec une entreprise est condamnable et pour le moins à risques »41. Certaines ONG considèrent qu’elles risquent de ternir leur image sans nécessairement obtenir des résultats probants et redoutent de se faire instrumentaliser (Capron, Quairel­Lanoizelée, 2007) en partageant leur expertise sans réussir à imposer nécessairement leurs vues. Par exemple, Greenpeace souhaite rester indépendante « pour conserver une totale liberté de dénonciation et de proposition »42. L’approche de la FIDH a donc suscité « de nombreuses critiques après son engagement aux côtés de Carrefour. Sa capacité à infléchir réellement le comportement du distributeur a été mise en doute »43 et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), ONG française affiliée à la FIDH, non seulement n’y est pas associée mais a adopté une stratégie diamétralement opposée en étant membre du collectif « De l’Ethique sur l’Etiquette » dont l’objet est d’interpeller les enseignes sur leurs pratiques.
La lecture des rapports ne permet guère de se faire une image des rapports de force existant au sein des partenariats. Toutefois, une petite phrase de Carrefour, relative à la conduite des audits sociaux, nous a paru avoir une tournure un peu ambiguë : « La FIDH conserve sa pleine liberté de procéder à des contrôles inopinés aléatoires », l’utilisation du terme « conserver » impliquant à lui seul que la FIDH pourrait se voir ôter une partie de son pouvoir de contrôle par ailleurs. L’inscription dans la durée et la nature de ces partenariats ­ Casino évoque une « relation permanente »44 ­ confèrent sans doute au fil du temps de plus en plus de poids aux ONG dans la relation, car si elles dénonçaient subitement leur partenariat, les conséquences en termes d’image pourraient s’apparenter à celles d’un scandale pour les enseignes. Il semblerait par ailleurs que les deux ONG aient réussi à peser auprès de Carrefour comme de Casino pour obtenir leur engagement au sein d’un processus de régulation internationale : le Groupe Carrefour « a pris position en faveur d’une norme internationale sur la responsabilité en matière des droits de l’homme, se déclarant prêt à partager son expérience en matière de monitoring social. »45. De la même façon, « Casino est engagé, aux côtés d’Amnesty International, dans une réflexion sur les conditions d’applicabilité du « Projet de normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises » des Nations Unies »46.
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in Alternatives Economiques n°248, juin 2006, « Quand entreprises et ONG se pacsent », pp.42-45
in Alternatives Economiques, Ibid, pp42-45
in Alternatives Economiques, Ibid, pp.42-45
in Alternatives Economiques, Ibid, pp.42-45
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.41
Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.9
Groupe Casino, Ibid p.41
15
Au plan international, la majorité des ONG est favorable à une autre forme de dialogue permettant « de sortir de la relation bilatérale pour s’engager dans des structures rassemblant des entreprises, des syndicats et des ONG. (…) Un modèle qui n’a pas été importé en France à grande échelle »47 et notamment pas dans la grande distribution, repliée sur l’Initiative Clause Sociale. Il paraît difficile à l’avenir pour les grands distributeurs français fortement implantés hors du territoire national ­ et notamment pour Carrefour, numéro deux mondial ­ de se tenir à l’écart de cette tendance au regroupement multipartite.
Le dialogue avec les parties prenantes ne relève pas à proprement parler de la communication institutionnelle qui, elle, contribue plus à la mise en valeur de l'image des entreprises et d’un ensemble de « bonnes pratiques » constitutives de leur capital réputation, notamment par le biais de documents écrits tels que les brochures, plaquettes, rapports financiers et de Développement Durable, de leur site web ainsi que de divers supports audiovisuels. L’objet ici n’est pas d’être exhaustif, puisque nous avons choisi de nous focaliser sur le rapport Développement Durable, outil très précieux notamment pour un lectorat d’analystes et de chercheurs et, plus spécifiquement, sur les informations relatives à l’audit social qu’il contient.
3/ Le rapport Développement Durable : vecteur privilégié de la communication sur l’audit social Le rapport Développement Durable permet de communiquer sur deux volets de l’identité de l’entreprise (Libaert, 2005) : l’aspect matériel, regroupant les données chiffrées de son activité (nombre de magasins, chiffre d’affaires, effectifs, indicateurs divers tel le nombre d’audits sociaux, …) et l’aspect qualitatif (valeurs et engagements, culture d’entreprise, mode de gouvernance…).
a) Pourquoi communiquer sur l’audit social?
L’outil privilégié de la communication sur la RSE en général est le reporting social et environnemental qui, en France, est une obligation légale pour les entreprises cotées. Il peut faire partie intégrante de la communication économique et financière des entreprises en tant que rubrique dédiée au sein de leur rapport d’activité annuel, comme pour PPR en 2005, mais se présente la plupart du temps comme un rapport séparé intitulé « Rapport Développement Durable » ou tout autre titre incluant les qualificatifs responsable, social, environnemental. Ce rapport répond « en complément du Rapport annuel aux exigences de l’art. 116 de la loi française sur les Nouvelles Régulations Economiques »48 « sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son 47
48
La responsabilité sociale des entreprises, Alternatives Economiques, Hors-série pratique n°20, septembre
2005, p.55
Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.61
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activité »49.
Le décret d’application de cette loi a précisé en 2002 dans son article premier la liste des informations sociales devant figurer dans le rapport. Elle comprend neuf items dont le dernier est intitulé « L’importance de la sous­traitance » et pour lequel il est précisé plus loin : « Il [le rapport] indique l’importance de la sous­traitance et la manière dont la société promeut auprès de ses sous­traitants et s’assure du respect par ses filiales des dispositions fondamentales de l’Organisation internationale du travail »50.
On s’aperçoit que pour les groupes cotés, la communication sur l’audit social, en général une double page insérée dans la thématique des relations avec les fournisseurs, est quasiment l’unique réponse à cette obligation légale, comme en témoignent les tableaux de concordance ­ lorsqu’ils existent ­ notamment dans les rapports Carrefour en 2005 et PPR en 2004, qui mettent en regard les pages du rapport et les informations légales requises.
La question de la sous­traitance est également un critère essentiel pour les agences de notation sociale, gestionnaires de portefeuille ISR et autres analystes, dès lors qu’il s’agit d’évaluer et de noter les pratiques responsables d’une entreprise. Ainsi, une étude réalisée par le cabinet de conseil Ernst & Young « à partir de documents publiés par les entreprises » a attribué une note aux vingt premières entreprises mondiales du secteur de la grande distribution, classées selon le critère du chiffre d’affaires réalisé en 2005, pour la qualité de leur démarche dans les approvisionnements. Les cinq enseignes françaises de notre échantillon figurent dans la sélection51 et c’est le Groupe PPR qui se voit attribuer la meilleure note pour ses pratiques d’audit social.
Tableau 1.
La qualité de la démarche dans les approvisionnements des enseignes françaises de la grande distribution
Entreprises
Carrefour
Auchan
Casino
PPR
Monoprix
Rang de classement en CA 2005,
Nombre d’audits fonction du CA
en millions de dollars
sociaux 2005
2
5
7
8
20
110 436
49 634
27 110
17 767
3 300
Qualité (1) de la démarche dans les approvisionnements
474
84
62
369
25 (2)
2
2
2
4
2
(1) Seuils de notation : 1 = Existence de questionnaires aux fournisseurs et/ou liste d’exigences. 2 = Réalisation d’audits (en interne ou par des tiers). 3 = Plan d’action mis en place à la suite des audits. 4 = Mesures prises à la suite des audits (déréférencements, formation ou soutien aux fournisseurs pour la 49
50
51
Loi du 15 mai 2001 relative aux Nouvelles Régulations Economiques, article 116
Décret n°2002-221 du 20 février 2002
« La grande distribution face au consommateur responsable », Le monde, 13/02/2007, p.IV.
17
mise en conformité)
(2) D’après le rapport Développement Durable de Monoprix, le nombre total d’audits sociaux 2005 est de 36, dont 25 audits initiaux.
Le leader mondial, Wal­Mart, figure en tête du classement avec 13 600 audits sociaux par an et obtient un 3 pour la qualité de sa démarche. Néanmoins, si on se réfère au « Report on Ethical Sourcing » du groupe, seuls 15% des sites audités font l’objet d’un audit par un cabinet externe, le nombre d’audits sociaux serait alors de l’ordre de 2 000 et non de 13 600 comme l’indique l’étude du cabinet Ernst & Young.
Si l’analyse des données quantitatives et du discours est essentielle, leur mise en valeur est également une composante importante de la communication institutionnelle d’une entreprise, notamment avec le recours aux outils d’identité visuelle ­ logo, charte graphique, illustrations – ainsi que l’utilisation de plus en plus répandue d’une petite phrase porteuse d’un message identitaire : l’accroche ou claim. L’objet ici n’est pas d’en faire une analyse approfondie, notons seulement qu’ils ont fortement évolué pour incorporer des valeurs représentatives des engagements RSE des entreprises, avec par exemple un verdissement des logos pour représenter les engagements environnementaux ou, pour l’accroche, « l’apposition de messages éthiques souvent liés au développement durable ou porteurs de valeurs »52.
A titre d’exemple, Casino a choisi l’image de l’« orchidée, symbole du développement durable pour le Groupe Casino »53 en couverture de son rapport Développement Durable. L’enseigne Monoprix a, quant à elle, « mis au point un nouveau dispositif de valorisation du développement durable (…), l’ambition de ce projet est d’interpeller le client, en reprenant visuellement le Manchot, symbole de l’engagement de l’enseigne et son expression grand public « Agissons pour demain tous les jours » »54. Comment ne pas être étonné par le choix de l’image du manchot, synonyme de maladresse, pour incarner la démarche RSE de l’enseigne ?
Révélateurs de l’importance et de la place conférées aux relations avec les fournisseurs et à l’audit social, les titres des parties et sous­parties qui leur sont consacrées mériteraient une analyse approfondie. Certains expriment en effet une grande force de conviction, comme Casino qui se positionne dans l’action : « Agir en commerçant responsable et solidaire »55 ou Auchan dont l’engagement est de « Construire des relations équilibrées avec [ses] partenaires »56 et de « S’engager pour le commerce 52
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55
56
Libaert, T. (2005), La Communication d’Entreprise, Economica, coll. Gestion Poche
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, page de garde
Monoprix, Rapport d’activités pour un développement durable, 2005, couverture
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.32
Auchan France, Rapport Auchan, entreprise responsable 2006, page de garde
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éthique »57. D’autres intitulés sont plus mesurés comme « Carrefour et ses fournisseurs »58 ou la rubrique « Qualité sociale » pour Monoprix, voire très neutres comme « Les partenaires commerciaux »59 chez PPR.
Quelle est la nature et la teneur des informations ainsi mises en valeur et regroupées sous les thématiques de « l’éthique sociale »60, « la traçabilité sociale »61 ou encore du « commerce éthique »62 ?
b) La communication sur l’audit social : quelles informations pour le lecteur ? La lecture des rapports Développement Durable de notre échantillon, et en particulier de la rubrique consacrée aux audits sociaux, montre que les enseignes communiquent en priorité sur le nombre d’audits réalisés dans une année, qu’elles donnent un certain nombre d’informations sur les sites de production audités, essentiellement leur situation géographique, et ne mettent à la disposition du lecteur que des informations parcellaires sur la démarche et les résultats des audits conduits ainsi que sur leur propre démarche, (accompagnement, déréférencement, …) suite à des « non­conformités » avérées, selon la terminologie de l’Initiative Clause Sociale.
La principale donnée communiquée dans les rapports est le nombre total d’audits réalisés dans l’année. A la lecture des résultats de l’étude menée par Ernst & Young, il semblait impossible de ne pas être interpellé par la démesure de l’écart entre les pratiques de Wal­Mart, « in 2005, we audited more factories than any other company in the world, performing more than 13,600 audits of 7,200 factories »63, et le nombre limité d’audits conduits par les enseignes françaises. Néanmoins, si on retient un nombre plus réaliste de 2 000 audits par an, Wal­Mart est distancé par Monoprix et PPR sur le critère du nombre d’audits rapporté au chiffre d’affaires et fait légèrement mieux que Carrefour. Auchan et Casino sont en queue du peloton. Par contre, en termes de communication, Wal­Mart a vraiment une longueur d’avance puisqu’il consacre un rapport dédié à ses pratiques d’approvisionnement.
Ce nombre d’audits est en général fortement mis en avant, par exemple dans un encadré coloré, et est rappelé dans le tableau des principaux indicateurs lorsque celui­ci existe. La plupart des enseignes françaises, le groupe PPR mis à part, sont dans une logique de diminution du nombre d’audits, logique qu’elles expliquent, soit en exprimant un doute quant à l’utilité et donc à la légitimité de l’audit social comme le fait Casino : « l’augmentation indéfinie du nombre d’audits n’est pas la bonne réponse à la 57
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59
60
61
62
63
Auchan France, Ibid, p.20
Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.32
PPR, Rapport d’activité 2005, pp.104-105
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.32
Monoprix, Rapport d’activités pour un développement durable, 2005, p.34
Auchan France, Ibid, p.20
Wal-Mart : Report on Ethical Sourcing 2005, p.1
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question « Comment améliorer les conditions sociales de production dans les pays émergents » »64, soit ­ c’est le cas d’Auchan ­ en le justifiant plus prosaïquement par une ré­allocation des ressources vers un nombre accru d’audits de suivi.
Tous les rapports font la distinction entre audits initiaux et audits de suivi, ré­audits ou audits de contrôle, selon la terminologie utilisée, dont la part dans le total des audits tend à s’accroître, mais aucun ne fournit d’explication quant à leurs périmètres respectifs. Nous avons trouvé sur le site de l’Initiative Clause Sociale la définition suivante : « L’audit de suivi a pour but de vérifier que les actions correctives validées par l’enseigne ont été mises en œuvre. Par convention, le délai de lancement d’un audit de suivi ne pourra excéder douze mois après l’audit initial. Au­delà de cette limite, l’enseigne doit lancer un audit complet. » Si l’audit de suivi ne concerne que les aspects à améliorer, il relève d’une démarche allégée, sa durée et donc son coût sont nécessairement moindres qu’un audit complet.
La plupart des enseignes communiquent également le chiffre cumulé des audits sociaux réalisés depuis l’origine de leur démarche. Celle­ci coïncide avec l’année de parution de la loi NRE en 2001, sauf pour Auchan, qui annonce avoir engagé une démarche de réalisation d’audits dès 1999.
Aucune enseigne ne rapporte le nombre d’audits sociaux réalisés au nombre de fournisseurs ou de références en magasins, ni au nombre de fournisseurs de grand import. Casino est le seul à faire figurer dans son rapport le « nombre de fournisseurs référencés : 4 590 » et le « nombre de produits référencés : 137 614 » par sa centrale d’achats EMC Distribution. Carrefour de son côté revendique, dans le message du Président du Conseil de Surveillance, une responsabilité particulière envers « des milliers de fournisseurs »65, sans plus de précision. PPR quant à lui donne une indication sur la représentativité de la sélection de fournisseurs ayant été l’objet d’un audit : « la répartition des audits reflète les zones géographiques d’achats et d’approvisionnements des enseignes du Groupe et la volonté de réaliser des audits dans les pays où il existe une plus forte probabilité de détecter des non­conformités à la Charte fournisseurs ».
Aucune enseigne ne précise dans son rapport qu’elle n’audite que ses fournisseurs de rang 1, cette information est implicitement incluse dans le contenu de la mission de l’Initiative Clause Sociale et de ses membres, qui est d’aller « vérifier les pratiques sociales des fournisseurs dans les pays de sourcing direct »66. Aucune n’indique non plus la place et l’importance stratégique des fournisseurs audités dans sa chaîne d’approvisionnement, ni si la relation de sous­traitance s’inscrit dans la durée ou ne concerne qu’un nombre limité d’opérations ponctuelles. Seul Carrefour fait cette distinction pour un fournisseur, mais celle­ci s’apparente plutôt à un discours défensif, puisqu’elle concerne l’effondrement d’une usine au Bangladesh : « Carrefour qui n’était pas client permanent de cette usine avait cependant passé une 64
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Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.41
Vandevelde, Luc, Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.2
Initiative Clause Sociale, http://www.fcd.asso.fr
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commande limitée et ponctuelle pour ses magasins belges »67.
Les rapports sont plus prolixes sur la localisation des sites de production audités, sauf celui d’Auchan. Pour ce dernier on peut néanmoins trouver cette information sur le site de l’Initiative Clause Sociale qui publie également la répartition géographique de l’ensemble des audits sociaux menés par ses membres en 2004 et 2005. Notons que trois pays, la Chine, l’Inde et le Bangladesh concentrent 84% du nombre total d’audits et le continent asiatique dans son ensemble 96%. Le continent américain n’est pas concerné, mis à part deux audits au Brésil, ce qui paraît étonnant compte tenu notamment de l’implantation de Carrefour et de Casino en Amérique du sud. Ce qui pose le problème du périmètre du rapport.
Casino précise à ce sujet que « la liste de l’ensemble des entités consolidées du Groupe, qui figure dans le rapport financier, permet de préciser le périmètre théorique général du reporting »68 et ajoute qu’il inclut « l’ensemble des filiales et participations (…) dans les pays suivants : Argentine, Brésil, Colombie, (…) »69, et exclut, « en l’absence de contrôle opérationnel, (…) [les] établissements franchisés (magasins Franprix/Leader price notamment) »70. Auchan, qui n’a pas d’obligation légale de reporting, n’établit, quant à lui, un rapport Développement Durable que pour ses activités en France. La détermination du périmètre d’inclusion dans le champ de l’audit social des pratiques des filières d’approvisionnement de l’ensemble des filiales, françaises et étrangères, ainsi que des réseaux de franchisés, porteurs de la marque des enseignes, nous paraît être une piste de recherche à poursuivre.
Il faudrait également approfondir la raison pour laquelle les rapports ne mentionnent guère les secteurs d’activité des sites audités. L’information la plus détaillée est fournie par Auchan qui mandate des audits sociaux « pratiqués en priorité chez des fournisseurs de produits à marque propre, en textile, jouets, articles de sport… »71. Casino indique, pour sa part, que sont concernés les produits non­
alimentaires ; les autres distributeurs ne fournissent pas de précision.
La démarche d’audit, qui relève de l’audit de conformité uniquement, est, quant à elle, quasiment absente de la communication des enseignes sauf de celle de PPR qui rappelle point par point la méthodologie de l’Initiative Clause Sociale que doivent adopter les « quatre cabinets d’audits indépendants et spécialisés dans le domaine de l’audit social : Intertek, SGS, CSCC et Bureau Véritas »72 mandatés par les enseignes. La durée moyenne d’un audit, et donc son coût, sont des thèmes qui ne sont pas abordés, pas plus que l’accompagnement éventuel ou ponctuel des audits externes par un cadre de 67
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Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.32
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.62
Groupe Casino, Ibid, p.62
Groupe Casino, Ibid, p.62
Auchan France, Rapport Auchan, entreprise responsable 2006, p.20
Initiative Clause Sociale, http://www.fcd.asso.fr
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l’entreprise commanditaire. Deux enseignes font état d’un renforcement de leur niveau d’exigence : Carrefour, qui a « redéfini les outils d’audit et les méthodes de notation »73, et PPR qui a modifié « les critères d’évaluation »74 de ses audits sociaux. PPR est le seul à mentionner le « refus de certains fournisseurs de laisser visiter leurs usines »75.
Pour ce qui est des résultats des audits sociaux, ils mériteraient une analyse plus approfondie que ne le permet la communication qui en est faite dans les rapports Développement Durable. Sur ce point, le site de l’ICS est nettement plus informatif, même s’il ne présente que des données agrégées par pays, sur les points de conformité et les points « problématiques », terme relativement pudique et utilisé alternativement avec points de non­conformité pour désigner les cas avérés de violation des Droits de l’Homme au travail. PPR est l’enseigne qui communique le plus sur le sujet, d’une part en donnant une vision d’ensemble : « En 2005, 50% des audits ont été jugés acceptables, 21% nécessitaient des améliorations et environ 25% ont été estimés inacceptables »76, d’autre part en analysant la nature des non­conformités, qui concernent essentiellement l’hygiène, la sécurité et les conditions de rémunération, plus rarement le travail des enfants ou le travail forcé. Sur ce dernier point, Casino, sans fournir d’information relative aux défaillances constatées, relève « une certaine difficulté de la part des auditeurs sociaux à appréhender des situations en relation avec des critères plus spécifiques de droits de l’homme »77.
Le rapport de PPR est également celui qui aborde les conséquences des non­conformités majeures persistantes : suite au refus de mettre en place un plan d’actions correctives, trois fournisseurs ont été déréférencés, deux de façon définitive, le troisième de façon temporaire (deux mois). Mais les pratiques des distributeurs français ne relèvent guère du domaine de la sanction, ils s’accordent et communiquent plutôt sur une approche basée sur une démarche d’accompagnement et d’amélioration progressive, avec des actions de sensibilisation des fournisseurs (par le biais de chartes annexées aux contrats, de séminaires, de visites des intermédiaires de sourcing locaux, de ré­audits sur les points à améliorer), mais aussi des acheteurs, par des séminaires et la réorganisation des services achat. Ils assurent vouloir privilégier des relations durables (dans le temps) avec leurs fournisseurs. Seul Monoprix envisage la possibilité d’autres actions non centrées directement sur le fournisseur mais sur l’environnement de celui­ci : « Si l’action de l’enseigne (…) ne porte pas sur la réalisation et le financement de projets connexes (écoles, etc.), Monoprix étend son rôle à la mise en relation (…) des fabricants avec des associations ou ONG dont la mission et l’action peuvent répondre en tout ou partie 73
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Groupe Carrefour, Rapport Développement Durable 2005, p.33
PPR, Rapport d’activité 2005, p.106
PPR, Ibid, p.106
PPR, Ibid, p.106
Groupe Casino, Rapport Développement Durable 2005, p.41
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aux besoins du fournisseur en matière de progrès »78.
Cette exploration des différents discours sur les pratiques, voisines d’une enseigne à l’autre, de la grande distribution française nous permettra, dans la suite de notre recherche, d’approfondir les éléments d’analyse et de conceptualisation quant à la portée stratégique des audits sociaux des filières d’approvisionnement.
III. Enjeux stratégiques de la communication sur les audits sociaux :
Après avoir présenté quelques constats et réflexions sur la place accordée aux audits sociaux dans la communication liée au développement durable dans le secteur de la grande distribution, nous allons maintenant essayer de mieux appréhender, à l'issue de cette recherche exploratoire, le rôle qu’ils pourraient jouer dans la « mise en scène » de l'entreprise responsable. Pour cela nous tenterons d'envisager les différents enjeux stratégiques de management d'une entreprise qui, selon Gérard Koenig (2004), peuvent se regrouper en trois catégories : « le management stratégique d'une organisation a pour fonction d'en assurer la compétitivité, la sécurité et la légitimité »79. A ce stade de notre recherche, nous nous contenterons de présenter différentes pistes de réflexion et un certain nombre d’hypothèses qu'il nous faudra confirmer ou infirmer ultérieurement.
1/ Compétitivité :
Nous commencerons ainsi par regarder ce que la communication sur les audits sociaux peut apporter à l'entreprise en termes de compétitivité. a/ La position concurrentielle :
Le marché de la grande distribution est un marché très concurrentiel, tant en France, où il est quasiment saturé, qu'à l'international, où les grands groupes rivalisent afin d'étendre leurs débouchés, mais aussi leurs sources d'approvisionnements. La récente sensibilisation aux problèmes de développement durable offre une opportunité nouvelle sur ce marché très fortement visible pour le consommateur. Au­delà du débat sur l'existence réelle d'un "marché de la vertu" 80, nous postulerons ici que les entreprises de grande distribution subissent une pression importante pour afficher un comportement responsable. Dans le cadre de notre étude, nous pouvons nous demander comment la communication sur les audits sociaux peut participer à ce jeu de la concurrence.
Différents types de stratégies, offensives ou défensives, sont envisageables pour une entreprise souhaitant se placer sur ce marché de la responsabilité. Dans un premier temps, il peut s'agir d'y gagner 78
79
80
Monoprix, Rapport d’activités pour un développement durable, 2005, p.34
Koenig G. (2004), Management stratégique, Projets, Interactions & Contextes, Paris, éd. Dunod, p.IX.
Cf. Vogel D. (2005), The Market For Virtue, The Potential And Limits Of Corporate Social Responsibility,
Washington, Brookings Institution Press.
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une place prépondérante en se différenciant des comportements et de l'offre des concurrents. « En faisant une offre qui n'est en toute rigueur comparable à aucune autre, l'entreprise évite que ne s'instaure une concurrence par les prix qu'il lui serait peut­être difficile de soutenir »81. Cependant, la communication sur les pratiques et les résultats des audits sociaux de la chaîne d'approvisionnement ne semble pas relever de ce type de stratégie. En effet, les audits sociaux sont aujourd'hui des démarches coûteuses dont le retour sur investissement est incertain, d'autant plus que la problématique reste très éloignée du consommateur qui, rassuré sur le fait qu'aucun enfant n'a travaillé à la fabrication du produit qu'il achète, semble moins influencé par les autres critères82.
Ainsi, le deuxième type de stratégie concurrentielle nous semble plus crédible : mettre en place une stratégie défensive permettant à l'entreprise de préserver sa place sur le marché ou, tout du moins, de ne pas accumuler un retard important concernant des pratiques qui peuvent s'avérer incontournables dans le futur. L'importance des pratiques de benchmark, la volonté de mimétisme des concurrents ont été omniprésentes dans les discours des personnes rencontrées au cours de cette recherche. Ainsi le responsable de la politique d’audit d'un des groupes de grande distribution étudiés insiste sur ce point avec force et compare, tout au long de l'entretien, la position de son groupe avec celle des autres, démontrant par­là sa connaissance très précise des actions des autres entreprises. Montrer que l'on fait au moins aussi bien que les autres semble être l'un des principaux moteurs des actions liées au développement durable, et plus spécifiquement aux audits sociaux.
b/ Le modèle économique de la grande distribution :
Nous allons maintenant questionner le modèle économique même de la grande distribution. En effet, au coeur de ce modèle se trouvent les pratiques d'achat des enseignes : pour résumer, l'intérêt principal des entreprises de grande distribution est d'acheter le moins cher possible afin d'augmenter leurs marges, même sur des prix extrêmement bas comme ceux proposés pour les produits discount par exemple. Or les audits sociaux et la volonté de mettre en place une politique d'achat responsable semblent aller à l'encontre de ce principe.
Indépendamment du prix souvent élevé de ces audits, ce type de politique demande un effort supplémentaire aux acheteurs pour choisir des fournisseurs respectant les droits humains et engager des relations durables avec ces mêmes fournisseurs. En effet, l'acheteur, qui bénéficie de primes évaluées sur les marges créées par son action, sera tenté de choisir le fournisseur qui propose les prix les plus bas, générateurs de bénéfices pour l'enseigne, sans tenir compte des conditions sociales de fabrication. De plus, afin de faire évoluer les pratiques de ses fournisseurs pour s'approvisionner de manière responsable, l'enseigne devra leur garantir qu'ils pourront engager les réformes nécessaires dans leur organisation sans crainte de perdre le marché en raison des surcoûts occasionnés.
81
82
Koenig G. (2004), Op. Cit. p. 164.
Crédoc Consommation et Modes de Vie, Op. Cit.
24
Par conséquent, on observe un risque important d'augmentation des prix qui, selon l'étude du CRÉDOC sus­citée, ne semble pas facilement acceptable par les consommateurs. Les entreprises de la grande distribution se trouvent donc confrontées à un paradoxe qu'il nous faudra étudier en détail dans la suite de notre étude tant son importance pour la stratégie d'entreprise paraît cruciale : comment donner l'image d'un comportement d'entreprise responsable lorsque le modèle économique du secteur repose, dans un contexte fortement concurrentiel et incertain, sur des pratiques et des stratégies « non­
responsables » ?
c/ La communication sur les audits sociaux comme facteur de compétitivité :
Comme nous venons de le voir, mettre en place une campagne d'audits sociaux revient à accepter d'assumer un coût important qui peut se révéler défavorable en termes de compétitivité pour les entreprises face à la concurrence. Néanmoins, au­delà de raisonnements purement éthiques, les distributeurs ont intérêt, en termes de rationalité économique, à mener une politique d’approvisionnement responsable. En effet, les fonds d'Investissement Socialement Responsable (ISR) se basent, pour référencer ou non une entreprise dans leur portefeuille, sur divers critères fournis par les agences de notation financière, mais également de notation extra­financière ou sociale. La communication sur les audits sociaux de la chaîne d'approvisionnement prend un tout autre sens lorsque l'on sait que la réalisation de ceux­ci constitue un des critères centraux d'attribution d'une « bonne note ». Dans le rapport de développement durable 2005 de Carrefour, nous pouvons lire le témoignage de Fanny Serre, analyste RSE à Ethifinance : « Le point fort de la stratégie globale reste le contrôle de la chaîne d'approvisionnement par des audits indépendants et le suivi de ces audits par un partenaire extérieur »83.
Cependant, compte tenu du faible poids de l'investissement responsable, « les dirigeants craignent moins un impact direct sur la valorisation boursière du titre qu'une dégradation du "capital réputation" annonciatrice d'un risque latent sur sa rentabilité à plus long terme. Directement ou indirectement les notes et autres classements sociétaux constituent les éléments clés de la performance et signalent les domaines où il faut agir en priorité pour améliorer le "capital réputation" »84. Compte tenu de notre recherche, nous émettrons l'hypothèse, pour un travail ultérieur, selon laquelle cette communication consiste, non à rassurer les consommateurs, parfois éloignés de ces inquiétudes 85, mais bien à montrer aux agences de notation, et donc aux marchés financiers, qu'elles adoptent un comportement responsable digne de les faire référencer dans les portefeuilles ISR ou par les investisseurs institutionnels.
2/ Sécurité :
Dans un second temps, la stratégie de communication sur les audits sociaux peut permettre d'agir 83
84
85
Groupe Carrefour, Rapport de Développement Durable 2005, p.42.
Capron, Quairel (2004), Op. Cit., pp. 81-82.
cf. Lavorata L., Duarte G., Ducrocq C., (2003), Conditions de succès et de pertinence du marketing éthique
des distributeurs, Colloque E.Thil, La Rochelle.
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sur la composante sécurité de la stratégie d'entreprise. Cependant, elle peut aussi représenter un réel risque.
a/ De la communication comme gestion des risques...
Nous avons vu plus haut que la communication sur les audits sociaux de la chaîne d'approvisionnement semble principalement contribuer à la gestion du risque d'image. Face au réel danger que peuvent représenter un scandale ou un boycott pour une entreprise de grande distribution, communiquer sur leurs pratiques d'audit social permet aux distributeurs de montrer qu'ils sont attentifs aux questions des droits humains dans leur chaîne d'approvisionnement. Même si les enseignes ne prétendent pas à l'exhaustivité dans la démarche d'audit, montrer de l'intérêt pour ces questions sensibles revient à adopter la position de l'adage « c'est l'intention qui compte » qui vise à limiter leur responsabilité tant vis­à­vis des fournisseurs que des consommateurs.
En outre, les différents entretiens que nous avons menés nous ont montré que les pratiques d'audit social et la communication qui en faite sont essentiellement perçues par les acteurs de la société civile rencontrés comme relevant de stratégies défensives: les audits servent plus à anticiper l'émergence de situations de crise qu'à apporter une véritable solution aux conditions sociales de fabrication des biens vendus. « C'est uniquement un système de... de contrôle des fournisseurs mais qui... euh... donnait toute la responsabilité aux fournisseurs, c'est­à­dire que, euh... les grands distributeurs géraient ça uniquement en matière de gestion du risque, c'est­à­dire qu'ils déclenchaient des audits sociaux dans les endroits où ils risquaient... potentiellement le plus d'avoir des scandales et non pas de risque réel de violation des droits humains ».
Cependant, au sujet de ces stratégies défensives, deux perceptions peuvent se rencontrer. La première est une vision plus « manipulatrice » de ces stratégies : les campagnes d'audits sociaux ne servent qu'à gagner du temps pour les entreprises face aux organisations de la société civile et aux diverses dénonciations des violations des droits humains. La seconde vision paraît plus « progressiste » si l’on considère que, en ayant manifesté leur volonté d'être attentives aux droits humains dans leur chaîne d'approvisionnement par la mise en place d’audits sociaux, les entreprises de grande distribution se sont engagées, peut­être malgré elles, à aller plus loin, par la suite, dans la démarche de responsabilité sociale.
b/ ... Au risque de communiquer.
Néanmoins, le désir de présenter une image responsable peut également présenter un danger. Communiquer sur les audits sociaux peut en effet ouvrir plus grand la porte à différents reproches, voire à des scandales, que ne rien montrer. En effet, les informations sont souvent retravaillées, triées et organisées pour être finalement présentées dans les rapports Développement Durable sous un éclairage favorable, « les informations publiées construisent alors une image positive et gomment les impacts négatifs »86. De ce fait, tout incident fortement médiatisé peut affecter d’autant plus le capital réputation 86
Capron, Quairel (2007), Op. Cit., p. 100.
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d’une enseigne. Les entreprises préfèrent donc ne pas franchir cette ligne et rester dans l'entre­deux, entre invisibilité et visibilité, entre silence et communication trop importante.
Ainsi Véronique Discours­Buhot87, Directrice Développement Durable Groupe de Carrefour, explique que la communication sur les audits sociaux peut faire courir un risque d’image important pour une entreprise comme la sienne. A titre d’exemple elle indique que Carrefour pourrait faire figurer un symbole sur les produits dont le fabricant a été audité sur des critères sociaux, afin de montrer au consommateur les actions engagées par le Groupe. Cependant l'enseigne s'abstient de mettre en place de telles pratiques compte tenu du très grand nombre de ses fournisseurs et de l'étendue de son parc de magasins. En effet, elle ne pourra jamais garantir être totalement responsable des conditions sociales de fabrication des marchandises qu’elle vend et sera toujours susceptible d'être « prise en faute » sur les pratiques de fournisseurs non audités. Le problème est encore plus prégnant du fait de l’importance du parc de franchisés, plus libres de diversifier leurs propres sources d’approvisionnement, mais également moins à même de s'assurer du respect des conditions sociales de fabrication.
3/ Légitimité :
Le management stratégique de la communication en matière de RSE peut aussi aider à asseoir la légitimité de l'entreprise de grande distribution. Nous avons déjà pu voir que les audits sociaux sont pris en compte dans la notation sociétale de l’enseigne et contribuent à améliorer son capital réputation. Nous allons maintenant aborder deux thèmes accompagnant cette recherche de légitimité par l'entreprise : la relation à la régulation étatique et la notion de transparence.
a/ Une communication entre obligation légale et « bonne pratique » ? Comme nous l'avons vu plus haut, la France est un des rares pays à avoir inscrit dans sa législation une obligation de reporting social et sociétal. Rapidement, les entreprises ont scindé leur rapport annuel de gestion en deux parties : un rapport financier et un rapport dédié au développement durable.
Or, si l’on excepte une sélection d'indicateurs, les informations diffusées dans ces rapports Développement Durable relèvent surtout de la présentation de « bonnes pratiques ». Il s'agit principalement de présenter les quelques actions les plus exemplaires de l’entreprise, censées être représentatives de ses valeurs, et de démontrer qu’elle va plus loin que ne l’exige la loi, fondant ainsi sa légitimité.
Le livre vert de la Commission des communautés européennes précise qu' « être socialement responsable signifie non seulement satisfaire pleinement aux applications juridiques applicables, mais aussi aller au­delà et investir "davantage" dans le capital humain, l'environnement et les relations avec les 87
Discours-Buhot Véronique, La place des cadres dans la mise en oeuvre du DD, Table ronde du 25 mai
2007, Comité national de la CFDT-Cadres, Paris.
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parties prenantes ». Or Aurélie Lachèze88 a montré que les actions des entreprises ne répondaient pas à cette définition de la RSE au sens strict, car celles­ci se contentent bien souvent de se conformer à la loi. Nous poserons donc l'hypothèse suivante : nous nous trouvons plutôt face à une présentation discursive de la volonté des entreprises de s’engager au­delà des prescriptions légales que d'une réelle RSE. Dans la communication, cela semble s'exprimer par un détournement du principe de légalité au profit du principe de légitimité, correspondant davantage au paradigme libéral.
b/ La transparence comme facteur de légitimité ?
La notion de transparence constitue une des valeurs centrales en matière de Responsabilité Sociale d'Entreprise. Elle est souvent considérée comme la condition première de l'existence d'une réelle responsabilité d'entreprise. En disant clairement ce qu’elle fait ou ne fait pas, l'entreprise montre qu’elle est capable d’accepter et d’assumer la responsabilité de ses actes. De nombreuses anecdotes rapportent le cas d'entreprises dont la notation a été inférieure, malgré la mise en place d'actions responsables, à celle d'autres entreprises ne réalisant pas d'action mais communiquant sur leur non­action. « Aucune corrélation n'est établie entre la publication d'un rapport et les performances économiques et sociétales, sinon le fait que l'entreprise démontre sa responsabilité en acceptant de communiquer sur ce sujet et donc, par là même, d'être évaluée comme sociétalement performante à l'aune « transparence » institutionnalisée comme valeur clé dans le champ organisationnel »89.
La volonté de transparence des entreprises de grande distribution est donc présentée comme un engagement fort dans les rapports Développement Durable, à l'exemple de celui de Carrefour : « C'est en étant transparents sur nos actions et attentifs aux attentes de chacun que nous progressons »90. Cependant, ce n'est pas tant dans le contenu des rapports que dans leur existence même que se manifeste cette volonté de transparence, ou tout du moins la prise de conscience par les entreprises de la nécessité de répondre aux attentes de transparence formulées par leurs parties prenantes. La grille de notation 2004 utilisée par le collectif « De l'éthique sur l'étiquette » comporte une partie importante concernant la question de la transparence. Celle­ci représente 30% de la note totale attribuée à l'entreprise et compte plusieurs items regroupés en deux sous­parties : la transparence vers le grand public et celle vers la société civile organisée.
Dans son essence même, l'audit social de la chaîne d'approvisionnement reflète cette recherche de transparence. Il s’agit non seulement de vérifier l'adéquation des actions des fournisseurs avec les référentiels déjà cités, mais également de rendre visible à l'entreprise et à ses parties prenantes ce qui est d'ordinaire invisible ­ voire non présentable ­ du fait de l'éloignement et de l'indépendance des entreprises 88
89
90
Lachèze Aurélie (2007), « Table ronde : comment les entreprises et les enseignes contrôlent-elles leur
politique RSE ? », Premières rencontres autour de la RSE, La RSE au sein de la grande distribution : du
discours à la pratique, ESA, Université Paris XII, 24/05.
Quairel F. (2005), Op. Cit., p.79.
Groupe Carrefour, Rapport développement durable 2005, p.8.
28
sous­traitantes et des fournisseurs.
Cependant, au vu de notre étude, et à l'instar du collectif « De l'éthique sur l'étiquette », nous pouvons nous demander s'il s'agit d'une réelle transparence : les données diffusées et les indicateurs présentés dans les rapports Développement Durable des entreprises nous paraissent en effet davantage relever de « l'apparence de la transparence » que d'une réelle transparence. Les données sont bien souvent parcellaires, les référentiels rarement fournis et les possibilités de vérification quasiment nulles. Ainsi, si le nombre d'audits sociaux réalisés dans l'année figure toujours dans le rapport, il n'est jamais mis en parallèle avec le nombre de fournisseurs, même de rang un, de l'entreprise. Bien souvent la part de ré­
audits réalisés sur le nombre total d'audits sociaux est indiquée, mais les raisons de ces ré­audits ou même les actions d'accompagnement entreprises pour que ces fournisseurs puissent rester référencés sont rarement énoncées. De même, seuls les rapports des entreprises de grande distribution anglo­saxonnes que nous avons étudiés à titre de comparaison (Wal­Mart et Tesco) présentent en détail les critères de choix des fournisseurs à auditer et les critères de déréférencement ou d'accompagnement.
Toutefois, c'est cette apparence de transparence qui participe aux fondements de la légitimité de l'entreprise. Même si elle doit être maniée avec précaution, elle reste pour l'enseigne un formidable moyen de se raconter en démontrant, sur la base de quelques indicateurs choisis, sa capacité à être responsable. Puisque la légitimité relève des représentations, la communication sur l'audit social sculpte une image de responsabilité, une icône de bonne conduite facilement intégrable à notre perception de l'entreprise, tant la construction du discours paraît cohérente et crédible.
Conclusion :
Dans de cette communication, nous avons pu appréhender différentes pistes de recherche qui s'offrent à nous pour étudier la portée stratégique de la communication sur les audits sociaux des filières d'approvisionnement dans le secteur de la grande distribution. Nous avons ainsi pu poser différentes hypothèses qu'il nous faudra confirmer ou infirmer dans la recherche à venir.
Un des points principaux est d’établir si les audits sociaux répondent bien aux besoins de légitimation de l'entreprise dans un contexte fortement concurrentiel, mais également fortement contraint par les questions de responsabilité et d'éthique. Cette question semble être au cœur de l'actualité et de l'avenir même des stratégies des entreprises de grande distribution. Nous avons donc choisi de considérer la communication sur les audits sociaux comme un véritable indicateur de la stratégie RSE des enseignes.
Il nous faut cependant, dans cette conclusion, insister sur un point qui nous a étonnés au cours de cette étude, à savoir l'ambivalence de ce type de communication, mais aussi des pratiques et des représentations sur ces pratiques, ambivalence peut­être due à l’hétérogénéité des acteurs, des méthodes, voire même des concepts, qui interpelle aussi bien les professionnels que les chercheurs sur l'audit 29
social91. Il semble en outre y avoir un écart important entre la portée réelle de ce type d'action et sa portée revendiquée dans la communication d'entreprise, le fait que l'audit social ne suffit pas à régler les problèmes de droits humains dans la chaîne d'approvisionnement étant rarement énoncé ou n’étant jamais complété par la mise en place d'actions plus efficaces. On peut observer cette même divergence dans la mise en scène et la présentation discursive de l'audit social dans les rapports Développement Durable face à la faiblesse des indicateurs, tant en nombre qu'en qualité. Dans sa communication sur l'audit social, l'entreprise semble ne pas savoir réellement à qui s'adresser ni quoi dire. Cherchant à s’adresser à tous, elle tente de rendre son discours compréhensible et intéressant pour chacun, ce qui est un exercice des plus délicat. Face à ce constat, il semble que, malgré ses efforts pour mettre en place une gestion stratégique des enjeux interactionnels avec ses parties prenantes, l'entreprise ne connaisse pas réellement ses propres parties prenantes ni, plus grave encore, leurs attentes. Peut­être est­ce ce manque d'identification des cibles et des messages à communiquer qui donne cette impression d'ambivalence dans la communication ? Peut­être est­ce également pour cela que certaines entreprises demandent davantage d'interventions, de régulations sur ces questions ?
L'exemple de Carrefour, qui se prononce pour une régulation internationale des processus d'audits sociaux, semble tout à fait emblématique de cette volonté de clarification du secteur et de ces pratiques. Nous pensons qu'il peut parfois être plus simple pour une entreprise de suivre des lois formelles et claires que d’adopter une démarche volontaire dans un contexte peu sécurisant de foisonnement de pratiques, comme le voudrait la définition de la RSE. C'est ainsi toute la question de la régulation internationale qui se pose ici, entre paradigmes libéraux et régulationnistes, et qui vient se cristalliser autour des enjeux de la définition et des thèmes de la Responsabilité Sociale des Entreprises.
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