avait été rejeté. Il a aussitôt déposé une nouvelle requête.
En attendant de parfaire ses études et d’enseigner légalement
le français à des primo arrivants, Abdou vit dans un foyer à Gennevilliers.
« J’attends. Difficilement. Mais j’attends. »
Son cas frise l’absurdité. Voici un homme qui parle parfaitement
le français, qui n’a de cesse de l’apprendre aux autres et on le laisse
croupir dans le fossé. « Je fais des petits boulots, à droite, à gauche,
ce n’est pas dégradant mais ce n’est pas à la hauteur de mes
compétences. Je pourrais rentrer au Sénégal mais cela serait baisser
les bras. Sept ans que je suis là. Sept ans de gâchis. Je prends
cela avec philosophie. C’est mon destin. Je l’accepte. La seule chose
à laquelle je me refuse, c’est de sombrer. Il n’y a pas de descente
sans montée. Je suis au fond. J’ai espoir qu’un jour il fera jour pour moi.»
En attendant, Abdou aime relire son œuvre préférée : « Le Cid»
de Corneille. Cette histoire de dualité « entre le cœur et la raison ».
Où le héros se pose la question : « Est-ce qu’il faut suivre sa flamme
ou sauver sa famille ? ». Au Sénégal, Abdou était un modeste
fonctionnaire, en France il a connu « le désespoir du lendemain »,
la « froideur », « l’indifférence ».
À l’espace des Grésillons, il lui arrive de prendre la parole lors des conseils
de quartiers. Il aime parler de « la vie citoyenne ». C’est un sujet
qu’il connaît bien.
Amir, Pakistan
Amir est tout de noir vêtu comme les serveurs du « Spicy village »,
mais c’est lui le jeune patron de ce « restaurant indien » récemment
ouvert, avenue des Grésillons, à Gennevilliers.
Il y a longtemps, son père, fuyant la misère, a quitté le village familial
près de la ville de Gujrat, dans la province du Penjab, au Pakistan.
Un long périple l’a amené à vivre dans différents pays d’orient
et d’Europe avant d’arriver en France et d’y exercer le métier de peintre
en bâtiment.
Amir, le troisième des neuf enfants, est né en France à Belleville.
Il est le seul à être dans la restauration. En 1981 son père avait déjà
ouvert un restaurant à Paris, rue du Faubourg Saint-Antoine.
« Pour des raisons religieuses, il a préféré le fermer car il ne voulait
plus servir d’alcool ». Depuis, son rêve était d’ouvrir un autre restaurant
ailleurs, Amir l’a réalisé à Gennevilliers, une ville où « est forte
la communauté musulmane qui ne boit pas d’alcool » et où « la zone
industrielle est appelée à se développer ».
À peine ouvert, le restaurant marche plutôt bien, même sans alcool.
« Je me ravitaille auprès de grossistes qui font venir leurs produits
d’Angleterre, mais la viande je l’achète au bout de la rue ».
Quant aux jolies chaises ouvragées qui ornent les tables, il les a achetées
en Inde par Internet. Amir s’exprime dans un français parfait, ses deux
enfants apprennent le français à l’école, mais à la maison on parle
urdu. « Un mélange de sanscrit, de farsi (le persan) et d’arabe »
dit-il. La famille retourne au village familial (3000 habitants) pour
les mariages (qui durent une à deux semaines) et les décès.
Partie pauvre, elle est désormais« privilégiée », possède des maisons
en dur. Amir s’est marié là bas avec une jeune femme venue
du Cachemire. « Un mariage arrangé. C’est une concession,
une promesse faite à ma mère avant sa mort. Je ne me plains pas.
Le hasard a bien fait les choses. »
Avant le jour du mariage, Amir n’avait jamais rencontré sa future
épouse. « Au Cachemire elle portait le voile, ici non. C’est son choix.
Il faut comprendre. Là-bas, il n’y a pas une liberté sexuelle comme ici.
L’abstinence avant le mariage est de règle, alors voir une femme
à peine dénudée c’est trop dur, c’est pourquoi les femmes se voilent ».
Amir fréquente peu les mosquées, juste pour les prières. Il aime
beaucoup la musique qawwali, adore les textes des poètes soufi
que chantent Nusrat Fateh Ali Khan et les autres, « des textes religieux
qui prônent l’effacement de soi-même, l’humilité ». Une discipline
qu’il met en pratique : dans son restaurant, personne ne saurait
distinguer le patron de ses employés pakistanais.
Chérif, Egypte
On le croise le matin, il a l’air soucieux, toujours soucieux,
mais il vient vers vous, chaleureux, toujours chaleureux,
« Bonjour monsieur Jean-Pierre ».
Chérif vit et travaille à deux pas du T2G, sur le trottoir d’en face.
Ce sont les hasards de la vie et des rencontres qui l’ont conduit
à travailler dans les cuisines d’un restaurant. Il ne s’en plaint pas.
Il y a trop de douceur en lui pour ça.
Il aurait pu être tailleur comme son père, à Mahallah, cette ville du delta
du Nil qui ne jurait que par le coton. Mais son père a dû se reconvertir
dans les pièces détachées pour automobiles avant de finir taxi.
Chérif voulait être avocat. On l’a orienté pour qu’il devienne assistant
social. « Je ne me voyais pas aller dans les hôpitaux, les prisons,
j’ai préféré partir ». Il veut un visa pour l’Italie (il connaît un égyptien
qui travaille dans les spaghettis), le consulat est fermé, on lui dit d’aller
en France ramasser du raisin. Un ami lui donne une adresse du côté
de Saint-Lazare. C’était en 1983. La vie de Chérif n’est pas un long
fleuve prévisible.
En France, il commence par faire des chantiers, « J’ai toujours aimé
la maçonnerie », mais il travaille aussi dans la restauration.
Un compatriote égyptien qui reçoit du beau monde à sa table,
l’exploite, lui gueule dessus, Chérif préfère dire qu’il avait
« un caractère fort » De place en place, il se retrouve dans la cuisine
d’un restaurant de Saint-Lazare à faire les crudités. C’est là que sa route