Résumé
On sait que Jacques Derrida a radicalement modié sa position quant à la diffu-
sion de sa propre image au début des années ’80. Cette modication a été causée par
deux faits contingents : 1. les états généraux de la philosophie en 1979 ; 2. la médiatisa-
tion de son arrestation et de sa détention en Tchécoslovaquie n décembre 1981, puis
de son retour en France le 2 janvier 1982. Mon hypothèse sera que cette modication
peut également être interprétée comme une déconstruction du statut de l’auteur. Il
s’agira de l’éprouver en montrant comment le philosophe opère en acte une telle -
construction dans certaines des séquences du lm
Derrida
que lui ont consacré Kirby
Dick et Amy Ziering Kofman.
Abstract
Jacques Derrida’s radical change of position regarding the spreading of his own
image at the beginning of the eighties is well-known. This change was brought about
by two contingencies: 1. the philosophy’s convention in 1979; 2. the media coverage of
his arrest and of his remand in custody in Czechoslovakia end of December 1981, and
of his subsequent return to France on January 2, 1982. My thesis is that this change
can also be interpreted as a deconstruction of the author’s status. This paper will show
how the philosopher carries out such a deconstruction in certain sequence shots in the
lm
Derrida
directed by Kirby Dick and Amy Ziering Kofman.
Michel Lisse
Iconographies de Jacques Derrida
Pour citer cet article :
Michel Lisse, « Iconographies de Jacques Derrida », dans
Interférences littéraires,
nouvelle série, n° 2, « Iconographies de l’écrivain », s. dir. Nausicaa Dewez & David
Martens, mai 2009, pp. 257-263.
http://www.uclouvain.be/sites/interferences
ISSN : 2031 - 2970
Interférences littéraires
, n° 2, mai 2009
257
iconographies de Jacques derrida
Comment ne pas faire son autoportrait ? Et plus précisément son autopor-
trait en lecteur/scripteur ? Cette question a surgi, à peine avais-je accepté d’inter-
venir dans le cadre de ce dossier consacré aux iconographies de l’écrivain. Elle s’est
imposée à moi, conditionnant tout ce que j’allais pouvoir écrire et en premier lieu
le choix même de l’article exposé. J’avais déjà traité du rapport de Jacques Derrida
à la photographie, à l’image et à sa propre image dans un autre colloque1. Ce texte
Cet exposé faisait également signe vers le petit livre d’allure autobiographique et
testimoniale que j’ai publié sur Jacques Derrida2. Or ce que j’en avais dit ne me
paraissait plus sufsant. Me voilà donc contraint en quelque sorte de commencer
mon autoportrait en lecteur/scripteur en vous résumant la teneur de mes propos et
en expliquant mon insatisfaction quant à ceux-ci.
J’ai expliqué que longtemps je n’ai connu de Jacques Derrida qu’une petite
photo du catalogue des éditions de Minuit. La raison était assez simple : Jacques
Derrida a souhaité, pendant des années, contrôler et limiter au maximum la dif-
fusion de son image. Deux événements l’ont contraint à changer d’attitude : 1. la
couverture médiatique des États-généraux de la philosophie en 1979 ; 2. son retour
de Prague après une arrestation et une incarcération n décembre 1981, avec la
diffusion d’images recueillies par la télévision française dans le train du retour. De-
puis lors, des photos, des lms, des émissions de télévision, des vidéos de Jacques
Derrida ont été réalisées et sont largement diffusées, au point qu’on pourrait se
demander s’il n’est pas devenu un des philosophes dont l’iconographie est la plus
importante, en particulier sur le web.
Pourquoi cette explication du changement de rapport de Jacques Derrida à
son iconographie ne me satisfait-elle plus ? Pour deux raisons au moins. Premiè-
rement, il s’agit d’une explication qui repose sur le contingent, l’accidentel. En y
rééchissant, je me suis demandé si cette dimension empirique était sufsante pour
modier une position en partie théorique. Je dis « en partie », car, nous le verrons,
un élément psychique traverse cette dimension théorique et est traversé par elle,
étant lui-même théorisé. Mon hypothèse était que cette modication devait reposer
sur autre chose que de la pure contingence ; autrement dit, qu’elle était liée à des
enjeux théoriques et philosophiques. Deuxièmement, j’ai déjà rappelé à plusieurs re-
prises que le procès de l’écriture effectué par le couple Plato/Socrates et étudié par
Jacques Derrida dans La dissémination est également le procès de l’image en ceci que
ces deux activités, l’écriture et la peinture, représentent la parole et le vivant, mais
sont incapables de répondre aux questions qu’on peut leur adresser. Autrement dit,
1. Voir Michel Lisse, « Secrète la visibilité. Jacques Derrida et la photo-skia-graphie », dans
La littérature à l’ère de la reproductibilité technique, textes réunis par Pierre Piret, Paris, L’Harmattan,
« Champs visuels », 2007, pp. 139-147.
2. Voir ID., Jacques Derrida, Paris, A. D. P. F., 2005.
iconograPhies De DerriDa
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le refus de l’iconographie – et j’insiste sur la composition graphique même de ce mot
iconographie pourrait être compris comme une position métaphysique venue du
platonisme.
C’est pourquoi j’en suis venu à penser que ledit changement de rapport était
lié autant à des enjeux de la déconstruction qu’à des événements. Pour tenter d’af-
ner un peu les choses, je me propose de travailler à partir d’extraits du lm de Kirby
Dick et Amy Ziering Kofman, intitulé Derrida. Il s’agit bien d’un « portrait » de
Jacques Derrida, comme le signalent les deux réalisateurs, et d’un « portrait » expéri-
mentant « la déconstruction comme procédé de réalisation à part entière » (jaquette
du DVD). Mais aussi, peut-être plus subtilement, d’un portrait de Jacques Derrida,
d’une iconographie en partie tracée par Jacques Derrida. Nulle part, me semble-t-il,
il n’est fait mention que l’acteur du lm est Jacques Derrida, comme si cette di-
mension – Jacques Derrida acteur – avait été inaperçue par les réalisateurs ou tenue
pour non pertinente ou encore considérée comme ne devant pas être signalée… Et
pourtant, à un moment du lm, Jacques Derrida plaisante en signalant à la personne
qui le lme qu’elle est comme le philosophe qui tombe dans un puits, parce qu’il
regardait une étoile, une star : moi, précise-t-il en riant, laissant ainsi entendre qu’il
est un acteur. Or je pense qu’un des enjeux majeurs si pas l’enjeu majeur du
rapport de Jacques Derrida à l’iconographie est là. L’iconographie est double : il y a
celle que l’autre (les autres) écrit (écrivent) de moi et il y a celle que j’écris de moi.
Mon portrait est toujours aussi un auto-hétéro-portrait, voire une déconstruction
de mon portrait.
La scène s’ouvre par un plan xe sur le portrait de Derrida peint par Dominique Renson. Le
philosophe est peint de face, regardant vers le spectateur. La caméra se déplace ensuite vers Derrida
lui-même et le montre, de prol, regardant son portrait. A ses côtés se trouve l’artiste. En off, une
femme demande à Derrida ses impressions sur son portrait. Le philosophe fait part de son malaise
face à la « bizarre sensation de voir son image ».
Face à son portrait peint par Dominique Renson, Jacques Derrida rappelle
qu’il a un rapport compliqué à sa propre image, et notamment à l’image de son
visage. Ce rappel fait advenir au sein même du point de vue théorique l’élément psy-
chique : un rapport compliqué à sa propre image génère un désir iconoclaste, une
pulsion de destruction, si on peut dire. Mais, dans la mesure où cet élément psychi-
que est avancé, reconnu comme tel…, il est également théorisé, déjà réinscrit dans
la problématique de l’iconographie. Qui plus est, Jacques Derrida va s’identier
à Narcisse ou emprunter le masque de Narcisse et déclarer qu’il reçoit le portrait
comme un cadeau « au vieux Narcisse » : c’est-à-dire comme un don et un poison,
un gift. Pulsion iconoclaste et narcissisme se rencontrent, se croisent dans une situa-
tion qualiée par Jacques Derrida d’unheimlich.
Narcissisme, Unheimlichkeit, désir, pulsion : tout un vocabulaire issu du champ
psychanalytique se donne à entendre. Il est intéressant pour apporter quelques élé-
ments supplémentaires d’interroger le texte intitulé « Il n’y a pas le narcissisme ».
Il s’agit d’un entretien gurant dans Points de suspension…3 au cours duquel Jacques
Derrida reprend, comme il le fait souvent, un concept psychanalytique, le narcis-
sisme, pour le prolonger et le compliquer. Comment ? Eh bien par l’afrmation qui
3. Jacques DerriDa, Points de supsension…, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 1992 ;
désormais PS.
Michel Lisse
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a donné son titre à l’entretien « Il n’y a pas le narcissisme » et qui met à mal
l’aspect conceptuel de cet élément psychique : il est impossible de déterminer
une essence de ce qu’on appelle « narcissisme ». Pourquoi ? Parce que, pour Jac-
ques Derrida, il y a différents narcissismes dont certains sont ouverts, généreux,
compréhensifs, hospitaliers. Et le non-narcissisme ne serait qu’une économie de
ces narcissismes qui permettent d’accueillir l’autre comme autre. Paradoxalement,
il faut du narcissisme pour préserver de la destruction le rapport à l’autre. C’est
en me réappropriant narcissiquement le rapport à l’autre que je l’accueille et le
préserve. Et Jacques Derrida d’insister sur la dimension iconographique : « …il faut
que [le rapport à l’autre] esquisse un mouvement de réappropriation dans l’image
de soi-même pour que l’amour soit possible, par exemple » (PS, pp. 212-213, je
souligne).
Du narcissisme l’entretien va alors passer à la question de l’écriture et du
désir de l’idiome. Quand on écrit, on désire « signer de manière idiomatique,
c’est-à-dire irremplaçable », dit Jacques Derrida (PS, p. 213), mais ce désir doit
se confronter à la langue commune, à la généralité, aux règles… Et la singularité
d’une écriture, sa part idiomatique, n’est pas totalement calculable du fait de ce
bain dans la langue commune, elle échappe même à « la volonté délibérée de
quiconque écrit » (PS, p. 214). C’est pourquoi, dit Jacques Derrida, « il y a un effet
d’idiome pour l’autre ». Autrement dit, c’est l’autre qui, par sa lecture, découvrira la
singularité de mon écriture, ma marque de fabrique, mon image qui m’échappe à
moi-même. La lecture de l’autre, qui permet l’effet d’idiome est alors comparée à la
photographie :
C’est comme la photographie ; on a beau poser, prendre toutes les précautions
qu’on voudra pour que la photographie soit ceci ou cela, il y a un moment où
la photographie vous surprend, et c’est le regard de l’autre qui, nalement,
l’emporte et décide. (PS, p. 214)
Derrida est lmé seul, occupé à parler, alternativement de face et de prol. Dans ce deuxième
cas, on voit un miroir, l’image du philosophe se dédoublant alors à l’écran.
La séquence est consacrée au mythe de Narcisse et Echo et Derrida souligne que le dispositif
cinématographique (mise en scène du reet et de la parole de l’écrivain) lui confère le double
rôle de Narcisse et d’Echo.
Pour le philosophe, l’histoire de Narcisse et d’Echo, histoire d’amour, est une histoire de vue
et de voix, de lumière et de parole. Elle est aussi l’histoire d’un double aveuglement aveugle-
ment dans la parole pour Echo, aveuglement de celui qui ne voit que lui-même pour Narcisse.
La question étant alors de savoir comment deux aveugles peuvent s’aimer.
« Je suis Narcisse et Echo », voilà ce que déclare Jacques Derrida, lmé à côté
d’un miroir qui lui renvoie sa propre image alors qu’il répond à une question sur…
Narcisse et Echo. Si Jacques Derrida s’est identié à Narcisse ou a feint de s’identi-
er à lui en remerciant Dominique Renson pour son portrait, cette fois, dans cette
nouvelle scène, l’identication est double : Narcisse et Echo. Ou bien deux masques
sont superposés sur le visage. Ou encore, deux personnages sont joués par l’acteur
Derrida… qui déclare « Je fais Narcisse et Echo à moi tout seul. » C’est pourquoi
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