iconograPhies De DerriDa
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le refus de l’iconographie – et j’insiste sur la composition graphique même de ce mot
iconographie – pourrait être compris comme une position métaphysique venue du
platonisme.
C’est pourquoi j’en suis venu à penser que ledit changement de rapport était
lié autant à des enjeux de la déconstruction qu’à des événements. Pour tenter d’af-
ner un peu les choses, je me propose de travailler à partir d’extraits du lm de Kirby
Dick et Amy Ziering Kofman, intitulé Derrida. Il s’agit bien d’un « portrait » de
Jacques Derrida, comme le signalent les deux réalisateurs, et d’un « portrait » expéri-
mentant « la déconstruction comme procédé de réalisation à part entière » (jaquette
du DVD). Mais aussi, peut-être plus subtilement, d’un portrait de Jacques Derrida,
d’une iconographie en partie tracée par Jacques Derrida. Nulle part, me semble-t-il,
il n’est fait mention que l’acteur du lm est Jacques Derrida, comme si cette di-
mension – Jacques Derrida acteur – avait été inaperçue par les réalisateurs ou tenue
pour non pertinente ou encore considérée comme ne devant pas être signalée… Et
pourtant, à un moment du lm, Jacques Derrida plaisante en signalant à la personne
qui le lme qu’elle est comme le philosophe qui tombe dans un puits, parce qu’il
regardait une étoile, une star : moi, précise-t-il en riant, laissant ainsi entendre qu’il
est un acteur. Or je pense qu’un des enjeux majeurs – si pas l’enjeu majeur – du
rapport de Jacques Derrida à l’iconographie est là. L’iconographie est double : il y a
celle que l’autre (les autres) écrit (écrivent) de moi et il y a celle que j’écris de moi.
Mon portrait est toujours aussi un auto-hétéro-portrait, voire une déconstruction
de mon portrait.
La scène s’ouvre par un plan xe sur le portrait de Derrida peint par Dominique Renson. Le
philosophe est peint de face, regardant vers le spectateur. La caméra se déplace ensuite vers Derrida
lui-même et le montre, de prol, regardant son portrait. A ses côtés se trouve l’artiste. En off, une
femme demande à Derrida ses impressions sur son portrait. Le philosophe fait part de son malaise
face à la « bizarre sensation de voir son image ».
Face à son portrait peint par Dominique Renson, Jacques Derrida rappelle
qu’il a un rapport compliqué à sa propre image, et notamment à l’image de son
visage. Ce rappel fait advenir au sein même du point de vue théorique l’élément psy-
chique : un rapport compliqué à sa propre image génère un désir iconoclaste, une
pulsion de destruction, si on peut dire. Mais, dans la mesure où cet élément psychi-
que est avancé, reconnu comme tel…, il est également théorisé, déjà réinscrit dans
la problématique de l’iconographie. Qui plus est, Jacques Derrida va s’identier
à Narcisse ou emprunter le masque de Narcisse et déclarer qu’il reçoit le portrait
comme un cadeau « au vieux Narcisse » : c’est-à-dire comme un don et un poison,
un gift. Pulsion iconoclaste et narcissisme se rencontrent, se croisent dans une situa-
tion qualiée par Jacques Derrida d’unheimlich.
Narcissisme, Unheimlichkeit, désir, pulsion : tout un vocabulaire issu du champ
psychanalytique se donne à entendre. Il est intéressant pour apporter quelques élé-
ments supplémentaires d’interroger le texte intitulé « Il n’y a pas le narcissisme ».
Il s’agit d’un entretien gurant dans Points de suspension…3 au cours duquel Jacques
Derrida reprend, comme il le fait souvent, un concept psychanalytique, le narcis-
sisme, pour le prolonger et le compliquer. Comment ? Eh bien par l’afrmation qui
3. Jacques DerriDa, Points de supsension…, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 1992 ;
désormais PS.