N°6 Pourquoi des médiologues Coordonné par Louise Merzeau

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Cahiers de médiologie N°6 Pourquoi des médiologues Coordonné par Louise Merzeau Après avoir musardé tous azimuts ‐ de la rampe théâtrale à la bicyclette, du papier à la route en passant par la nation et les réseaux, – nous avons ressenti le besoin d’un retour au camp de base, pour expliciter nos méthodes d’analyse et relever nos coordonnées. A mesure qu’elle se construit, la médiologie doit douter d’elle‐même et reconnaître qu’il y a plusieurs façons d’en être ou d’en faire… Pour préciser ses repères, ses attentes et ses frontières, l’équipe des Cahiers doit aussi écouter ce que ses détracteurs et ses alliés ont à lui dire. On sera sceptique ou tenté, un pied dehors ou un pied dedans, mais toujours en mouvement sur ces passerelles jetées entre techniques, cultures et sociétés. On parlera de ces médias, qui divisent les médiologues. On parlera du corps, de l’outil, de l’inconscient et de l’institution, parce qu’ils sont les médiations où se joue le lien du technique à l’organique. On dira nos reconnaissances, et on proposera une multitude d’entrées par un abécédaire. A chacun son itinéraire… Source : http://mediologie.org/cahiers‐de‐mediologie/06_mediologues/sommaire06.html sommaire
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Ouvertures R. DEBRAY
I.
Médio
II.
Médias
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Histoire des quatre M
L. MERZEAU
Ceci ne tuera pas cela
P. LÉVY
La place de la médiologie dans le Trivium
D. BOUGNOUX Si j'étais médiologue
M. SACHOT
Discipliner, mais à quel prix...
M. SICARD
Éco, médio, la paire imparable
Y. JEANNERET
La médiographie à la croisée des chemins
C. BERTHO
LAVENIR
Clio médiologue
F.-B. HUYGHE
L'arme et le médium
G. DERVILLE
Le pouvoir des médias
E. SOUCHIER
L'image du texte
N.
Art contemporain et télévision : l'éphémère en
BOULESTREAU partage
M. GUILLAUME La révolution commutative
III.
Fr. DAGOGNET Incorporer
Médiations B. STIEGLER
Leroi-Gourhan : l'inorganique organisé
J. PERRIAULT
Culture technique, éléments pour l'histoire
d'une décennie singulière
G. GRUNBERG Construire une bibliothèque (entretien)
S. TISSERON
De l'inconscient aux objets
K. DOUPLITZKY Cet obscur désir de l'entre-deux
O. VALLET
L'Alpinisme : techniques et symbolique de
l'ascension
RÉGIS DEBRAY
Histoire
des quatre M
Système
général des
mesures
républicaines
5 frimaire,
An III de la
République
D.R.
Et si le moindre système était une œuvre d’art
manquée ? Et si le fait même de s’exprimer en
général et sans sujet singulier, de s’adresser à
tous, urbi et orbi, sans personne à la clef, ni
lieu ni date, était le renoncement fuyant
à l’œuvre qui aurait pu être, aurait pu naître
si la théorie avait gardé, selon le conseil
proustien, « la force de s’astreindre à faire
passer une impression par tous les états
successifs qui aboutissent à sa fixation, à
l’expression » ? Auquel cas, l’apprenti théoricien devrait, sinon renoncer aux tableaux,
glossaires, corrélations et lois, du moins suivre
d’abord à la trace «le petit sillon que le monde
grave sur nous, le seul réel, authentique ».
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Et alors, le nous, le on péremptoire et théâtral des opérations cognitives s’effacerait, avec honnêteté et modestie, devant le je narratif, accidentel, incohérent peut-être d’une séquence singulière d’impressions, une parmi d’autres.
Et chaque membre de l’orchestre pourrait dire à son voisin son propre morceau fini : Tell your story. Raconte ton histoire. Fais ton chorus. Module le
thème à ta façon. À toi de jouer, et dis-nous comment tu en es arrivé là, en
passant par où.
Pour le signataire, le thème médiologique (que chaque membre de l’orchestre des Cahiers, en bon jazzman, réarrange à sa façon) est passé par quatre
états successifs, les quatre étapes d’une remontée en amont : le message, le
médium, le milieu, la médiation. M de message, comme militance, messianisme, ministère. M de médium, comme mémoire, matériau, machinerie, monument. M de milieu, comme monde, mode, macro-système technique,
moyenne (bande), in medio stat virtus. M de médiation, comme mélange,
malédiction ou miracle. Histoire de concepts, histoire d’une vie, chacun son
labyrinthe d’entrée.
Ouvrez le médio de médiologie, et, d’où que vous veniez, vous découvrirez une poupée russe : du dehors vers le dedans, les médias, le médium, le
médian, le médiat. Une lettre change, l’accent se déplace, chaque cran s’imbrique dans le précédent. La médiologie comme le final d’un travail de désemboitement progressif. La fin idéale, inachevable, d’un labeur assez lent et
méticuleux de décantation, désimbrication, désembourbement, – cycle sans
fin, aux spirales toujours recommencées.
4 haltes, histoire de faire clair. Autant dire 4 exils, 4 deuils, 4 motifs d’exclusion (hors des enceintes centrales du savoir légitime). 4 torsions – expatriations. Loin d’une fuite en avant, c’est comme un zoom arrière où l’on
irait, à chaque pause, du conditionné vers sa condition d’existence, pour gagner en intelligibilité. En sorte que l’ordre d’exposition inverse ici l’ordre des
facteurs. On passera d’une praxis (1) à une tekhnè (2), puis à une éco (3),
et enfin à l’anthropos (4). Mais c’est l’anthropologie longue qui fonde en droit
et en fait l’écologie culturelle, laquelle détermine une technologie symbolique,
d’où dérive une pragmatique des messages. À la place du « qui dit quoi à
qui et par quel canal ? », on trouverait en somme un « que faire, comment,
par où et sous quelles contraintes ? » Chaque arrêt supposant un changement
d’échelles chronologique et spatiale : le message individuel est d’un moment,
hic et nunc ; le médium utilisé est d’époque ; le milieu, continental, est une
sédimentation séculaire ; et la médiation est multimillénaire, propre à l’espèce – transhistorique.
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Histoire des quatre M
Phase I. Le message
Et non l’énoncé. L’idée sous le rapport de ses effets. Non les jolis effets de
sens pour futurs exégètes (dans le jeu sans fin des herméneutiques) mais d’émotion populaire, d’armement, de choc. Les idées qui font qu’on prend la Bastille,
sa carte, les maquis ou ses résolutions. J’ai promis de parler vrai ? Mon début
fut politique. Étroitement, platement politique. Et qui dit politique dit émotion, multitude, groupe, mouvement d’opinion, hiérarchie, commandement
– autre chose qu’un calme échange d’informations entre deux locuteurs, qu’un
« acte de communication » en tête à tête, couple émetteur/récepteur, pur robinsonnade. Haine du parler pour ne rien faire. Dégoût du babil intello, des
jargons universitaires, de l’interprétariat à vie, du commentaire de texte. Croire
aux idées, aux débats d’idées ? Bigre non. De même qu’une époque se définit par cela qu’elle s’accorde à tenir pour réel, une jeunesse se définit par ce
qu’elle considère comme vraiment sérieux.
Au sortir de l’école, le soussigné ne prenait pas au sérieux l’histoire des
idées mais l’histoire tout court ; ne s’intéressant aux premières que pour agir
sur et dans la seconde. Propagande, tactique, intendance, influence, réseau,
hégémonie, diffusion : ces impedimenta, en aval du savant ou du poète
(l’homme des énoncés), sont en amont du militant ou de l’évangélisateur
(l’homme des messages et des bonnes nouvelles). Lénine, plutôt que Marx.
Gramsci, plutôt qu’Althusser. Journalistes l’un et l’autre. Non : « Que fautil penser ? » mais : « Que faire pour faire penser les autres ? » – le faire penser n’ayant en l’occurrence qu’un but : faire faire (je pense, donc tu me suis).
Révolution dans la révolution ? La longue marche du castrisme, etc. Textes
délibérément de circonstances, de publiciste, d’agitateur, – où dire le vrai
(supposons) doit signifier : mettre le feu à la plaine, et sera jugé à cette aune.
Définition de « l'intellectuel révolutionnaire » (espèce née et morte avec le
siècle qui s’achève) : celui 1 – dont la vie s’ordonne à une idée, et 2 – qui,
par le biais d’une avant-garde organisée, entend ordonner la vie des autres
à son idée à lui, – selon le postulat qu’il fait sien, en bon héritier, jacobin et
français, que Voltaire et Rousseau autorisent Siéyès et Saint-Just ; Les
Lumières, 89 ; et l’événement de pensée, l’avènement de l’émeute. Des signes
et des foules. Appelons ainsi celui qui écrit des livres, ou plutôt des articles,
des brochures, des tracts lisibles par tous (le portatif étant plus assimilable,
plus anabolisant que le mastoc et le sophistiqué), pour que des caractères
d’imprimerie se métabolisent en mouvements de foule, transformations d’un
état de choses, opérations de force. Au contraire du penseur, négatif et contem-
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platif, l’intellectuel est un organisateur positif, dont le mandat consiste à faire
la jonction, le pont, la médiation entre l’idée et les gens. C’est, à ce titre exact,
un incarnateur. Il met en corps, en scène, en action, un canevas abstrait. Quand
un ethnologue ou un psychanalyste parlent « d’efficacité symbolique », le premier terme vient le plus souvent en annexe au second, heureuse sous-traitance, monnayage social d’une dignité primordiale, celle du symbolique ; pour
l’apprenti médiologue, l’accent porte au contraire sur l’efficacité – substantif
admettant, modalité parmi d’autres, l’émission de signes. De ce primat donné
à l’agir, résultera, empreinte survivant aux illusions (ou à la vaillance, à la
jeunesse, à la naïveté) de l’engagement partisan – « ce qu’il faut ignorer pour
agir », s’étonnait déjà Valéry le paisible – un angle d’attaque, une tournure
d’esprit invétérée. Non pas : « Qu’est-ce que ça veut dire en soi ? » mais :
« Comment ça marche ? À quoi ça sert ? Qu’est-ce que cela fait bouger tout
autour ? » – la représentation visuelle (Histoire du regard en Occident), l’institution étatique (L’État séducteur), la fonction intellectuelle (Le Scribe). Le
médiologue sera toujours, de cœur et de raison, du parti pragmatique (qui
ne se réduit pas à l’école de psychologie du même non, même si la médiologie, comme le dit Daniel Bougnoux, peut utilement s’y rattacher).
Déjà, au creux de ce ressassement, un pas de côté. L’air du temps (France,
1960-1970) tient pour accessoires ou négligeables les terrains vagues de la
doxa – l’opinion –, en dessous des chemins escarpés de la science, où grimpent en force les premiers de cordée philosophiques. Hégémonie, mot passepartout, où le résultat supposé éclipse moyens et méthodes, concrètement considérés. Les nouveaux marxistes ont beau tirer le boulet idéologie (le jeu des
idées dans le silence des supports) vers le champ pratique, l’accrocher à des
appareils, vagues et menaçantes immatérialités, l’affubler d’une « efficace relative », la notion n’en reste pas moins lestée par l’optique marxienne d’une
inanité quintessencielle comme leurre, image renversée des choses, fantasmagorie – inconsistant reflet dans la camera oscura des consciences. Le grandpère Marx s’amaigrit, soit, mais qu’est-ce qui enfle dans les années – Lacan,
Barthes, Baudrillard – avec Saussure en surplomb ? La sémio, le code, le signifiant. Le monde-langage. Nouvelle Critique. Tel quel. Communication.
Métaphore et métonymie. Rhétorique et sémantique. Là est le sérieux, le noyau
dur du sens. Le mou de l’intendance reste en périphérie, abandonné aux ilotes
de l’histoire des techniques, ou des mentalités ; ou bien à une vague psychologie des foules, entre Le Bon et Jung, qui parle hypnose, contagion, influence,
suggestibilité – mais non acoustique, enceinte, micro, ondes, cordes vocales.
Vulgarisation, diffusion, réseau, généalogie des effets d’autorité : on ne parle
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Histoire des quatre M
pas logistique dans la Maison du Père. Les philosophes marxistes ne s’intéressent pas le moins du monde à la façon dont la main de Marx (encrant dans
une chambre du papier) a pu produire, à l’autre bout, dans la rue, des têtes
marxistes et des mains à drapeau rouge. « La théorie est toute-puissante parce
qu’elle est vraie. » Découverte lente, effarée, gênante que les théologiens chrétiens sont mille fois plus avancés que les « matérialistes scientifiques » dans
le repérage du phénomène dit performatif des transports de puissance. Au
moins là, « le Verbe s’est fait chair » est-il déployé comme un nœud central,
infiniment problématique et névralgique, un véritable mystère de foi. Péguy
en avance sur Althusser ? Vertiges… Ces années de plomb (1961-1973, dépourvues de mon côté de toute tentative théoricienne ou catégorique) devaient
imprimer à la suite l’ineffaçable macule du trivial. Le médiologue parlera banalement de choses banales. Face au chic de l’in sémiotique, raffinements et
diaprures artistes, Paris – Rome – New York, son côté plouc le renverrait plutôt à Romorantin. Il faudra faire avec. La vocation du off. Tant pis
Phase II. Le médium
La pragmatique semble manchote. Elle contourne un peu trop la contrainte
par corps, singulier et pluriel. Tributaire d’une abstraction cartésienne, elle
dramatise le cogito en praxis, l’idéalisme en activisme, sans vraiment briser
avec le sujet solitaire et souverain. L’action directe, ce beau rêve de l’hommeDieu… Le sujet agissant sur les représentations d’un autre sujet au moyen
de signes… Comme si ces trop fameux signes existaient par eux-mêmes, tombés du ciel, sans support d’inscription, sans vecteur, sans mise en mémoire.
Voilà qui rompt certains enchantements existentiels, phénoménologiques, psychanalytiques – mais comment ignorer l’outillage ? Pour comprendre les affaires humaines (les pragmata), force est de s’exiler hors de l’empire des signes
pour aborder au pauvre royaume de l’objet, des « machines inhumaines », si
tant est que le rapport sémiotique sujet/sujet est toujours médiatisé par du
matériel et du physique (pas de parole, au plus simple, sans ondes sonores,
cordes vocales et larynx…). L’analyse du message ne se suffit pas à elle-même.
(Un même signe, de l’espèce indice, icône ou symbole, n’a pas les mêmes effets, culturels et pratiques, selon qu’il est diffusé en chaîne [manuscrit], en
étoile [imprimé], ou en réseau [numérique]. Une image animée n’est pas la
même diffusée [télé] ou projetée [cinéma]. Le poème enluminé sur parchemin ou bien balancé sur le Net…). La clé de la sémiosphère est dans la tech-
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nosphère ? Fin des confortables textes-à-textes, il faut sortir des mots,
mouiller sa chemise, ouvrir, ô honte, des manuels d’apprentis. Passer de la
Sorbonne aux Arts et Métiers. Déchoir. Mais à quelle matérialité faudra-t-il
s’initier ? Vers quelle catégorie d’objets ou d’appareils se tourner ? À ce stade,
un bon à tout faire surgit d’emblée : les « médias ». Le mot s’impose tout seul.
La chose aussi, qui enfle à vue d’œil : la presse écrite, parlée et audiovisuelle.
Les mass-media. C’est du tout-cuit, à prendre ou à laisser. On moralise làdessus, pour ou contre. On sociologise. On prophétise. Et voilà le médiologue
soudain raccordé à l’immense rumeur. À un oracle célèbre et mal famé (dans
l’enceinte universitaire) : McLuhan, provocateur de génie. À des « sciences »
alors en voie de constitution, par arrêté ministériel (création de la 71e section du C.N.U) : l’info-com. Vingt ans après, et bien qu’aucun numéro des
Cahiers n’ait encore pris pour thème la radio, la télé ou la grande presse, à
peine déclinez-vous dans un dîner votre qualité, « médiologue », qu’on enchaîne alentour sur : « Ah bon ! Alors, Poivre d’Arvor, c’est bien ou pas bien ? »
Avantage d’être archaïque. Attaché à des vieilleries : les religions, Jésus
de Nazareth, Auguste Comte de Paris ; les socialismes, Marx le Rhénan,
Proudhon le Jurassien. Lecteur de livres d’histoire ancienne. On se dit : les
médias, d’accord, c’est passionnant, mais enfin, il y avait une vie avant Marconi.
Avant Hertz et avant Edison. Le christianisme ne s’est pas transmis en broadcast, ni le marxisme par fil télégraphique. Il y a autre chose. Ou plutôt : la
même chose sous d’autres formes. Le principe de continuité oblige au recul,
à savoir : ex nihilo nihil fit. Ce qui est actif aujourd’hui devait l’être hier. Nos
ancêtres n’avaient pas les mêmes panoplies, mais ils avaient les mêmes compétences que nous. Les lois de l’histoire, du groupe, de l’échange n’ont pas
changé un beau matin, avec l’apparition de l’électricité et de l’électron ; ou
même, bien plus tôt, du caractère mobile et du papier de chiffon. D’où le soupçon que les médias, mot-noyade, mot-mana, n’ont pas en eux-mêmes leur
principe d’intelligibilité. Que ce domaine d’études et de réalité manque par
trop d’épaisseur (notamment temporelle). Que nos mass-media sont au fond
la variation contemporaine, hypertrophiée, assourdissante, surapparente
d’un invariant de base plus ombreux, moins tapageur, et néanmoins coprésent à tous les modes de communication, tous les stades chronologiques de
la circulation des signes : le dispositif véhiculaire. L’organe de transmission.
L’invisible support – en grec, l’upokeimenon, ce qui gît en dessous, ce qui ne
se montre pas. Appelons-le médium, neutre singulier (et pour la langue française, facétieux cadeau du spiritisme au matérialisme ou du divinatoire à l’opératoire). Si ce trop-plein est réduit à l’essence, son épure devrait pouvoir être
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Histoire des quatre M
mise en facteur commun à la plus haute Antiquité comme à la plus sémillante
post-modernité. Tel serait précisément son examen de passage épistémologique. (Attention. Le médium n’est jamais donné, il doit être élaboré par des
opérations circonstanciées de connaissance. Il n’est pas ce qui se donne pour
tel sous le nom de « médias ». Le musée, par exemple, a servi et sert encore
de médium à « l’œuvre d’art ». A sert de médium à B lorsque B advient par
A, n’est pas possible, pratiquement, sans A. La mise en position « médium »
d’un objet x, qui ne l’est pas par lui-même ni sous tous les rapports, c’est précisément le résultat d’un certain travail d’analyse, le produit d’une procédure
« médiologique ». La médiologie est une activité logique de mise en corrélation d’éléments sans relation apparente, qui produit cette abstraction raisonnée,
paradoxale et méconnue, qu’on appellera médium.)
Il me semble que l’approche ici résumée se distingue fortement de l’approche info-com traditionnelle (pour ne pas dire qu’elle est d’une tout autre
nature) à la fois par l’extension, plus large, et la définition, plus discriminante,
donnée à notre commune sphère d’intérêts. On sait avec quel laxisme le cavalier auteur du medium is message, et ses adeptes posthumes, tendent à
confondre sous un même terme un procédé général de symbolisation (parole,
écriture, image analogique, forme digitale) ; un code social de communication (la langue, latin, anglais ou tchèque) ; un support matériel d’inscription
et de stockage (argile, papyrus, parchemin, papier, bande magnétique,
écran) ; et un dispositif d’enregistrement et de diffusion (manuscriture, imprimerie, photo, télévision, informatique). Ne pas savoir de quoi l’on parle
est un grand avantage dont il ne faut point abuser. Dans ce mot, il nous faut
combiner deux types de contraintes. Le médium n’est pas moins corporéité
que matérialité. Il y a l’outil, et il y a le geste, personnel ou collectif ; le volet
MO (matière organisée) et le volet OM (organisation matérialisée). L’écriture
alphabétique, par exemple, est un procédé (technique) dont la transmission
sociale suppose à la fois, d’une part, du papier, des traceurs, des livres (transmetteurs inertes) et, d’autre part, de l’école, des maisons d’édition, un corps
enseignant (transmetteurs animés). Les supports techniques de l’information
apparaissent d’emblée pris, saisis dans et par des rapports organisationnels
à fonction stratégique, « privés » ou « publics » (offices, centres, entreprises,
caisses, commissions, instituts, etc.). L’écriture, l’orthographe et les réformes
de l’orthographe, par exemple, en France comme en Allemagne, ont été et
restent des affaires d’État (mobilisant Conseil constitutionnel, ministères, académies et tribunaux). Toujours en leçon de choses, on dira que pour faire circuler un cavalier romain dans l’Empire du même nom, il faut : 1 – une route
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1. Le médiologue ambidextre se voit
donc assis
entre deux
chaises, c’està-dire attaqué
sur deux
fronts. Il
opposera en
vain la matérialité technique de l’instrument aux
tenants du
tout-politique, et les
déterminants
politiques de
l’instrumentation aux tenants du touttechnique.
Sur sa droite,
il servira de
grincheux
rabat-joie aux
utopies (optimistes, sympathiques,
fraternelles)
de la «technodémocratie»
qui se branchent à présent sur la révolution
numérique
(tel, pour
s’en tenir
au meilleur
du meilleur,
«l’universel
sans totalité»
de notre ami
Pierre Lévy).
Sur sa
gauche, il
côtoiera les
«chiens de
garde» dans
les saisissants
panoramas
(noirs, déconstructeurs
et démystificateurs) des
manipulations de
classe, méca-
pavée (via Appia, Domitia, etc.…) ; 2 – un cheval ; 3 – un réseau global d’expédition (relais de poste, magasins, garnisons, approvisionnements) ; 4 – la
langue latine (pour coder et décoder l’information émise ou reçue par le messager) ; 5 – un État central leveur d’impôts et donneur d’ordres (Senatus
populusque romanus) ; 6 – un système de représentations collectives (morale, discipline, volonté de puissance). Enlevez l’un ou l’autre de ces éléments,
par hypothèse, et le cavalier est paralysé. Soit physiquement (1, 2, 3), soit
mentalement (4, 5, 6). Ce que Nietzsche disait des philosophes vaut-il également pour les spécialistes de la « Com » : « Leur péché originel, c’est le défaut de sens historique » ? Et ajoutons en corollaire – stratégique. Hypothèse
que les médias soient des armes, et non des tuyaux ou des prothèses (voir
les réflexions de F. B. Huyghe). Tout porte à croire, peut-être à tort, que dans
la galaxie info-com, on estime parfois que le matériel de guerre (MO) suffit à faire la guerre sans personnel ajouté, soit sans 1 – un corps de bataille,
armée commandée et hiérarchisée, 2 – un gouvernement central en amont,
fixant les buts de guerre et 3 – les écoles de guerre, formant le personnel à
la stratégie, tactique et maniement du matériel (OM).
Tel serait l’effet des découpages disciplinaires en vigueur, et en particulier du cloisonnement universitaire sciences-po/info-com : négliger que les
actes et appareils de communication font partie intégrante des contraintes
communautaires, en oubliant que les opérations symboliques, à base technique, s’emportent sur un fond bel et bien « politique ». (Le journal du Parti
tire sa force du Parti, même si ce dernier n’existerait pas sans son journal.
Le prêche du prédicateur tire son efficace de l’église à laquelle il appartient,
etc.). Les signes n’ont pas leur moteur incorporé. Les recherches empiriques
« à l’américaine » remplissent la moitié du programme, le dispositif sémiotique sans l’agencement immobile et moteur (la force des institutions, et a
fortiori des religions, tenant à leur immobilité). Or les télécoms-du-temps –
la politique est l’art de durer, le temps d’imposer ses codes à autrui – négocient sans cesse avec les télécoms-de-l’espace (trop souvent modélisés à partir du squelette téléphonique et synchrone « émetteur-message-récepteur »,
quand il s’agit de construire stratégiquement cette synchronie, enjeu d’un
rapport de forces entre communiquants). À noter que l’amputation d’un médium à double trame, toutes charnières abolies, peut également s’opérer en
sens inverse, au détriment de la machinerie et de ses contraintes internes,
au bénéfice de l’agencement politique externe. C’est la tendance des sociologies « à l’européenne », emblématisée par l’École de Francfort 1.
14
niques d’assujettissement des
masses et systèmes de domination
symbolique
en activité
(illustrées aujourd’hui par
l’ami Pierre
Bourdieu et
son école).
Histoire des quatre M
On pourrait construire le concept de «médium », par un tableau de ce genre :
DISPOSITIFS TECHNIQUES
DISPOSITIFS ORGANIQUES
1. La surface d’inscription
(rouleau, tablette, codex, etc…)
1. le vecteur linguistique
(araméen, latin, anglais, etc…)
2. le registre symbolique
(écrit, image, son etc…)
2. L’institution–relais
(églises, États, écoles, partis, etc…)
3. L’appareil de reproduction /
diffusion
(un–un, un–tous, tous–tous, etc…)
3. Les rituels, codes et matrices
par elle véhiculées.
= M.O.
(matière organisée)
= O.M.
(organisation matérialisée)
Schéma que l’on pourrait étendre à la sphère de circulation des signes et des
hommes dans son ensemble :
MOYENS DE CIRCULATION
AGENTS DE CIRCULATION
1. Le support ou médium passif
(la route, l’écran, le papier, etc…)
1. Le milieu porteur
(culture romaine, hellenistique,
ouest-européenne, nord-américaine etc.)
2. Le véhicule proprement dit ou
médium actif
(bicyclette ou voiture, alphabet ou
idéogramme, image peinte ou
photo, etc.)
2. Le corps conducteur , organisme de rattachement ou
d’appartenance
(l’Établissement, l’Entreprise,
l’Institution, — Musée, Éditeur,
École, Chaîne, etc.)
3. Le réseau ou médium distributif
(routier, imprimé, hertzien, numérique, etc…)
3. le code inducteur
(les modes de configuration interne du message)
= M.O. -> l’outil
= O.M. -> le geste
Médiums techno-typiques, objectifs, cartographiables, aux performances mesurables (vitesse, surface, volume, débit, coût, etc.)
Médiums ethno-historiques, relevant d’une ingéniérie subjective,
souvent réflexe, coextensive aux
agents et invisible d’eux.
= Le monde des objets
= Le monde de la vie
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Si j’applique ce découpage à l’émission de télé que j’ai regardée hier soir
dans mon village, j’obtiens ceci. Support : écran + tube cathodique. Véhicule :
l’image-son électronique, direct ou différé. Réseau : voie hertzienne terrestre
(TDF, filiale de France-Télécom). Milieu porteur : le monde francophone. Corps
conducteur : l’établissement industriel et commercial, public (France 2 ou 3),
ou privé (TF1, Canal +). Code inducteur : l’esprit maison, matérialisé par la
grille des programmes, déterminant habillage, format et genre (talk-show, direct, magazine, plateau, etc.). Trois observations sur ces coupes anatomiques :
1. Les deux colonnes désignent des réalités matérielles objectives, dans
le fait entremêlées, mais qui ne sont pas du même ordre. L’école-bâtiment
irait dans une colonne, l’école-institution dans l’autre, mais les deux s’impliquent l’une l’autre. Cela dit, le segment MO est de l’ordre de l’ustensile,
de l’artefact, ensemble d’éléments inertes, manipulables et éventuellement
débranchables. Le segment OM s’apparenterait plutôt à l’ordre des organismes,
totalités englobantes et vivantes d’une vie relativement autonome. On pense
et communique avec de la MO, mais dans des OM (un moine anachorète du
mont Athos sans moyens de communication à sa disposition continuera de
prier dans sa langue, à travers son ordre et son église, dans les formes liturgiques du récit chrétien). Où l’on voit qu’un dispositif technique d’universalisation spatiale des messages, comme le Word Wide Web, ne lève pas
l’hypothèque, en amont, des totalités historiques où restent pris malgré eux
les intervenants sur le réseau, à commencer par la langue qu’ils utilisent et
qui, en tant que « naturelle », paradoxalement, renvoie à un territoire particulier, à un État déterminé, à une communauté anciennement instituée.
« Une langue est un dialecte qui a des canons. » L’américain en a plus que
le hindi. Communiquer en américain (en français ou en espagnol), ce n’est
pas seulement emprunter un code, c’est ipso facto propager une mémoire et
épouser un programme ; c’est reconduire un rapport de forces politico-économique en collaborant, si peu que ce soit et malgré qu’on en ait, à la reproduction d’une totalité nécessairement, historiquement et institutionnellement dominante, a fortiori exclusive de celles qu’elle a dû dominer pour
s’imposer comme « naturelle ».
2. Distingués à des fins d’analyse, ces segments font un seul ensemble,
historiquement articulé. L’invention de l’écriture a produit du texte (MO 1) ;
un nouveau système de reproduction des textes, l’imprimerie (MO 2) produira en quantité des objets livres (MO 3), inséparables d’un milieu technique et humain de production et diffusion de textes (l’atelier + la librairie), milieu suscitant à son tour l’expansion et l’officialisation des langues
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Histoire des quatre M
nationales (OM 1), les diverses institutions de la République des Lettres –
académies, bibliothèques royales, périodiques savants, cabinets de lecture,
etc. (OM 2) –, porteuses à leur tour de matrices discursives et de formes de
sociabilités précises (la notion et les droits d’auteur, la forme correspondance,
le discours de réception, le salon, la communication, etc.…). À l’intérieur
de chaque bloc circulatoire, les causalités ne sont jamais à sens unique ni
définitivement réparties. Cependant, si dans l’effectuation individuelle des
opérations symboliques, la MO opère sous les et aux conditions des OM, il
n’est pas interdit de supposer que les révolutions techniques, côté M.O, déterminent à plus ou moins long terme les évolutions institutionnelles et mentales, côté OM. Déterminisme mis à part (voir Abécédaire), insistons sur ceci :
tous les étages ici abritent des forces productives, travailleuses et transformatrices, avec des effets cognitifs, imaginaires, sociaux et politiques propres
à chacun. Aucun ne peut être dit inerte et neutre, et pas plus le médium dit
passif que les autres.
3. Pour clarifier en simplifiant : l’étude des faits de communication, comme
transport d’informations dans l’espace, peut, à la limite, se cantonner aux
différents paliers de la MO, alors que l’étude des faits de transmission, transport dans le temps, doit embrasser les deux colonnes, en réinsérant les
connexions établies de point à point ou de lieu en lieu dans les filières collégiales de la longue durée transformatrice. Essayez un peu de raconter comment Jésus de Nazareth est devenu « Christ », et la figure idéale « Jésus-Christ »,
christianisme organisé et organisateur, à l’aide des seuls « moyens de communication », ou des médias dans leur acception commune 2…
Phase III. Le milieu
Si le médium, devenu catégorie de pensée à part entière, force à rompre avec
la sous-estimation de l’outil vu comme instrument, l’inessentiel moyen des
conceptions humanistes, il ne saurait se suffire à lui-même. Car si les rapports entre les hommes sont médiatisés par l’interface technique (résultat d’une
action de l’homme sur la matière), la matière elle-même a une histoire, celle
des milieux techniques qui se sont succédé sur la planète depuis le premier
silex taillé. Le XIXe siècle, avec Lamarck et Darwin, a importé le terme et la
notion de milieu de la mécanique dans la biologie, et le monde vivant en a
été soudainement éclairé. Pour l’élucidation des phénomènes culturels – à un
palier supérieur de complexité –, il n’y a pas moins de fécondité à en attendre.
17
2. Chacun, làdevant, pourra s’amuser à
valider, ou à
controuver,
cette grille de
lecture en
remplissant
les pointillés
selon ses intérêts. Médiologie du
phénomène
chrétien
au cours
des deux premiers siècle?
Lisez Sachot.
Colonne de
gauche, pour
les vecteurs et
supports matériels : écriture oralisée,
visuel inexistant; microcommunautés
de mémoire,
avec prédicateurs-organisateurs itinérants, le long
des routes
maritimes et
terrestres de
l’Imperium ;
papyrus + homélie (en attendant l’irrésistible
codex). Colonne de droite, vecteurs
institutionnels : l’araméen, suivi
de la diction
du message
en langue
grecque,
après la destruction de
l’État d’Israël
(phénomène
politique aux
retombées
théologiques
décisives); la
secte néojudaïque,
Et nombreuses ont été les voies d’accès à l’idée d’écologie culturelle. Résumons
télégraphiquement ce que peut nous apporter la fonction milieu.
1. Elle empêche de fétichiser la région « média », en prenant la partie pour
le tout et l’effet pour la cause. De même que l’homme comme être vivant
n’échappe pas à la loi générale des vivants, les appareillages techniques baptisés médias n’échappent pas aux lois de tendance qui président à l’évolution de la technosphère, telles que Leroi-Gourhan et Simondon ont pu les
dessiner : croissante intégration des fonctions, convergence des normes, miniaturisation, rendement maximal (obtenir le meilleur résultat avec le
moindre effort possible), etc. Ils sont une branche parmi d’autres de ce courant millénaire, en sorte que, pas plus qu’ils n’ont en eux-mêmes leurs lois
d’engendrement, une philosophie de la communication ne peut pas vivre de
sa propre substance. Sauf à confondre l’effet et la structure.
2. Prévenant le mirage amnésique d’une modernité autosuffisante, baignant dans l’inouï, le sans-précédent et le stupéfiant, la notion de milieu réinsère prudemment les techniques actuelles de transmission/communication
dans l’histoire longue des relations de l’espèce avec la nature. La dynamique
des transformations à l’œuvre dans notre environnement matériel reconduit
de fil en aiguille au paléolithique et cet allongement de l’histoire, cette remise en perspective sont sources d’intelligibilité. Le médiologue est spontanément hypermétrope : il voit mieux loin que près. Aussi doit-il s’entraîner
à porter sur son environnement immédiat un regard paléontologique, en observant plutôt ce que ses contemporains ont sous les doigts que sur les lèvres.
Préhistoriens et archéologues font figure, à cet égard, de médiologues plus
chanceux que nous puisque, n’ayant affaire qu’aux témoins matériels du passé,
ils n’ont pas le choix. Il leur faut reconstituer les univers symboliques révolus par le biais des matériaux, objets et appareillages. Ils peuvent, via la « culture matérielle», aller à l’os de l’évolution sociale (au silex, au fer, au bronze…),
sans fioritures ni leurres de complaisance. Redisons-le à notre façon. « L’évolution humaine est lisible dans les objets, elle ne l’est pas dans les actions. »
Si, par construction mentale, vous voyez deux sapiens sapiens en train d’en
torturer un troisième, de jouer à la balle ou de prier un dieu, aucune de ces
actions ne vous permettra de dire à quel siècle, ni même à quel millénaire
ces hommes vivent. Si, en revanche, vous les voyez tenant un chopper à la
main, une herminette ou une scie électrique, vous saurez aussitôt où les situer dans l’échelle du temps. Datation approximative qui ne vaudra pas jugement de valeur, mais donnera un éclairage généalogique utile aux machineries du moment. Utile en quoi ? En ceci que les variations des différents
18
puis l’école
de pensée, la
scholé hellénistique; le
modèle de
l’homélie synagogale, relayé par celui
du discours
de vérité, à la
grecque. Tous
ces éléments
relevant d’un
macro-milieu
de transmission assez
bien repérable historiquement, la
logosphère.
Médiologie
d’un des
Beaux-Arts,
la peinture, à
l’instant t?
MO1 = les
matériaux
utilisés (pigments, huile,
toile, cadre,
etc.).
MO2 = l’organisation interne de la
profession
(atelier, académie, école,
assistants,
etc.).
MO3 = les
types d’objets
manufacturés
(amovibles,
ou immobiliers, tableaux,
fresques, gravures, etc.).
OM1 = les
codes figuratifs (perspective linéaire,
«manières»
ou conventions sociales). OM2
= l’organisation institutionnelle des
fabricants et
Histoire des quatre M
agents de circulation du
goût (musées,
galeries, collectionneurs,
critiques,
commissaires
priseurs, etc.).
OM3 = les rituels du catalogue, vernissage, vente
aux enchères,
célébration,
regroupements en
écoles ou
mouvances,
mises en valeur de l’artiste, etc. C’est
artificiellement, bien
sûr, qu’on
distingue,
sur le papier,
ce qui doit
rester, en fait,
emmêlé pour
pouvoir
produire,
en toute innocence et spontanéité, pour
les esthètes
comme pour
les artistes,
l’effet peinture. Car en art
les humains
s’entrelacent
si bien aux
choses qu’on
ne sait plus,
qu’on ne doit
surtout pas
savoir ce qui
relève de la
création ou de
la réception,
et si c’est
l’objet d’art
qui fait le
sujet de goût,
ou l’inverse.
Notre histoire
esthétisante
de la peinture
universelle en
tient pour la
milieux techniques permettent de raisonner à partir de similarités et de différences, en isolant, par l’observation des variations concomitantes (ou non),
les corrélations fonctionnelles existant entre tel trait culturel et tel tournant
technique. À l’instar des sciences d’observation (et sans prétendre pour autant audit statut), la médiologie est essentiellement comparative (voir
Abécédaire) ; et elle ne peut l’être qu’en évoluant librement dans la diachronie
machinale, en transportant idéalement un comportement, un procédé, un
geste artistique ou une institution sociale d’un milieu technique ancien à un
milieu technique nouveau, pour découvrir ce qui a changé et ce qui est resté.
3. Le milieu décentre, pluralise et relativise. Il remplace l’entité par la
relation. Notion sciemment totalitaire, elle aide à déjouer l’individualisme
prétentieux du sujet constituant. Elle incite à penser « population », « niche »,
« écosystème », en lieu et place de nos chères illusions d’autonomie. Nos idées
les plus originales opèrent encore en bande, en mouvance, par ambiance interposée ; et le sujet communiquant (le rituel « émetteur ») est le plus souvent un collectif par délégation ou une machinerie incorporée. Le dehors est
dedans, mais le milieu anonyme, externe-interne, se cache derrière la réalité sensible qu’il fait exister (l’englobant est toujours moins accessible que
l’englobé, et le musée nous semble moins intéressant que l’objet qu’il expose, et qu’il institue, ce faisant, en œuvre d’art)
4. Le milieu explique. L’étrier, en Chine, n’a pas « donné » la chevalerie ;
ni l’imprimerie en Corée, une Réforme. Sans vouloir transporter à l’aveugle
le modèle darwinien de la lutte pour la vie, la notion de médiasphère (mégamilieu de transmission et transport) est un des facteurs qui permet de comprendre la survie ou la disparition de telle ou telle formation culturelle, si
l’on veut bien se rappeler la définition de la culture par un biologiste : « réponse adaptative à un milieu », ou encore par un ethnologue : « la réponse
donnée par les hommes aux contraintes des milieux où ils vivent… ». En ce
sens, il faudrait prendre au sérieux, pour la radicaliser sur cette sorte particulière de macro-système technique qu’on appelle « médiasphère », la remarque banale : « voilà bien un type d’intervention, de discours, de format,
d’esprit qui ne passera jamais à la télé… ». Chacun sait qu’une idée juste ou
une invention des plus utile peut être rejetée par un milieu qui ne lui offre
pas de prise, qui n’est pas prêt à l’accueillir. N’y aurait-il pas à chaque époque
une sélection médiale des propositions d’objets et d’idées, à la fois conformées et filtrées par le milieu de transmission, comme il y a dans la nature
une sélection par le milieu naturel des espèces pertinentes et performantes ?
La médiologie (et cela aussi s’écarte de l’orthodoxie info-com) voudrait
19
succession en
interne de
créations singulières; elle
compose,
avec Elie
Faure, Malraux et René
Huyghe
(pour s’en
tenir aux
compatriotes)
la grande galerie des démiurges.
L’histoire sociale de l’art,
avec Haskell,
Baxandall et
Alpers, focalise sur les
médiateurs
d’art-commanditaires,
collectionneurs, galeristes – disons
le milieu «externe». MO
contre OM
Le médiologue, lui,
soupire, après
l’aller-retour
MO - OM,
par le biais
d’incessants
et minuscules
va-et-vient.
articuler systèmes de communication et moyens de locomotion. L'outillage
d’une société, qui constitue pour ainsi dire l’ossature de ses chairs symboliques (de sa mentalité, son imaginaire, ses croyances, son rapport concret à
l’espace et au temps abstrait), détermine un espace-temps pratique, mesuré
par ses capacités (techniquement déterminées) de mise en mémoire et de déplacement. L’espace grandit et rétrécit en fonction des vitesses, et le temps
se dilate ou se contracte en fonction des mnémotechniques à disposition. Le
véhiculaire se partage difficilement entre l’espace et le temps (longtemps confondus, tant que la vitesse de circulation des messages s’alignait à peu près sur
celle des hommes). Après le décrochage des années 1840,
en Occident, on ne peut s’empêcher d’observer que télécoms et transports «avancent » d’un même pas, à chaque génération technologique : le télégraphe électrique a fait système avec le chemin de fer, le téléphone avec l’automobile, la
radiophonie avec l’aviation, la télé intercontinentale avec le lanceur spatial.
Symbolique n’est-il pas, par étymologie, tout ce qui réunit et fait lien ?
Ce qui fait qu’on partage un même temps et un même espace ? Être ensemble,
quelle que soit la taille du rassemblement (clan, tribu, nation, fédération),
c’est faire territoire et faire devenir. La façon de faire territoire dépend des
moyens de locomotion ; la façon de faire devenir des moyens de consignation. La communication de messages linguistiques n’est qu’une partie du chevillage symbolique – et peut-être pas la plus fonctionnelle. Sans doute, la
capacité de modifier l’économie de l’espace et du temps n’est-elle pas donnée à n’importe quel outil, machine ou instrument. Tout objet ouvragé (MO)
fait sens et signe : le vêtement, le lit, l’instrument de cuisine. « Étudiez un
objet, disait Haudricourt et la société viendra avec. » Un code social, une personnalité ethnique peuvent se nicher dans une cafetière, une araire, un manche
de couteau. N’importe quel objet, fût-il utilitaire, peut être sémaphore ; n’importe quel objet ne permet pas de vaincre l’absence ou de raccourcir les distances, de domestiquer l’étendue et la durée. L’horloge le fait, et le papier,
indirectement (comme un formidable agent de conservation et circulation
du temps à travers l’espace) ; non la baignoire ou la fourchette. La machine
à laver, le hachoir, la maison ne rentrent pas dans cette catégorie ; la machine à écrire, le calame et le monument, oui. Ceux-là sont des artefacts explicitement destinés à enregistrer et perpétuer une information. De même
s’intéressera-t-on en priorité à tout ce qui a pu accroître la mobilité du bipède. La vie elle-même est conquête de la mobilité, et la technique, « prolongation de la vie par d’autres moyens » (Leroi-Gourhan). Comme l’écriture fut une extension du cerveau, la roue fut une extension de la jambe ; et
20
Histoire des quatre M
le deux-roues une prolongation de la vie par le pédalier. Premier engin de
locomotion individuel, la bicyclette a remanié le proche et le lointain, désenclavé les isolats en élargissant l’horizon individuel, réduit les territoires. L’alphabet vocalique, machine collective à décomposer les sons, a redistribué
l’actuel et l’ancien, catapulté au loin les significations, bouleversé les régimes
d’autorité. Une écriture est une chronotechnique, une bicyclette, une spatiotechnique. Ces deux suppléments de vie, non programmés génétiquement,
ne fonctionnent pas seulement en indicateurs mais en embrayeurs, d’un nouveau monde culturel, l’historicité, la mobilité pour tous. Ne poussons pas le
baroque transversal jusqu’à mettre sur le même plan une technologie intellectuelle pivotale et un accessoire mécanique important mais voilà qui
pourrait faire un premier tri entre les petites choses banales qui intéressent
notre propos et les autres. Rien de ce qui est matériel ne nous est étranger ?
Non. Beaucoup d’ustensiles nous indiffèrent, quoiqu’ils puissent être capitaux et passionnants pour un ethnologue ou un historien. Le mobilier, les
bijoux, les bidets, les lampes. Ne tomberont dans l’escarcelle que les trucs
et bidules susceptibles de modifier les relations sensibles de l’homme à l’homme
en modifiant leur temps et leur espace vécus – frayés, jalonnés, représentés,
cartographiés et aménageables. C’est-à-dire leur milieu, indissolublement
physique et symbolique, spatial et mental : leur médiasphère.
Phase IV et ultime. La médiation
L’ion, le suffixe de l’action, vient en dernier mais pour dynamiser les étapes
antérieures. Mobilisation de l’inerte, et récursion logique. La médiation revient en arrière pour habiter du dedans le message, qui n’existe pas indépendamment de ses médiums et milieux de transmission. Qui n’est pas le
point de départ mais le résultat de son propre processus de transmission (Jésus
descend du Christ, et non l’inverse). Dépister le tout-fait comme un se-faisant, et le transmetteur en transformateur : ce n’est pas si facile qu’on peut
le croire, et d’autant moins que le médium est en général, et les médias en
particulier, une médiation déniée, autoraturée (une bonne transmission est
une transmission qui s’efface, et plus technicisée elle sera, mieux elle saura
se faire passer pour naturelle). Le propre des médias presse-bouton, fascinante magie, stupéfiant maison, dopant indétectable, n’est-il pas d’irradier
dans les corps la sensation même de l’immédiateté (ou l’impression d'une
équivalence faits/informations, comme si l’appareil d’information ne prélevait, ne recadrait, n’amplifiait et finalement ne fabriquait pas le fait).
21
3. André
Leroi-Gourhan, Le
Geste et la
parole , Albin
Michel, 1964,
p. 196.
Mode opératoire, la médiation est plus fondamentalement un statut zoologique – le sceau propre à l’animal humain, le ressort de son incessant devenir. Le sapiens sapiens est un se-faisant, un récurrent dehors/dedans, un
système constamment relancé de secours mutuel entre la main et la face, Le
Geste et la parole – titre du livre récapitulatif (et pour le soussigné, fondateur) d’André Leroi-Gourhan. À la suite de Mauss (qui avait montré que les
plus naturels de nos comportements sont médiatisés par un apprentissage
technique), mais avec plus de recul et de précisions documentaires, le préhistorien a établi que la langue et l’outil sont « l’expression de la même propriété de l’homme » 3. Plus que prothèse, ajout ou complément, il fait découvrir dans l’objet fabriqué un élément constitutif du sujet fabriquant,
l’histoire de ses outils devenant celle-là même de l’espèce (voire, à mon humble
avis, notre seule histoire véritable, non-répétitive et non-programmée,
comme l’est à tant d’égards l’histoire dite politique et sociale), le seul domaine où « ça bouge pour de bon ». La technique a inventé l’homme, la technogenèse est la face externe de l’anthropogenèse, l’humain se construit par
de l’anhumain. Au philosophe, théologien honteux, qui ne se lasse pas de
dénoncer la « déshumanisation » (la réification, l’aliénation, l’inauthenticité,
technique, comme métaphore de la chute et du péché originel), l’anthropologue répond : non, hominisation. La médiation par extériorisation n’est pas
le mauvais moment à passer de l’intériorité, c’est le moment fort de l’humanitude. L’objet pousse le sujet à se dépasser. Il le démultiplie, l’intensifie, l’allonge. La bibliothèque dépasse les capacités de notre mémoire, le livre
est plus profond que son auteur ; « l’outil vaut plus que notre main », « les
appareils sont en avance sur les hommes », comme le répète, envers et contre
nos idéalismes-réflexes, François Dagognet, notre grand dérangeur et déménageur. C’est bien pourquoi ceux qui savent analyser les machines du jour
explorent le lendemain des hommes.
Où l’on devine que l’approche médiologique pourrait déboucher un jour,
au-delà d’une mise à l’honneur renouvelée des instruments concrets de la
pensée (les technologies intellectuelles) et des vecteurs de transport (les ingénieries spatiales) – tâche déjà bien avancée par de multiples chercheurs
(Goody, Latour, Havelock, etc.) – sur une nouvelle façon de philosopher, de
décrire le monde et de raconter des histoires. La prise en compte de l’effetretour ne date pas non plus d’aujourd’hui. Ethnologues et sociologues nous
ont appris ce que l’homme fait à ses outils (l’empreinte sociale des artefacts).
Technologues et épistémologues, nous ont appris ce que ses outils font à
l’homme (plutôt du bien). La diagonale médiologique croise les registres «tech-
22
Histoire des quatre M
nique » et « culture », instrumental et sociétal, qui ne sont pas, on le sait bien,
des continents séparés ni des entités en soi (sauf dans les gigantomachies
d’apocalypse « l’Homme contre les Machines »). Cette attitude fait émerger
une logique ternaire et non binaire, loin de notre dualisme héréditaire. Elle
force à prendre douloureusement congé du sol grec et des oppositions fossiles qui nous téléguident encore : original/copie, puissance/acte, interne/externe, substrat/phénomène, spirituel/matériel. Sans doute lui préfère-t-on à
présent des tandems plus « techno » : réel/virtuel ; support/code ; vecteur/message, etc. Le legs, le joug n’est-il pas celui, en catimini, d’une théologie paresseuse et spontanée, celle où l’on trouvait au départ une origine, puis un
processus ; un Créateur, puis des créatures ; une Essence, puis ses phénomènes ;
une Fin idéale, puis des moyens subordonnés ? Le renversement médiologique
ne va donc pas de soi. Non, il n’est pas aisé d’admettre, et encore moins de
faire admettre que l’origine est ce qui se pose à la fin ; que le milieu extérieur
est intérieur au message, et la périphérie au centre du noyau ; que le transport transforme ; que le matériau d’inscription dicte la forme d’écriture ; et
qu’en général nos finalités se règlent sur nos panoplies. Il n’y a pas, pardon
Péguy, d’un côté la (bonne) mystique et de l’autre la (mauvaise) politique.
L’esprit vient par le corps, il est « de corps ». La mystique est la récompense
d’un réalisme bien conduit, et le pragmatisme se mourrait sans mystique aucune. Pas d’entités face à face : des corrélations en fonctionnement.
Ce qu’on peut traduire, en programme de recherches, par un : « l’objet
de l’étude n’est pas un objet, ni une région du réel (les médias), mais les rapports entre objets, ou régions. Entre une idéalité et une matérialité ; un sentiment et une machine ; une disposition et un dispositif ». Soit la formule hugolienne : ceci tuera cela, où ce n’est pas le verbe qui compte (on peut en
discuter) mais le tableau à double entrée, ceci et cela, Gutenberg et l’architecture, le caractère mobile en plomb et l’autorité du pape. L’étude du vélo
en soi n’a rien de médiologique ; sauf lorsqu’est examiné le rapport existant
entre l’invention bicyclette et le féminisme, le cinétisme en art, l’individualisme démocratique, etc. L’étude de l’idée de nation non plus ; sauf lorsqu’est
envisagé tout ce qu’elle doit aux réseaux routiers, ferrés, postaux, télégraphiques, électriques, et ce qu’il en advient avec une seconde génération d’infrastructures transmissives. Une étude du désir d’immortalité serait bienvenue en soi ; elle ne deviendrait médiologique que si on s’attache à montrer
comment ce sentiment moral s’est transformé au contact et sous l’effet de
la peinture, du cinéma, de la télé, l’évolution des techniques figuratives en
général. Ainsi, ce que les phénoménologues demandaient à « la variation ei-
23
détique » (modifier idéalement les propriétés d’un objet empirique pour en
découvrir intuitivement l’essence), le médiologue le demande aux variations
technologiques d’une faculté, d’un comportement ou d’une institution.
Élucidation dont la fécondité ira croissant avec les aléas épistémologiques,
selon le degré d’ouverture du cadrage. On limitera les risques en s’en tenant
à un premier degré d’analyse, l’interaction intra-système. Par exemple, pour
le livre, le mode imprimé de reproduction (technique) et l’organisation interne
des textes (culture) ; pour l’image fixe, la numérisation et la photo d’art (ce
que l’ordinateur fait aux Cartier-Bresson) ; ou encore, pour le cinéma, comment le magnétoscope a bouleversé la cinéphilie. On augmentera le plaisir en
passant au deuxième degré : l’interaction inter-systèmes. Par exemple, ce que
l’apparition de la photographie a modifié dans l’art de peindre, et l’art en général (Walter Benjamin ayant ici donné l’exemple) ; ce que l’électricité a changé
dans l’architecture (engins de levage et gratte-ciel) ; ou le direct télévisuel dans
le Tour de France, produit direct du journal imprimé. On peut aussi, au risque
de l’invérifiable (en première vue), atteindre au nirvana de l’illumination, à
la « connaissance du troisième genre », si l’on aborde les interactions transsystèmes. Par exemple, les relations de dépendance unissant la typographie
au plomb et l’idéologie socialiste (Régis Debray, Cours de médiologie général), le cinéma et la construction nationalitaire (Jean-Michel Frodon, La projection nationale), ou encore les modes de représentation visuelle et les dispositions personnelles à l’héroïsme (Hélène Puiseux, Les figures de la guerre).
Il va de soi qu’une même enquête peut ouvrir le compas par degrés successifs, pourvu qu’ils soient documentés, en reliant comme pertinents des ceci et
des cela de plus en plus éloignés (en apparence) – un même phénomène pouvant ainsi se révéler passible des trois niveaux de corrélation sus-désignés.
Avouons-le : la raison médiologique n’est pas le fin mot de l’histoire. Pour
le savetier, c’est la chaussure qui fait marcher les hommes ; pour le savant
ou l’épistémologue, l’acquisition des connaissances est en amont de tout, et
du savoir bien réparti sortiront la démocratie, l’amour et la fraternité humaine ; pour l’économiste, tout ici-bas est travail et valeur ; pour le psychanalyste, la libido mène le bal, et le juriste fait pivoter l’univers sur son code
civil. Idiotismes de métier… Un artisan-médiologue, quant à lui, n’oublie
pas qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute la médiologie passée, présente et à venir. Il ne voit pas midi à son médium. Il se
dit simplement : voilà peut-être, sinon une source particulière de connaissances à espérer, du moins un mode original de connaissances à explorer.
24
Reconnaissance
Paul Valéry
L’auteur de Monsieur Teste, champion
officiel de l’intellect, délégué général de
l’Esprit, aurait pu commencer par un : le
corps n’est pas mon fort. C’est tout le
contraire. « Ce qu’il y a de plus vil au
monde, n’est-ce point l’Esprit ? C’est le
corps qui recule devant l’immondice et le
crime. » (Choses tues). Il restait bouche
bée devant certain spiritualisme bien pensant. « Âmes, communication directe des
pensées, immortalité, esprits et toutes ces
suppositions – ont pour fondement commun l’inutilité des moyens, des sens, des
corps, des mécanismes. Voir sans yeux,
vivre sans chair, toucher sans doigts, agir
sans acte, savoir sans apprendre, se mouvoir sans mobile ; et surtout, mourir sans
mourir, voilà le principe et l’étrange principe. » Paradoxe de Valéry. L’enchanteur
exact, le prétendu géomètre de l’Idée pure
qui flairait la foutaise derrière la majuscule a passé sa vie à réfléchir sur le nez de
Cléopâtre (« il y a d’énormes monuments
qui ont tenu à des puissances du
larynx »), aux opérations les plus négligées, aux matérialités minuscules, aux
logistiques les plus précises du Beau et du
Vrai. On pourrait composer un recueil de
morceaux choisis du matiériste académicien qui étonnerait plus d’un idéaliste.
Chez le provocateur matutinal de Mauvaises pensées et autres, en pointillés ou à
petites touches, on trouvera les découvertes d’Elizabeth Einseinstein, McLuhan, Jack Goody et Bruno Latour. Sur le
papier, le microscope, l’inscription, le
procédé de conservation, la spatialisation
de l’écrit – l’essentiel y est dit. Pronostiquant dès 1927 « l’égalisation technique
croissante des peuples », il ajoute :
« Enfin, accroissement rapide et fantastique des moyens de communication et de
transmission » (Regards sur le monde
actuel). Il annonce, dès alors, captivé par
la radio, l’arrivée de « sociétés pour la dis-
tribution de réalité sensible à domicile » –
nom charmant pour les sociétés de télévision – et des caméras sous-marines :
« Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux
encore, et saura-t-on nous faire voir
quelque chose de ce qui est au fond de la
mer… On en verra bien d’autres » (La
conquête de l’ubiquité). Valéry fait véritablement exception dans la caste technophobe et lettrée de sa génération par sa
compréhension fine de la radio, de la
photographie et du cinéma. Non content
de scruter « les techniques au service de la
pensée », il a constamment et soigneusement pris sur l’œuvre d’art le point de
vue technicien du « comment ça se
fabrique ? » – et pas seulement comme
poète avec sa chaire de « poiètique » –
mais comme esthète curieux de théâtre,
musique, peinture, sculpture. « Devant
ces objets, dès qu’ils me retiennent, je ne
puis que je ne m’essaie à me restituer par
l’esprit le poème perdu de leur
génération… Rien ne m’excite plus que
l’idée de ce drame de transformations que
l’on peut rêver mimé, dansé, figuré
devant soi… » Conseil. Dès qu’un bicornu
se met à vous bassiner avec l’Esprit-plusfort-que-la-Matière,
les
Idées-quimènent-le-monde et autres prudhommesques sublimités, sortez votre Valéry,
non votre revolver. C’est notre agent sous
la Coupole.
Régis Debray
25
LOUISE MERZEAU
Ceci ne tuera
pas cela
Louise
Merzeau,
Strates
© L. Merzeau,
1998.
Médiologie est le nom que nous posons sur un
certain regard. Celui de l’idiot à qui l’on
montre la lune, et qui regarde le doigt ; celui
de l’étranger, qui ouvre de grands yeux sur ce
que nous ne voyons même plus ; celui du funambule, qui ne voit pas le vide mais la corde
où il avance en équilibre. Platon, Hugo,
Benjamin ou Leroi-Gourhan ont habité ce regard, avant Régis Debray. Mais un regard n’est
pas une propriété. Ce n’est pas même une demeure où l’on pourrait séjourner. C’est un
risque, un inconfort, une attente. Un faisceau
de questions qui se croisent, s’aimantent et se
heurtent. La médiologie n’est à personne,
pas même aux médiologues. La médiologie
existe parce qu’elle s’invente, à chaque fois
qu’un funambule insensé traverse nos contrées.
27
Les logies ne tueront pas la médio (et réciproquement)
Passeuse de sens, la médiologie tricote les savoirs et les doutes, les voix et
les voies. Et ce n’est pas à un médiologue qu’on apprendra à faire des entrechats… Il sait bien qu’avant d’être une discipline, son exercice est une
sarabande, où – comme dans toute praxis – la relation joue aussi fort que
le contenu. Oui, la médiologie est conviviale (et tant pis pour ceux qui traduiront : « Les médiologues sont des fashion victims »). Car on aime à s’y
retrouver autour d’un objet, d’une révolte ou d’une intuition, pour partager
la joie de croire, encore, qu’on peut agir dans la cité en matérialisant de la
pensée.
1. Voir les
n° 1 à 5 des
Cahiers de
médiologie :
«La querelle
du
spectacle»,
«Qu’est-ce
qu’une
route?»,
«Anciennes
nations,
nouveaux
réseaux»,
«Pouvoirs du
papier»
et «La bicyclette».
La médiologie ne délivre pas de palmes et ouvre encore peu de portes académiques. Et si elle se reconnaît des adversaires (puisqu’elle revendique une
différence), elle n’est pas du genre à pratiquer les exclusions. Tous ceux qui
veulent bien la traverser peuvent s’y risquer, sans nécessairement rendre la
carte de leur maison mère. Comme on peut faire de la médiologie sans le savoir (ce qui n’est pas une tare), on peut être médiologue et ingénieur, historien, poète… ou animateur de jeu télévisé. Les doubles cursus sont même
fortement recommandés, tant il est vrai que la médiologie ne saurait se pratiquer dans l’autarcie d’un savoir institué. Il faut être à la fois méditatif et
technicien, artiste et politique, naïf et incrédule, pour prendre les chemins
de traverse qu’elle jette entre les champs, les temps et les discours. Et si nos
Cahiers rassemblent, comme dans un inventaire à la Prévert, quelques philosophes, un journaliste, un plasticien, un sociologue, une photographe, un
économiste, une géologue, deux historiens, un conservateur, une cinéaste,
un psychanalyste et trois ou quatre chercheurs en info-com, ce n’est pas seulement par affinité, mais aussi par intérêt : la communauté utilisera les lumières de chacun pour tenter de construire un nouvel éclairage. S’il devenait un spécialiste ès médiologies, le médiologue perdrait en revanche son
âme (et son corps), car il perdrait sa faculté précieuse de chercher à superposer (société du spectacle et machineries, route et religions, réseaux techniques et Nation, croyance et papier, bicyclette et culture 1…). Il ne parlerait plus que théorèmes ou statistiques, métaphores ou questionnaires. Il
renoncerait à l’inconfort de l’entre-deux, et basculerait d’un seul côté de ces
traits d’union qu’il s’est donnés pour lieux de transit : technique-culture, pensée-matière, opinion-institution, faire-croire… Bref, la médiologie doit cultiver son impureté pour garantir son efficacité.
28
Ceci ne tuera pas cela
2. En 1996,
le Congrès
national de
la Société
française des
sciences de
l’information
et de la communication
portait sur
«Information, communication et
technique»;
en 1998,
il aura
pour thème
«Médiations
sociales, systèmes d’information et
réseaux de
communication», et il accueillera plusieurs
chercheurs
de sensibilité
médiologique.
Partie pour batailler contre les mirages d’une pensée désincarnée, en allant parler corps et technique aux philosophes avec notre pionnier François
Dagognet, elle pouvait difficilement éviter de marcher un jour sur les platesbandes des experts en industries culturelles et autres NTIC. Résultat : la philosophie préfère l’ignorer (comme une excroissance bénigne), pour filer un
amour platonique avec la sagesse ; l’info-com lui reproche ses humanités
(comme une tache de naissance infamante). Des gens de lettres qui font du
style sur le dos des réalités, quand d’autres trempent depuis longtemps leur
plume dans le cambouis de l’inventaire, de l’enquête et de l’étude de cas…
Pourtant, j’aime à penser que ce fâcheux penchant pour la tournure, l’image
vive et le beau caractère est aussi nécessaire au médiologue que sa détermination d’aller au charbon. Parce que la médiologie réclame le corps et l’affect autant que la méthode (un pied dans la vidéosphère). Parce qu’elle se
griffonne à plusieurs dans d’ardentes controverses, mais ne s’accomplit que
dans l’écriture, où chacun se retire dans ses idées fixes, dans sa mémoire et
dans sa langue (un pied dans la graphosphère).
S’il n’éprouve pas de fausse honte à séduire pour mieux convaincre, le
médiologue sait toutefois cultiver aussi le désenchantement. C’est même sa
principale activité que de rabattre les rêves d’immédiateté (essence, origine,
idée…) sur les petites choses intermédiaires (alphabet, codex, pupitre…) et
les grandes évidences (politiques, religieuses, artistiques) sur les stratégies
obscures qui les fabriquent. Blessure narcissique (comme l’appelle Daniel
Bougnoux), qu’il faut bien compenser par un ton plaisant, pour que Narcisse
s’y penche quand même…
Mais ce n’est pas seulement parce qu’elle serait entachée d’une « légèreté »
littéraire ou philosophique, que la médiologie ne peut ni englober, ni se résorber dans les sciences de l’information et de la communication. C’est qu’elle
repose sur une pensée de la médiation qui ne se reconnaît pas toujours dans
cette discipline.
Sous l’effet des nombreuses questions soulevées par les NTIC, la technique occupe aujourd’hui le premier plan des recherches en info-com,
comme en témoignent les deux derniers congrès de la SFSIC 2. Signe que la
médiologie n’est pas si éloignée de la 71e section du CNU, et qu’elle a même
tout intérêt à reconnaître cette dynamique, pour dépasser notamment la frontière hexagonale qui limite encore trop souvent sa démarche et ses objets.
Sans préjuger de ses orientations à venir, on peut néanmoins remarquer que
la discipline est l’héritière d’une tradition marquée par le refoulement des
29
3. D. Bougnoux, La
communication par la
bande, La
Découverte,
1991, p. 35.
4. S. Proulx,
«De l’utopie
sociale à
l’idéologie de
la communication», Cinémaction
n° 63, 1992.
outils. Bien que les modèles et les théories de la communication se soient
d’abord élaborés à partir de dispositifs techniques, la tekhnè s’est en effet
retrouvée exclue d’un grand nombre d’études communicationnelles, qui n’ont
donc pas de frontière commune avec le champ médiologique. On a par exemple
souvent feint d’ignorer que la cybernétique avait pour finalité la régulation
des informations au sein d’appareils (calcul de la trajectoire d’une cible à
partir de données sur sa position antérieure chez Wiener ; mesure et traitement du bruit dans les télécommunications chez Shannon), pour appliquer
le fameux schéma émetteur-canal-récepteur et ses nombreux avatars à une
communication affranchie de toute médiation technique. Alors qu’elle désignait au départ le système même que l’on cherchait à modéliser, la technique fut ainsi réduite, par un syllogisme pervers, à la portion congrue – et
indésirable – du modèle : si le canal désigne le dispositif ou support matériel qui convoie un message, et si le signal est altéré par les bruits provenant
du canal, alors la technique est, autant qu’un moyen, un obstacle à la communication. Il faudra donc soumettre la critique, l’expertise et le développement des systèmes communicationnels à l’idéal d’une médiation indolore
et transparente, sinon inexistante. « Produite techniquement, la communication prétend ainsi non seulement échapper au monde technique, mais aussi
corriger ses excès 3 ». Car le fantasme d’une relation directe va de pair avec
une instrumentalisation de la technique, qui ne saurait rendre intelligible la
nature exacte de son efficacité. Croire qu’on pourrait communiquer sans intermédiaires, leur attribuer des effets mécaniques, ou prétendre en maîtriser la portée relèvent de la même illusion. C’est postuler un être-ensemble
originel et immédiat, séparé d’un monde de prothèses et d’outils, simples
applications de la volonté humaine. Or, comme le rappelle ici Bernard Stiegler,
on sait depuis Leroi-Gourhan que l’homme est né de la tekhnè, en prolongeant la vie par de l’inorganique organisé. On sait aussi que l’interaction humaine n’est pas plus linéaire que la causalité technique. Sur ce point, le médiologue partage avec le courant pragmatique la conviction que la
communication n’est pas un processus stimulus-réponse, mais un système
circulaire à multiples niveaux de complexité ; et avec le courant sociologique
celle que « les technologies n’existent pas en soi mais se construisent socialement et techniquement à travers les controverses qu’elles suscitent 4 ». Au
mot d’ordre : toute relation technique est pragmatique, il ajoute cependant
aussitôt : et inversement, toute relation pragmatique est technique.
En ce sens, la médiologie se démarque d’une théorie qui dissocie radicalement la communication intersubjective – parce que « la technique y serait
30
Ceci ne tuera pas cela
5. B. Lamizet, «Penser
nos rapports
à la technique», Actes
du 10e
Congrès national des
sciences de
l’information
et de la communication,
SFSIC, 1996,
p. 15.
subordonnée à la relation » – de la communication sociale, où « la technique
ne serait pas un simple instrument, mais une donnée constitutive de la pratique 5 ». Un tel découpage conduit à ne s’intéresser à la technique qu’en vertu
du « pouvoir que sa maîtrise confère », ou en tant qu’elle participe à la communication médiatée par les organes de diffusion de l’information dans l’espace public. Or de l’outil aux technologies intellectuelles, aucune technique
n’est purement instrumentale, et de la conversation aux rapports de classe,
aucune relation n’est purement sociale. Ou encore : toute technique engage
une médiation active, et tout agir humain passe par une médiation technique.
Car la technique ne donne pas seulement du pouvoir à celui qui en use. Elle
informe, transforme et transporte sa mémoire et son comportement, son savoir et ses croyances, ses appartenances et ses représentations. Tout gain qu’elle
contribue à procurer (en habileté, force, autonomie, mobilité…) se paye par
une perte également structurante pour la communauté, et c’est la négociation entre ce plus et ce moins qui constitue son rôle de médiation. L’attention du médiologue ne saurait donc se focaliser sur les seuls mass-media 5,
mais bien sur l’ensemble des dispositifs inextricablement techniques et humains, qui régulent savoirs, croyances et opinions. Parce que le champ de
la tekhnè n’embrasse pas seulement nos outils, nos instruments et nos machines à communiquer, mais aussi nos savoir-faire – dont certains, comme
les arts de la mémoire, la rhétorique ou le calcul mental, n’informent pas de
la matière. Et parce que tous ces agents de la poiêsis partagent, à des degrés variables, les fonctions d’organisation, de mémorisation, d’affiliation,
de légitimation et de normalisation qui fabriquent le corps social.
Pour les mêmes raisons, le champ d’investigation médiologique (qui n’est
encore fixé par aucun décret) déborde celui des sciences de l’information et
de la communication (qui, pour être assez nébuleux, n’en est pas moins cadré
sur certains secteurs). L’enquête sur les effets culturels des médiations techniques ne peut en effet ignorer des objets comme la bicyclette, l’horloge, la
route ou le télescope. Autant de médias qui ne communiquent aucun message explicite, mais qui accordent les pianos de nos relations, en réglant nos
rapports à l’espace et au temps. Quant à savoir si l’incidence, notamment
politique, des médias de diffusion doit faire ou non l’objet d’un travail médiologique, la question est encore sujette à discussion…
Ce qui intéresse le médiologue n’est pas tant d’évaluer l’interposition des
facteurs techniques dans nos relations, que l’articulation de ces interfaces
aux agents de cohésion et de hiérarchisation que sont les corps constitués.
Examiner les rapports – de filiation, d’alliance ou de tension – entre matière
31
organisée et organisation matérialisée, pour dégager la formation de milieux
socio-techniques et apprécier leurs transformations dans le temps : telle est
la feuille de route médiologique.
C’est pourquoi les sciences de l’information, moins médiatiques que « la
com », ont sans doute plus d’affinités avec les médiologues apatrides, qui
gagneraient d’ailleurs à les fréquenter davantage. Nées du croisement entre
bibliothéconomie, histoire du livre, muséconomie, ingénierie linguistique et
documentation, elles ont beaucoup à nous apprendre sur les pratiques et les
outils de transmission. Mais surtout, elles apportent de solides arguments
en faveur du principe médiologique de la solidarité entre mise en trace et
mise en ordre, inscription et organisation, MO et OM. La plupart des études
en « info-doc » révèlent en effet les corrélations entre supports et lieux de stockage, enregistrement et indexation, classification et recherche, constitution
des corps de métier et politiques patrimoniales, ou Information Scientifique
& Technique et industries de l’information. Il suffit de changer de perspective pour relier les extrémités de la chaîne… et l’on aperçoit les macro-systèmes sociaux centrés sur une mnémotechnie, que nous appelons des médiasphères. Même si la médiologie ne partage pas les finalités des sciences
de l’information – puisqu’elle ne se destine ni à la formation de professionnels, ni à l’expertise ou au développement de produits –, gageons que ces
deux interdisciplines trouveront avec le temps des terrains, sinon d’entente,
du moins d’échanges.
Hugo ne tuera pas les médiologues (et vice versa)
Perspective : c’est bien là qu’on pourra identifier le plus sûrement l’inflexion
médiologique. Car, quelle que soit l’échelle de temps sur laquelle travaillera
le médiologue, il aura comme point de fuite ces grands glissements de terrain, qui font bouger à des rythmes différents les repères spatio-temporels
des groupes humains. Objectif : repérer des stabilités, des tendances, des points
de rupture, des frontières, mais aussi des déséquilibres, des résistances, des
retours, des enchevêtrements. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire des techniques ou celle des mentalités, mais d’élaborer une vision multidimensionnelle qui puisse restaurer l’intelligence des ensembles malmenée par la spécialisation du savoir. En ce sens, on ne peut que souscrire aux recommandations
de Bernard Miège, lorsqu’il conseille de traiter la production culturelle par
la sélection de critères propres à identifier des modèles transversaux (lieu
32
Ceci ne tuera pas cela
6. Cf.
B. Miège, «La
(nécessaire)
voie étroite de
la
recherche»,
in Cinémaction,
n°63, 1992,
pp. 125-126.
7. G. Simondon, Du
mode d’existence des
objets techniques,
Aubier, 1958 ;
B. Gille, Histoire des
techniques,
Gallimard,
«La Pléiade»,
1977.
8. Cf. R. Debray, L’État
séducteur,
Gallimard,
1993, p. 69
et suivantes.
de la chaîne où s’exerce la fonction centrale, caractéristiques économiques
de la branche, segmentation des marchés…), plutôt que par l’examen d’objets faussement autonomes (édition de livres, production et distribution de
musique enregistrée, organismes de radiodiffusion…) 6. Nous voudrions toutefois descendre d’un cran dans l’échelle des focales (mais pas dans celle des
difficultés !), pour élargir l’angle et croiser ces modèles avec ceux de l’organisation sociale et de la production symbolique. Ou encore : suivre les voies
ouvertes par Bertrand Gille et Gilbert Simondon 7, afin d’examiner les relations des systèmes techniques (stabilisation de l’évolution autour d’une technologie qui sert de point d’équilibre) avec les autres systèmes sociaux (économiques, religieux, politiques, éducatifs, juridiques…).
Dans cette tectonique des sociétés humaines, c’est le vecteur temps qui
prime. Et c’est la tekhnè qui oriente le temps, à coups de cliquets d’irréversibilité. Car la technique est toujours (et de plus en plus) en avance sur les
usages, et l’on ne revient pas sur une innovation quand elle a pénétré les
comportements jusque dans les institutions. L’oralité ne remplacera pas l’écriture, ni l’enluminure la PAO. Ce qui ne signifie pas la disparition de toute
tradition orale ou calligraphique, mais le recentrage de la culture autour de
nouvelles normes et de nouvelles dynamiques. Jusqu’à la prochaine secousse.
Le dessein médiologique est de repérer ces orientations du progrès technique, non seulement dans les technologies elles-mêmes, ou dans les seuls
dispositifs de communication, mais aussi dans les formes de gouvernement,
d’administration, de savoir ou d’opinion. On pourra par exemple s’intéresser aux corrélations entre la fiabilité croissante des modes d’enregistrement
et une décontextualisation des énoncés, qui modifie la transmission des connaissances et la gestion du collectif. Les logiques de discrétisation, de miniaturisation et d’accélération qui caractérisent l’évolution des appareils et des
supports n’augmentent pas seulement l’exactitude et l’accessibilité de l’information. Elles affectent aussi le réglage des distances et des temps, donc
la cohésion des corps et des corpus. La copie manuscrite d’un exemplar emprunté chez le stationnaire et l’importation de données récupérées sur le réseau dans un traitement de texte (ou d’image) n’induisent ni les mêmes
rythmes, ni les mêmes procédures d’organisation, de validation et d’appropriation des connaissances. Pas plus que la lecture en chaire, la criée du colporteur, l’affichage d’un placard imprimé ou la diffusion en ligne du Journal
officiel n’infèrent les mêmes statuts et rapports entre pouvoir et concitoyens 8.
Avant le souffle (grotesque et sublime) d’un fatum technologique, c’est
ce double mouvement de solidarisation que scande le fertile et provocant ceci
33
9. Titre du
chapitre II du
Ve Livre de
Notre-Dame
de Paris, absent de la
première livraison, et
réintégré dans
l’édition
définitive
de 1832 ; les
citations qui
suivent sont
extraites de ce
chapitre).
10. On trouvera une autre
formulation
de cette
double articulation
dans l’article
de Régis
Debray, en
termes de niveaux interet trans-systèmes.
11. Cf.
B. Stiegler, La
technique et
le temps I, Galilée, 1994,
p. 43
et suivantes.
tuera cela de Victor Hugo 9. Premier regard panoramique, première logique
de corrélation : « L’imprimerie tuera l’architecture. » La physique des traces
conditionne une économie des mémoires, parce qu’elle tend à fédérer les modes
d’inscription autour du dispositif le plus fiable (« Les autres arts obéissaient
et se mettaient sous la discipline de l’architecture… La pensée humaine découvre un moyen plus durable, plus résistant et plus simple… L’architecture n’est plus l’art total, l’art souverain, l’art tyran »). Deuxième balayage
optique, deuxième enjambement médiologique : « La presse tuera l’église. »
La gestion des stocks et des flux affecte les productions symboliques, parce
qu’elle règle la dépense qu’elles engagent sur de nouvelles échelles de sacralité, de rareté et de pérennité (« ce capital de forces que la pensée humaine
dépensait en édifices, elle le dépense désormais en livres… volatilisée par la
presse, la pensée s’évapore du récipient théocratique… de solide, elle devient
vivace »…). Hugo parvient ainsi à ramasser dans une même formule les interactions internes au monde technique, leurs effets sur les hiérarchies sociales et culturelles, et les transformations de ces maillages dans le temps 10.
Certes, il est facile de stigmatiser l’eschatologie de la prophétie ou le romantisme historique des panoramas hugoliens. Non, l’imprimerie n’a pas
tué l’architecture – qui trouve un nouveau piédestal dans les grands travaux
de l’« État séducteur ». Non, la presse n’a pas tué l’Église – qui caresse à nouveau l’idée de relier les membres d’un corps social fracturé. Même s’il ne retenait des rêveries de l’archidiacre Frollo que l’idée, plus pertinente, d’une
« interversion des positions respectives », le médiologue ne saurait limiter son
programme à une déclinaison des multiples avatars du ceci tuera cela. Le
bloc typographique tuera la glose, la photogravure tuera la lithographie, le
talk show tuera le cercle littéraire, la presse en ligne tuera le périodique…
la liste est plaisante à dérouler, mais chaque item est discutable dès qu’on
le prend au pied de la lettre.
Pourtant, agiter l’épouvantail du déterminisme et de la périodisation sommaire ne suffit pas à décourager le médiologue convaincu qu’il y a quand
même, dans ce jeu de massacre, un peu de vrai… Il n’est d’ailleurs dit nulle
part – ni chez Hugo ni chez Debray – que l’imprimerie aurait accouché de
la Réforme et des Lumières du jour au lendemain, ou dans n’importe quel
milieu, comme on appuie sur un bouton. Le progrès technique lui-même fonctionne sur la double portée d’un continuum (quand les conséquences d’une
invention se développent sans crise à l’intérieur d’un système) et d’une discontinuité (quand les limites du système se sont déplacées au point qu’il est
contraint de trouver un nouvel équilibre) 11. Les phénomènes de convergence
34
Ceci ne tuera pas cela
interne aussi bien que transversale ne vont donc pas dans le sens d’une uniformité, mais d’une complexité croissante, et c’est toujours dans le régime
qu’il bouleverse que le nouveau registre puise l’énergie de son avènement.
Aussi n’est-il nullement question de réduire la densité des interactions par
une image de faible définition, mais de détourer au contraire les innombrables
corrélations qui ajustent l’homme à ses techniques.
12. Régis
Debray, Gallimard, 1991
et 1992.
13. Plutôt
que numérosphère ou infosphère, car
c’est moins la
digitalisation
des informations que leur
interconnexion qui
caractérise ce
macro-système et le distingue de la
vidéosphère.
(P. Lévy
avait déjà
retenu ces
critères pour
décrire son
troisième
« pôle de l’esprit » dans
Les technologies de l’intelligence (La
Découverte,
1990), mais
il le faisait
succéder directement au
« pôle de
l’écriture »,
en faisant
l’impasse sur
l’ère de l’audiovisuel).
14. Cf.
L. Merzeau,
Du scripturaire à l’indiciel, texte,
photographie, document,
Université
Paris X,
1993.
Le flux ne tuera pas Mnémosyne
La modélisation des médiasphères sous forme de tableaux à double entrée
me paraît à cet égard un outil beaucoup moins rigide qu’il n’y paraît. Car
ces perspectives cavalières n’ont d’autre but que d’inciter le regard médiologique à s’attarder sur la transversalité des paradigmes, pour y déployer
de nouvelles passerelles, et sur la ténuité des frontières séparant les âges, pour
y repérer des agents de passage et de transformation. C’est à leurs révisions,
déclinaisons et filiations qu’on mesurera la valeur opératoire et heuristique
de ces scénarios.
Celui que je propose ici à titre d’exemple trouve son origine dans le sentiment confus que la vidéosphère décrite dans le Cours de médiologie et Vie
et mort de l’image 12 présentait des caractères hybrides, parce qu’elle était
sur le point de muter en une nouvelle organisation. Bénéficiant d’un peu plus
de recul, on peut aujourd’hui risquer l’hypothèse d’une hypersphère 13, émergeant de l’état antérieur pour le parasiter et le recouvrir. L’ajout d’une nouvelle abscisse permet alors de redéfinir certaines variables, en recentrant la
vidéosphère sur une logique du continuum (techniques analogiques, recyclage, indicialité), combinée aux lois de la segmentation économique (principe statistique, séparation des consommateurs et des producteurs, ciblage
des politiques…). Organisée autour du média-système audiovisuel (et non
de l’image) comme dispositif d’inscription, de programmation et de transmission, elle prend sa source dans les bouleversements technologiques, symboliques et sociaux induits par l’apparition de la photographie 14, et se prolonge à l’orée du développement généralisé de l’informatique et des
télécommunications. L’hypersphère se définit quant à elle par un rééquilibrage des pratiques et des outils autour du modèle de l’hypertexte et du réseau. Son régime est celui de la connexion, de l’interaction et de la dissémination. Il introduit notamment une tendance à l’indifférenciation des acteurs
de la transmission, une distanciation sémiotique inédite (celle du modèle ou
35
Les médiasphères *
HYPERSPHERE
GRAPHOSPHERE
VIDÉOSPHERE
MÉDIASYSTEME
L’imprimerie
L’audiovisuel
MÉDIA DE RÉFÉRENCE
Le livre
La télévision
MILIEU STRATÉGIQUE
Le territoire
L’espace
L’hyperespace
FIGURE DU TEMPS
La ligne
Le segment
Le point
CADRE TEMPOREL
Délai, différé
MNÉMOTECHNIES
Littérales
(savoir-lire = savoir-écrire)
Analogiques
(codage et décodage délégués)
Analogico-numériques
(accès et traitement)
DÉPOTS DE MÉMOIRE
Bibliothèques,
musées
Albums photo, vidéothèques
personnelles,
archives des producteurs
Bases de données, musées
et médiathèques en ligne
TRANSPORT PHYSIQUE DU
SIGNE ET VITESSE-ÉTALON
Route, rail, fil
Cheval, vapeur, électricité
TRAITEMENT DE L’INFORMATION
Assimilation lente (citation)
(noyau organisateur)
Les réseaux
Les hypermédias
Instantané, Direct
Stock en temps réel
Flux
Ondes, câbles
Electrons
Satellites
Lumière
Répétition (recyclage)
Actualisation (mise à jour)
MODE DE PRODUCTION
CULTURELLE
Linéaire : édition
(livres, disques,
films, vidéos)
(périodiques)
Radiale : flot
(radio commerciale,
télévision généraliste
de masse)
En réseau : téléchargement
(presse en ligne,
serveurs de données,
bouquets numériques)
RÉGIME SÉMIOTIQUE DOMINANT
Symbolique
Iconique
Indiciel
« Holographique »
ORGANON SYMBOLIQUE
Systèmes (idéologies)
Grilles (programmes)
Modèles (algorithmes)
PARADIGME D’ATTRACTION
Logos (utopies)
Imago (affects)
Ludo (simulations)
RÉFÉRENCE LÉGITIME
Le Vrai
Le Réel
Le Virtuel
RÉGIME D'AUTORITÉ
SYMBOLIQUE
Le lisible ou le vrai logique
(le fondement)
Le visible ou le vraisemblable (l'événement)
L’accessible ou le pertinent
(l’immédiat)
FORME CANONIQUE
DU SAVOIR
Théorie : argumentation,
interprétation
FINALITÉ DU SAVOIR
La connaissance
La communication
L’information
La pertinence
ORGANISATION DES SAVOIRS
Fédération, hiérarchisation
Stratégies
de territoires
Spécialisation
Interconnexion et
transfert
Montage :
Hypertexte : navigaSélection :
focalisation, raccords couper-coller tion, appropriation,
modélisation
36
Ceci ne tuera pas cela
HYPERSPHERE
GRAPHOSPHERE
VIDÉOSPHERE
DICTON D’AUTORITÉ PERSONNELLE
Je l’ai lu dans un livre
Je l’ai vu à la télé
Je l’ai trouvé sur Internet
INJONCTION DE
COMMUNICATION
S’exprimer (avoir une
tribune dans un journal)
Se tenir informé
(avoir la télévision)
Pouvoir être contacté
(avoir une adresse
électronique et un portable)
IDÉAL DE GROUPE
ET DÉRIVE POLITIQUE
Tous (peuple, État)
Nationalisme, totalitarisme
Le type (échantillon,
exemple, profil, cible)
Politique marketing
L’avatar(individu,
cas, minorité)
Indivudualisme et tribalisme
ASSEMBLÉE
Nation
Plateau télé, marché
Groupware
OPINION PUBLIQUE
Exprimée
(journaux, livres, pamphlets)
Mesurée, anticipée
(sondages)
Échangée
(forums de discussion)
STATUT DE L'INDIVIDU
Citoyen
(à convaincre)
Consommateurtéléspectateur (à séduire)
Acteur-utilisateur-joueur
(à mobiliser)
MOTEUR D'OBÉDIENCE
La Loi (dogmatisme)
L'Opinion (relativisme)
L’Interaction (constructivisme)
CLASSE SPIRITUELLE
DÉTENTRICE DU SACRÉ SOCIAL
Intelligentsia laïque
(professeurs et docteurs)
Médias (diffuseurs
et producteurs)
Experts (opérateurs et
programmeurs)
MOYEN NORMAL D'INFLUENCE
Publication
CONTR^
OLE DES FLUX
Apparition
Commutation
Économique, indirect Économique Technique, indirect
(sur les messages) (sur les droits) (sur les normes)
Politique, indirect
(sur les moyens d'émission)
UNITÉ DE DIRECTION
SOCIALE
Un théorique : chef
(principe idéologique)
Un arithmétique :
leader, vedette
(principe statistique)
Un technique :
format, norme, standard
(principe technologique)
PRESTIGE DU CHEF
Gloire
Télégénie
Adaptabilité
RITUEL DE PRÉSENTATION
Le discours
L’émission de télé
La page Web
LE FAIRE-SIGNE SOUVERAIN
J’explique
OFFRE SYMBOLIQUE
Vous avez le droit
d’apprendre
Vous avez le droit
de répondre
Vous avez le droit
de vous connecter
APOTHÉOSE
OÙ VA LE MORT ILLLUSTRE ?
Musée, place publique
(exposition)
Couverture de news,
émissions spéciales
(reproduction)
Partout
(dissémination)
USAGE DU SPECTACLE
Illustrer
Distraire
Simuler
Je montre
J’informe
Je propose
* Pour la description de la logosphère, qui précède la graphosphère, on se reportera aux ouvrages de R. Debray
(Cours de médiologie générale, Vie et mort de l’image et L’État séducteur).
37
15. Cf.
B. Stiegler,
«Le mouvement perpétuel», Le
Monde de
l’éducation,
n° 247,
avril 1997.
16. E. Morin,
Introduction
à la pensée
complexe,
ESF, 1990,
p. 23.
17. Idem,
p. 31.
18. J’ai déjà
suggéré par
exemple
comment
l’introduction
du numérique en photographie
était susceptible de réhabiliter paradoxalement
le papier, ou
comment la
bicyclette,
objet archaïque, pouvait être interprétée
comme une
machine à
négocier l’accélération généralisée du
temps (Cahiers de médiologie
nos 4 et 5).
de l’hologramme, qui n’est ni une convention, ni une représentation, ni une
empreinte) ainsi qu’une temporalité complexe, où le flux se branche à nouveau sur des stocks 15.
Pour visualiser les mécanismes de cet enchevêtrement des médiasphères,
j’ai par ailleurs introduit des item transitoires, à cheval sur deux ères (l’iconique et le périodique, entre graphosphère et vidéosphère ; l’information et
l’économie, entre vidéosphère et hypersphère…). Car, même si chaque système contraint ses composantes à s’inscrire dans les schémas de sa propre
homogénéité, ceux-ci sont en constante évolution et une même forme peut
suivre des règles relevant de plusieurs modèles ou se situer à la charnière de
deux moments. La médiologie doit porter une attention particulière à ces
inter-niveaux, si elle veut parvenir à « distinguer sans disjoindre 16 » ce qui
relève de l’organique et de l’organisation.
Il ne faut jamais oublier que les médiasphères s’élaborent dans le temps
et qu’elles ne désignent pas, par conséquent, des réalités juxtaposées, mais
sédimentées. L’économie des traces dominante à chaque époque repose sur
des agents d'âges différents. Encadrée par des institutions à évolution lente,
dont le rôle est précisément d’apporter de l’inertie au système, elle voit ses
règles se modifier au rythme déjà plus rapide des mutations sociales, auxquelles elle s’ajuste par des technologies qui se transforment elles-mêmes encore plus vite – et qui peuvent produire des effets inattendus ou contraires
à la logique des deux premiers niveaux. Cette stratification des équilibres
collectifs induit une imbrication des environnements techniques et des projets de société innovants avec des croyances ou des hiérarchies plus anciennes,
voire archaïques. Car chaque nouvelle médiasphère recouvre les précédentes
sans annuler totalement leur efficace. Plus que d’équilibre, les lois d’organisation des systèmes médiologiques sont « de déséquilibre rattrapé ou compensé, de dynamisme stabilisé » 17. La saisie des ensembles et des paradigmes
n’aura de pertinence que si elle passe par un examen détaillé de ces négociations, en réévaluant la part des tensions, rétroactions et détournements 18.
Ainsi, ne voir dans la télévision qu’une vaste entreprise de manipulation
mensongère orchestrée par d'occultes big brothers, ou un bain d'images anesthésiantes défilant dans le désordre, c’est s’interdire toute compréhension
des ressorts organisationnels qui en font la première médiation de notre époque.
Si ce médium modèle le temps social et s'impose comme instrument dominant du faire-croire, c'est parce qu'il croise les logiques et les temporalités
qui traversent le collectif. Le lien qui se fabrique ici n'est pas de l’ordre du
consensus ou de l’aliénation, mais de l’enchevêtrement et de la négociation.
38
Ceci ne tuera pas cela
Car la télé n’est pas seulement cet écran qui s’interpose entre le réel et nous.
Elle est elle-même médiatée par l’ensemble des institutions (ministères, musées, archives…), médias (presse, radio, Minitel…) et communautés (entreprises, associations, famille…) à travers lesquels nous la regardons. D’où
l’importance des relais et des boucles, qui assurent l’homéostasie du système
en lui permettant d’intégrer différentes contraintes – pour les réduire ou les
accentuer.
On n’aurait pas moins tort d’interpréter le flux télévisuel comme un dispositif fabriquant de l’oubli. Car le croisement de ces diverses médiations
active de nombreuses fonctions mémorielles, structurées et structurantes.
Mémoire stratégique de la programmation, mémoire procédurale et identitaire des téléspectateurs, mémoire archivale des organismes de dépôt… La
télévision est aujourd’hui (pour combien de temps encore ?) le premier opérateur mémoriel du corps social, parce qu’elle fonctionne comme une machine à recycler les traces qu’il produit. Pour l’apprécier, encore faut-il renoncer à privilégier les contenus, les stratégies ou les réceptions, et prendre
en écharpe l’ensemble des logiques. Au lieu d’une causalité linéaire centrée
sur un seul principe (celui du conformisme, de l’audimat ou du monde partagé), on observera alors un jeu complexe d’interactions, fait de rapports de
force et de transactions 19.
19. Voir
entre autres
les travaux
de D. Dayan
et J. Bourdon,
ainsi que
mon intervention au
Collège
iconique de
l’Inathèque
de France,
sur «Le
temps télévisuel».
20. Cf. R. Debray, Transmettre, Odile
Jacob, 1997,
chapitre II :
«Fractures».
L’effondrement de l’euphorie techniciste peut conduire à multiplier les
discours alarmistes sur les risques d’uniformisation des comportements par
la technique. Il peut aussi inciter à écarter toute simplification, pour entrer
dans la complexité des relations, des structures et des transformations. La
diversité des agents susceptibles d’opposer de l’organisation à l’entropie pourra
dès lors être évaluée et reformulée en termes de choix. Sans une telle délibération collective sur ce que la technique nous autorise et nous interdit, la
loi des convergences technologiques décidera « pour nous » d’une destructuration croissante des cultures 20. C’est donc bien d’une stratégie politique
de la technique dont nous avons besoin.
39
PIERRE LÉVY
La place
de la médiologie
dans le trivium
Sandro
Botticelli
Lorenzo
Tornabuoni
devant les
Arts libéraux
Quelle est la place de la médiologie ? Puisque
la place d’une discipline se définit essentiellement par son objet, cela revient finalement
à demander : De quoi traite la médiologie ?
S’il ne s’agissait que de ciseler une définition
ou de poser une classification, autrement dit
de borner un territoire, le projet de répondre
à cette interrogation ne m’aurait guère intéressé. Je proposerai donc plutôt ici une sorte
de machinerie taxinomique dont l’effet devrait
être de déplacer, étirer, rétrécir, ouvrir et redistribuer des champs conceptuels.
Musée du Louvre
© ND-Viollet.
43
C’est là, il me semble, le propre de la pensée et, ce faisant, la pensée explore
l’unité de la Terre existentielle ou d’un certain plan d’immanence 1 sous les découpages et les séparations institués. Par surcroît, la classification que je soumets à la réflexion du lecteur s’est révélée en cours de route avoir un certain
pouvoir explicatif concernant certaines bizarreries de la médiologie. Par
exemple, je me suis souvent demandé quel rapport entretenait une discipline
qui se consacre aux « médiations techniques du fait social et culturel » (selon
Louise Merzeau) avec un certain républicanisme ronchon, vaguement hostile
au tout-marché et à la mondialisation ? Cela tient-il uniquement à la personnalité singulière de Régis Debray ? Ou bien y a-t-il des raisons moins profondes,
c’est-à-dire intellectuelles, à cette étrange conjonction idéologique ? Je suis heureux de pouvoir soumettre ici, à l’aide de ma petite machine classificatoire,
une hypothèse qui, plutôt que de faire appel à une idiosyncrasie personnelle,
propose une mise en perspective de la médiologie par rapport aux domaines
de connaissance voisins.
Sémiotique, pragmatique et médiologie
1. Sur la notion de plan
d’immanence, on
consultera,
de Gilles
Deleuze et
Félix
Guattari,
Qu’est-ce que
la philosophie? Minuit,
Paris, 1991.
2. Daniel
Bougnoux,
Introduction
aux sciences
de la communication, La
Découverte,
1998. p. 17.
Je prendrai pour point de départ la suggestion de Daniel Bougnoux, qui déclare (à juste titre selon moi), dans son Introduction aux sciences de la communication 2, que lesdites sciences contiennent au minimum trois disciplines
distinctes : la sémiologie, la pragmatique et la médiologie. Daniel Bougnoux
ajoute à sa liste la psychanalyse et la cybernétique, mais ces deux autres disciplines ont clairement une fonction auxiliaire d’inspiration et ne semblent
pas remplir un rôle constituant au même titre que les trois premières. Afin
de bien situer la médiologie par rapport à la sémiotique et à la pragmatique,
je me propose de rendre visible à la fois ce qui les unit et ce qui les oppose.
C’est pourquoi les trois descriptions qui vont suivre se veulent homogènes
les unes aux autres. Elles seront formulées et – on va le voir – dessinées dans
des termes comparables. Mais je précise que cette homogénéité ou cette comparabilité ne répond pas uniquement à une exigence de méthode. Elle correspond aussi à un monisme ontologique auquel les étroites limites de cet
article ne me permettent de faire que quelques allusions.
1) La sémiotique
La sémiotique, qui traite du signe et de la signification, est tout entière en-
44
La place de la médiologie dans le trivium
3. La triade
sémiotique,
le trivium et
la sémantique linguistique, coll.
Nouveaux
actes sémiotiques, 9,
1990. 54 p.
close dans un triangle traditionnel dont les trois sommets se nomment usuellement : signifiant, signifié et référent. Le signifiant n’est autre que le signe
proprement dit : le son émis par la voix, le caractère imprimé, la matérialité sensible du symbole en général. Le signifié désigne ce que le signifiant
évoque dans l’esprit d’un interprète, autrement dit le sens du signifiant. Le
référent, enfin, est la chose réelle à quoi le signifiant est censé se rapporter.
Cette triade, comme le rappelle François Rastier dans un article 3 dont l’érudition le dispute à l’intelligence, est extrêmement ancienne dans la tradition
occidentale. Remontant à l’Antiquité, elle se disait vox, conceptus et res dans
la philosophie médiévale ; mot, idée et chose au XVIIe siècle ; représentamen,
interprétant et objet dans la philosophie de Peirce, etc.
La sémiotique met donc en scène trois entités, que je rebaptise à ma manière : signe, être et chose. L’être est un esprit pour qui il y a de la signification : celui qui parle ou à qui l’on parle. Un concept
ou une signification ne peuvent exister que pour un esprit vivant et l’esprit n’est autre que le lieu des processus de signification, voire, comme le pensait Peirce, un
processus de signification lui-même. Le signe est ce avec
quoi l’on compose des messages. Des paroles sonores, des mots
écrits, des images visibles, des gestes signifiants sont des signes.
En somme, le signe est le support, le véhicule ou l’intermédiaire
de la signification. La chose, enfin, est la « réalité » dont on parle, le
contexte auquel on se réfère.
Dans l’approche ici proposée, être, signe et chose ne sont pas
des catégories ontologiques mais des fonctions remplies par des entités ou des événements quelconques. Un ange ou une armée peuvent jouer aussi bien le rôle de choses dont on parle, que de signes
à interpréter ou d’êtres pour qui il y a de la signification.
La sémiotique étudie les différentes dimensions du processus de la signification, comme, par exemple…
– les types de signes selon leur relation avec les choses, que l’on peut
illustrer par la fameuse distinction entre indice (rapport de contiguïté
entre signes et choses), icône (rapport d’analogie) et symbole (rapport
conventionnel) ;
– les relations des signes entre eux, syntagmatiques (leur disposition dans
les messages) ou paradigmatiques (leurs rapports systématiques dans les
langages auxquels ils appartiennent) ;
– la manière dont les messages font sens pour les êtres.
45
2) La pragmatique
La pragmatique, au lieu d’étudier les rapports entre les trois facteurs élémentaires, élargit le tableau pour mettre en scène l’acte de signifier pour
quelqu’un, ou la communication proprement dite. Conceptuellement, cela
implique au moins deux êtres.
Le schéma sémiotique était centré sur le signe. Le schéma pragmatique, lui, est disposé pour mettre en évidence l’interaction entre
les êtres, autrement dit la relation. Dans la pragmatique, beaucoup plus nettement qu’à l’échelon sémiotique, le signe, ou le
message, ou l’indice comportemental, est considéré comme
un médiateur ou un intermédiaire entre les êtres, et
donc comme un opérateur de relation. De plus, on
observera sur le schéma que la « chose », ou la réalité, ou le contexte, peut être considéré(e) comme le
centre ou le sommet de la configuration pragmatique.
C’est qu’en effet, à l’échelon pragmatique, la pertinence tourne autour de l’action, des actes, des faits. L’enjeu de la production des signes est une situation, représentée par l’élément chose (ou la fonction référentielle). L’acte de communication, ou l’événement d’énonciation
contribue « activement » à définir, transformer ou maintenir à la fois l’identité des interlocuteurs, leur relation et leur contexte commun.
3) La médiologie
Le schéma illustrant l’objet de la
médiologie suggère d’emblée
l’échelle collective (en extension) et récursive (dans
le temps) des processus
envisagés. Le symbole du signe ou du
message est reproduit deux fois, on le
voit circuler le long d’une
chaîne humaine. Ici, l’accent n’est plus mis sur l’interaction, la relation ou
la communication, comme à l’échelle pragmatique, mais bel et bien sur la
B
46
La place de la médiologie dans le trivium
transmission.4. À l’échelon médiologique, les choses ne fonctionnent plus seulement comme contexte ou référence objective mais également comme organisation (objectivation partielle de la relation entre les êtres), institution
(un certain contexte social envisagé dans la durée) et comme médias (systèmes matériels d’inscription et de diffusion des messages, ou même techniques en général, dans la mesure où toute technique peut être considérée
comme mémoire 5). Ainsi donc, la médiologie étudiera les rapports de constitution réciproque ou d’inséparabilité entre organisations sociales (collectivités d’êtres), systèmes techniques ou mondes matériels (collectivités de choses)
et langages, genres de messages ou univers culturels (collectivités de signes).
L’unité des sciences de l’information et de la communication
4. Régis
Debray
a intitulé
Transmettre
le livre de
1997, publié
chez Odile
Jacob et qui
ouvre la collection « le
champ médiologique»,
où il résume
les grands
enjeux de la
discipline en
formation.
5. Sur la
technique envisagée
comme mémoire, voir
de Bernard
Stiegler, La
technique et
le temps, 2
tomes,
Gallilée /
Cité des
sciences et de
l’industrie,
Paris, 1994
et 1997.
L’avantage de cette présentation trinitaire et iconique est de montrer l’unité
profonde des sciences de l’information et de la communication : leur objet
est le tissu de rapports entre êtres, signes et choses qui constitue l’univers
humain. Mais elle permet également de distinguer entre différentes échelles
d’analyse de ce tissu.
La sémiotique s’intéresse à la maille élémentaire, aux nœuds du tapis, à
ce qui fait que le tissu du sens tient ensemble plusieurs fils. On se réfère parfois au « contenu », au « code », au « système » (de la langue), à « l’information », à la « syntaxe », etc., en oubliant le caractère dynamique, événementiel, processuel et ouvert des phénomènes même à ce niveau d’analyse. Les
actes ne commencent pas à la pragmatique et la constitution réciproque des
êtres, des signes et des choses ne débute pas avec la médiologie.
La pragmatique envisage un identique tissu mais à l’échelle des motifs
élémentaires, des petites figures résultant des tensions et interactions entre
les humains, les messages qu’ils échangent et le contexte qui les réunit.
Enfin, la médiologie présente quelques aperçus sur les dynamiques de
formes à grande échelle, aussi bien dans la durée que dans l’étendue. Les
motifs qu’elle étudie sont à la mesure de l’histoire et de la géographie de la
culture.
L’apparente hétérogénéité entre contenu (sémantique), relation (pragmatique) et transmission (historique) ne doit pas masquer l’unité profonde
du champ considéré.
47
L’ancien trivium
La triade « sémiotique, pragmatique et médiologie » évoque, sans la recouvrir exactement, une triade beaucoup plus ancienne et vénérable composée
de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique : celle du trivium de
l’Antiquité tardive et du Moyen Âge occidental. Le trivium a été, pendant
une très longue période, l’équivalent des « sciences de la communication ».
Au Moyen Âge, on désignait par le terme d’« arts libéraux » les disciplines
intellectuelles fondamentales dont la connaissance était réputée indispensable à l’acquisition de la haute culture. Le trivium (grammaire, dialectique
et rhétorique) en formait la base, et le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) le sommet.
Détaillons un peu le contenu des arts libéraux. Comme savoir-faire, la
grammaire recouvrait en fait la maîtrise du latin écrit et parlé. En tant que
science, on pourrait la comparer à la linguistique contemporaine. La dialectique recouvrait la compétence argumentative et la logique. Quand à la
rhétorique, elle s’occupait de l’art de persuader et de composer les discours.
Le trivium recouvre donc bien, pour l’essentiel, les sciences de la communication. Le quadrivium contenait les principales parties des «sciences exactes»
de l’époque, à savoir l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie. Pris ensemble, trivium et quadrivium forment ensemble « les sept piliers de la sagesse ». Mais en réalité, dans l’université médiévale, les facultés des arts se consacraient surtout au trivium.
Les arts libéraux s’opposaient aux arts mécaniques : agriculture, navigation, textile, etc. C’était en fait les sciences auxquelles s’adonnaient les clercs
au Moyen Âge et les personnes « libres » ou nobles dans l’Antiquité. En effet,
elles n’avaient pas de finalité pratique ou professionnelles immédiate. Les arts
libéraux s’opposaient d’autre part aux études supérieures spécialisées : au Moyen
Âge, essentiellement la médecine, le droit et la théologie. Le fameux « conflit
des facultés » a mis aux prises la faculté de théologie et la faculté des arts,
où l’on enseignait souvent, depuis la fin du XIIe siècle, la philosophie.
Le mouvement humaniste de la Renaissance a déconsidéré la scolastique,
c’est-à-dire la dimension dialectique ou logique de la culture intellectuelle
médiévale. Les collèges de jésuites, qui donneront le ton jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle, conserveront cependant une grande importance à la grammaire
(lire, écrire et comprendre le latin) et à la rhétorique (art de la persuasion
et de la composition des discours).
A l’âge classique, les sciences de la nature se développent et montent dans
48
La place de la médiologie dans le trivium
la hiérarchie des savoirs. Par ailleurs, le mouvement des Lumières, notamment incarné par l’entreprise de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,
valorise les anciens « arts mécaniques ».
A l’époque de la Révolution française, on critique le système d’enseignement jésuite, trop exclusivement tourné vers les humanités et la rhétorique.
Le lycée napoléonien et surtout les grandes écoles accordent donc une place
importante aux sciences et techniques positives, utiles au développement économique. Dès le XIXe siècle, le trivium, considéré comme formation générale
de base, n’existe plus qu’à l’état de traces résiduelles dans l’enseignement
secondaire et supérieur.
La récente apparition des « sciences de la communication » correspond
au retour d’un trivium refoulé depuis quelques siècles. Certains considèrent
les sciences de la communication comme une sous-catégorie des sciences sociales, spécialisée dans les influences et les usages des médias. Mais d’autres
chercheurs et enseignants impliqués dans ce champ nourrissent une plus haute
ambition, celle de constituer ces nouvelles et très anciennes sciences en modernes humanités. Ne sont-elles pas aujourd’hui, comme à l’époque de l’ancien trivium, à même de fournir une formation de base, une culture générale indispensable à quiconque veut pouvoir s’orienter dans la connaissance…
et dans la vie sociale et professionnelle ? Les savoirs scientifiques et techniques évoluent si vite qu’il devient avantageux de former et d’exercer prioritairement les individus à l’exercice de la pensée, de la recherche, de la relation et de la communication. De plus, les savoir-faire portant sur la
transaction des informations et sur la communication dans toutes ses dimensions sont désormais au cœur de l’exercice de la plupart des activités
professionnelles. Les arts de la communication étaient libéraux parce qu’ils
n’étaient pas asservis à d’étroites finalités économiques, ils le sont aujourd’hui
parce qu’ils ouvrent les portes de la navigation entre les spécialités et parce
que toute la vie économique et sociale repose de manière de plus en plus visible sur des activités de communication.
Un lien profond relie les arts et sciences de la communication, non seulement à ce qui pourrait être une formation humaniste de base mais également à la philosophie. Et le rapport entre culture générale et philosophie
n’est probablement pas contingent. Dès son origine, la philosophie adopta
les sciences et les arts de la communication comme lieu d’exercice privilégié. En effet, au Moyen Âge, comme je le rappelais plus haut, il n’existait
pas de faculté de philosophie. La philosophie était enseignée sous le couvert
du trivium et a pu ainsi se ménager une certaine autonomie, c’est-à-dire une
49
6. La philosophie, théorie ou manière de
vivre? Les
controverses
de l’antiquité
à la renaissance, Julius
Domanski
Cerf, Paris et
Editions universitaires de
Fribourg,
Suisse, 1996.
Voir en particulier la
section
consacrée à
«la philosophie ramenée
au niveau des
arts libéraux». Une
des thèses de
ce livre est
que le monopole de
l’église et de
la théologie
sur l’art de
vivre et la
morale a réduit la philosophie médiévale et par
la suite une
bonne part
de la philosophie «occidentale» à la
«théorie»
alors que la
philosophie
antique avait
une dimension pratique
capitale.
relative indépendance par rapport à la théologie. Remontons maintenant du
trivium à la sophistique grecque. La sophistique, réflexion sur les puissances
du langage et art de la persuasion, ancêtre de la rhétorique mais aussi de la
dialectique et de la logique, fut à la fois la matrice de la philosophie, son
autre et son miroir. Même si le Socrate de Platon critique les sophistes, le
Socrate historique était identifié par ses concitoyens comme un sophiste…
et nous considérerions probablement aujourd’hui Protagoras comme un philosophe. Or il se pourrait bien, comme dans l’Antiquité et au Moyen Âge,
qu’une part importante de la réflexion philosophique s’accomplisse aujourd’hui
dans les « sciences de la communication », et non pas uniquement dans la
discipline universitaire qui porte le nom de philosophie.
En somme, les sciences de la communication sont les héritières de la grande
sophistique, de la philosophie, des arts libéraux, et tout particulièrement du
trivium. Aussi bien leur filiation que le rôle contemporain des pratiques et
des techniques de communication leur donne le droit de nourrir plus d’ambitions théoriques et pédagogiques qu’elles n’en ont à l’heure actuelle. Mais
il faudrait pour cela qu’elles s’établissent sur un fondement conceptuel solide et cohérent. C’est à l’esquisse de cet établissement que le reste de cet
article sera consacré. Mieux sera dessinée la carte globale et mieux nous pourrons situer en son sein la place de la médiologie.
Le nouveau trivium, ou trivium généralisé
L’ancien trivium est sans doute trop restreint pour former tel quel, aujourd’hui,
la matrice d’une véritable formation de base ou d’une culture générale digne
de ce nom. Le préjugé de caste contre les travaux manuels et les arts mécaniques en avait exclu tous les rapports avec le corps et l’univers physique.
Par ailleurs, le monopole de l’église sur l’art de vivre, la morale 6 et les principes de la vie en société y avait réservé une place trop étroite à la question
des rapports entre les êtres : celle, fort limitée, de l’argumentation rationnelle et de la persuasion.
Je propose donc de conserver la gradation : grammaire, dialectique et rhétorique mais, considérant que l’ancien trivium s’occupait plutôt, et trop exclusivement, de la dimension langagière de l’existence humaine, je le flanque,
à gauche et à droite, de deux colonnes supplémentaires : celle des rapports
entre les êtres et celle des rapports avec les choses. On obtient alors trois trivium spéciaux, celui du rapport aux signes et aux messages (la sémiologie),
50
La place de la médiologie dans le trivium
celui du rapport aux choses (la technologie) et celui du rapport entre les êtres
(la religion). Ces trois trivium auront chacun leur grammaire, leur dialectique et leur rhétorique. Le tableau donne ainsi neuf modalités de la relation de l’homme à son environnement. Les intitulés des neufs cases n’ont
pas le sens habituel du dictionnaire, mais doivent être ici entendus selon la
signification particulière qu’ils prennent dans le système proposé.
le trivium
généralisé ou
Les 9 plis de la
communication
Rapport de l’être
avec les êtres
“ religion ”
Rapport de l’être
avec les signes
“ sémiologie ”
Rapport de l’être
avec les choses
“ technologie ”
Rhétorique
(institution)
Politique
Poétique
Technique
(Institution des
collectivités
d’êtres)
(Institution des
collectivités de
signes)
(Institution des
collectivités de
choses)
Pragmatique
Logique
Pratique
(interaction entre
les êtres,
communication,
relations)
(interaction des
signes entre eux,
avec les êtres et
avec les choses)
(interactions
entre le corps et
l’univers
physique)
Sagesse
Sémiotique
Gymnastique
(connexion à soimême)
(connexion au
sens)
(connexion au
monde sensible)
Dialectique
(interaction)
Grammaire
(connexion)
Il me faut maintenant justifier et commenter ce tableau passablement énigmatique. Tout d’abord, les neuf aspects du rapport de l’être avec son environnement ne sont pas des catégories fermées et exclusives mais des modalités complémentaires et parallèles du rapport au monde, qui sont en général
mises en œuvre simultanément dans la plupart de nos activités. Selon l’expression bienvenue de Daniel Bougnoux, je tente, avec ce trivium généralisé, de penser communicationnellement la communication. Chacun des
« nœuds » du grand tapis du sens contient le tout à sa manière. Ces neuf plis
s’impliquent réciproquement. Ces cases ouvertes offrent chacune un point
de vue différent sur toutes les autres. Le trivium généralisé présente donc
une sorte de monadologie conceptuelle.
51
POLITIQUE
PRAGMATIQUE
SAGESSE
POÉTIQUE
TECHNIQUE
LOGIQUE
PRATIQUE
SÉMIOTIQUE
GYMNASTIQUE
Les trois colonnes sont d’une grande généralité, puisqu’elles correspondent aux trois
principales ruptures d’avec l’animalité qui ont
constitué l’humain : l’outil, le langage et la « religion » (que je tire ici vers le sens étymologique
de lien). Elles sont par ailleurs d’une actualité
brûlante puisque les activités contemporaines
mobilisent des techniques de plus en plus
complexes et qu’elles demandent des compétences de types communicationnel, relationnel
et éthique. En somme, la technologie régit nos
rapports (physiques) avec les choses, la sémiologie, nos relations (intellectuelles) avec les
signes et la religion, nos ajustements (éthiques)
avec les sujets ou les êtres.
Puisqu’il s’agit d’une description de la trame d’interaction et de constitution réciproque des différentes dimensions du monde humain, le trivium
généralisé peut être utilisé dans une perspective heuristique : tout changement qui intervient dans une « case » aura tôt ou tard des répercussions dans
les autres. Cette grille a d’abord été conçue avec l’intention de proposer un
guide ou un instrument d’orientation pour une éducation humaniste. Aucune
« case » ne doit être négligée et chacune d’elle peut fournir un point de départ adéquat pour développer les autres. C’est donc avant tout une recension des principales compétences transversales à développer aussi bien chez
l’enfant que chez l’adulte pour former un être humain complet. Mais on peut
également repérer dans chaque nœud un type de valeur spécifique ainsi qu’un
savoir plus théorique. La compétence relève de l’art, du savoir-faire, de l’habileté à agir. C’est essentiellement sur la compétence que devrait porter la
formation. La science explique (généralement après coup) comment opère
la compétence. La valeur désigne l’idée régulatrice ou la finalité de l’opération considérée. Par exemple, on peut être poète (compétence) sans savoir
enseigner la poétique (science) et l’on peut être sensible à la beauté (valeur)
sans être ni poète, ni poéticien. Les trois tableaux suivants détaillent les neuf
« cases » par paliers successifs grammaire, dialectique et rhétorique.
52
La place de la médiologie dans le trivium
GRAMMAIRE
Sagesse
Sémiotique
Gymnastique
Opération :
La connexion
Connexion
avec soi-même.
Connexion avec
le sens.
Connexion
avec le monde
sensible.
Point
d’application de
l’opération
soi
Centrage sur
l’être
Centrage sur les
langages
Centrage sur le
corps et le monde
sensible
Compétence
Rapport à soi.
Maîtrise des
conditions de
possibilité du
rapport à l’autre
(être), de l’accès
au sens (signe) et
de la
participation au
monde sensible
(chose).
Développer une
intimité avec sa
propre vie
émotionnelle.
S’établir dans une
certaine estime de
soi en tant qu’être
humain. Se
connaître soimême.
Parler, lire, écrire.
Maîtriser des
langages verbaux
ou non, des
instruments de
communication et
de navigation
dans
l’information.
Développer ses
cinq sens, ses
capacités
d’observation,
savoir
perfectionner ses
gestes et ses
postures.
Développer sa
coordination
psychophysique
et ses habiletés
sensori-motrices.
Valeur
ou mode de
correspondance.
Sagesse : l’être
correspond à luimême (possibilité
de s’orienter dans
l’existence de
manière
autonome)
Correction : le
langage
correspond à luimême (possibilité
de comprendre et
de signifier de
manière
autonome)
Habileté : le
corps correspond
à lui-même
(possibilité de
percevoir et d’agir
de manière
autonome)
53
DIALECTIQUE
Pragmatique
Opération
l’interaction
Interaction soi-autre (y Interaction signescompris par
choses, signes-signes et
l’intermédiaire des signes êtres-signes
et des choses)
Logique
Pratique
Interaction corps-choses
Point d’application de Centrage sur la relation
l’opération :
entre les êtres (qui peut
la relation à l’autre
être médiée par les
signes et les choses)
Centrage sur la
Centrage sur la relation
relation…
entre corps et choses
- entre les signes :
cohérence des modèles,
validité des
raisonnements,
déduction;
- entre les signes et les
choses : vérité,
exactitude, induction
- entre les signes et les
êtres : caractère
intuitivement satisfaisant
d’un énoncé : abduction
(formulation
d’hypothèses),
interprétation.
Compétence :
Maîtrise du rapport à
l’autre, au différent, à
l’égal. Prise en compte
de l’environnement.
Respect de l’altérité en
général. Capacité à
s’engager, à s’exposer à
l’erreur et à l’échec.
Compétence en matière
de production et
d’interprétation de
relations… Maîtrise de la
dimension pragmatique
de la communication, de
l’énonciation, de ce que
l’on fait en
communiquant.
Négociations.
Transactions.
Compétence en matière
de production et
d’interprétation
d’énoncés.
Théories, hypothèses,
modèles, argumentation,
interprétation.
Compétence en matière
d’action et de réalisation
matérielle.
Rapport aux matériaux,
aux êtres physiques, aux
dispositifs concrets, aux
outils, instruments et
machines.
Expérimentation.
Valeur ou mode de
correspondance
Authenticité. Force des
énonciations. (l’être
correspond à lui-même
et à l’autre)
Non agression, absence
de tromperie, création de
confiance, respect des
engagements, contrats et
solidarités. Fidélité.
Vérité. Valeur des
énoncés. (les signes
correspondent aux
choses), exactitude (des
énoncés), cohérence (des
raisonnements et
modèles), vraisemblance
(des hypothèses).
Efficacité des actions (le
corps et les choses
correspondent). Ça
marche.
54
La place de la médiologie dans le trivium
RHETORIQUE
Politique
Poétique
Technique
Opération
Institution
Action visant
l’extension et la durée
d’une collectivité
humaine (quelque
soit sa taille et son
statut).
Action visant la durée
et l’extension d’un
message. Création
d’œuvres.
Stabilisation ou
réification de
messages.
Institution d’un
dispositif matériel
dans le temps
extension dans
l’espace.
Point d’application Centrage sur les
collectivités humaine
de l’opération
arrangement de
signes, de gens ou de
choses.
Centrage sur les
Centrage sur les
collectivités de signes, collectivités de choses
les “ messages ”.
: architectures, objets
et dispositifs
techniques, machines,
systèmes.
Compétence
Coordonner
Maîtrise de l’action
finalisée. Conception,
mise en œuvre et
pilotage de processus
ou de systèmes
complexes. Savoir
faire faire. Savoir
faire tenir ensemble.
Etablissement de la
cohésion dans un
collectif. Conception
et réalisation de
dispositifs sociaux.
Organisation.
Faire faire des choses
à des gens
Composition.
Conception et
réalisation de
dispositifs
sémiotiques et
médiatiques.
Stratégies de
communication et de
transmission. Faire
faire des choses à des
signes
Valeur ou mode de
correspondance
La concorde ou la
paix : les êtres
correspondent entre
eux.
La beauté :
La compatibilité : les
les signes
choses correspondent
correspondent entre entre elles.
eux (composent un
message résistant),
correspondent aux
êtres (provoquent
l’adhésion) et font
exister les choses
(ordonnent le champ
de la signification).
55
Conception et
réalisation de
dispositifs matériels
complexes. Faire faire
des choses à des
choses.
La place de la médiologie dans le trivium généralisé
7. Voir L’art
de la mémoire de
Frances
Yates,
Gallimard,
Paris, 1975.
Concernant le champ de l’information et de la communication, qui nous intéresse particulièrement dans ce bref article, le démembrement de l’ancienne
rhétorique est l’un des principaux résultats obtenu par le trivium généralisé.
La rhétorique antique (destinée aux orateurs, avocats et hommes politiques de profession en priorité, mais aussi à tous les citoyens) comprenait
cinq parties : l’invention, recension des faits, des idées et des arguments pertinents à la situation en cours et propres à susciter l’adhésion de l’auditoire ;
la disposition, composition et organisation adéquate des éléments recensés
à l’étape précédente ; l’élocution, choix du style et des tournures adaptées
au sujet et aux circonstances ; la mémoire, ensemble de procédés mnémotechniques (essentiellement la méthode des lieux et des images 7) permettant à l’orateur de retrouver ses arguments dans le bon ordre sans faire usage
de notes écrites ; l’action, enfin, art de bien dire en public, qui réglait la manière de se présenter, l’élocution (au sens moderne), les gestes, les expressions du visage, etc.
Enfin, la finalité de la rhétorique était très explicitement la persuasion,
c’est-à-dire l’efficacité du discours, ou plus généralement l’effet performatif de l’énonciation, que l’on vise à emporter la conviction de l’auditoire, à
provoquer son émotion ou à induire tout autre effet délibéré. Or la notion
de persuasion, peut-être trop grossière, esve de la logique puisqu’elle met
en œuvre une argumentation vraisemblable, de la pragmatique puisqu’elle
crée une relation positive avec l’auditoire et t maintenant distribuée dans
plusieurs cases du nouveau trivium. Elle relède la poétique puisqu’elle contribue à instituer un message dans l’étendue et dans la durée. En effet, aussi
bien pour un avocat que pour un orateur dans une assemblée politique, l’institution du message (sous la forme de l’établissement d’un jugement ou de
l’adoption d’une loi) est un enjeu majeur. Soulignons en passant que la justice et la législation relèvent de la constitution du collectif humain (de la politique), donc aussi de la colonne « religion» de l’étage rhétorique et non seulement de la colonne « sémiologie ».
La pragmatique, puisqu’elle s’occupe des actions et de l’efficacité dans
le monde de la signification, est certainement un sous-ensemble de l’ancienne
rhétorique. Pourtant, elle se retrouve maintenant à l’étage dialectique. En
effet, l’aménagement d’une colonne spéciale du trivium pour les rapports
entre les êtres permet de situer la pragmatique à sa véritable place, du côté
de la « religion » : plus que de la manière de composer et de bien dire un dis-
56
La place de la médiologie dans le trivium
8. Voir Essais
de linguistique générale, Minuit,
Paris, 1963,
en particulier
le famaeux
chapitre sur
«linguistique
et poétique»
où Jakobson
explicite son
approche des
différentes
fonctions de
la communication.
9. Voir notamment, de
Daniel
Bougnoux,
Vices et vertus des
cercles, l’autoréférence
en poétique
et pragmatique. La
Découverte,
Paris, 1989.
10. Gilbert
Simondon,
Du mode
d’existence
des objets
techniques,
Aubier,
Paris, 1958.
cours, il y est question des relations entre sujets, de leurs engagements les
uns vis-à-vis des autres et de la manière dont ils interagissent avec une situation ou un univers de sens.
Dans le trivium généralisé, la compétence rhétorique est l’art, ou la science,
de l’institution. Instituer consiste ici à étendre et à faire durer l’arrangement
d’une collectivité de signes, de gens ou de choses. Instituer une collectivité
de gens relève de la politique, instituer une collectivité de choses, de la technique et instituer une collectivité de signes, de la poétique. On voit comment,
avec cette définition, la médiologie appartient à la poétique, puisqu’un de
ses principaux objets est d’expliquer comment des messages se répandent
(au lieu de se perdre), durent (au lieu d’être oubliés) et deviennent « forces
matérielles ». Comme science, la poétique du trivium élargi explique comment un message devient force réelle et finit par constituer les êtres et conditionner les choses (mythes, messages religieux, énoncés scientifiques, idéaux
politiques, etc.).
La poétique classique, au moins selon Jakobson 8 et Bougnoux 9, traite déjà
de la façon dont un message devient une entité durable, quasi organique, la
matière du signe et celle du sens tendant à se confondre. On pourrait en dire
autant de la technique selon Simondon 10. Pour ce philosophe, le véritable
objet technique part d’un assemblage logique de fonctions extérieures les unes
aux autres pour évoluer vers une consistance, une quasi-organicité et une
individuation de l’objet. Cette conception pourrait être étendue à la généralisation géographique et à la durée des systèmes techniques. Enfin, la grande
politique, c’est-à-dire la politique envisagée dans sa dimension religieuse,
traite plutôt de l’institution et de la cohésion harmonieuse du collectif que
de la prise de pouvoir.
Il est clair que la médiologie ne s’intéresse que modérément à la dimension littéraire ou esthétique de la poétique, c’est-à-dire à la manière dont le
sens d’un message se fond ou se confond avec la matérialité sonore, iconique
ou autre de ses signes. En revanche, elle étudiera volontiers les résonances
et les rapports de constitution mutuelle entre la signification d’un message
et ses vecteurs techno-médiatiques et politico-organisationnels. En effet, cette
résonance est un facteur essentiel (sans être évidemment le seul) de l’institution du message considéré.
Autrement dit, la poétique classique se déploierait plutôt dans la colonne
« sémiologie » en direction de la sémiotique, c’est-à-dire sur la dimension verticale de la grille triviale. Tandis que la médiologie serait la part de la poétique qui pointe vers la technique et la politique, donc sur la rangée rhéto-
57
rique, dans la dimension horizontale de la grille triviale.
Un dernier mot, pour conclure, sur l’orientation politico-idéologique du
médiologue par excellence qu’est Régis Debray. Sa réticence par rapport au
marché ou à n’importe quel principe de régulation du collectif qui serait fondé
uniquement sur l’interaction ou le contrat entre égaux s’explique assez facilement. Le marché, comme d’ailleurs la communication dans les réseaux
numériques, est d’ordre dialectique, interactionnel, même au plan de ses « valeurs ». Or la viabilité d’un collectif humain relève ultimement de la politique, au croisement d’une dimension religieuse du rapport entre les êtres
et d’un plan rhétorique de l’institution. L’ordre rhétorique est « supérieur »
à l’ordre dialectique de l’interaction. La médiologie telle que la conçoit Régis
Debray est précisément une tentative d’exploration de la solidarité des trois
grandes opérations rhétoriques (technique, poétique et politique). Aucun système de régulation des interactions, qu’elles soient économiques ou informationnelles, ne fondera jamais un collectif. En cela, Régis Debray a raison. Mais la question reste ouverte de savoir si, pour se constituer, un collectif
doit tenir son fondement d’une transcendance ou si, comme il y a des religions de l’immanence, il existe des rhétoriques du sans fond.
Pierre LÉVY est professeur à l’université de Paris VIII et professeur invité à l’Université du
Québec à Trois Rivières.
58
DANIEL BOUGNOUX
Si j’étais
médiologue…
Lewis Hine
Icare,
construction
de l’Empire
State Building,
1931.
DR.
Quelle rage ont-ils donc tous, sociologues,
sémiologues ou psychanalystes, à vouloir
mettre la science dans leur camp ? Il suffit de
lire les publications courantes, ou d’assister
à des soutenances de thèse, pour comprendre
à quel point les sciences sociales demeurent
féodales, bardées de citations qui sont autant
d’allégeances au suzerain et d’arguments
d’autorité. Chacun s’efforce en ces matières
de faire la grosse voix plutôt que de débattre,
ou de démontrer. À cet égard, la psychanalyse grossit jusqu’à l’exagération une situation
générale ; propose-t-elle mieux à ses fidèles,
dans la plupart des cas (le cas Dora, le
cas Aimée, le cas Freud…), que d’habiles
opérations de communication ?
61
La discipline qui prendrait pour objet ces sortilèges de la fantasmagorie collective serait donc bienvenue – ou maudite : elle serait, dans le champ des
sciences sociales, la science par excellence en nous montrant à quoi les autres
marchent, à quels miroirs elles nous prennent.
Si j’étais médiologue, je n’annoncerais pas à coups de clairon la naissance
d’une nouvelle science. La « coupure épistémologique », les méthodologies
et les mesures quantitatives ne seraient d’ailleurs pas mon premier souci.
Simplement, je m’efforcerais de comprendre un peu mieux la bizarre logique
des médias. Les médias (il va falloir s’expliquer avec ce mot mille-pattes)
relient les hommes entre eux à travers l’espace et le temps. Debray a proposé d’appeler plutôt communication la mise en relation qui franchit les distances, et transmission le voyage du message à travers le temps. Admettons,
et reprenons mot à mot.
Relient : cette relation prime sur tous nos contenus de connaissance, elle
gouverne le sens des messages comme elle conditionne l’existence de chacun ; vivre c’est être relié, et l’intelligence elle-même est d’abord une activité de liaison, ou de connexion.
Les hommes entre eux : dès qu’il s’agit de relations pragmatiques (de sujets à sujets) et non simplement techniques (du sujet aux objets), plus rien
n’est linéairement programmable car le sujet est opaque au sujet, ou difficilement prévisible. On n’agit pas sur les représentations de quelqu’un comme
on tape sur un ballon, ou sur un clavier d’ordinateur ; l’autre ne se laisse pas
étudier sans m’étudier en retour, nous copilotons la relation sans pouvoir,
ni l’un ni l’autre, la dominer exclusivement.
D’où une première limite, de taille, à d’improbables « sciences de la communication » (dont l’étude des médias constituerait le noyau dur) : si communication désigne l’action ou le comportement d’un sujet agissant sur les
représentations d’autres sujets par le détour des signes, il est clair que cette
entreprise peut toujours échouer. On programme une chaîne technique, mais
non pas ses amours, ni ses conversations. Un « plan média » dépend pour réussir de la bonne volonté des récepteurs, la publication d’un sondage en période électorale peut porter malheur au candidat favori, et les campagnes de
prévention suscitent de bizarres réticences, voire des effets pervers… En bref,
l’interaction (médiatisée ou non) entre sujets demeure aléatoire, la relation
n’est pas une chose facilement manipulable, et la règle générale en matière
de média demeure, au mieux, de bricoler. En l’état actuel de la réflexion, une
médiologie participe donc du même bricolage, comme la sociologie des médias depuis 1945. Pour personne, les médias ne semblent bons à penser.
62
Si j’étais médiologue…
Ces phénomènes de diffusion et de transmission, qu’on résume par « la
communication », tressent ensemble des relations pragmatiques de confiance
ou d’autorité, médiatisées par des outils, mais appuyées aussi sur des partis, des écoles ou des associations, faute desquels l’esprit planerait sur les
eaux au lieu de s’incarner durablement dans des corps et d’avoir des effets
bien tangibles (car certaines doctrines, en se diffusant, ont changé le cours
de l’histoire). Pour que ceux-ci réussissent, il a fallu aligner et faire coopérer quantité de facteurs ; parmi les multiples ingrédients d’une communication efficace, on trouve du psychologique, du pragmatique, de l’institutionnel et (last but not least) du technique…
Voisinages (philo, psycho, sémio, socio…)
Si j’étais médiologue, j’aurais donc beaucoup d’interlocuteurs ou de voisins.
Comment ceux-ci se débrouillent-ils avec les épineuses questions de la diffusion, de l’influence ou des médias ? Le philosophe classique se réclamait
d’une raison universelle ou d’une « lumière naturelle », qui suggère le modèle d’une propagation gratuite à travers l’éther transparent. Consentiraitil, en écartant ce commode soleil, à réfléchir aux conditions pratiques et techniques d’acheminement des messages ? « Le bon sens est la chose du monde
la mieux partagée » – sans doute, puisque la raison se définit comme notre
bien commun, et la folie au contraire comme ce qui sépare et enferme. Mais
comment s’effectue historiquement, socialement, techniquement ce « partage » ? Le philosophe croirait rabaisser le débat et freiner l’envol de sa pensée en rattachant celle-ci à ses bases pratiques, matérielles. Deux exemples :
le logos, pour se déployer, a-t-il besoin de l’écriture, ou celle-ci n’est-elle que
le tombeau de la pensée vive ? Dans le Phèdre, Platon dramatise la question
en mettant en scène le dialogue égyptien de Thamous et de Thot, mais il escamote au fond la réponse. De même nous ne saurons pas, au terme du Cratyle,
si l’on peut aller « aux choses mêmes » sans le secours des mots, et la philosophie ne prendra qu’assez tard ce tournant linguistique.
Cet oubli des facteurs ou conditions techniques court à travers l’histoire
de la philosophie, qu’on pourrait assez bien qualifier par sa suffisance :
obnubilé par l’idéal, ou par l’autonomie de la raison en son noyau logicomathématique, ou par l’efficacité du symbolique, ou par les droits imprescriptibles de l’esprit, le philosophe répugne à descendre jusqu’à l’étude de
la complexe machine sans laquelle ses idées les plus chères n’auraient
63
aucune chance de germer et de se reproduire. « En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées », proclamait dans les années soixante-dix une campagne d’affiche consécutive au choc pétrolier. Flatteur pour le chauvinisme
national, mais typiquement idéaliste, ce slogan oubliait que nos débats, nos
universités, nos centres de recherche ou nos publications survivraient difficilement à une pénurie sévère de matières premières. Un dialogue entre philosophe et médiologue conduit à opposer au discours du premier sur les fins
celui, moins exaltant, des moyens (des médias).
La rencontre du médiologue et du psychanalyste paraîtra encore plus improbable : en quoi les facteurs techniques peuvent-ils intéresser l’inconscient
ou la vie imaginaire de l’individu ? La cure instaure un tête-à-tête entre deux
sujets, ou du sujet avec lui-même, sans l’interposition d’aucun média.
Imagine-t-on de faire son analyse par téléphone, télévision ou vidéo-conférence interposés ? La « question de la technique » pourtant, ici non plus, ne
se laisse pas évacuer si l’on songe que nos médias acheminent jusqu’à notre
sphère domestique des informations mais aussi, et avant tout peut-être, des
affects, du rêve, de l’imaginaire, des relations et des identités collectives qui
ne peuvent être sans effet sur l’intimité de chacun. Partout où un média intervient, le partage se brouille entre l’individu et le collectif, qui lui imprime
ses raisons et ses folies particulières. Une psychanalyse moins individualiste
ou plus « sociale » pourrait donc s’intéresser à l’efficacité médiatique, comme
elle s’est ouverte autour de Lacan à l’efficacité linguistique et symbolique.
Elle s’aviserait que nos objets techniques sont aussi des miroirs qui peuvent
se remplir d’imaginaire. C’est le cas par excellence des écrans (de télévision
ou d’ordinateur), sur lesquels l’usager recueille un « second self » (Sherry
Turkle), une doublure de lui-même ; mais la plupart de ces médias que nous
enfilons littéralement sur notre corps – l’automobile, les dispositifs de
connaissance ou les enceintes de la presse écrite ou audiovisuelle – nous servent aussi d’écrans, de protection ou de projection, pour filtrer et tenir à bonne
distance la réalité extérieure.
Ces médias, et particulièrement l’ordinateur ou la télévision, sont-ils quelque
chose que nous avons ou, dorénavant, que nous sommes ? Partout où se tisse
le bizarre enchevêtrement du corps-esprit et de ses prothèses, l’espace ou le
jeu du média interpose entre notre conscience et le monde extérieur une zone
tampon, qu’on nommera avec Winnicott espace potentiel ou transitionnel,
qui n’est ni dehors ni dedans, ni du sujet ni des objets, et qui par cette neutralisation des oppositions nourrit les relations de confiance, et l’exercice des
jeux et des apprentissages. On a trop intellectualisé les médias en les consi-
64
Si j’étais médiologue…
dérant en priorité comme des vecteurs d’information, soumis dans cette mesure aux alternatives du vrai et du faux, alors qu’ils fonctionnent largement
en deçà ; en enveloppant leurs récepteurs dans une zone d’indistinction que
le psychanalyste qualifiera de primaire, ils nous apportent relation et relaxation,
confort et confiance ou, comme dit McLuhan, massage précédant tout message. Mais nous ne voyons pas vraiment ces enceintes comme des objets ; parce
qu’ils exigent pour fonctionner une part énorme de nous-mêmes, les médias
ne se laissent pas saisir à bonne distance ou face à face. Dans nos usages
quotidiens, nous passons avec eux du regard de surplomb à la nage.
Confrontée à la sémiologie, notre médiologie n’assisterait pas, bras croisés, aux prouesses déconstructives ou interprétatives qui firent les délices des
années soixante. Là où la sémio décrit (admirablement avec Roland Barthes)
les chatoiements du sens littéraire, artistique, culturel au sens large, la médio
aimerait mieux comprendre le passage des formes aux forces, ou comment
la sphère des signes et la transcendance des codes embrayent sur notre vie.
On ne rendra pas compte de « l’efficacité (du) symbolique » – maître mot
des années Lévi-Strauss ou Lacan – en se bornant à décrire le jeu grisant
des signifiants et leurs permutations infinies, il faudra examiner encore par
quels effets de cadre, de vecteurs techniques ou d’institutions les sujets (notion antipathique aux sémiologues) ont effectivement fait « des choses avec
des mots » – et aussi avec des images, des gestes ou des sons… Ce programme,
on le sait, correspond au tournant pragmatique, effectif avec la généralisation dans les années soixante-dix d’une double problématique : celle, en linguistique, des actes de langage lancée par Austin, et plus généralement de
l’énonciation ; celle, venue de l’école de Palo Alto, du primat de la relation
et des effets de cadre en psychologie clinique ou sociale. Ce carrefour interdisciplinaire de la pragmatique, et ses principaux mots clés qui sonnent comme
autant de programmes de recherche (énonciation, relation, subjectivité, interactivité, efficacité symbolique-iconique-indicielle, autorité, pertinence,
croyance…), n’ont pas fini de bousculer les objets et les concepts d’une philosophie, d’une sémiologie ou d’une psychologie antérieures, nettement plus
statiques. La nébuleuse ou le vortex pragmatique pourrait attirer et satelliser le travail médiologique, qui s’attaque aux mêmes questions à partir d’une
sensibilité ou d’une mouvance à la fois plus sociale, plus historique et plus
technique. La pragmatique aura beaucoup fait pour réhabiliter et complexifier
la notion de sujet, mais elle circonscrit généralement ses études à la sphère
intersubjective ou faiblement médiatisée de nos relations. La médiologie pour
sa part, sans constituer à proprement parler un nouveau tournant dans le
65
1. Elle a commencé avec
la réponse
de Daniel
Schneidermann dans
Le Monde diplomatique
de mai 1996,
que nous
avons nousmême prolongée dans
Esprit de
juin 1996
(«Pierre
Bourdieu,
sociologue
boudeur»),
dans Les Cahiers de médiologie n° 3
(«Pierre
Bourdieu,
la science et
les médias»,
également
paru dans
Libération)
et dans Le
Magazine
littéraire
d'octobre
1998
(«Géant
parmi les
nains»);
voir aussi la
note de Régis
Debray sur
l’arrogance
sociologique,
page 133 de
Transmettre.
tournant pragmatique, insisterait davantage sur les facteurs techniques et
organisationnels de l’énonciation.
C’est ce facteur technique, et une certaine logique des outils, que le médiologue rappellerait utilement au sociologue chaque fois que celui-ci critique
la violence symbolique en termes de projet dominateur ou de logique de classe.
Démasquer les manipulateurs assure une large audience, et quand la dimension
pamphlétaire se mêle subrepticement à la science, le « capital symbolique »
du professeur devient optimum. On objectera pourtant à Bourdieu et à ses
disciples qu’ils reproduisent, en dénonçant les manipulations médiatiques et
le contrôle symbolique en général, un ancien clivage qui a distribué aux AngloSaxons la curiosité technique et les recherches empiriques sur les effets des
outils, et à nous le soupçon idéologique et l’indignation morale. Les uns et
les autres ont raison sans doute, mais en ne détenant chacun qu’une moitié
du programme : ceux-là manquent de flair politique, ceux-ci de culture technique. Ou encore, résume Debray : « Côté “Europe”, alliance d’un réalisme
politique et d’un angélisme technique ; côté “Amérique”, alliance d’un angélisme politique et d’un réalisme technique » (Transmettre, page 47).
Il sera difficile de ne pas avoir avec Pierre Bourdieu, incontournable dans
ce débat, une explication franche 1, tant ses écrits récents sur la télévision
heurtent le médiologue ; au lieu de considérer les contraintes du format et
la grammaire du petit écran, le sociologue s’acharne à dénoncer la censure
venue des présentateurs et la malveillance du dispositif… À cette sociologie
imprécative, bien faite pour rameuter le ressentiment qu’inspirent à juste
titre au public les dérapages réels et les abus du « pouvoir médiatique », la
médiologie pourrait opposer, plus sobrement, que les effets des médias commencent avec le formatage des espaces et des temps, qui ne sont nulle part
immuables. Les règles de l’énonciation ne sont pas les mêmes quand on passe
du Collège de France au plateau de La Marche du siècle.
Si j’étais médiologue, je ne laisserais pas la critique des médias, partout
rampante dans le public et chez les journalistes eux-mêmes, à Bourdieu, au
talentueux Serge Halimi ni aux disciples de Debord. Fasciné par la transmission longue des « grands récits » (christianisme, marxisme) et par leurs
effets organisateurs, Régis Debray néglige comme subalterne le temps court
des médias, et va jusqu’à exclure ceux-ci de la médiologie au début de ses
Manifestes médiologiques (page 22). C’est trop manier le paradoxe, et chercher le malentendu ; mais derechef, qu’est-ce qu’un média ?
66
Si j’étais médiologue…
Ce que media veut dire
On ne sait pas très bien ce que media veut dire. En l’identifiant à l’objet technique en général, McLuhan ouvrait trop le compas : les médias sont des outils sans doute, mais tous les outils sont-ils des médias ? On est tenté de limiter l’application du terme à ceux qui produisent des effets symboliques,
cognitifs ou de représentation. Avons-nous par cette restriction défini un sousensemble nettement circonscrit ? Le livre, l’ordinateur ou l’horloge sont des
médias parce qu’ils acheminent jusqu’à notre conscience des signaux ? On
le dira du fonctionnement de beaucoup d’autres outils. La télévision est un
média, et pas le réfrigérateur ? Pourtant les effets symboliques de ce dernier
ne sont pas minces et on montrerait assez facilement comment, en modifiant l’espace familial et le rythme des tâches domestiques, cette machine
est grosse d’effets culturels, particulièrement dans les pays chauds… Ajoutons
que toute machine, par son design ou sa forme, communique au-delà de sa
fonction utilitaire, ne serait-ce que parce qu’elle est d’abord, et sans contestation possible, signe d’elle-même : un frigo peut fonctionner comme plan
de montage ou de réparation d’un autre frigo et rentrer ainsi dans la catégorie, impossible à borner, des « machines cognitives ». Au plus bref et pour
couper à cette scolastique, nous poserons qu’un media est le véhicule d’un
message, à la façon dont le signifiant est la face matérielle (à la fois évidente
et cachée) du signifié. On connaît des signifiants par excellence, comme les
lettres de l’alphabet ou les mots de la langue, mais il en est de plus diffus
ou marginaux, vecteurs de connotations ou de distinctions symboliques ; de
même notre « fonction média » s’échelonne depuis certains dispositifs ou vecteurs incontestables de messages, jusqu’à une frange où l’on pourra rencontrer
selon les cas tous les outils.
Médiologue, je considérerais comme relevant de ma « discipline » (et thèmes
possibles de ces Cahiers) de simples matériaux comme le papier ou le verre,
aux incidences très fortes sur la cognition ; des machines de transport
comme l’auto, le vélo, la route ou les réseaux (car le routage des marchandises accompagne celui des informations et tout message, aussi « idéal » soitil, doit emprunter un vecteur matériel) ; des machines logiques de classement et de manipulation des symboles (l’alphabet, les arts de la mémoire
ou aujourd’hui l’analyse numérique et l’informatique) ; des dispositifs scéniques en général, qui régulent les énergies et renforcent les identités (les
différentes sortes de spectacles, les cérémonies religieuses, les événements
sportifs et politiques, les commémorations et les monuments) ; et bien sûr
67
les grands médias proprement dits, « tous supports de diffusion massive de
l’information » selon la définition (restrictive car trop intellectualiste) du Petit
Robert.
L’inventaire d’un pareil champ (terme cher à Bourdieu) serait prématuré
et voué à l’échec, car l’approche médiologique ne porte pas sur une collection dénombrable d’objets ni même de catégories, elle demeure transversale
et manifeste un certain type de curiosité, ou comme on dit aussi de sensibilité. Roland Barthes exerçait sa sensibilité sémiologique en traquant sous les
fantasmes naturalistes les stéréotypes de la culture et la machination des codes ;
peut-être devient-on médiologue en soupçonnant de même l’immédiateté dans
tous les domaines. Partout où la conscience spontanée croit à la présence à
soi de l’esprit, de la mémoire, du pouvoir, partout où l’autorité des signes
ou des valeurs (le Beau, le Bien, le Vrai) s’explique ou s’impose tautologiquement, notre critique viendrait mettre en évidence par quels relais techniques, quelles organisations du travail ou quelles médiations cachées cela
marche.
Les médias ont le même fonctionnement autoraturant que les signes : le
téléphone ou la télévision, quand ils débitent bien, m’apportent l’illusion de
la présence vive ; de même, au comble de l’émotion participative, j’oublie le
volume imprimé du roman ou la salle de cinéma. S’il n’est de connaissance
que du caché, le programme d’une médiologie n’est pas un mirage ; nos médias appellent une critique ou une analyse systématique, dans la mesure où
ils ne fonctionnent efficacement qu’en se faisant oublier. La psychanalyse a
dévoilé l’inconscient psychique ; la médiologie pourrait révéler quel inconscient technique hante notre vie symbolique et sociale. Sans nostalgie déplacée
pour une immédiateté qui relève de la magie, ni enthousiasme excessif pour
les « nouvelles technologies », l’étude des articulations et des ruses du couple
media/message s’annonce aussi prometteuse pour nos sciences sociales que
fut, en son temps, le couple du signifiant et du signifié isolé par Saussure au
fondement de la linguistique.
Parmi les philosophes contemporains, le projet d’une médiologie a été nettement tracé par Jacques Derrida dès La Grammatologie (1967), avec la problématique de la différance (avec un a) et de l’économie des traces au cœur
de toute « présence vive » ; par François Dagognet et ses scrupuleuses enquêtes
sur les gestes et les phénoménotechnies (dont Bachelard avait indiqué le programme) qui construisent patiemment ce qu’on appelle le réel ; par Michel
Serres qui, dans la série de ses Hermès, n’a cessé d’insister sur les aléas de
la transmission et ses ruses « ulysséennes »… La pragmatique de l’énoncia-
68
Si j’étais médiologue…
tion scientifique développée par Bruno Latour participe de cette mouvance
« constructiviste », et ce n’est pas un hasard si les noms de Dagognet,
Derrida, Latour ou Serres se retrouvent au sommaire de nos premiers
Cahiers.
Les résultats cueillis au cours de la randonnée médiologique paraîtront
nécessairement disparates, voire incongrus ou douteux : il est malséant de
révéler les petites causes sans lesquelles de grandioses réalisations civilisationnelles n’auraient pas vu le jour. L’explication médiologique semble
« vendre la mèche », et elle entraîne une sorte renouvelée de blessure narcissique ; elle plaira aux ironiques autant qu’aux tâcherons, et heurtera dans
leurs convictions les zélotes de la vie immédiate et de la pensée pure.
Faut-il s’expliquer en passant sur cette explication médiologique ? Celleci devra en permanence se garder du dragon répertorié « déterminisme technique », et toujours privilégier des causalités de type systémique, écologique
ou pragmatique. Médias, milieux : la proximité de ces deux termes nous rappelle que les médias (autre définition possible) sont l’écosystème de nos idées,
si bien que des uns aux autres la relation semble d’autorisation plutôt que
de conditionnement strict. Quand la pensée propose, les médias disposent ;
mais inversement, n’allons pas croire que les sujets récepteurs que nous sommes
soient directement soumis à la tyrannie des médias. Cinquante années de
media studies nous ont montré, et Grégory Derville le rappelle ici même, que
quand les médias proposent, ce sont des sujets pragmatiques, retranchés derrière leur clôture informationnelle, qui picorent et qui zappent.
En rattachant la sensibilité médiologique à la sphère ou à la nébuleuse
pragmatique, et en ne décrivant ici que mes propres curiosités, je n’ai donc
affirmé aucune prétention à la rupture ; le projet d’une médiologie m’apparaît urgent, intellectuellement neuf et excitant, mais il se tient devant ou entre
nous, et il déborde de beaucoup les compétences individuelles de chacun.
Si la dénonciation de quelques effets des médias semble à la portée de
tous, une critique raisonnée de leurs logiques en général - une critique anthropologique de l’homme en tant que sujet à la communication, ou sujet
exposé aux médias - s’annonce comme une tâche autrement complexe, voire
démesurée. L’enquête médiologique devra faufiler ses questions à travers la
sémio, la socio, la psy, la pragmatique ou l’écologie, et composer avec ces
disciplines majeures ; mais elle n’intéressera qu’en examinant des cas, si possible moins rebattus que l’imprimerie ou la photographie. Ce ne sont pas les
sujets qui manquent, et nous avons du pain ou quelques sommaires sur la
69
planche ! Mais il faudra chausser les semelles de plomb, et rabaisser à chaque
fois le débat. Nous n’enthousiasmerons personne, et nous n’aurons jamais
la faveur des médias. Les journalistes ne peuvent s’enfermer dans l’autoréférence, et ils aiment fêter les messages exaltants ; or notre médio n’apporte
aucun message, mais l’étude des conditions générales de la messagerie. De
quoi donner un coup de main aux sciences de l’info-com, aux philosophies
du soupçon, aux sociologies matérialistes de la culture – rien d’enivrant.
Tout de même… Jusqu’à Newton la chute des pommes n’étonnait personne et n’appelait guère d’explication ; si par extraordinaire la question surgissait, on répondait par la tautologie de la pesanteur. Je me souviens d’une
autre tautologie, qui s’écrivait très haut sur les murs aux alentours de mai 1968
et dans la mouvance d’une Union des Jeunesses Communistes-Marxiste
Léniniste qui n’était pas encore la GP :
« LA THÉORIE DE MARX EST TOUTE-PUISSANTE PARCE QU’ELLE EST VRAIE ».
Une médiologie pour « déconstruire » ma propre niaiserie en mai ?
Une médiologie pour comprendre ce qui fait qu’un message circule, quelles
machines nous entraînent et comment marchent nos idéaux… – avec le risque
de les envoyer par le fond.
70
Reconnaissance
Louis Aragon
Dès 1926, il réagit dans « Le prix de
l’esprit », « Le prolétariat de l’esprit » puis
Traité du style à la tyrannie de l’immédiateté imposée par Breton dans l’écriture
automatique. Lui ne pose jamais au mage,
et veut s’expliquer le génie ; il réfléchit aux
moyens de l’œuvre, de la prépondérance
d’un groupe ou aux chemins de l’influence,
lors du rapprochement et des affrontements
entre surréalistes et communistes. Tout en
rédigeant les grands romans du Monde réel
au cours des années trente, il organise activement les Comités antifascistes pour la
défense de la culture, et il est journaliste à
l’Humanité, à la radio soviétique puis à la
tête du quotidien Ce Soir avec JeanRichard Bloch. (Plus tard, le directeur des
Lettres françaises se montrera toujours passionné par le marbre, la mise en page, les
conditions pratiques de lancement et de circulation des idées.) Aragon ne se définit pas
comme un écrivain engagé, toujours libre
de reprendre sa signature, mais comme un
militant qui s’efforce de parler – au moins
dans ses écrits théoriques – au nom d’un
Parti lui-même aligné sur le grand frère
soviétique. Persuadé que l’individu par sa
seule conscience morale et artistique n’a
aucune prise sur l’Histoire, lui veut agir et
peser sur celle-ci ; il s’applique pour cela à
critiquer partout, et d’abord dans son
œuvre, l’individualisme et l’idéalisme, et à
soumettre son génie particulier aux exigences de l’organisation. Celui qui fit au
cours de son orageuse existence deux
guerres en première ligne, puis la guerre
froide, n’aurait pas écrit Aurélien, Les communistes, La semaine sainte ou Le fou
d’Elsa, où la vie aux armées laisse tant de
traces, s’il n’avait été, plus longtemps et
avec plus d’abnégation que d’autres, ce soldat qu’on promène, qu’on égare. Aragon
chante les hommes et leurs armes, une
bonne part de son expérience de romancier
et de militant est durement marquée au
poinçon de la chose militaire.
Quand la défaite et l’Occupation lui
rendent une paradoxale liberté, il imagine
un mythe où se mêle l’amour de la France
et d’Elsa pour toucher la foule malheureuse, et rameuter depuis la profondeur du
chant le sentiment national. Il sait intimement que l’amour et le chant sont des organisateurs collectifs d’une évidence qui ne se
réfute pas ; que les hommes se reconnaissent et se rassemblent par des cadences, des
images partagées; qu’on peut par la contrebande d’un poème clandestinement recopié
ou mémorisé faire reculer l’occupant ; que
la Révolution a besoin d’hymnes, que le
cœur et la bouche de ses partisans débordent d’amour, et de chansons.
Comme résistant et militant, Aragon fut
un héros de la logosphère, mais aussi un
apparatchik rompu aux détours et aux
ruses du Parti. Écrivain, il fit appel aux ressources sémiotiques les plus variées, et son
œuvre semble un hypertexte, un multimédia ou un tournois aux défis toujours relancés, car il eut la passion de se confronter
aux livres des autres, à la peinture (Matisse,
Géricault), au cinéma, à la musique (chanson ou grand opéra), à la mode, aux
médias et jusqu’aux vitrines des grands
magasins… Il porta au paroxysme le
mélange et le carnaval des genres, et il
vécut transi par de multiples milieux sans
se confondre avec aucun. Dédaigné par ses
anciens amis surréalistes qui le trouvent à
la fois trop cérébral et trop sentimental,
longtemps suspect dans son propre Parti,
Aragon est une fête pour qui cherche la critique au cœur de la création, sans séparer
l’intelligence de l’expérience des passions.
« Je fais ce que je peux… », aurait-il dit
sur son lit de mort, au terme d’une vie
extrême. Il est émouvant de placer ces dernières paroles en regard d’une œuvre qui
rappelle et oppose aux rêves qui nous font
vivre la question lancinante de nos moyens.
Daniel Bougnoux
71
MAURICE SACHOT
Discipliner,
mais à quel prix?
Buster Keaton,
Le Cameraman,
© Cahiers du cinéma
Aujourd’hui, le terme de « discipline » ainsi que
les institutions et les pratiques qu’il recouvre n’ont
pas bonne presse. A entendre les critiques qui sont
adressées à l’enseignement, quel qu’en soit le
niveau, il n’en est aucune qui soit plus grave que
sa distribution en «disciplines». Comme matrice
unique de tout enseignement, la discipline est
même considérée par d’aucuns comme la tare
originelle dont découlent tous les autres travers
du système éducatif. D’où, pour s’en libérer,
l’appel fait à la « transdisciplinarité » ou à
l’« interdisciplinarité », appel dont Edgar Morin
est l’un des hérauts les plus représentatifs 1. La
discipline se présente donc pour la médiologie à
la fois comme l’unique voie possible et une
impasse, la seule chance de réussite et le risque
d’un échec pratiquement programmé d’avance.
Perspective vraiment peu engageante…
73
1. E. Morin,
La méthode,
(vol. I-IV),
Paris, Seuil,
1977-1995.
Cf. encore
B. Nicolescu,
La transdisciplinarité,
Paris, éd. du
Rocher,
1996.
2. Ce qui rend
possible le
message rend
probable sa
perversion ;
ou, en langage
critique, les
conditions
de possibilité
de l’acheminement sont
aussi celles
du détournement. […]
Tout médium
est la meilleure et la pire
des choses »,
R. Debray,
Transmettre,
op. cit., p. 68.
3. Ibidem,
p. 37.
4. Ibidem,
p. 49.
5. A. Rey
(dir.), Dictionnaire historique de la
langue française, Paris,
Dictionnaires
le Robert,
1re éd., 1992,
p. 610.
A dire vrai, une telle constatation n’est pas pour surprendre le médiologue.
La question de la « disciplinarisation » de la médiologie ne se pose pas pour
lui en termes manichéens. Il n’y a pas, d’un côté, un projet intellectuel et
théorique gratifié de toutes les qualités intellectuelles et morales et, de l’autre,
un dispositif institutionnel, grevé de tous les défauts. Le premier n’est pas
ange et l’autre démon. Les deux peuvent être simultanément l’un et l’autre 2.
Il n’y a pas davantage entre eux de rapports d’antériorité et de postérité,
d’intériorité et d’extériorité. La discipline n’est pas le vecteur externe, nécessairement limité, défectueux et avilissant, d’une médiologie qui serait de
soi un projet pur, parfait et noble. Elle n’est pas une structure socio-technique dont celle-ci pourrait se servir comme d’un instrument sans en être
affectée autrement qu’en termes d’influence, positive et négative. Elle est
bien son principal vecteur interne. Elle est constitutive du projet lui-même.
Pour la médiologie, « l’objet de la transmission ne préexiste pas à l’opération de sa transmission 3 » et « le transport transforme 4 », ou, si l’on préfère,
le milieu n’est pas extérieur à la transmission. Tous deux se surdéterminent
mutuellement, dans une tension dont l’aboutissement – le message propre
de la médiologie ou la médiologie comme discipline instituée – sera nécessairement, s’il réussit, un double renversement : celui du projet médiologique
initial et celui du vecteur disciplinaire.
Matière et branche
Pour caractériser de manière un peu plus précise ce qu’est le vecteur disciplinaire, en attendant qu’il fasse l’objet d’une étude médiologique de plus grande
envergure, il peut être éclairant de partir de l’une de ses composantes vectorielles importantes qu’est la langue. Si l’on se fie au Dictionnaire historique
de la langue française, édité sous la direction d’A. Rey, « discipline » au double
sens de « matière d’enseignement » et de « branche de la connaissance » serait attesté depuis 1370 5. De là à penser que le terme ne fait que reprendre
disciplina latin, lequel atteste bien ces deux sens, et que l’on peut ainsi remonter en ligne droite jusqu’au sens aristotélicien d’épistémé, il n’y a qu’un
pas que, pourtant, l’on se gardera bien de franchir. Notre « discipline » a sans
doute quelque chose à voir avec la conception aristotélicienne de la connaissance et de la science. Mais cette « filiation » ne s’effectue pas en ligne directe :
trop de ruptures, de reprises et de surdéterminations diverses ont marqué l’histoire de la pensée et des langues en Occident pour qu’on puisse procéder à
74
Discipliner, mais à quel prix ?
6. A. Chervel,
« L’histoire
des disciplines
scolaires :
Réflexions
sur un domaine de recherche »,
Histoire de
l’éducation,
n° 38,
p. 60-64.
7. Ibidem,
p. 60-64.
8. Ibidem,
p. 60.
9. C. Hippeau, L’éducation et l’instruction
considérées
dans leurs
rapports avec
le bien-être
social et le
perfectionnement de l’esprit humain,
Paris, 1885,
p. 16. Cité
d’après
A. Chervel,
op. cit., p. 63.
10. A. Chervel, op. cit.,
p. 63.
11. V. Basch,
« De l’enseignement des
langues modernes »,
Revue universitaire, t. I
(1892),
p. 388.
un tel raccourci. En fait, comme l’a fait observer A. Chervel 6, l’usage du terme
« discipline » au sens de matière d’enseignement et de science ne date que d’une
centaine d’années 7. Jusqu’alors, dans le milieu éducatif, il ne signifiait que
« la police des établissements, la répression des conduites préjudiciables à leur
bon ordre, et cette partie de l’éducation des élèves qui y contribue 8 ». Quant
aux realia que ce terme allait désigner et, donc, redéfinir, elles étaient
jusqu’alors nommées «cours», «branches», «parties», «enseignements», «matières d’enseignement », « facultés » ou « sciences ».
D’après A. Chervel, son application à l’enseignement proprement dit s’est
fait en plusieurs étapes. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est d’abord
utilisé au singulier, au sens de « gymnastique intellectuelle », que C. Hippeau
définit comme « le développement du jugement, de la raison, de la faculté de
combinaison et d’invention 9 ». Dans une seconde étape, il « passe du général au particulier, et en vient à signifier une “ matière d’enseignement susceptible de servir d’exercice intellectuel”. […] On peut parler désormais, au
pluriel, des différentes disciplines 10 ». A. Chervel estime que ce passage ne
s’est pas produit avant les premières années du XXe siècle. Mais l’attestation
la plus ancienne que nous ayons trouvée, pour notre part, date de 1892. Et
il peut être significatif de remarquer que le terme sert à qualifier l’enseignement du lycée en tant qu’« il doit se proposer uniquement de donner une forte
instruction générale, littéraire, philosophique et scientifique 11 ». De là, le terme
« disciplines » (au pluriel) s’est très rapidement étendu à toute matière d’enseignement, quel qu’en soit le niveau, ainsi qu’aux sciences proprement dites,
rendant désuètes et caduques la plupart des autres appellations. Enfin, dans
une dernière étape que ne mentionne pas A. Chervel, les disciplines universitaires, qui sont aussi des disciplines de recherche (des « sciences »), prolifèrent et se subdivisent continuellement en une multiplicité de branches également qualifiées de « disciplines ».
Le résultat actuel de cette évolution historique est que, lorsque nous usons
du terme de « discipline », nous amalgamons ces différents sens, voire nous
les redistribuons selon une hiérarchie inverse qui en modifie profondément
le sens. L’image première et fondatrice que ce mot évoque n’est plus celle
du lycée mais celle d’une recherche savante hautement spécialisée, de celle
qui fait progresser la connaissance dans un domaine extrêmement pointu.
Sont principalement mises en exergue l’innovation (plus que l’invention) et
la scientificité de la démarche, à savoir la rigueur procédurale dans le suivi
du protocole de l’investigation et de sa démonstration. La discipline, comme
science, est perçue comme une activité purement intellectuelle, une œuvre
75
de l’esprit. Sans doute y a-t-il quelques sociologues, et maintenant médiologues, pour pointer la part déterminante que prennent, dans toute discipline savante, les structures socio-techniques et des idéologies constituées,
parmi lesquelles le scientisme n’occupe pas la dernière place. Il n’empêche.
La science apparaît comme la fée souveraine de la connaissance.
Au départ, la discipline « générale » justifiait, de par son regard spécifique
sur le monde, une investigation propre. Mais celle-ci, en raison de la logique
de scientificité, a généré une multitude de (sous-)disciplines. Aussi n’est-elle
plus guère qu’une simple rubrique. La philosophie, l’histoire, la géographie,
les lettres, la sociologie, la physique, la mathématique…, autant de regards
différents qui, sans doute, n’ont jamais eu la prétention de faire système, de
donner une vision totale et unifiée du monde, mais qui, désormais, ne sont
presque plus que des noms sans consistance propre. Il n’y a plus de lettres
françaises, classiques ou étrangères, mais de la linguistique, de la sémantique, de la phonologie, de la phonétique, de la pragmatique, etc. Distinctions
sans doute encore trop larges. Chacune de ces disciplines se décline au pluriel : la linguistique, par exemple, en linguistiques générale, synchronique,
diachronique, spécifique, appliquée…, chacune de ces dernières se fractionnant
encore au gré des écoles, des courants et des théories. Les disciplines générales universitaires, dont l’unicité et la spécificité sont encore représentées
par la discipline lycéenne et son unique professeur, ne sont plus fondatrices,
mais vaguement fédératrices.
Ce glissement est tel que, très souvent, l’une de ces sous-disciplines remplace la discipline générale dans sa fonction d’orientation. Dans le domaine
pris pour exemple – les lettres –, la linguistique (si ce n’est une linguistique
particulière) préside le plus souvent aux destinées de toute la discipline, par
le biais du CNU, des habilitations, des nominations, des associations, etc.
Le même phénomène se reproduit en didactique des disciplines, dans laquelle
sont formés les enseignants des disciplines générales. Celles-ci ne sont plus
la référence. Les disciplines savantes leur ont été substituées. De ces disciplines particulières, on pense déduire – horresco referens –, par une technique dite de transposition didactique, le niveau de discursivité selon lequel
les disciplines générales, voire les matières de l’enseignement primaire, seront enseignées ! Les « savoirs » qui en résultent sont des savoirs morcelés et
sans consistance, parce qu’ils sont détachés de la discipline générale qui leur
donne signification et qui leur permet d’assurer, en même temps qu’une
construction du regard sur le monde, une formation du jugement. Ils deviennent
alors disponibles pour d’autres surdéterminations : beaucoup sont prêts à
76
Discipliner, mais à quel prix ?
les réinvestir dans ce que l’on appelle « les pratiques sociales de référence »,
à les traiter comme éléments de formation professionnelle (des compétences)
dont la clé et la cohérence appartiennent totalement à l’institution qui emploiera le formé (ce que sont les fameux référentiels de formation), alors qu’une
discipline, par la maîtrise qu’elle est censée assurer, n’appartient qu’à celui
qu’elle a formé. D’autres tentent de suppléer à la perte de la discipline générale en recourant à l’inter- ou à la transdisciplinarité. Leur souci est sans
doute louable. Mais cette forme de remédiation pédagogique est artificielle
et manque d’assise épistémologique. Elle ne part pas d’un objet ou d’un thème
pour retrouver la dynamique intellectuelle qui fonde les différentes disciplines générales pouvant éclairer cet objet ou ce thème. Elle ne cherche pas
à retrouver la démarche épistémologique qu’a pu masquer le foisonnement
disciplinaire que celle-ci a légitimement suscité. Elle part des multiples sciences
actuelles, prises à divers champs épistémologiques (ou disciplines générales),
pour les fédérer en réseaux de significations. Or, à moins de faire appel à un
discours de vérité qui se prétendrait supérieur aux sciences et qui les transcenderait (comme celui d’une religion, par exemple), rien, si ce n’est une
nouvelle discipline générale, ne peut légitimer un tel regroupement.
Médiologie, recherche et formation
12. A.-F.
Chalmers,
Qu’est-ce que
la Science ?
Récents développements en
philosophie
des sciences,
Paris, La Découverte,
1987.
13. G. Fourez,
La Construction des
sciences,
Bruxelles :
De Boeck
Université, 2e
éd., 1992,
p. 154.
14. Cf. B. Latour, La
science en action, Paris, La
Découverte,
1989.
Si l’on en croit les épistémologues, notamment ceux du courant de la socioépistémologie, il n’y a pas un modèle archétypal de la science auquel il suffirait de se conformer pour être une science effective. Il n’y a pas de modèle
a priori de la science. D’ailleurs, « nous n’avons pas besoin d’une catégorie
de “science” par rapport à laquelle une partie du savoir pourrait être proclamée “science” ou dénigrée comme “non-scientifique”12 » et « ce n’est pas
le rôle d’épistémologues ou d’historiens de décider de ce qui est scientifique :
cela se fait directement dans le débat scientifique 13 ». Le médiologue ne saurait partager entièrement une telle position. Une épistémologie de la science
qui ne serait qu’une description de la science telle qu’elle se fait 14 seraitelle encore une épistémologie ? Ne reviendrait-elle pas, en refusant de porter un regard critique et en laissant chaque science se replier sur elle-même,
à cautionner ce que récuse précisément toute démarche scientifique, à savoir l’emprise de l’intérêt, des influences, de l’opinion, de la croyance, de
l’idéologie et de toute forme d’orthodoxie, même s’il est impossible de s’en
libérer totalement et définitivement ? Ce n’est pas de la sorte que peut être
77
15. R. Debray, Transmettre, op.
cit., p. 77.
préservée l’autonomie légitimement revendiquée d’une recherche scientifique.
Deux images prédominent dans la représentation que nous nous faisons
ordinairement de la science. La première est celle du chercheur, de l’homme
original et inventif tout entier consacré à son activité de recherche, mobilisant toutes ses énergies et ses capacités intellectuelles pour faire progresser
la connaissance. La seconde, sur laquelle insistent plus volontiers les épistémologues et les scientifiques, est celle de la scientificité elle-même, de la
forme discursive et éventuellement technique et expérimentale que la démarche scientifique doit suivre pour être considérée comme légitime et valide, pour produire un propos pouvant être considéré comme vrai. Ces deux
images, qui ne sont pas exemptes d’une visée médiologique (au sens d’opération de légitimation et de publicité), ne sont pas contradictoires. Mais
lorsqu’elles sont associées, le chercheur tend à disparaître comme sujet personnel, comme être-au-monde, pour n’être plus qu’un sujet épistémique,
qu’une pure capacité cognitive, sorte de double ou de reflet subjectif du véritable sujet objectif que serait la science elle-même en train de se faire, comme
emportée par une logique interne et autonome. Même prises ensemble, ces
deux images masquent cependant une troisième dimension de la science. Dans
les débats sur la scientificité – mais non dans les instances de décision -, l’impasse est régulièrement faite sur tout le dispositif technique, institutionnel,
politique, humain, logistique, financier, idéologique, social… qui conditionne
pourtant la recherche de l’intérieur. Comme si cela relevait de la simple intendance, d’une instrumentation externe dont le chercheur n’aurait pas à
s’occuper parce que ce serait à la société de la lui fournir. Comme si de l’intégrer explicitement dans sa démarche était une chose avilissante.
Pour le médiologue, tout ce dispositif « instrumental » fait partie intégrante
de la discipline, depuis le plus simple élément d’ordre technique jusqu’aux
politiques et les idéologies. «Les systèmes cognitifs de chaque époque se construisent en fonction des “technologies de l’intelligence” disponibles 15 ». Une discipline est tout entière un dispositif de médiation, une structure socio-technique de production et de transmission de connaissances. Elle l’est pour le
chercheur, à l’intérieur de sa propre activité pour tenter d’appréhender intellectuellement le monde. Elle l’est pour la communauté scientifique constituée par l’ensemble des autres chercheurs, y compris ceux des autres disciplines. Elle l’est pour la société tout entière, impliquée et intéressée par les
résultats des travaux. Les trois niveaux – personnel, intellectuel et institutionnel – sont nécessaires à la constitution de la discipline : l’intime conviction du chercheur, sans une élaboration spéculative et objective qui la sou-
78
Discipliner, mais à quel prix ?
16. Ces trois
composantes
(personne,
connaissance
et institution)
pourraient
bien former la
trilogie fondamentale qui
constitue
toute « organisation matérialisée »
(cf. R. Debray, Transmettre, op.
cit., pp. 2633) dans la
culture occidentale, trilogie que le
christianisme
a surdéterminée théologiquement (cf.
M. Sachot,
L’invention
du Christ. Genèse d’une religion, Paris,
Odile Jacob,
1998, pp.
215-225) et
dont une discipline scientifique représente une
version sécularisée par laïcisation.
17. Cf. R. Debray, Vie et
mort de
l’image. Une
histoire du regard en Occident, Paris,
Gallimard,
1992.
mette à la critique d’autrui, n’est qu’opinion et préjugé. L’élaboration systématique sans sujet ni institution n’est que technique procédurale. L’institution seule (quelles qu’en soient les formes, extrêmement multiples et souvent
imbriquées les unes aux autres) n’est qu’autorité. De même, aucune de ces
trois composantes ne peut réduire les deux autres à une fonction instrumentale. On aboutit alors, si c’est le premier vecteur qui met les deux autres à
son service, à une idéologie, si c’est le second, à une orthopraxie, et si c’est
le troisième, à une orthodoxie 16. La scientificité résulte de ce que chaque composante exerce une fonction critique sur chacune des deux autres.
Du point de vue épistémologique, une discipline générale de recherche
et de formation résulte d’une prise de position initiale et singulière, d’une
interrogation spécifique sur le monde qu’un sujet humain, rejoint par
d’autres, prend et formule à un niveau de conceptualité qui transcende toutes
les disciplines qu’elle est amenée à fonder ou à intégrer et qui lui donneront
corps. Cette prise de position originale définit son principe d’intelligibilité,
sa matrice singulière. Pour la médiologie, elle est de considérer les différentes
sociostructures de médiation justement en tant que médiations. Sa mise en
œuvre heuristique s’effectue nécessairement par la constitution de disciplines
internes spécifiques, en fonction soit des médiations envisagées (médiologie
de l’art 17, de la littérature, de l’éducation 18, de la religion 19, des idéologies,
etc.), soit de constituants considérés comme fondateurs de ces médiations,
soit encore de problématiques particulières que feront surgir leur analyse 20.
Cette autonomisation de la discipline est relative. Bien d’autres disciplines
existantes sont également mises à contribution, sans que l’on puisse établir
un système fixe de relations et de dépendances, la connaissance ne pouvant
jamais être considérée dans la figure de la totalité, figure que l’image de l’arbre
voudrait pourtant accréditer. Beaucoup ne fourniront que des procédures et
des résultats. Quelques-unes pourront être considérées comme constitutives
des cursus de formation du médiologue, soit parce qu’elles auront le même
objet que la médiologie (les sciences de la communication pour la communication, les sciences des religions pour les religions, etc.), soit parce que,
de manière plus centrale encore, elles ont la médiologie pour objet (comme
l’épistémologie ou l’histoire). Comme pour les autres disciplines générales,
le médiologue ne sera pas spécialiste de toutes les disciplines. Jouer les Pic
de la Mirandole est une supercherie. Par contre, ce qui distingue une formation disciplinaire de la simple culture ou érudition (simple somme de savoirs) comme du bricolage (simple somme de compétences), c’est, comme
l’exprime le terme « discipline » de manière métaphorique, la maîtrise d’un
79
18. Cf. R. Debray, Loués
soient nos seigneurs. Une
éducation politique, Paris,
Gallimard,
1996, et Par
amour de
l’art. Une
éducation intellectuelle,
Paris, Gallimard, 1998.
19. Cf. M. Sachot, L’invention du
Christ. op. cit.
20. Cf. les
thèmes des
premiers Cahiers de médiologie
21. R. Debray, Ibidem,
p. 30. Voir
aussi, Manifestes, op. cit.,
chap. IV
« Vers une
écologie des
cultures », pp.
138-163.
22. P. Lévy,
« L’hyperscène. De la communication
spectaculaire
à la communication toustous », La
querelle du
spectacle, Les
Cahiers de
médiologie, 1,
1996, p. 138.
faisceau de « disciplines » internes, maîtrise qui est telle qu’elle structure le
regard du formé, qu’elle transforme en aptitude les compétences et les savoirs acquis. Ainsi sera-t-il en mesure de l’enseigner et de la faire progresser. Si donc, dans son projet général, la médiologie est singulière, comme
toute autre discipline générale, elle est plurielle dans sa mise en œuvre.
La période initiale de la constitution d’une discipline est ordinairement qualifiée de phase préparadigmatique, parce qu’elle n’est pas encore une discipline universitaire formant des spécialistes, que ceux qu’elle rassemble proviennent de disciplines avoisinantes et que les procédures intellectuelles qui
vont former le paradigme de sa matrice n’ont pas encore reçu une forme standardisée et normalisée. Il appartient donc à la médiologie, si elle veut se constituer en discipline autonome, de réussir la «coupure épistémologique » initiale.
Il est nécessaire, pour cela, que le propos intellectuel qu’elle se donne, tant du
point de vue de son objet que de celui de ses méthodes, condense et traduise
en projet scientifique une attente déjà présente dans la culture du temps.
Cette chance est réelle, s’il est vrai que « nous sommes entrés dans les temps
neufs de l’intelligence des choses humaines », que l’étude des collectifs
« aborde non plus la culture, ni la culture matérielle, mais, ce qui est différent, les matérialités de la culture 21 ». Les formes de médiations se sont diversifiées et intensifiées. La matérialité de leur support a changé de nature,
prenant même, avec le virtuel, la forme de l’immatérialité : « Le cyberespace
autorise un dispositif de communication tous-tous en forme de monde virtuel inachevé à la construction duquel chacun de ses habitants peut contribuer 22. » Nous sommes entrés dans la vidéosphère. Dans le même temps, les
disciplines qui ont pour objet les diverses formes de médiation ont réduit leur
propos, pour cause de scientificité, à des niveaux de discursivité qui ne rendent pas compte – ou bien peu – de leur fonction médiatrice. Plus profondément encore, les modèles historiques majeurs de systèmes médiologiques, le
christianisme et ses formes sécularisées (les idéologies constituées), par leur
retrait même (lequel est certainement en lien avec l’entrée de la vidéosphère,
puisque le catholicisme a partie liée avec la logosphère et le protestantisme
avec la graphosphère), introduisent une distanciation et autorisent la prise
de conscience de la culture médiologique dont ils nous ont pétris.
La rupture que la médiologie enregistre, en même temps qu’elle la provoque, peut donc être considérée comme l’achèvement et la radicalisation
du mouvement des Lumières. Il ne s’agit rien moins que de rompre avec le
modèle platonicien théologiquement surdéterminé qui régit encore notre compréhension des fonctions sociales supérieures, modèle qui nous fait saisir le
80
Discipliner, mais à quel prix ?
23. Le dualisme est, avec
les spiritualismes, l’humanisme,
l’individualisme et le modernisme, l’un
des « cinq
dragons entre
la technique
et nous »
(R. Debray,
Cours,
op. cit., troisième leçon,
pp. 63-88).
24. R. Debray, Manifestes, op. cit.,
p. 107.
25. R. Debray, Transmettre, op.
cit., p. 74.
26. R. Debray, Ibidem,
p. 161.
27. Voir
l’analyse remarquable
que fait à ce
sujet R. Debray, Transmettre, op.
cit., pp. 53-71
monde, d’une part, selon une dichotomie entre spirituel et corporel, immatériel et matériel 23, etc., et, d’autre part, de comprendre le second terme de
cette dichotomie comme une application du premier. Selon cette perspective philosophico-théologique, la transmission qui caractérise toute fonction
sociale symbolique est d’abord perçue comme un projet d’ordre intellectuel
et spirituel et le monde matériel seulement comme un support, sans doute
nécessaire, mais externe et sans incidence sur le fond. De la sorte, nous nous
interdisons de penser toute religion, idéologie ou autre institution symbolique pour ce qu’elles sont : des productions humaines. Nous sauvegardons
a priori la possibilité de l’intervention divine dans l’histoire et continuons à
percevoir ce qui est le propre de l’homme dans la figure du divin et de la
transcendance. « Personne ne dit qu’en tout philosophe sommeille un théosophe 24 ». Et pour sauver cette fiction, nos explications dévient sur le rôle
tenu par des facteurs, sur les conditions psychologiques, sociales, économiques
ou autres, qui ne peuvent être que des adjuvants ou des opposants. C’est
justement cette dichotomie que la médiologie entend problématiser et, si possible, dépasser en se situant « au cœur du sujet » 25. Pour ce faire, elle invite
à regarder le doigt par lequel le sage montre la lune 26. Ou, plus exactement,
puisque le sage appartient à un dispositif de médiation, elle cherche à savoir ce que le sage dit de la terre en montrant la lune, ce qu’il cache en même
temps qu’il révèle. Dans l’angélologie, par exemple, elle voit une justification idéologique de la hiérarchie ecclésiastique, une façon d’organiser la cité
terrestre en présentant le ciel comme véritable enjeu 27.
Le vecteur disciplinaire se présente donc pour la médiologie sous plusieurs
formes. La seule qui puisse lui permettre de se constituer est celle que nous
avons appelée discipline générale de formation et de recherche, même si, actuellement, elle est faiblement structurante dans les autres disciplines. Les
autres formes ne peuvent que conduire à l’atomisation, à des savoirs dispars et sans grand intérêt. Les difficultés les plus grandes viendront de ce
qui est déterminant, mais masqué, dans toute médiation et que la médiologie veut justement mettre au jour : toute la composante socio-technique et
institutionnelle. L’Université n’est sans doute pas encore disposée à lui faire
une place. La médiologie, de par son objet et sa perspective, ne peut pas ne
pas inquiéter tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit. Il lui faudra se débattre comme discipline pour ne pas avoir à se coucher devant les institutions qui seront prêtes à la reconnaître et à la financer, à la condition qu’elle
participe activement à leur légitimation.
81
MONIQUE SICARD
Eco-medio,
la paire imparable
Haukur
Snorrason,
Le lagon bleu,
Islande.
D.R.
Il faut s’appeler chat pour connaître l’eau du
bocal : le poisson rouge, lui, ne sent pas que
ça mouille. Sauf à nous placer hors du système, nous ne voyons pas nos milieux de vie
écologico-culturels. Nous ne nous rendons
compte de leur importance qu’au moment de
leur perte. Déplacements, enfermements,
aménagements sauvages, bouleversements
naturels, tristesses des homogénéisations
culturelles, secouent le regard : nous avons mal
au milieu. C’est que nous sommes ce milieu.
Nous ne l’habitons pas, il nous habite. Comme
nous sommes ce corps dont nous n’entendons
le fonctionnement que lorsque la maladie en
brise le silence. Comment entendre les transparences ? Comment voir ? L’écologie, science
du milieu de vie, discours sur la maison, prêterait-elle ses outils de vision à la médiologie ?
83
Déblayer son propre chemin, échapper aux servitudes du milieu, c’est s’exercer à recevoir la complexité du monde avant de découper dans sa transparence les signaux pertinents. C’est construire une méthode de lecture susceptible
de rendre manifestes des propriétés jusque-là restées cachées, de penser l’ensemble comme un tout. L’écologie théorique qui offre à penser les cheminements des êtres vivants, leurs stratégies, est fondamentalement une pensée
de la complexité. Dans une nouvelle lecture des géographies sociales, la médiologie, elle, scrute les fabriques de la culture, repère les flux, les émergences,
les recyclages, interroge le bricolage planétaire des idées. Même si elle répond
culture quand l’autre parle nature, elle est demi-sœur de l’écologie.
Recevoir pour voir
La médiologie a d’évidence plus de difficultés d’expérimentation que l’écologie qui en a elle-même beaucoup. Elles usent pourtant du même outil d’observation, ce « macroscope » inventé et revendiqué par les écologues Eugène
et Oward Odum dans les années cinquante. Ni télescope, ni microscope, mais
outil théorique, il offre à voir un monde à notre échelle. Mieux qu’une caméra cinématographique, il fait fonctionner l’ensemble des organes des sens
de l’observateur, use de méthodes et de démarches empruntées à diverses
disciplines.
Cela ne signifie pas que l’écologie ne manipule ni éprouvettes, ni ordinateurs, ni chambres de cultures, mais qu’elle met fondamentalement en œuvre
une relation immédiate au monde. L’œil est son principal outil d’investigation. L’écologie marque une rupture brutale dans une histoire de la scientificité : sa pensée systémique s’éloigne d’une biologie qui ne cesse à l’inverse
d’accentuer son réductionnisme – le mot est ici employé sans dimension péjorative –, d’affiner ses analyses des mécanismes de détail.
L’écologie scientifique trouve ses laboratoires dans les collines ou les
lagons. Exercice du regard, elle est une pratique des analyses comparées,
des décryptages de signes. Un exercice de la trace. Cependant, cet intérêt
pour « un monde à notre échelle », qui est cause de l’immense réussite de la
pensée environnementaliste l’est aussi de ses principaux échecs. Ses objets
– parce qu’ils sont à notre échelle – nous sont particulièrement sensibles. Il
est parfois difficile de dissocier l’écologie de l’écologisme, de construire des
connaissances en toute indépendance des nostalgies.
La médiologie, aucun laboratoire ne l’héberge ; elle tire sa validité d’un at-
84
Eco-médio, la paire imparable
1. M. Sicard,
L’année
1895, l’image
écartelée
entre voir et
savoir, Les
empêcheurs
de penser en
rond, 1995.
tachement aux faits. On pourra facilement objecter que cela ne suffit pas :
qu’une lecture qui s’appuie sur des faits reste une production de texte, la
construction d’un sens hypothétique. Mais cette recherche de faits pertinents
est aussi un repérage d’expérimentations objectives : celles qui mettent en œuvre
une analyse comparative exercée. Une même idée, un même courant d’opinion, un même point de vue, une même attention particulière à un nouvel
objet, prennent à la surface de la planète des formes diverses, selon les matériaux techniques ou institués rencontrés ici ou là. L’idée même d’environnement est lue et construite d’une manière bien différente par les Grünen allemands, le Ministère français de l’environnement, les habitants des régions
minières d’Angleterre ou les chefs d’entreprise américains. Ou encore : alors
qu’elles obéissent au même système institué, deux techniques différentes de
production symbolique conduisent à deux positionnements sociaux ou culturels différents (la peinture de champs de bataille ne donne pas naissance à
la même « guerre » que leur photographie). Ou bien : un même dispositif technique (le cinéma), administré par des régimes politiques différents, fait
émerger des « nations » différentes. Ou même : la compétition apparente de
deux dispositifs techniques renseigne sur des dimensions symboliques a priori
insoupçonnées. Ou bien encore : l’évolution des technologies, en modifiant le
poids symbolique des pouvoirs politiques, les oblige à rectifier leurs positions.
La médiologie vise à faire jouer synchronies et diachronies comme de véritables expérimentations. Un premier exercice synchronique a été réalisé, à
titre de gamme, avec l’écriture de L’année 1895 1 : en cette fin de XIXe siècle,
certaines pratiques du regard disparaissent (meurent), tandis que d’autres
se transforment, vivant de nouveaux dynamismes sous l’impact d’autres dispositifs émergents.
L’observation, loin d’être passive, est un acte dirigé. Elle consiste à laisser venir à soi la diversité par l’abolition des hiérarchies préétablies entre les
objets. Le monde n’est pas vu par une lunette astronomique ; il est reçu par
une fenêtre ouverte, comme la peinture flamande du XVIIe siècle que Svetlana
Alpers oppose à la peinture italienne de la même époque, grande utilisatrice
de lunettes d’approche et de machines de vision. De ces réceptions du hasard, et de celles-là seules, naissent les stupéfactions. Voir, c’est chercher l’étonnement. De là peut naître l’éclaircissement. Ces regards sont à une approche
réductionniste ce que la photographie est au dessin : ils s’ouvrent au hasard.
Véritables prises de vue, ils invitent, en arrachant les étiquettes collées sur le
balbuzard, le cyprès ou le saumon, à prendre en compte une dynamique plus
qu’une taxonomie. Qu’est-ce que les uns font aux autres ? Qui a besoin de
85
qui ? L’ensemble est-il stable ou instable ? En équilibre ou en déséquilibre ?
D’où viennent les apports extérieurs indispensables au fonctionnement du système ? Et que se passerait-il si… ?
Géographies du temps
Des deux côtés, le visible offre accès à l’invisible, la surface à la profondeur.
La cartographie géologique est le prélude à la construction des coupes de terrain : d’une lecture de l’horizontale à celle d’une verticale. De ces dernières
seules se déduisent les récits : surrections de chaînes de montagne, érosions,
transgressions marines, régressions, plissements, charriages.
La trace n’est pas moins riche d’enseignement que le gisement. Une pincée de poudre de carbone qu’une grande poterie. Le lichen que le platane.
Quelque chose s’est passé là qui a marqué visiblement les indicateurs sensibles. La trace est un appel, un motif de curiosité, une incitation à l’enquête,
au saut d’indice en indice. Ainsi, l’écologie s’enracine au départ dans les géographies, comme la médiologie, au départ, dans l’histoire. Depuis que la première existe – avec Alexandre de Humboldt, pionnier en 1799 de la géographie botanique, avant même la création du mot en 1866 –, elle n’a cessé d’étudier les correspondances entre les facteurs du milieu et les répartitions des
individus. Élégante démonstration de Humboldt : l’étagement en altitude de
la végétation sur les flancs du Chimborazo – alors considéré comme le plus
haut sommet du monde – mime les successions en latitude, des tropiques au
cercle polaire. Les liens entre les facteurs climatiques et les peuplements sont
mis en évidence. De l’influence du milieu sur le peuplement : cette écologie
avant la lettre s’arrache ainsi aux localisations individuelles pour atteindre
un niveau théorique plus élevé.
Pour l’écologie contemporaine, la surface de la planète se présente comme
une série de tableaux de signes qu’il convient de comprendre comme une étape
découpée dans une série évolutive. « Chaque plante est à la mesure des conditions sous lesquelles elle croît. » En retour, elle est un index du sol et des climats (macro et micro), indicateur du comportement d’autres plantes et animaux aux mêmes endroits. Outil magnifique ! Traduisez : point n’est utile
d’étudier en détail les climats généraux ou locaux, de dresser un catalogue
complet des communautés animales et végétales pour comprendre un système naturel. Repérez les végétaux caractéristiques : ils vous donneront le reste.
Presque tout le reste. Non seulement le passé, mais aussi – acquis immense
86
Eco-médio, la paire imparable
– les avenirs d’une communauté vivante. Une pensée de la complexité est aussi,
par force, une pratique de la simplicité.
À la manière du paléontologue qui suit le cheminement des rongeurs à
travers le continent africain et l’Arabie en constatant que le chemin reste marqué par l’apparition et la disparition d’espèces, le médiologue s’attache à repérer les itinéraires des transmissions culturelles : elles lui donnent accès à
l’histoire. Les événements ayant conduit au façonnement des musiques africaines jusqu’à la naissance du jazz et son irrigation du monde entier se marquent dans les territoires. La diversité géographique des formes musicales
dérivées en porte la marque. Le milieu n’est pas seulement un vecteur transportant ; il est un façonnement intime des cultures, des géographies, des institutions, des politiques, des techniques.
Les facteurs symboliques sont des créateurs de configurations géographiques.
Ils superposent aux géographies physiques ou humaines traditionnelles,
leurs continents, leurs archipels et leurs îles. Dans les lieux isolés, les errances
abandonnent des enclaves culturelles. Moins marquées par la diversité, elles
n’en donnent pas moins prise à l’émergence de cultures originales. Les instruments à corde africains ont suivi les trajets des esclaves. Devenus « luth »,
ils ont subsisté dans l’« île » berbère d’Afrique du Nord. Devenus « banjo »,
ils sont aussi présents dans les « îles » montagnardes d’Amérique du nord. Ces
systèmes insulaires (îles, mais aussi montagnes, zones de marais, villes isolées…), marqués par une forte originalité culturelle, mais aussi par une moindre
diversité, sont aussi des systèmes fragiles.
Systèmes et réseaux
2. J.- M.
Drouin, La
Naissance du
concept
d’écosystème,
thèse sous la
direction de
Michel Serres,
Université
Paris 1, 1984.
3. J.-M.
Drouin, Réinventer la nature, Desclée
de Brouwer,
Paris, 1991.
Les principaux objets de l’écologie théorique sont clairement identifiés : ce
sont les écosystèmes. Certes, ils sont aujourd’hui des objets conceptuels bien
éloignés du système clos du lac défini en 1935 par le botaniste anglais Tansley 2.
Mais ce dernier – par ailleurs passionné de philosophie et de psychanalyse
autant que d’écologie théorique – a eu le mérite de proposer que l’on parle
de « système écologique » plutôt que de communautés ou de successions, évitant ainsi les doctrines holistes. Les actions humaines, facteurs de transformation du milieu, sont en outre présentes dans les définitions de l’écosystème 3.
La théorie des systèmes écologiques, cependant, ne voit le jour qu’en 1942,
sous l’impulsion de Raymond Lindeman. Diffusée à titre posthume : Lindeman
est mort de maladie à l’âge de 27 ans. Pour la première fois sont pris en compte
87
les liens indissolubles qui unissent des éléments aussi disparates que les végétaux (producteurs), les herbivores et carnivores (consommateurs), les décomposeurs : «Les analyses des cycles de relations trophiques indiquent qu’une
communauté biotique ne peut être clairement différenciée de son environnement abiotique : l’écosystème doit donc être considéré comme l’unité écologique fondamentale. »
Écosystème : du grec Oikos, la maison, et du bas latin systema, l’assemblage. Un écosystème n’est pas un concept flou désignant l’ensemble des conditions de vie ou de transmission. Il n’est ni l’environnement, ni le milieu. Un
écosystème lacustre n’est réductible ni au fond vaseux du lac ni à la forêt qui
le borde, ni à l’eau sombre qui en fait le charme. Un écosystème n’est pas
non plus la somme de ses propres constituants. Un « lac » n’est pas la somme
de 12 truites, 40 perches, 20 kg de plancton et 1 martin-pêcheur
Un écosystème est d’abord un système. Un ensemble d’événements interdépendants extraits du monde extérieur afin de traiter cet ensemble comme
un tout. Lorsque le système, enfin, intègre sa propre « maison ». Il est écosystème : « ensemble de tous les organismes d’un milieu défini et de leurs relations et interactions entre eux et avec le milieu ». Un écosystème est fortement
structuré, parfaitement situé dans l’espace et le temps. Il est lui-même un «objet
vivant », susceptible de vieillir, de mourir, mais aussi de rajeunir (une forêt
incendiée se reconstitue souvent). Un lac, une forêt, une prairie, un milieu humide sont des assemblages dynamiques, évolutifs, formés d’éléments de nature diverse (minérale, végétale, animale), fondamentalement dépendants les
uns des autres. Leurs éléments façonnent le tout. En retour, l’ensemble agit
sur chacun d’eux. Les qualités d’un individu ne se révèlent pas de manière
identique s’il est isolé ou inséré dans un système d’accueil. L’architecture et
la physiologie d’un hêtre isolé ne sont pas celle d’un hêtre forestier. Le milieu
n’est pas seulement physico-chimique, il est aussi organique.
Quelques années avant la définition du concept d’écosystème par le biologiste anglais Tansley en 1935, les travaux du pédologue soviétique Vernadsky
conduisent à la définition du concept de biosphère. Né en 1863, disparu en 1945,
Vernadsky a effectué de nombreux séjours à Paris, collaborant avec Henry Le
Chatelier, Pierre Curie, Marie Curie, Henri Becquerel, dialoguant avec Bergson.
Son ouvrage fondamental La biosphère, publié en 1926 et traduit en français
trois ans plus tard, ne rencontra pourtant qu’un écho modeste. Ses travaux reçoivent aujourd’hui de nouveaux échos. La biosphère de Vernadsky est une enveloppe globale de la planète. Elle ne désigne plus seulement, comme chez le
géologue viennois Édouard Suess qui a créé le mot en 1875, l’ensemble des être
88
Eco-médio, la paire imparable
vivants à la surface de la terre, mais avec eux, la région de l’écorce terrestre
marquée par l’emprise de la vie. Toute la matière biologique de la planète,
qu’elle soit vivante, inerte ou biogène (comme les roches sédimentaires ou l’eau),
est indissolublement liée par une même histoire. La force du concept de biosphère vient à la fois de sa dimension globale et de l’éclairage nouveau porté
sur les liens de solidarité unissant non seulement tous les êtres vivants de la
planète, mais aussi ces êtres vivants et des compartiments de nature minérale.
La biosphère est alors un ensemble de grands magasins permanents (forêts, sols, océans…), véritables systèmes mémoriels, traversés par des circulations de carbone, d’oxygène, d’azote… qu’ils ralentissent et stockent parfois pendant de longues années. Mais ce système global qu’est la biosphère
n’échange jamais avec l’extérieur que de l’énergie. La matière qui le compose est formée d’éléments chimiques dont la quantité est invariable : simplement, cette matière est animée de perpétuels recyclages. Un arbre de la
forêt amazonienne est ainsi traversé de multiples « cultures » : ses molécules
d’eau peuvent provenir aussi bien d’un océan lointain que d’animaux peuplant un autre continent. De la même manière, nous sommes nous-mêmes la
cristallisation de nombreuses cultures : grecque ou arabe par les noms de nos
fleurs, africaine ou allemande par nos musiques, italienne par notre cinéma…
Ces vues globales, cependant, ne suffisent pas. Car le tout n’est pas somme
des parties. Au souci de penser en termes de systèmes de vaste ampleur, la
médiologie gagnera à s’attacher à des systèmes de moindres dimensions qui
seraient à une médiasphère ce que les écosystèmes sont à la biosphère. Il est
possible de définir des médiasystèmes, assemblages dynamiques formés de
vecteurs tranformants et des idées elles-mêmes. Ces médiasystèmes n’existent que dans un espace-temps donné : ils diffèrent non seulement d’une époque
à une autre, mais encore d’un lieu à l’autre. Structurés, non figés, ils sont
susceptibles de connaître de nouveaux dynamismes (accroissement de la quantité et de la diversité de leurs productions) ou de mourir. Contrairement aux
écosystèmes, le rajeunissement leur est interdit. Les techniques ne font pas
marche arrière. Il faudra un jour décrire l’existentialisme, le marxisme, le lacanisme comme des écosystèmes en devenir.
Dans de tels modèles systémiques, la technique n’est plus opposée à la culture, rejetée au dehors. Si la culture se définit comme une adaptation à un milieu de vie marqué par une certaine stabilité, alors la maîtrise technique est
l’une de ses conditions. Que la technique soit la connaissance des serpents venimeux du marais, l’habileté rhétorique, l’art de fabriquer une barque de chêne
ou de pratiquer le violoncelle, elle se joue des contraintes du milieu, recons-
89
truit à partir de ses éléments. Elle est culture sans être tradition, ne se superpose pas à une technoscience qui dicterait nos pratiques et nos comportements.
De manière encore plus précise, les points d’articulation entre un système technique, un mode institutionnel, leur dimension symbolique pourront être élucidés. Ces niches médiologiques définiront les adresses des idées, c’est-à-dire
ce qu’elles font, comment elles agissent, à la manière dont la niche écologique
décrit – bien au-delà de leur simple habitat – la fonction sociale des espèces.
Au mitan des lieux
4. G. Canguilhem, Le vivant et son
milieu, La
connaissance
de la vie,
Vrin, 1989.
En matière d’analyse du monde vivant, coexistent des modèles darwiniens et
des modèles écologiques. Pour les premiers, la biologie (la génétique) propose,
le milieu dispose. Les espèces luttent dans le but de leur survie. Le mieux adapté
survit, les autres disparaissent. On peut reprocher à un tel modèle, tout en
étant non finaliste, d’ignorer le baroque dans la nature. Formes qui ne servent à rien, gênent aussi, plus qu’elles ne sont utiles et, cependant, se maintiennent : bois de l’orignal ou queue de l’oiseau lyre. L’origine de la variation
– condition première de la diversité – vient ici du milieu. C’est lui qui a l’initiative 4. Traduisons en termes médiologiques : la naissance d’une forme culturelle originale est soumise aux choix stratégiques des formes culturelles instituées environnantes, choix lui-même déterminé par des contraintes vitales.
Pour les modèles écologiques, « naturellement » plus proches que les précédents du regard, de l’observation, du paysage et de l’image, il ne s’agit plus
d’une lutte pour la vie, ni de la manière dont s’insère au sein d’un milieu existant une nouvelle espèce ; mais du fonctionnement de communautés d’êtres
vivants en relation avec leur milieu. Chaque espèce occupe une fonction sociale différente de celle du voisin. La concurrence engendre la création de nouvelles niches : elle accroît la diversité. L’inhomogénéité de départ s’accroît, se
transforme en véritable mosaïque. D’où l’étonnement de ceux qui ne comprennent
pas que si des frères biologiques occupent des positions sociales si différentes
et se ressemblent si peu, c’est parce que, précisément, ils sont frères. Non parce
que, ennemis, ils se sont battus dans d’implacable lutte pour la vie.
En médiasphère, comme en biosphère… Les idées circulent transportées
par des vecteurs qui sont aussi des stockeurs. Elles accélèrent, ralentissent ;
se déversent à flot par de larges estuaires ou s’immobilisent pour des années,
peut-être des siècles, gelées dans des calottes glaciales d’où elles ne sortiront
qu’au goutte à goutte. Il faudra encore attendre qu’elles fondent et se rendent
90
Eco-médio, la paire imparable
disponibles. Les vecteurs de circulation ne se limitent pas aux télécommunications, aux chemins de fer ou à la voiture, mais s’ouvrent aux festivals de
théâtre, aux conteurs, aux universités, aux animateurs de quartier, aux livres
ou aux films… Techniques, institutions, individus : en gérant des flux, ils dirigent des fabriques. C’est en se transmettant qu’une idée se construit et les
circulations sont indissociables des fabrications. Les idées cependant ne surgissent pas de novo. Elles n’émergent pas sans nourriture. Comme la biomasse
des forêts tropicales ou des zones d’upwelling, elles naissent de brassages, de
recyclages des matériaux disponibles. Créant la vie en bricolant la mort, elles
agissent, transforment, réussissant parfois bien au-delà des espérances.
Que les métaphores écologiques soient éclairantes pour une médiologie qui
se penche sur le cheminement des idées, les échafaudages de la pensée, ses
déménagements, ne fait guère de doute. Qu’il faille les manier avec prudence,
non plus. Les parallélismes hâtifs sonnent comme des mises en garde : pièges
de la sociobiologie, schémas simplificateurs des écologies culturelles au déterminisme causal, modélisations inhumaines des fonctionnements sociaux,
excès du comportementalisme… Pourtant le modèle écologique questionne
d’un jour original ce « milieu » tant technique qu’humain qui, transportant
les idées, fonde nos cultures.
A l’échelle d’une médiasphère, les idées circulent au sein de milieux tant
intérieurs qu’extérieurs. Le corps, en cela, est en continuité avec «ce qui l’entoure » ; le milieu étant à la fois « au mitan » et « autour » du lieu. Il est un
« entre deux centres ». Possède une signification relative même s’il tend à la
perdre au profit de celle d’un absolu. A la fois stable (comme le milieu intérieur de Claude Bernard) et malléable, susceptible d’être transformé. S’il est
banal d’affirmer les profondes transformations que nous, humains, faisons
subir à nos propres milieux de vie, il l’est moins de rappeler que nous sommes
héritiers de milieux profondément marqués par les êtres vivants qui ont précédé l’arrivée de l’homo sapiens. L’oxygène terrestre, une veine de charbon,
un gisement de pétrole, un massif calcaire… sont biogènes, nés de la vie.
Le gisement de cuivre natif ne fait pas naître le génie métallurgique. Ce
n’est pas lui non plus qui fabrique le chaudron. Mais sans gisement métallifère, l’industrie du cuivre n’aurait jamais existé. A l’assertion darwinienne :
« La biologie propose, le milieu dispose », substituons donc la phrase : « Le
milieu propose, les cultures disposent ». Et complétons là d’immenses
nuances : en se construisant, une culture façonne son propre milieu. Mais ce
dernier offre, pour le meilleur comme pour le pire, tant les chances d’une émergence que les conditions d’une extinction.
91
YVES JEANNERET
La
médiographie
à la croisée
des chemins
1. Régis
Debray, Le
Scribe :
Genèse du
politique,
Grasset,
Paris, 1980.
Le moment
ici évoqué
concerne
également
Le Pouvoir
intellectuel
en France
(Ramsay,
1979) et
Critique
de la raison
politique ou
l'inconscient
religieux
(Gallimard,
1981).
Patrizia Di Fiore
Niort, 1997
© P. Di Fiore
poétique sociale de la trivialité et/ou
critique de la raison appareillée
Il y a vingt ans, Régis Debray posait l’existence
d’un lien entre « faits de transmission ou de
communication » et « faits de gouvernement » 1. Dénonçant l’idéalisme de l’histoire
des idées, l’angélisme des représentations de
l’intellectuel et la rationalisation de l’ordre politique, il invitait à un renversement de perspectives : promouvoir, propager et transcrire
n’était pas l’appendice mais la condition de
la culture, et par là du pouvoir.
93
A la même époque, Roger Fayolle analysait l’invention de la littérature par
les critiques, Baudouin Jurdant décrivait le rôle idéologique de la vulgarisation et Antoine Compagnon réhabilitait l’écriture de seconde main. Nous
sommes dans le moment intellectuel que ces œuvres annonçaient : nous butons sur la fausse facilité de ce qui fait circuler les idées, de ce qui détermine
leur trivialité. Voici donc une perplexité partagée. A quelles conditions une
telle perplexité peut-elle devenir connaissance ? Doit-elle se faire discipline ?
La provocation médiologique
2. «C'est de
médiographie
qu'il faudrait
parler, pour
être exact»
(Régis
Debray,
Cours de
médiologie
générale,
Paris,
Gallimard,
1991, p. 21).
C'est bien
mon avis,
mais pas seulement par
référence aux
études géographiques.
Parler de
médiographie
permet de
regarder
un type de
production
éditoriale
dans son
contexte.
3. Régis
Debray,
Transmettre,
Paris, Odile
Jacob, 1997,
p. 26 et
suivantes.
L’inquiétude particulière que suscite la mise en cause de l’hommedium, l’homme
qui fait partager entre les hommes, on peut bien l’appeler quelquechoselogie si l’on veut. Elle vaut par la tension qu’elle institue. La vérité ne porte
pas en elle-même sa force ; la propagation et la réécriture comptent et créent
autant que la recherche du neuf ; le plus trivial, le plus inaperçu, ce tissu
des actes et objets qui assurent la continuité sociale d’une culture, c’est ce
qui est le moins étudié, et pourtant le plus décisif. Telle est la provocation
médiologique.
Dans le Cours de médiologie générale, l’hypothèse de définir la médiologie par une collection d’objets (disons : une scène, plus une route, plus un
réseau, plus une feuille de papier, plus une bicyclette) est écartée. Je comprends qu’il s’agit plutôt de rendre possible une investigation, tenable une
posture interrogative face à la trivialité, envisageable la question des ressources de transmission ou communication des faits culturels. Cette mise en
dynamique des objets, les Cahiers la réalisent à coup sûr. Cette pagaille ordonnée par une question instante, cet éclectisme tenu par une problématique,
me semblent une bonne définition de la vraie recherche.
L’aventure médiologique
Mais qu’en est-il de l’aventure médiologique, pour parodier Barthes ? Devenue
elle-même triviale, et plus seulement programmatique, fondée sur la reprise collective d’un néologisme signé, actualisée sous les traits de Cahiers (comme ceux
de Péguy), la médiologie existe comme fait culturel établi. Elle s’est faite médiographie 2 collective. Mais quel principe fait de la communauté des médiographes une organisation matérialisée (OM) 3 ? Pourquoi les médiographes ?
94
La médiographie à la croisée des chemins
4. «Plus
qu'interdisciplinaire, la
médiologie
semble antidisciplinaire
– même si
Régis Debray
appelle à une
nouvelle
discipline,
dont on voit
bien qu'elle
ne saurait être
que la sienne»
(Y. Jeanneret,
«La Médiologie de Régis
Debray»,
Communication et langages, n°104,
mars 1995, p.
7). Les faits
m'ont donné
tort. La
question me
paraît toutefois rester
instante
du rapport
entre le texte
d'un auteur
et l'écriture
collective.
5. Régis
Debray,
Manifestes
médiologiques, Paris,
Gallimard,
1994, p. 16.
6. Régis Debray, Cours
de médiologie
générale,
p. 22.
S’agit-il d’exprimer une lecture originale de la société, complète, ce qui
signifierait que la médiologie reste attachée à une œuvre singulière 4 ? La
communauté médiologique est-elle l’angelos de la parole auctoriale ? S’agitil au contraire d’une collection de travaux divers, prenant la question initiale par tous les bouts ? Un bouquet d’études que rassemble l’intérêt pour
ce que les autres ne savent pas regarder ? Est-ce un « vrai » programme de
laboratoire, au sens où peut l’être la cartographie du génome : une encyclopédie des médiasphères, une grammaire des interfaces, une généalogie
des matières organisées et un inventaire des organisations matérialisées ?
Ou encore les Cahiers ont-ils, comme ceux de Péguy, privilégié leur fonction d’intervention dans la cité, perçu de nouvelles urgences, mué une discipline en force d’intervention ?
Cette question première, qui vient nécessairement à l’esprit de celui qui,
souscrivant à la provocation médiologique, ne voit pas la nécessité de se proclamer médiologue, n’aurait qu’un intérêt anecdotique si elle ne se muait
elle-même en provocation – méthodologique. Quelle nécessité relie l’inquiétude
évoquée plus haut et les partis pris qui caractérisent la médiologie produite ?
Existe-t-il, après le structuralisme, un médiologisme ? Faut-il, si l’on choisit de s’interroger sur les « voies et moyens de l’efficacité symbolique 5 »,
adopter l’ensemble des notions, convictions et méthodes d’un champ médiologique constitué ? Est-il nécessaire, pour être médiologue, de croire à
l’existence des médiasphères, ou suffit-il de chercher à comprendre les faits
de socialisation des idées ? Soit, de façon plus pragmatique : où se situent
les espaces de choix qui permettent de désigner la médiologie réelle (sans
mauvaise allusion) comme l’une des théories possibles ? Y aura-t-il des médiologies ?
On peut rêver de « rompre la magie des mots 6 »… de la médiologie. Qu’estce qui, dans le discours médiologique actuel, est substantiellement lié à la
provocation initiale ? Qu’est-ce qui pourrait, à l’inverse, tirer cette perplexité
vers une vulgate ?
Des réponses trop grandioses ?
Il y a un style médiologique d’explication. Délibérément caricaturé, cela donne
à peu près : 1 – Le bas compte plus que le haut. 2 – La pensée est une logistique. 3 – Tout est médiat. 4 – La culture est une machine à transmettre.
5 – La médiologie est la corrélation de la tékhnè, du socius et de la religio.
95
7. Régis
Debray,
Cours de
médiologie
générale,
p. 245.
8. Mikhaël
Bakhtine,
L'œuvre de
François
Rabelais
et la culture
populaire au
Moyen Âge
et sous la
Renaissance,
Paris,
Gallimard,
1970, p. 28
et suivantes.
9. La
question du
statut du
haut et du
bas, du point
de vue d'une
philosophie
matérialiste,
est discutée
au fil de
l'ouvrage
Le mythe
d'Icare :
traité du
désespoir
et de la
béatitude
d'André
ComteSponville,
Paris,
PUF, 1984.
Y aurait-il, dans l’espace entre la fécondité de ces formules et leurs limites,
quelque chose à penser ?
1 – Le bas compte plus que le haut. Les médiologues relient les objets les
plus dépréciés aux doctrines les plus élaborées, sans sacrifier ni les uns ni
les autres – ce que les Cahiers réalisent admirablement, comme nulle autre
publication, me semble-t-il. Mais vient toujours le temps d’affirmer un primat de la matérialité, de la technique et de la banalité, sur les principes, les
langages, les arguments, par exemple. Ce motif rhétorique revient dans les
incipits et excipits d’articles des Cahiers, car « le médiologue regarde vers
le bas, surtout quand il faut expliquer ce qu’il y a de plus haut 7 ». Il y a des
livraisons sur la bicyclette et la route, mais pas sur l’académie et le scientisme. Sans doute faut-il, comme le Cours de médiologie générale le suggère, tordre le bâton (de l’analyse culturelle) dans l’autre sens.
Mais qu’est-ce réellement que le bas ? Est-ce le plus matériel du processus culturel ? L’accent mis sur le fait qu’il n’y a pas d’invention sans inscription ? Est-ce le plus animal de l’activité humaine ? Le « principe matériel et corporel » de Bakhtine 8 ? Est-ce le plus indigne, le plus décrié, le moins
reconnu ? Le projecteur tourné vers l’archiviste plutôt que vers le prix Goncourt,
vers Figuier plutôt que vers Pasteur ? Est-ce l’affirmation d’une culture du
pauvre face à celle du riche ? La revalorisation des congés payés par rapport à la Recherche du temps perdu ?
Chacune de ces priorités me convient d’un point de vue méthodologique
et communicationnel : c’est parce qu’on n’en parle jamais qu’il faut en parler plus. Mais le principe du sens dessus dessous a ses limites. Faut-il glisser d’une priorité rhétorique à une primauté ontologique, en supposant que
le bas prime, dans le réel, le haut 9 ? Il n’est pas indispensable de postuler
que la diffusion des objets matériels détermine « en dernière instance » la
création ; que la culture s’organise entre un haut et un bas.
2 – La pensée est une logistique. Elle se fabrique, elle ne réside pas dans
le « ciel des idées » ; elle ne naît pas toute armée dans la tête des génies et
l’esprit des peuples. Mais une description téléologique des cultures est à proscrire, si « symbolique » signifie quelque chose dans « efficacité symbolique ».
Le vocabulaire de la logistique (transmettre, relais, chaînes) suggère la mainmise d’un organisateur sur un process. Faudra-t-il entendre que la propagation des idées se fabrique, qu’elle relève de dispositifs ? Et en quel sens
la matière est-elle « organisée » ? Par provocation : y a-t-il un grand horloger (ou un spécialiste de l’« organisation scientifique du travail » – OST)
qui assemble ce mécanisme et tire ces ficelles ?
96
La médiographie à la croisée des chemins
3 – Tout est médiat. La médiologie ne réduit pas la médiation aux seuls
médias ; elle exprime une conception médiate du social. Elle cherche à décrire des intermédiaires, des transformations, des distances. Elle combat l’illusion envahissante d’une humanité livrée à une communication immédiate,
illusion paradoxalement promue par les fabricants de médias. Ce combat
épistémique (la communication transparente n’a pas de sens) et politique
(la distance est nécessaire à la culture) est sans doute l’une des cohérences
essentielles et précieuses des Cahiers.
Mais la polémique contre le motif de l’immédiat ne peut être le dernier
mot. L’apparente simplicité du principe désigne un univers profondément
hétérogène, qui mérite d’être davantage analysé dans son hétérogénéité. Non
pour nier l’idée de médiation, mais pour s’employer à saisir toute sa richesse
et pour éviter qu’elle ne nous impose trop vite la représentation d’une chaîne,
d’une interface ou d’un relais : d’une ligne pointillée. Le médio- de médiologie me semble désigner des phénomènes de nature différente, relevant d’approches distinctes.
Qu’est-ce qui médiatise les actes culturels ? On peut répondre que c’est
la mécanique des dispositifs et des chaînes de traductions, par laquelle les
acteurs humains et non-humains rendent acceptables les représentations. La
dynamique culturelle aurait donc quelque chose à voir avec une régulation
économique des intérêts. On peut convoquer le motif de la domination, au
nom de l’asservissement du faible par le fort, et du règne universel des courroies de transmission. La chaîne des médiateurs serait alors la forme visible
d’une toute-puissance diffusée au sein d’une société définitivement close. On
peut affirmer une épaisseur, à la fois matérielle et symbolique, des messages.
Dans ce cas, la médiateté désignerait une matérialité habitée par les langages
et rendue signifiante par les interprètes : la médiologie exigerait une sémiologie.
On peut observer que le monde ne nous est pas accessible dans sa nudité,
mais par des artefacts. La médiologie s’engage ainsi dans une phénoménologie du monde vécu appareillé. Les Cahiers mobilisent, je crois, chacune
de ces acceptions de l’idée de médiation, avec une prédominance de la dernière.
Mais la provocation médiologique ne demande-t-elle pas encore plus impérativement un autre concept de médiateté, celui qui tient à l’intervention
créative des hommes (des hommediums) au sein d’une activité sociale qui
conduit au partage des idées ? Ne fait-elle pas signe vers l’observation de
leurs productions, moins médianes que triviales, moins ordonnées en une
chaîne que placées au carrefour des enjeux et des investissements ?
97
10. La
définition
donnée en
quatrième de
couverture
par la
dernière
livraison des
Cahiers
(«examen
raisonné des
interactions
unissant
techniques de
transmission
et transport,
productions
symboliques
et pratiques
sociales»)
s'écarte de la
proposition
ici examinée
en parlant
d'interaction
et non de
corrélation.
Mais l'usage
récurrent de
la référence
aux
médiasphères
dans les
articles des
Cahiers me
semble
indiquer une
adhésion au
principe de la
corrélation.
11. Régis
Debray,
Manifestes
médiologique
s, p. 21.
Désigner ces phénomènes inaperçus par le préfixe médio- n'est peut-être
que le premier moment, nécessaire, de leur réelle caractérisation. Une première formulation qui comporte le risque de suggérer une métaphore techniciste, qui serait une fausse réponse à une question non réellement posée.
4 – La culture est une machine à transmettre. Voici cette métaphore.
L'incertitude de la formule du Scribe (faits de transmission ou de communication) a été vigoureusement tranchée. Il ne fallait pas lire transmissio vel
communicatio, mais transmissio aut communicatio. Et c'est, définitivement,
transmissio. Je regrette, au contraire, comme Bartholo, qu'il n'y ait pas plutôt et que ou.
A certains égards, la médiologie est héritière des « sciences de la documentation » : elle souligne contre l'anthropologie labile des interactions, et
contre la prétendue dématérialisation de l'information, que les sociétés produisent des documents durables, et même que ces documents sont, selon la
formule de Foucault, des monuments. Mais le parti pris de la transmission
contre la communication soulève bien d'autres enjeux théoriques. Représenter
la trivialité comme une transmission introduit une assimilation entre le processus matériel de déplacement des objets physiques et la pratique symbolique de créer et comprendre des formations signifiantes : deux processus
(le transport et l'interprétation) certes liés, mais non réductibles l'un à l'autre.
Je dirais, pour ma part, qu'on transmet des objets mais que les convictions
et représentations s'élaborent par la communication.
5 – La médiologie est la mise en corrélation de la tekhnè, du socius et de
la religio 10. Ou encore, dans les termes de Régis Debray : « l'établissement,
cas par cas, de corrélations [...] entre les activités symboliques d'un groupe
humain (religion, idéologie, littérature, art), ses formes d'organisation et son
mode de saisie, d'archivage et de circulation des traces 11 ». Toute la question posée par cette formule est la relation entre ses deux composantes, « corrélation » et « cas par cas ». L'audace de tenir un discours qui associe ces
diverses réalités, ces prétendus « niveaux » de la civilisation, est ce qui fait
la force et l'originalité de la pensée médiologique. Mais de quel type d'association s’agit-il ?
Le terme, très fort, de « corrélation » – appartenant à la méthode des
sciences « dures » – se traduit à l'occasion par deux formes d'écriture qui
me semblent vraiment contestables. D'un côté, une rhétorique du raccourci
dont certains auteurs des Cahiers me paraissent abuser à l'occasion. Par
exemple, la pensée est du soft, la « navigation informatique » est une errance, la circulation générale des données crée un universel. De l'autre, la
98
La médiographie à la croisée des chemins
12. «Chaque
démonstratio
n de ces lois
s'écarte
inévitablemen
t de ce qu'elle
voulait
démontrer :
c'est que
Debray,
lecteur
infatigable et
écrivain
spirituel, se
laisse
toujours
captiver par
la singularité
de son objet.
C'est le côté
Montaigne,
plus fort,
au bout
du compte,
que le côté
Auguste
Comte.»
(Y. Jeanneret,
art. cit.,
p. 14).
13. Dans un
article récent
pour la revue
Sciences
humaines,
Daniel
Bougnoux
avertit sur
l'erreur que
constitue
un tel déterminisme.
Cela suppose,
à mon avis,
de renoncer
au concept
de corrélation
(Sciences
humaines,
hors série,
n°21, «La vie
des idées»,
juin 1998,
p. 41). C'est
sans doute
l'un des
grands axes
d'opposition
dans les
Cahiers,
production de tableaux mettant en série les divers niveaux d'organisation
d'une société, de l'inscription des traces à l'idéologie du pouvoir. Ces deux
discours me semblent tout simplement faux. Le premier détourne d'analyser précisément les épaisseurs qui distinguent absolument un ordre de réalité d'un autre. Le second impose d'enfermer dans des sphères ce qui ne vaut
que par la pagaille. Fort heureusement, à mon avis, la médiologie effectivement écrite 12 ne procède qu'occasionnellement d'un tel principe de corrélation. Pourquoi donc le postuler ?
La notion de corrélation laisse ouvertes trois questions décisives.
La première est celle de la nature des productions historiques par lesquelles les hommes établissent, dans un contexte donné chargé d'enjeux particuliers, une relation entre faits de technique, faits de pouvoir et faits de
culture. Le résultat de cette activité est-il la cohérence lisse d'une sphère,
ou un nœud d'hétérogénéité et de contradictions ? Symétriquement, l'analyste peut-il formuler un modèle des niveaux de trivialité (doté d'une invariance) ou doit-il se contenter de risquer une écriture-lecture, toujours conjoncturelle, des relations qui s'établissent ici ou là entre phénomènes obéissant
à des logiques diverses ? En d’autres termes, la médio- n’est-elle pas une
écriture (-graphie) plutôt qu’une science (-logie) ?
La seconde difficulté tient aux objets que privilégiera une médiographie
de la corrélation. Sans doute peut-on proposer une relation forte entre les
grands régimes techniques d'inscription et de transport des messages et les
formes sociales des échanges, risquer une histoire de longue durée du rapport entre technologie et logiques socioculturelles. On peut aussi, plus finement, tenter de définir, autour de quelques objets, des micro-médiasphères
dont les effets caractériseraient l'esprit d'un temps. Mais ne va-t-on pas abandonner par là même la question de l'influence, dans une société donnée, des
idées, savoirs, idéologies en présence si essentielle à la provocation médiologique ? Ceci me paraît pouvoir être éclairé ou favorisé par telle ou telle
prédominance médiatique, mais demander un type d'analyse tout autre.
L'hommédium y est plus indispensable que le médium.
D'où une troisième difficulté : ce projet de corrélation, associé au privilège du « bas », me semble devoir nécessairement se réaliser sous la forme
d'un déterminisme technique 13 : les « médiasphères », si elles ont un sens,
déterminent strictement une ponctuation de l'histoire. Risquons une caricature : un jeu d'acteurs se joue autour de ce qui compte vraiment dans la
civilisation, la création d'artefacts modifiant radicalement les conditions spatio-temporelles de notre être-au-monde. C’est la vraie scène de la culture,
99
certains
auteurs
défendant
fortement une
réinvention
sociale des
techniques,
tandis que
d'autres
supposent
que la
modification
des artefacts
opère des
basculements
civilisationnel
s déclinables
à tout niveau
de la culture.
dont les ingénieurs et les bricoleurs sont les protagonistes. Dans la caverne,
des intellectuels naïfs croient pouvoir délivrer des messages mais ne font que
nourrir de contenus ces machines à transmettre et déplacer. Autour d'eux,
les sociétés, hallucinées, se fixent sur l'activité illusoire nommée « culture »
sans apercevoir le travail réel des thaumaturges.
Généalogie de l'intellectuel, médiologie et médiographie
Ne s’agit-il pas, dans ces incertitudes, de la distance qui s'est établie peu à
peu entre trois moments de l'aventure ici parcourue ?
– La généalogie de l'intellectuel, c'est le temps d'une investigation sur la
genèse du politique. Le terme « médiologie » y est lâché, mais parmi d'autres,
et pris dans une investigation sur le rôle des acteurs de l'écriture et de la réécriture. Cette généalogie de l'intellectuel des fonctions et productions intellectuelles est mue par la dynamique d'investigation précédemment évoquée,
dans son incontestable éclectisme méthodologique. A ce stade, les méthodes
d'une médiologie encore éventuelle sont sans doute assez difficiles à généraliser : elles tiennent à la conduite d'une interrogation philosophique et au tour
audacieux d'une série de monographies exemplaires. On peut situer ce moment comme une hommédiographie. La dimension sociale et humaine des actes
de diffusion des idées est mise en avant : lien de l'intellectuel avec le pouvoir,
importance des disciplines d'écriture, poids des idéologies du magistère ou,
inversement, des rejets de la fonction intellectuelle, caractère déterminant des
efforts de vulgarisation ou, au contraire, du mépris de la réécriture.
– La médiologie proprement dite est un effort pour généraliser les acquis
de cette étude et pour poser les principes méthodologiques d'un travail collectif sur les faits de transmission culturelle. C'est à ce stade que la terminologie examinée plus haut a pris la forme d'un appareil théorique de référence. L'hommedium y disparaît, puisqu'il s'agit d'unifier, dans l'humain et
le non-humain, la notion de médiation. La volonté de formaliser des acquis
solides et de permettre une histoire de longue durée conduit dès lors à la production d'un méta-discours très lourd d'implications méthodologiques et de
réductions potentielles de l'objet : la médiologie tirerait ses modèles de l'écologie, elle aurait à rompre radicalement avec la sémiologie, elle conjuguerait
deux temporalités, celle, courte, du technique et celle, longue, de l'ethnique.
– La médiographie, c'est l'actualisation par l'écriture collective de ces axes
programmatiques, soumise aux contraintes d'une formule éditoriale. Les
100
La médiographie à la croisée des chemins
14. Pierre
Bourdieu, La
distinction :
critique
sociale du
jugement,
Paris, Seuil,
1979.
Cahiers de médiologie inscrivent le projet médiologique dans la pluralité des
formes d'écriture qu'une telle publication suscite. La médiologie proprement
dite, discours démonstratif, y côtoie la chronique historique, la synthèse encyclopédique, le discours expressif, le débat politique, le témoignage engagé,
l'exposé didactique, la promotion des œuvres. Tout en se référant à la transmission, à la médiation, au primat du bas et aux médiasphères, les auteurs
avancent des logiques explicatives diverses : rivalités entre acteurs, interprétation déterministe du rôle des outils, réhabilitation des imaginaires, analyse critique des discours. La question des outils techniques de la médiation
est agitée, plus que modélisée.
Cette polygraphie privilégie certaines figures de la provocation médiologique. La topique des sommaires dessine la ligne de pertinence d'un programme d'investigation.
Il en ressort quelque chose comme une chrématologie du transcendantal. D'une façon analogue à la réécriture par Bourdieu de la Critique du jugement en critique sociale du jugement 14 (quoique partant de tout autres
principes), les Cahiers ont réécrit la Critique de la raison pure en critique
de la raison appareillée. Ils ont mis en évidence le rôle que jouent, en tant
que conditions de possibilité de notre pensée, les artefacts fonctionnels et
industriels.
De ces objets, qu'on peut nommer pour simplifier des non-textes, les Cahiers
ont établi sans conteste l'importance culturelle. Ils ont reconstruit l'histoire
de leur invention et de leur socialisation ; ils ont mis en relief le fait que chacun d'eux a été un objet de luttes ; ils ont développé leur signification phénoménologique ; ils ont étudié leur valeur imaginaire ; ils ont éveillé la vigilance sur les engagements qu’ils exigent de nous.
Je n'en suis pas moins perplexe devant la distance qui me paraît se creuser entre la nécessité initialement posée de comprendre la généalogie de l'intellectuel et l'ardente obligation actuelle de constituer une philosophie de la
technique. Faut-il consacrer le prochain numéro à la Cocotte-minute comme
modification du temps bio-social ? Où est passé le scribe, celui qui écrit ?
Que deviennent, dans tous ces non-textes prodigieusement signifiants, les
textes triviaux ? La production et l'interprétation des textes (entendus comme
configurations matérielles de signes de diverses sortes, et non, évidemment,
seulement comme paroles) ne sont-elles pas le lieu privilégié où peut réellement être dépassée la juxtaposition de la matière (organisée) et de l'organisation sociale (matérialisée), dans la mesure où s'y inscrivent les figures
publiques du sens commun ?
101
J'aimerais que la médiographie prenne à bras-le-corps les productions
les plus repérables de la trivialité, la critique de cinéma, les encyclopédies
pour la jeunesse, le commentaire politique, le discours d'expertise, l'intervention des cabinets de conseil : qu'elle cherche à décrire ces productions
sociales, fomenteuses de culture triviale, en tenant compte de leurs conditions matérielles et techniques, mais dans leur histoire et leur créativité propres.
J'aimerais qu'elle considère le commentaire, le devoir scolaire, l'illustration,
le guide touristique, le timbre-poste, le rapport de thèse, dans leur caractère de formes instituées, appareillées mais aussi porteuses d'une rhétorique.
A moins qu'il faille laisser à d'autres ces préoccupations, en faisant délibérément de la médiologie la science des dispositifs médiatiques cachés.
Il y a dans la pente historique que je crois avoir décrite des raisons fondées : la critique du logocentrisme, le refus des magistères intellectuels et
des usages incontinents du concept de discours, etc. Mais je ne vois pas pourquoi une aventure commencée avec l'examen critique de la cléricature devrait tourner à l'apothéose des Ponts et Chaussées.
Haines médiologiques
Il y a peut-être un espace autre d'investigation. Il suffit, pour le faire apparaître, de prendre quelques distances vis-à-vis des haines médiologiques (pour
parodier Zola) : des haines certes constituantes pour le projet médiologique,
mais coupant la médiologie d'une partie de ce qui la concerne, les voies de
l'efficacité symbolique.
Première haine, celle de la communication. Pourquoi la médiologie rejetterait-t-elle l'idée de communication ? Parce qu'elle récuse la réduction
des faits de transmission aux seuls médias. Parce qu'elle demande la prise
en compte d'une histoire longue. Parce qu'elle se veut philosophique et non
simplement empirique, comme lui paraît être l'institution universitaire des
« sciences de l'information et de la communication » (SIC). Aucune de ces
méfiances ne me semble déplacée : l'analyse des médias ne suffit pas à comprendre l'ordre symbolique, l'annonce périodique d'une société de communication gomme désastreusement le rôle des traditions, les SIC privilégient
souvent les travaux empiriques sur l'actualité et il leur arrive de récompenser les chercheurs méticuleux en sanctionnant les audacieux.
Mais tout cela ne signifie pas que la médiologie puisse durablement se
dispenser de développer une conceptualisation de la communication. Car faute
102
La médiographie à la croisée des chemins
15. AnneMarie
Christin,
L'image
écrite ou la
déraison
graphique,
Paris,
Flammarion,
1996.
16. Cette
notion a
été élaborée
dans une
série d'études
de sémiopolitique
menées avec
Emmanuel
Souchier.
de prendre au sérieux les réels problèmes que pose l'intelligence des échanges
signifiants entre les hommes, c'est précisément un concept appauvri de la
communication, celui-là même qui est critiqué, qui reste à l'œuvre dans le
discours médiologique. Une élaboration du concept de communication, en
tant que pratique originale des hommes, non réductible aux contextes et appareils par lesquels elle s'opère ni à une variante des échanges biologiques
ou informatiques, me semble indispensable pour ne pas confondre, comme
certaines terminologies étudiées plus haut y poussent, les ordres de la logistique et ceux de la représentation du monde. Faute de quoi, c'est une vision physiciste de la communication (canal, signal, bruit, interface, entropie, etc.) qui prévaut.
Cette haine a partie liée avec celle de la sémiologie, contre laquelle la médiologie semble devoir s'inscrire résolument. Régis Debray a formulé, dans
ses Manifestes médiologiques, une critique définitive du moment sémiologique saussurien. Il a montré, de façon incontestable, combien ce moment
du travail sémiologique (en fait, logiciste) a voulu couper le signe de sa matérialité et de son histoire et le rendre disponible pour toute manipulation
gratuite. Mais la réponse à ce réductionnisme tient davantage à une étude
renouvelée des formes signifiantes, soucieuse de leur matérialité, fondée sur
l'hétérogénéité des signes et la pratique structurante des interprétations, telle
que la mènent par exemple Anne-Marie Christin 15, plutôt qu'à un abandon
du terrain symbolique au bénéfice d'une philosophie de l'objet. Il y a peutêtre, dans le moment actuel, face au logocentrisme, un chrématocentrisme
inquiétant, auquel la médiologie n'a nulle raison de souscrire.
Ici pourrait faire retour le scribe, avec ses productions et ses rhétoriques,
et pas seulement son papier ni l'institution qui en a fait l'instrument de sa
puissance. La technologie et l'angélologie ne remplacent pas complètement
l'analyse des textes triviaux dans leur forme propre, singulièrement discrète
dans les Cahiers. La véritable généalogie de l'intellectuel (non réduite aux
intellectuels universitaires ou médiatiques) pourrait tenir en une analyse des
trans-formations 16 (plutôt que des transmissions) : si l'on tient aux logies,
une métamorphologie. Une telle métamorphologie n'est pas condamnée à
être formaliste, ni fonctionnaliste. Elle peut regarder l'organisation des formes
dans leur rapport avec les objets et dispositifs matériels qui les rendent possibles. Elle peut comprendre les effets d'appropriation des croyances et savoirs comme régis par des pouvoirs, mais marqués par une pluralité hétérogène d'initiatives. Pour être réellement politique, la médiologie me paraît
devoir être en quelque sens poétique.
103
On a sans doute trop considéré que la culture était affaire d'auteurs,
d'œuvres, de doctrines. Mais l'absence, ou la grande discrétion, au sein du
discours médiologique, des concepts de forme, de texte, de discours, d'interprétation, de rhétorique, de document ne laisse pas de faire problème. Ne
pas réduire la culture aux auteurs consacrés ne signifie pas nier l'importance
de la fonction auctoriale, certes distribuée en un nombre considérable de polygraphes au lieu d'être réservée à quelques « phares ». Privilégier le regard
sur l'indigne et le vulgaire (le « bas » culturel) ne conduit pas nécessairement à nier le poétique au bénéfice du logistique, mais peut signifier aussi
bien reconnaître la dimension poétique du trivial.
Rendant compte d'un livre de Daniel Roche, Régis Debray écrivait, dans
la dernière livraison des Cahiers : « Ne confondons pas les objets utilitaires,
désirables, signifiants, théâtralisés, etc. et les moyens d'action sur le mond. »
Il rappelait que certains « tournent autour d'une fonction commune, transmettre et transporter, c'est-à-dire fabriquer du sens et du lien » 17. Comment
choisir les objets qui fabriquent du sens et du lien, pour diriger sur eux notre
regard ? Et transporter est-il fabriquer du sens dans le même sens qu’écrire
ou lire ?
Je ne pense pas que les technologies du symbolique soient des technologies comme les autres, ni qu'elles doivent être assimilées à celles du transport. Je ne pense pas que l'analyse de l'artefact puisse se substituer à celle
des formes de la communication. A la croisée des chemins de la trivialité, je
ne pense pas qu'il faille recycler une scribologie en cyclologie.
17. «Objet,
montre-toi»,
compte rendu
critique
de Histoire
des choses
banales,
naissance
de la consommation XVIIeXIXe siècles de
Daniel Roche,
Cahiers de
médiologie,
n°5, 1998.
104
CATHERINE BERTHO-LAVENIR
Clio
médiologue
Ouvriers
portant
des éléments
du décor
de L’Homme
qui rétrécit
D.R.
Comment suis-je venue à la médiologie? Par indignation. Contre elle, ou ce que j’en ai saisi au tout début.
Quand j’ai lu, ou cru lire, entre les premières pages du
Cours de médiologie générale, qu’il était grand-temps
de s’intéresser à la technique parce que personne
jamais n’avait tenté d’associer changement technologique, production symbolique et transformation
économique, franchement, j’ai regimbé. Peut-être les
philosophes méritaient-ils ce rappel à l’ordre, mais
n’était-ce pas faire bon marché des efforts que
déployaient depuis quinze ans les historiens pour,
justement, remplir ce programme? D’accord, l’histoire
des techniques traînait une réputation d’austérité
érudite largement méritée. Elle s’était trop souvent
consacrée à raconter la grande saga des arbres à
cames et des moteurs, l’épopée de la soude et du télégraphe, dans un enchaînement dont on ne voyait
parfois ni le sens ni les causes. Mais ça avait quand même
changé.
107
1. B. Gille,
«Prolégomènes», dans
Histoire des
techniques,
Encyclopédie
de la Pléiade,
1978.
2. F. Caron,
Le résistible
déclin des sociétés industrielles,
Perrin, 1985,
326 p., et, récemment,
Les deux
révolutions
industrielles
du XXe siècle,
Albin Michel,
1997, 520 p.
3. Avec, par
exemple, les
travaux de
Ithiel de Sola
Pool sur l’insertion sociale
du télégraphe
ou de téléphone, ou toute
la lignée du
technological
assessment,
attaché à évaluer l’impact
des technologies sur les
sociétés.
4. L’un des
numéros
récents,
consacré à
l’automobile,
analyse
brillamment
l’interaction
du social et
du technique
dans l’automobile : Rudi
Volti, «A
Century of
Automobility», Technology and Culture, 1996,
pp. 663-685.
Voir aussi,
dans les
Sans remonter aux grands ancêtres, et aux travaux, par exemple, de Marc
Bloch sur les moulins, nous disposions de concepts neufs. Bertrand Gille, le
premier en France, avait proposé, dans une vision plus large, la notion de
système technique, dans laquelle les technologies disponibles, à un moment
donné, étaient considérées comme un tout cohérent et interdépendant 1. On
voyait mieux, alors, comment un système technique pouvait succéder à un
autre, et remplacer la vision d’un progrès linéaire par l’analyse des points
de basculement. Plus tard, François Caron allait explorer systématiquement
les diverses filières de l’innovation, montrant comment tantôt la science tire
la technique, et tantôt la technique précède la science, pourquoi on innove
différemment dans la chimie et dans la mécanique, en France et en
Allemagne, en 1880 et en 1950 2… Et puis les historiens des techniques avaient
levé le nez de leurs chers engrenages pour regarder, autour d’eux, à quoi ressemblait la société. Bruno Latour, dès 1980, armé de sa plume, montait la
garde dans les pages de sa petite revue ronéotée Pandore, et rappelait à l’ordre
les imprudents qui osaient parler de résistance au progrès technique. Non,
disait-il, c’est plus compliqué : une technique s’insère toujours dans un ensemble complexe, fait de technologies existantes, de dynamiques économiques,
de productions symboliques, elle est façonnée par des groupes qui luttent
pour dire ce qu’elle doit être… Jean-Jacques Salomon, au Conservatoire des
arts et métiers, essayait d’acclimater en France la trilogie science-techniquesociété, qui jouissait alors aux États-Unis, et en particulier au MIT, d’un vrai
prestige 3. Nous lisions la revue américaine Technology and Culture, de l’Université de Chicago, où les historiens américains racontaient comment
s’étaient construits les réseaux de chemin de fer et d’électricité, le télégraphe
et l’aviation… En France, Culture technique, la belle revue de Jocelyn de
Noblet, nous en offrait l’équivalent 4. On pouvait y lire le credo de la nouvelle génération, en introduction au numéro « USA » de 1983 :
« La filière technique est faite de tout autre chose que de techniques, de
même que l’histoire de France n’est pas faite que de traités, de nobles guerriers et d’alcôves. Ce qui est admis depuis longtemps pour l’histoire tout court
commence à l’être pour l’histoire des sciences et le sera bientôt pour l’histoire des techniques.
« À travers les articles sur l’appareil photo, le téléphone, les turboréacteurs, l’électricité, des acteurs nouveaux font irruption dans les machines :
non seulement l’état du marché, mais la création par les inventeurs d’un état
du marché ; non seulement les besoins des consommateurs mais l’invention
d’un nouveau consommateur ; la stratégie des firmes industrielles, les alliances
108
productions
toutes récentes, Alain
Gras, Les
macrosystèmes techniques, PUF,
Que Sais-Je ?,
1998, qui
revient sur la
genèse de ces
concepts, et
l’essai de Patrice Flichy,
L’innovation
technique.
Récents développements
en sciences
sociales. Vers
une nouvelle
théorie de
l’innovation,
La Découverte, 1995,
250 p.
Clio médiologue
5. M. Callon,
B. Latour,
«La technique
dans tous ses
états. A propos de la
revue Technology and
Culture»,
dans Culture
technique,
«USA», n° 10,
juin 1983,
p. 17
6. Notamment
W. Bijke,
qui publiera
Of Bicycles,
Bakelite and
Bulbs : Toward a Theory of Sociotechnical
Change,
Cambridge,
Mass., 1995
7. J-F Picard,
A. Beltran,
M. Bungener,
Histoire(s)
d’EDF,
Dunod, 265 p.
8. P. Fridenson, « La société française
et les accidents de la
route », dans
Ethnologie
française,
1991-3,
pp.306-312
9. Ces articles, dispersés souvent
dans les rapports ronéotés
de l’IRIS, à
Dauphine,
seront rassemblés après
sa mort dans
le volume
Mémoires
d’électron; cf.
l’article de J.
Perriault dans
ce numéro.
avec l’université ; les réseaux dans lesquels travaillent les inventeurs ; les amis
auxquels ils font confiance et qui les aident à douter d’autres experts ; l’organisation des laboratoires de recherche ; la pellicule qui se fendille ; le signal dans la ligne téléphonique qui s’affaiblit, le ressort dans la boîte d’Eastman
qui se bloque… 5 »
Ces hussards de la technologie avaient des correspondants en Hollande 6
et à Munich ou à Manchester… Impossible de se souvenir de tous les noms,
mais un peu partout dans les écoles d’ingénieurs ou d’architecture, les facs,
les ministères, les centres de recherche, une petite bande hétéroclite s’essayait
à écrire une histoire capable de réinsérer le changement technique dans l’ensemble des paramètres qui lui donnent son sens : changement culturel, transformations politiques, négociation sociale, dynamiques économiques… Un
petit livre iconoclaste, Histoire(s) d’EDF, montrait que pour comprendre la
politique des grands ouvrages, puis celle du tout-nucléaire, puis celle du «compteur bleu », il fallait s’intéresser non seulement au béton et aux turbines mais
aussi à des données moins palpables : à ce que représentaient dans la société française le corps des ingénieurs des Ponts et le PCF, à l’affirmation
symbolique de puissance contenue dans le béton des grands barrages, au
contrôle du territoire, à l’importance, dans l’imaginaire collectif de la
France gaullienne, d’une filière technique « nationale » 7. Patrick Fridenson,
quittant un instant les ateliers de Renault, raconterait plus tard comment
les changements culturels rendent possibles les changements techniques et
comment la figure du sportsman amoureux de vitesse et féru d’élégance était
intimement associée aux début de l’automobile et de l’aviation 8. Yves
Stourdzé montrait comment le télégraphe contrôlait le territoire et pourquoi
les machines à laver italiennes étaient plus légères que les françaises, dont
les industriels s’entêtaient à « fabriquer solide » 9. On s’intéressait beaucoup,
alors, au changement politique qui organise la négociation sociale autour
des réseaux – on n’adopte pas le Minitel ou les centrales électriques atomiques
sans que l’État, les entreprises publiques et leurs ingénieurs renégocient leurs
places et leurs pouvoirs. Ou encore aux transformations économiques qui
ouvrent des marchés spécifiques et configurent les technologies nouvelles selon
les lignes de force des activités dominantes : on lancera ainsi des satellites
au-dessus de l’Atlantique et pour faire du téléphone, et non pas au-dessus
de l’Afrique pour faire de la télévision éducative… Dans les musées techniques et les écomusées, au Creusot ou à la grande corderie de Rochefort,
autour des mines en deshérence et des moulins à marée, on explorait minutieusement le rapport entre le changement technique et le travail des
109
10. La naissance de l’archéologie industrielle en
France est racontée dans
Maurice Daumas, L’archéologie industrielle en
France,
R. Laffont,
1980, 464 p.
hommes, les sentiments d’appartenance et les représentations symboliques10.
Et je ne parle là que des historiens, de ceux dont je me souviens à l’instant
ou dont les livres débordant les étagères de ma bibliothèque se rappellent
par une chute à mon souvenir… Il existait donc une petite bande, d’origines
et de statuts très divers, qui écrivait dans un relatif anonymat une nouvelle
histoire dont les techniques étaient le centre mais dont l’ambition était d’en
expliquer les liens infiniment complexes avec les autres dimensions du changement social. Et voilà qu’un philosophe nous renvoyait à notre obscurité.
Ça valait la peine de venir lui dire son fait.
Est-ce que ça en valait, au fait, réellement la peine ? Je ne le cache pas,
mes copains historiens étaient circonspects. Peu sensibles au clin d’œil, ils
s’inquiétaient. Qu’est-ce c’est, disaient-ils, que cette façon d’écrire l’histoire
à grands traits. Logosphère, graphosphère, mediasphère… Méfiance, on va
encore nous assener une Loi des Trois États. Et puis « médiologie », encore
un mot en -ie… On connaît la tactique. On baptise un champ, on s’en empare, on fait des disciples et puis… Et puis quoi ? Qu’a-t-on à gagner dans
l’affaire, quand on vient d’un domaine intellectuel reconnu, balisé depuis
des décennies, sinon quelques siècles, où, si on se conduit bien, on vous laissera occuper votre arpent de savoir. L’histoire des médias est à prendre. Ayant
écrit une histoire des télécoms en ton temps, tu as des titres sur cet Oklahoma.
Contente-toi de défricher, puis de faire fructifier paisiblement ta concession.
Et puis ces tableaux – toujours dans le Cours de médiologie… ! Ça ne marche
pas aux frontières. Le passage du livre manuscrit au livre imprimé, ça ne
s’est pas fait comme ça. Depuis le temps qu’on s’échine à expliquer qu’il n’y
^ge, les condia pas de déterminisme de la technique ! A la fin du Moyen A
tions de production du livre manuscrit changent. Un marché s’ouvre ; les universités se développent ; les bourgeois – et les bourgeoises – lisent des romans d’aventure, des écrits historiques et politiques, des livres de piété ; on
a besoin de livres et on ne sait pas les fabriquer assez vite ; alors les propositions de Gutenberg rencontrent un milieu d’entrepreneurs et de mécènes
qui donnent à la technologie des caractères mobiles en plomb son sens, et
sa forme, dans une société donnée. Certes, à terme, ceci changera cela, et
viendront la réforme, la fin des royautés médiévales, la liberté de penser, les
sciences exactes… mais, si on le considère dans le détail, le jeu des influences
et des causalités est infiniment délicat. Il faut être prudent, nuancé, diversifier les évolutions, leur tempo, leurs domaines, articuler les changements.
Le travail de l’historien.
C’est là que j’ai commencé à voir l’origine de notre différend, ou de notre
110
Clio médiologue
différence. Le philosophe est presbyte. Il voit de loin et de haut ; l’historien
myope : il s’approche tout près pour voir en détail. Je suis myope. Est-ce
une raison, cependant, pour ne pas se fréquenter ? Parce qu’après tout la
médiologie ça a bien des qualités. D’abord, c’est opérationnel. Piètre qualité pour un philosophe. Alors disons heuristique. Par exemple ces tableaux : il m’a suffit de les donner en pâture aux étudiants du Conservatoire
national des arts et métiers qui suivaient les cours d’histoire des médias et
de leur demander de les commenter. Au bout de deux heures, tout le monde
(se) disputait. Sur le sujet imposé. Réussite pédagogique… Et puis, il y avait
la revue… Les médiologues patentés, philosophes, sémiologues, linguistes,
spécialistes des sciences de la communication, y ont accueilli de bon cœur
les historiens, et notamment les historiens des techniques. Eux qui se plaignaient toujours, surtout depuis la disparition de Culture technique, d’être
marginalisés, périphériques, peu entendus, se sont vu, soudain, offrir une
tribune. On avait le droit d’y parler de macadam et de papier, de freins et
d’écrans, de satellites et de bicyclettes, bref, de ces sujets triviaux qui nous
intéressaient depuis toujours et auxquels les médiologues prêtaient l’oreille.
Droit de parler et d’écouter aussi. Je sais, certains trouvent les historiens impérialistes, condescendants, autoritaires. Pourtant il arrive aussi qu’ils écoutent. Or aux Cahiers, on rencontre des psychanalystes et des ingénieurs, des
écrivains et des cinéastes, des sémiologues et des spécialistes d’info-com. Ils
s’intéressent aux mêmes sujets, mais autrement. Or il me semble que les historiens, en ce domaine, ont bien des choses à apprendre.
En ce domaine ? Lequel exactement ? Découpons à grands traits un territoire pour la médiologie et voyons ce que les historiens peuvent avoir à y
faire. On y mettra d’abord, parce qu’ils sont faciles à identifier, les médias
au sens traditionnel du terme : le livre et la presse ; le cinéma, la radio, la
télévision, Internet et les autres ; la musique et les jeux vidéo. Autant de technologies qui transportent des messages, construisent des communautés
symboliques, où se nouent intimement la technique, l’économique, le politique, les représentations collectives. Autour, dans un deuxième cercle, plaçons les réseaux et les techniques de transport au sens large, tout ce qui transforme l’expérience collective de l’espace et du temps : la bicyclette et
l’automobile, le train et l’avion, la route et Internet, les télécoms et l’informatique. Au cœur de l’entreprise, replaçons les institutions, l’église, ses chaires
et ses prédicateurs, les partis et leurs tracts. Intéressons-nous aux spectacles,
au théâtre de foire et aux entrées royales, à l’opéra bourgeois et à certaine
Coupe du monde… Regardons comment on fabrique les saintes, qu’elles s’ap-
111
11. I. Goffmann, «La
conférence»,
dans Façons
de parler,
Editions de
Minuit,
[1981] 1987,
276 p.
pellent Bernadette à Lourdes ou Diana à Althorp, et comment, aussi, on les
descend de leur piédestal et on les oublie dans un coin de sacristie ou en fin
de grille des programmes. Mettons la main, encore, sur les statues et les monuments… Faisons nôtre tout ce qui signifie, pourvu qu’il y ait derrière, ou
dessous, ou dedans, des dispositifs bien solides. Le médiologue s’intéressera
à l’histoire du théâtre mais pas à celle de la mode… En fait, la question des
limites n’a pas d’importance. Un peu plus, un peu moins, qu’importe : les
historiens ne s’attachent pas vraiment à délimiter des champs, persuadés,
dans leur candeur naïve et leur impérialisme tranquille, que tout est pâture
pour leur curiosité et que leur discipline se définit moins par son objet que
par sa méthode. Qu’on leur donne des sources originales, une problématique,
et ils écriront l’histoire des carrefours routiers et celle des académies savantes
avec une même sentiment de légitimité. Alors, quel besoin ont-ils de fréquenter
des médiologues ? La méthode, justement. Et la problématique. Les médias
sont certes un objet historique comme un autre, mais, depuis des décennies,
les linguistes, les sémiologues, les gens de l’info-com se sont attachés à en
décrire les spécificités. A élaborer, par exemple, des catégories qui permettent de comprendre pourquoi l’écrit ne fonctionne pas comme l’image, la
parole comme le texte, la télévision comme l’université 11… On ne raconte
pas la Bible de la même façon dans une église bretonne, un dimanche matin,
et sur Arte pendant la Semaine sainte. Il y a, dans un cas, le magistère de
la parole, la chaleur du groupe, le magie de la liturgie, dans l’autre un discours savant et spectaculaire à la fois, que rabbins, pasteurs et curés réinventent pour un média dominé par l’image. Par ailleurs, ce qu’on sait de
l’Occupation ne se fait pas entendre de la même façon dans un séminaire
du CNRS et dans un prétoire de Bordeaux. Le récit historique n’y a ni le
même statut ni le même effet. C’est peut-être là une première raison pour
les historiens de se mettre à l’écoute des médiologues : artisans de l’écrit et
de la parole, ils ont tout à gagner à s’interroger sur le statut de leur parole,
l’efficacité de leurs textes, la façon dont ce qu’ils racontent fait sens pour
leurs contemporains. Il en existe d’autres. Les historiens, depuis des lustres,
ont abordé des sujets qui traitaient de la transmission des idées et des représentations, des institutions et des choses, du peuple de Paris et des choses
banales. Ils s’attaquent aujourd’hui à des pans encore peu explorés du XXe
siècle. On en voit qui écrivent l’histoire de la télévision ou d’Internet. Les
plus jeunes dépouillent fiévreusement, dans les salles de consultation de l’INA,
les images du journal télévisé et les archives de « Cinq Colonnes à la Une ».
« L’opinion et les grèves de 1974 » : voilà un sujet de maîtrise très conve-
112
Clio médiologue
12. Par
exemple,
La nouvelle
communication, textes
recueillis et
présentés par
Yves Winkin,
Seuil, 360 p.,
ou, du même,
Anthropologie
de la communication,
De Boeck
Université,
1996, 239 p.
nable pour un jeune historien. Comment peut-il s’en tirer sans prendre en
considération le journal télévisé et comment aborder ce dernier si l’on n’a
pas une petite idée de la façon dont fonctionne, sur le plan symbolique, la
télévision ? Est-il possible d’écrire une bonne histoire d’Internet sans s’arrêter sur les liens hypertexte et leur influence sur l’organisation de la
connaissance ? Puis-je accepter que mes étudiants travaillent sur la production
des cartes postales en 1900 – et ils en meurent d’envie –, si je ne peux pas
leur apprendre à « lire » une image, comme mes collègues médiévistes leur
apprennent à déchiffrer les manuscrits du XIIIe siècle, ou à lire le latin médiéval ? Peut-on les lancer dans l’analyse historique des catalogues de
grands magasins s’ils n’ont pas le moindre soupçon que notre rapport aux
objets est saturé de désir et d’imaginaire ? Est-ce qu’ils n’analyseront pas
mieux les défilés, meetings et manifestations qui ponctuent l’histoire ouvrière
du XIXe siècle, s’ils connaissent les travaux de la sociologie classique sur la
façon dont on prend en même temps la parole et le pouvoir en public, sur
ce que disent les corps et les attitudes, sur la raison qui pousse les orateurs
à monter sur une table et les révoltés à brandir le poing12. « Il est monté debout sur une table/ Pour mettre la question sur le tapis » notait pertinemment l’auteur du « Grand Meeting du métropolitain », qui voulait ridiculiser les réunions ouvrières mais en connaissait exactement les rites. Certes,
il n’y a là rien de radicalement neuf : cela fait belle lurette que les historiens
s’intéressent aux exempla médiévaux, récits de vies de saints mystérieux et
codés, et aux entrées royales, monumentaux défilés multipliant les signes
dans l’espace de la ville. Cependant, pour nous autres historiens du XXe siècle,
l’exigence est peut-être plus pressante. Ce siècle est saturé de communication. Il a fait de l’information une marchandise et de la marchandise un langage. Nous avons besoin d’aide. Or ces savoirs existent. Depuis des décennies, linguistes, sémiologues, psychanalystes les ont explorés. L’intérêt
majeur de la médiologie, pour nous autres laborieux historiens, sera alors
de nous offrir un lieu de rencontre avec des spécialistes qui travaillent parfois sur les mêmes objets, mais avec un autre regard, une autre problématique, un autre savoir. Après tout, les historiens de l’industrie demandent
bien aux ingénieurs de leur expliquer comment on fait de l’acier et des ponts,
pourquoi ne demanderions-nous pas aux sémiologues de nous dire comment
fonctionne une image ?
Allons bon ! La médiologie devenue une science auxiliaire de l’histoire,
à ranger aux côtés de la paléographie et de la diplomatique. La révolte va
gronder dans les rangs de la petite troupe… J’admets que c’est un peu ré-
113
ducteur et que la cohabitation entre historiens et médiologues devrait se négocier sur des bases un peu plus équitables. Disons que nous nous engageons
dans une entreprise à frais communs. Parce que nous avons un problème en
commun : l’audience. Le rapport de la technique et de la société, les fondements techniques des représentations symboliques, la dialectique de la matière et de la pensée, franchement, ça intéresse qui ? J’ai dit tout à l’heure
que les historiens qui prenaient en considération la technique étaient, même
à l’époque glorieuse de Culture technique, bien isolés et peu considérés. La
médiologie, aujourd’hui, est tout sauf une grande machine de guerre intellectuelle prenant le pouvoir partout où elle peut. Elle représenterait, ce me
semble, à voir la taille de « notre » bureau et les positions diverses des uns
et des autres dans le système universitaire, un système de goûts et d’intérêts
communs, une série d’amitiés, la rencontre de lecteurs et d’auteurs nouveaux
à chaque numéro, plutôt qu’un champ fermement établi. Cela n’a, à vrai
dire, aucune importance. Un projet intellectuel ne se mesure pas à son audience – même si cette dernière est, pour le comptable de la revue, une question de survie – mais à sa capacité de faire naître des travaux intéressants.
A cet égard, d’autres feront le bilan, plus tard, quand nous serons tous dans
les champs élysées des médiologues. Cependant, le peu d’intérêt que porte,
en général, notre société à toute réflexion de fond sur ces questions ne laisse
pas d’intriguer. Une discipline a, certes, le prestige de son objet. Alors, pourquoi cet intérêt latéral, intermittent et secondaire de nos contemporains pour
les technologies qui fondent les pouvoirs d’aujourd’hui ? Que je sache, les
marchés mondiaux des capitaux et des matières premières sont indissociables
des réseaux de câbles sous-marins, de satellites et d’ordinateurs qui leur donnent une existence ; qui contrôle les uns contrôle les autres ; la télévision façonne les opinions et transforme le politique ; la route et l’avion structurent
les espaces et les territoires. Or on peut à peine en traiter, sinon pour en célébrer les vertigineux progrès ou en déplorer les malheureux excès. Comment
se fait-il que ces éléments qui sont au cœur des pouvoirs économiques et symboliques demeurent des points relativement obscurs de la connaissance ? Les
civilisations industrielles qui ont pris le contrôle de la planète refuseraientelles de se pencher sur le cœur de leur dynamique, le moteur de leur action ?
Curieuse cécité, aveuglement délibéré, ou volonté de ne pas savoir ? Au fait,
et si on convoquait les médiologues sur la question ?
114
FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE
L’arme
& le médium
ou
la transmission
en trois métaphores
Joachim
Mogarra
Raid sur
Entebbe,
1983
Collection
photographique de
la Caisse des dépôts
et consignations
Les médias sont-ils de triviaux tuyaux ? Certains les exècrent pour ce qu’ils inculquent et
ce qu’ils occultent, d’autres les exaltent pour
ce qu’ils reflètent ou ce qu’ils révèlent, mais
ils restent un « ce par quoi » ou un « ce par
où» se produit l’essentiel et le noble : la communication.
Tout commence avec «mass-media», hybride
anglo-latin forgé dans les années cinquante,
francisé, puis allégé de son vilain préfixe.
119
Un médium, des media ou un média, des médias : autant de problèmes orthographiques que conceptuels. Le moindre n’est pas l’oscillation qu’implique
le terme originel, médium, entre les idées de moyen ou de milieu, et celles
d’interposition ou de relation, (à moins qu’il ne faille risquer le jeu de mots :
le médium est celui qui permet d’entrer en contact avec les esprits). En cette
première acception, disons au sens étroit, la catégorie générale « industrielle »
média englobe secondairement, successivement et en tant que moyens par
lesquels sont distribués et consommés des messages, les procédés artisanaux
d’avant l’imprimerie. « Médias » ce sont d’abord les vecteurs et machines à
traiter, stocker ou transporter de l’information sur une grande échelle, puis
les outils de communication plus anciens, de portée plus restreinte, voués à
une relation plus personnelle.
Dans cette affaire, l’évidence de « masses » a quelque peu dissimulé le mystère de « médias ». La métaphore des tuyaux par où un produit unique parvient à tous en tout lieu suggère multiplication, distribution, univocité. Les
médias sont des moyens au service d’une fin et, comme « médiats », s’interposent entre deux consciences, entre une intention et sa réalisation, etc. Ils
se caractérisent par leur pouvoir de reproduction du même, grâce à des machines nouvelles et des vecteurs inédits. Ce qui fut enregistré une fois (sur
un négatif, une bande mère, une matrice, etc.) est, en théorie, susceptible et/ou
de toucher un nombre illimité de spectateurs ou d’auditeurs dans l’espace et/ou
d’être réédité et consommé à nouveau un nombre incalculable de fois.
Tuyauterie et messagerie
Cette question du Même et ses conséquences domine quelques décennies de
recherche. Quel effet produisent des messages si semblables sur des gens si
divers ? Un effet de masse, justement ? Convainquent-ils, incitent-ils, anesthésient-ils ? Quel rapport entre la réalité enregistrée et sa reproduction, entre
l’intentionnalité de l’émetteur et le résultat effectif ? Combien de simplification, de déformation, d’idéologie, d’intentions perdues dans ce qui est représenté et distribué ? Le tuyau conduit-il bien ?
D’autres se demandent ce qu’il en est du destinataire. Pour les uns, il est
inséré dans des réseaux, membre de communautés, pourvu de défenses intérieures, filtres, grilles d’interprétation ; il réagit, cherche, déforme, renégocie, réutilise, bricole. Pour de plus pessimistes, la réception est une privation quasi ontologique de contact avec le réel, perte d’initiative, de
120
L’arme et le médium
réponse, de contrôle…, c’est une submersion : regarder ou écouter serait déjà
se perdre. Envisagés entre une réalité extérieure et une réalité intérieure qu’ils
sont souvent suspects de construire, voire de remplacer, les médias ne restent paradoxalement guère mieux définis que comme des « lieux » où cela se
passe, par où cela passe, pour le meilleur ou pour le pire. C’est oublier qu’ils
donnent accès à un troisième monde : celui des représentations partagées.
Des termes aussi simples que « la télévision » ou « les journaux », des jugements sur ce que ces médias font ou ne font pas à la vérité, aux instincts
ou à l’imaginaire, à l’espace public, etc., ne se réfèrent pas des choses si bien
repérées. Les médias comme objets réputés neutres et passifs ne sont rien
sans les médias comme systèmes qui font ou font faire. Le message requiert
le support ou matériau employé (des ondes, du papier, des cristaux de silicium…), les opérations effectuées parfois par des acteurs individuels et collectifs (dire, dessiner, choisir, censurer, traiter…), les outils ou machines mobilisés (d’un calame à un satellite), les sens, savoirs et capacités sollicités
chez le récepteur, les publics disposés (ensemble ou isolément, suivant un
déroulement imposé ou au temps choisi…), des codes employés (linguistiques,
filmiques, chromatiques mais, par-delà, analogique ou digital), voire des médias superposés (par exemple, la télévision reproduit un film qui reproduit
une comédie musicale). Le support sert au transport dans l’espace et le temps,
des processus opèrent les transcriptions nécessaires et des organisations ou
dispositifs dirigent les hommes : le média conjugue des réalités physiques,
sémiotiques, sociales ou mentales d’ordre et de nature extraordinairement
différents. Complication qu’aggrave la difficulté de fermer la chaîne : quand
commence la production du message, où s’arrête sa réception ? Où est la frontière entre réalité, représentation, interprétation ?
Difficile alors de rapporter des effets à des causes, d’isoler l’usage du média
de sa nature ou le poids des mentalités du milieu humain, de dire ce qui ressort à une fatalité technique ou ce qui est adventice. Tel jugement sur la télévision vise en réalité les journalistes (ou les directeurs de rédaction) d’un
moment et d’un pays, tel autre porte sur la valeur de l’image en général. La
conception des médias, technologies destinées à traiter ou véhiculer des messages, a le double défaut d’hypnotiser sur leur contenu et de négliger la complexité de leur action.
Autre limitation de la métaphore du tuyau : l’évolution technique la rend
caduque. Il est de moins en moins évident que les médias ne servent qu’à
distribuer des messages tant est menacée la séparation entre action et perception, la différence entre machines qui font des choses et médias qui vé-
121
FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE
Chaud et froid :
d’un coup de fièvre théorique
La théorie mcluhanienne évoque, on le sait, davantage Finnegans Wake ou Mad Magazine que la belle harmonie des apories aristotéliciennes. Pourtant l’esprit « gutenbergien » (Bac + x) croit pouvoir se rattacher à un distinguo fondamental : pour le Canadien, les médias seraient ou bien « chauds » ou bien « froids. Le schéma suggère un
changement psychique du récepteur (du type humain d’une époque) suivant le médium
qui prédomine. La distinction « hot/cool » semble commander, en dernière instance,
comme on disait autrefois, le mouvement de l’histoire. D’où la périodisation ternaire
qui, de la culture tribale/orale en passant par la galaxie Gutenberg, mène à la galaxie
Marconi : tout cela serait affaire de température. Après le média « chaud », l’imprimerie, la TV « refroidirait » notre temps, agissant directement sur notre système nerveux,
modifiant notre esprit, et engendrant force conséquences, dont le « village global » est la
plus connue. Pareil vocabulaire prend à rebours tout ce que notre langue pourrait suggérer (la froideur nous évoque la réflexion, la distance, la chaleur étant au contraire liée
aux connotations de passion, ardeur, excitation.). C’est d’autant plus déroutant que le
classement des médias (chaud : imprimerie, radio, cinéma, disque, photo ; froid : télévision, dessin animé, parole, téléphone) ne correspond guère à nos dichotomies usuelles
(image/parole, ou visuel, sonore/audiovisuel), moins encore à des catégories comme
« civilisation de l’image/civilisation de l’écrit » et nullement à une quelconque idée
comme distance critique contre fascination.
hiculent des signes, les opérations qui ont un effet dans le monde tangible
et celles qui en ont un dans le monde mental. Le code des codes, le numérique, avec ses infinies possibilités de modification, crée de singuliers hybrides performances/archives/jeu… dont donne idée un banal CD-Rom qui
contient séquences de sons et d’images, données, logiciels ludiques ou de travail.
Prothèses, outillage et langage
À la conception du tuyau, s’en oppose souvent une autre, riche en implications anthropologiques : les médias sont nos prothèses. Plutôt que par les
dichotomies entre émetteur et récepteur, ou par référence au message, les
122
L’arme et le médium
Si l’on excepte une brève tentative de McLuhan pour donner une base physiologique à sa théorie (il attribue aux médias chauds une action préférentielle sur notre cerveau gauche, droit pour les médias froids), reste une piste : les médias froids demanderaient davantage de « participation », ils impliqueraient, inciteraient le destinataire à
« compléter » le message, mettraient en œuvre tous les sens… À l’inverse, les médias
chauds sont, selon un métaphore mcluhanienne, ceux dont le sens s’imprime dans le
cerveau « comme un fer rouge ». L’implication/participation, notion clef, n’aurait donc
rien à voir avec une attitude passionnelle (au sens, par exemple, d’être pris par un spectacle qui crée une illusion de réalité, propage des émotions mimétiques…) mais avec un
travail du cerveau dans la reconstruction du sens. Du coup, il devient facile d’ironiser :
de l’identification de dessins d’encre sur le papier jusqu’à la compréhension du sens de
la Critique de la raison pure, le cerveau ne « participe » guère devant la brûlante feuille
imprimée, mais beaucoup face à la froide TV ?
McLuhan nous offre lui-même de déroutantes possibilités de reconstruction de son
propre message : - 1 le travail de reconstitution/traitement des percepts (p.e. passage de
la perception à l’identification des formes à partir du petit nombre de points qu’offre un
écran de télévision), 2 - la prédominance d’un sens dans le décryptage 3 - l’apprentissage plus ou moins complexe d’un code nécessaire à la compréhension, 4 - la densité de
l’information contenue dans les messages, - 5 la latitude d’interprétation du récepteur
face à la polysémie des signes, 6 - sa situation (son immersion dans une collectivité de
spectateurs ou son isolement), 7 - ses possibilités de réaction au sens large (navigation
au sein du message et maîtrise de sa lecture, maintien de l’attention, dialogue avec
d’autres récepteurs, réponse à l’émetteur, réflexion et distanciation, effets de mémoire,
jeu, recombinaison…). Ce binôme froid/chaud, ces médias agissant mécaniquement sur
le cerveau d’un individu standard sans passé, ni culture, ni appartenances, ce n’est pas
ce que Mc Luhan laisse de plus convaincant. Reste que cette formulation provocante a
le mérite de nous obliger à définir ce qu’est recevoir un message.
médias se définiraient dans leur relation avec nos capacités génériques : la
prothèse compense nos limitations innées. L’image suggère à la fois un accroissement des possibilités du corps (des sens ou du système nerveux) et
quelque chose qui ressemble à un remplacement. Ce qui ne pouvait être fait
naturellement l’est artificiellement. Il y a gain, nouvelles performances, moyens
d’accomplir des tâches jusque-là impossibles mais aussi perte, dépendance
à l’égard d’instruments qui nous échappent peu ou prou, oubli des procédures et compétences autrefois nécessaires, délestage de ce que ces nouveaux
pouvoirs rendent inutile ou insignifiant.
Si les prothèses prolongent, au pied de la lettre, les médias vont plus loin
dans le temps et dans l’espace, plus loin dans la mémoire, plus loin dans
l’intimité du réel. Prenons l’étymologie au sérieux : la télévision permet vraiment de voir de loin, le cinéma d’écrire le mouvement… Organes artificiels,
123
les médias portent ailleurs notre perception et notre parole, nous transportent et reportent nos sensations (ainsi nous pouvons contempler ce qui fut
autrefois). De tels rapprochements se paient aussi d’éloignements (de la nature, de notre corps, de l’intériorité de notre pensée).
Pareil élargissement du sens suscite d’autres questions. Les moyens, véhicules et vecteurs de transport sont-ils des médias ? Dire oui, c’est retenir
non seulement qu’ils permettent aux hommes de se rencontrer, et donc de
communiquer – c’est évident – mais que, de plus, ils changent les mentalités, les échelles de perception, véhiculent leur propre message sur le monde
en général, déterminent ce qui sera échangeable, important. Transporter, c’est
aussi transformer et transmettre. Faut-il aller plus loin et, comme McLuhan,
définir comme médias toutes les extensions de l’homme, y ranger les horloges, le logement, la ville, le jeu ? Certes, au-delà de leur valeur d’usage, la
plupart de nos artefacts peuvent prendre valeur expressive ou signalétique,
certes tous portent leur message (ne serait-ce qu’en nous renseignant sur leurs
propriétaires et constructeurs), et tous agissent peu ou prou sur notre imaginaire ou nos habitudes mentales. Personne ne songerait pour autant à compter le marteau au nombre des médias sous prétexte qu’il peut servir à graver une stèle ou à symboliser le travail. La question devient beaucoup plus
embarrassante si on la pose à propos des vêtements : leur fonction thermorégulatrice paraît bien modeste par rapport à leur prodigieuse puissance d’évocation, de séduction, d’autorité, etc. et à la complexité de leur grammaire.
Et le maquillage, la peinture sur son propre corps, n’est-ce pas une des premières formes d’écriture sur soi-même, voire le premier média ?
Parmi toutes nos créations qui s’interposent entre monde intérieur et monde
extérieur, traduisent, reflètent et changent les deux, le domaine des médias
doit se délimiter entre outils et langages. Les premiers sont destinés à engendrer, transformer et combiner des objets, les seconds du sens. Tous deux
nous produisent nous et nos conceptions, au moins en modifiant nos modes
de perception, notre échelle de ce qui est proche, lointain, important, significatif, rassurant, possible, par les capacités et disciplines acquises, par les
façons qu’ils requièrent de nous rassembler, de nous hiérarchiser et de nous
relier. Rançon de notre incomplétude, il se pourrait qu’ils produisent aussi
comme espèce (langage + outil = main + cerveau = sapiens sapiens, nous
apprend l’anthropologie). Les médias apparaissent alors comme des hybrides
entre outils qui ont à faire avec les choses et langages qui jouent des signes,
bref, comme des outils à langages.
Pour qu’un instrument soit un média, il faudrait donc qu’il possède plus
124
L’arme et le médium
que la capacité expressive ou signalétique qui peut s’attacher à tous nos objets ou échappe à l’immédiateté de la communication spontanée. Il faut le
différé ou la conservation du message, un minimum de détachement ou d’extériorité par rapport à son auteur, la spécialisation sémiotique et la richesse
du répertoire. Il faut que le média permette principalement une relation délibérée, variable, organisée et spécialisée entre des cerveaux ; non seulement
qu’il les prolonge, mais qu’il les relie.
Agir sur les hommes
La première conception, celle du « tuyau » dévalorisait le média au nom d’un
message pur dont l’existence autonome paraît fort douteuse, la notion de
prothèse rabattait les médias sur nos besoins ou facultés. Or, si les médias
s’entremettent entre le sens et nous, entre le monde et nous, ils sont surtout
entre nous et nous : ils font partager le contenu d’un esprit à un autre esprit, moyens tangibles d’une action sensorielle s’exerçant sur des contenus
mentaux (ce qui requiert la trilogie matérielle/intellectuelle/sensible des supports et vecteurs, des dispositions et organisations, des codes et signaux).
Il devient tentant de risquer une troisième métaphore, provocatrice : les médias sont des armes (ce qui implique : les armes
sont aussi des médias). Pareille image refléterait plus qu’un
constat banal – les médias peuvent être utilisés « comme » des
armes, destinées à combattre les idées ou à envahir les esprits,
ou encore, la guerre est aussi une médiation. Il se pourrait que
la parenté entre armes et médias soit plus profonde, ne seraitce qu’en tant que deux principales catégories d’artefacts destinés à agir sur les gens plutôt que sur les choses. D’où ces exigences en moyens humains et cette incertitude quant au
résultat qui caractérisent toute praxis contrairement à la technique stricte. D’où l’apparition de ces arts « tout d’exécution »
que sont la transmission et la guerre.
Ce rapprochement heurte nos habitudes. L’opposition
usuelle se décline : communication contre conflit, action sur l’esprit versus
action sur le corps, ordre de la signification opposé au désordre de la destruction, vecteurs de l’information à instruments de la force. En allant jusqu’au
bout, les médias sont réputés assurer un lien nécessaire mais être passibles
125
De l’arme
préhistorique au
vaisseau spatial,
ou la plus
grande ellipse
temporelle de
l’histoire du
cinéma :
2001,
L’Odyssée
de l’espace,
de Stanley
Kubrick
D.R.
d’un mauvais usage (mauvais contenu), tandis que les armes seraient des
instruments pervers mais susceptibles d’un bon emploi (guerre juste, défense).
Ces arguments ne valent que si l’on considère l’arme à son « stade final » :
la hache de pierre qui fend un crâne, le missile qui explose et détruit.
Si l’on remonte en amont, vers la logistique ou la symbolique, de l’arme
vers l’armée ou vers l’homme armé, tout change. Sans même parler de l’arme
dite défensive, celle qui mutile et qui tue n’est rien sans transport et intelligence, sans savoir-faire technique et organisation, sans des modes symboliques d’identification (nous/eux, notre armée, l’ennemi, etc.). Instruments
de destruction et moyen de communication doivent nécessairement coopérer, voire, suivant l’évolution de la technique, se fondre en des formes hybrides destinées à la détection, au camouflage, à l’espionnage, à la désinformation, à la surveillance, au mouvement, au calcul et à la collecte des
données. Les événements récents ont montré que pour gagner une guerre,
il valait mieux avoir des satellites que des obus, des ordinateurs que de la
chair à canon, des avions invisibles que des forteresses, voire CNN que des
Scud. L’actualité n’a pas moins rappelé combien l’activité armée, terroriste
par exemple, peut avoir pour enjeu sa propre représentation médiatique.
Plus qu’une explosion de violence, la guerre est un rapport collectif, symétrique, technique, médiatisé ; entendez que sa définition minimale, pour
la distinguer des luttes ou conflits en général, suppose des groupes organisés, plus des instruments spécifiques, les armes. Même si elle se place sous
le signe tragique de la mort collective acceptée (au moins comme éventualité), la guerre requiert et traverse toutes sortes d’états intermédiaires entre
la violence et l’information : la menace, la parade, la mobilisation et surtout la désignation de l’ennemi. Là encore, sa dimension spécifique, l’hostilité, irréductible aux actions qui en résultent ou aux affects qui la nourrissent (haine de l’autre, projection d’intentions hostiles, fidélité et obéissance
à son propre groupe) apparaît comme un fait de croyance et nous renvoie
aux mystères de la transmission. Le but de la guerre ne consiste pas nécessairement à exterminer plus d’hommes à l’adversaire qu’il ne vous en massacre, à faire un plus gros « tas de morts » selon l’expression de Canetti, mais
à se transporter en des lieux et à le forcer à en quitter d’autres, à le désorganiser et à le démoraliser, à le faire consentir à son statut de vaincu et à lui
imposer un silence qui coïncide avec celui des armes et qui interdira toute
dernière réponse ou réplique. Des monologues d’ouverture (la proclamation)
au dialogue du traité (qui à son tour ouvre la paix) ou au soliloque du vainqueur suivant la disparition du vaincu en tant que personne morale ou lo-
126
L’arme et le médium
cuteur, la guerre est avant tout un langage et suppose ses médias. Finalement,
ce sont des traces historiques, des monuments à la carte modifiée qui révéleront la finalité de la guerre : inscrire sa conclusion dans la durée de l’histoire.
Symétriquement, le caractère agonal des médias n’échappe pas aux moralistes, qu’ils se réjouissent ou se désolent de la force que tel nouveau média
doit exercer dans la lutte des valeurs et des idées. Ils disputent pour savoir
si le théâtre est dans le camp de Dieu ou du Diable, s’il combat le vice ou la
vertu. Sur la ligne de front des Lumières, l’armée des mots imprimés, bien
rangés en ordre de bataille fait reculer l’ignorance et l’obscurantisme. Pour
les pessimistes contemporains, les armes invisibles des médias violent les frontières de l’intimité, envahissent les esprits et enchaînent les spectateurs. Si
l’on va par là, le vocabulaire agressif de la « pub », avec ses stratégies, ses
créneaux, ses campagnes, ses impacts et ses bombardements est un des derniers refuges de l’imagerie martiale. Plus sérieusement, toute activité de transmission en tant qu’elle vise à vaincre des distances, à faire perdurer ses résultats et à s’imposer à des groupes contre des résistances et concurrences
accomplit une tâche qui n’est pas sans similitude avec celle des armes. Guerre
et transmission organisent des communautés humaines (spécialisation, hiérarchie, solidarité), des territoires (en termes de frontière, centre, portée, etc.),
et nous imposent leur propre temporalité.
Guerre et transmission
Il va de soi que l’exercice ne doit pas être poussé à l’absurde. En dehors de
tout scrupule moral (occuper le temps des gens n’est pas comme occuper
leur pays et les massacrer comme les convaincre), la guerre requiert une symétrie originelle (celle des belligérants) et une dissymétrie finale (celle du
vainqueur et du vaincu), elle suppose et vise à son contraire absolu, la paix.
Cela n’est en rien comparable à la transmission inégale par ses moyens mais
visant à la similitude, le partage des mêmes croyances, connaissances ou affects.
Serait-il pourtant intempestif de faire des parallèles entre machines à communiquer et machines de guerre ? De céder à la tentation des parallèles historiques : de se demander si l’infanterie produit ou conditionne la démocratie, l’imprimerie les Lumières, les mégatonnes et les mégabits le mégamonde
pacifié ?
127
RÉGIS DEBRAY
En suivant la métaphore…
Des médias comme armements ? La métaphore de F.B.H n’est pas peu éclairante. Une
transmission réussie n’a-t-elle pas, en général, les propriétés d’une opération
stratégique en milieu hostile, deux termes au demeurant synonymes (ce qui explique le
côté « général d’armée » ou « officier d’état-major » des leaders d’opinion ou de savoir,
et en particulier des chefs d’école en sciences humaines) ? Les « grands intellectuels »
qui ont pour trait distinctif le projet d’influence, et pour métier la « bataille
spirituelle », n’ont-ils pas su, de tout temps, mettre en ordre de bataille – ce pape-ci,
combien de divisions ? – tel support, tel appareil de diffusion, en les gagnant
soigneusement à leur cause ? Ne tiennent-ils pas de cette ancestrale compétence une
instinctive intuition des puissances de feu à l’intérieur de la corporation, un art très fin
de l’encerclement, de l’infiltration, du tir groupé, ou de barrage, du repli tactique,
quartiers d’hiver et campagnes de printemps ? Mais oublions les pasteurs des âmes,
pour rentrer in medias res. De même qu’il n’y a pas d’armements sans contrôle
législatif, sans autorisations d’acquisition et de détention, obligations de déclaration
etc., il n’y a pas de télécommunications, même en régime néo-libéral, sans un
encadrement juridique – cahiers des charges et réglementations, concessions dûment
négociées et contrôle centralisé (pour l’audiovisuel, la régulation est confiée à un
conseil supérieur, CSA, et l’État doit de toute façon assurer la répartition des
fréquences hertziennes, bien collectif rare…). Les deux industries d’information et
Un des objectifs de la médiologie est d’établir une « balistique » des messages, c’est à dire de comprendre en vertu de quelles lois dynamiques et contre
quelles défenses et aléas, ils atteignent ou non leurs objectifs. Rien n’interdirait de considérer les caractéristiques de chaque média, comme s’évalue
la portée, la technicité, les besoins organisationnels en amont, les résultats
et aléas en aval d’une arme. Chaque arme a sa configuration propre, présente son propre compromis entre sa force létale (ou protectrice), ses exigences ou conséquences humaines et collectives, les résistances, parades et
réactions auxquelles elle s’expose, les systèmes techniques ou symboliques
que présuppose son apparition. De même, chaque média, même réduit à sa
simple matérialité, suppose des contraintes/possibilités qui se reflètent dans
ce qu’il conserve et véhicule, dans la façon dont il est support et vecteur. La
configuration propre qui lui permet de répondre à ce double rôle le rend plus
ou moins favorable à la transmission ou à la communication, suivant la distinction de Régis Debray, plus ou moins orienté vers le rendu du contenu ou
l’intensité de la relation, plus ou moins apte à favoriser la rétroaction ou l’uni-
128
L’arme et le médium
d’armement – souvent regroupées dans un même groupe – sont soumises à des « règles
du jeu » assez voisines.
Le décret du 18 avril 1939 modifié « fixant le régime des matériels de guerre,
armes et munitions » distingue huit catégories de matériels. Les quatre premières,
destinées à la guerre terrestre, navale ou aérienne, relèvent du monopole d’exercice de
la violence légitime : acquisition et détention par des particuliers interdites. Il n’en va
pas de même des armes de chasse (5e catégorie), armes blanches (6e), armes de tir, de
foire ou de salon (7e) et armes de collection (8e catégorie).
La moindre des choses serait maintenant de distinguer, dans la panoplie
médiatique d’un État de droit, entre les niveaux et catégories de matériels que la
puissance publique ne peut évidemment pas soumettre au même régime législatif. Une
presse à bras, un bélinogramme ou un appareil-morse seraient à ranger dans la
8e catégorie (médias historiques de collection). En revanche, un satellite de diffusion
est un médium de catégorie 1, relevant du pouvoir régalien, analogue qu’il est aux
« équipements d’emport, de largage ou de lancement de bombes ». Le câble, de son
côté, donne lieu à une autorisation de dix ans renouvelable, comme tout « matériel
destiné à porter ou à utiliser au combat des armes à feu ». Un simple récepteur télé
peut s’assimiler à un média de 5e catégorie (son acquisition doit faire l’objet d’une
déclaration comme celle d’une arme de poing ou d’une carabine à barillet).
Le législateur a reculé devant la catégorisation des dangers (le lobby médiatique,
mille fois plus puissant que celui des armuriers, s’y opposerait) mais tout se passe
comme si l’encadrement juridique s’était incorporé une classification de ce genre, sans
lois ni décrets formels.
latéralité. Enregistrer/diffuser suppose aussi traiter. Chaque média doit répondre à une autre double contrainte : stimulation (atteindre et agir sur ses
destinataires) et organisation (la nature et l’architecture du message, son insertion dans un milieu d’idées et d’affects doit en assurer la pérennité). Si le
média impose des contraintes formelles, esthétiques, de lisibilité, de durée et
de formatage, de mode de lecture, des dispositifs de production et de réception, il favorise ceux qui disposent de certaines compétences ou pouvoirs et
en rejette d’autres, offre une chance de durer à un certain type d’œuvres et
non aux rivales. Toutes sortes d’équations compliquées régissent ainsi l’efficacité des médias, leur aptitude à propager certaines croyances ou affects,
équations qui ne prendront leur sens que par l’action des servants et adversaires, par leur intelligence stratégique ou la dynamique de leur enthousiasme…
À prendre ainsi au tragique les médias, nous pourrions envisager une polémologie de la transmission qui répondrait à une médiologie de la guerre.
François-Bernard HUYGHE vient de publier aux éditions Jean-Claude Lattès Images du monde.
129
Les Cahiers de
médiologie
Pourquoi
des médiologues?
Étranger, sur toutes grèves de ce monde, sans audience ni
témoin, porte à l’oreille du Ponant une conque sans mémoire :
Hôte précaire à la lisière de nos villes,
tu ne franchiras point le seuil des Lloyds,
où ta parole n’a point cours et ton or est sans titre…
«J’habiterai mon nom»,
fut ta réponse aux questionnaires du port.
Et sur les tables du changeur,
tu n’as rien que de trouble à produire,
Comme ces grandes monnaies de fer exhumées par la foudre.
Saint-John Perse, Exil
Gallimard
GRÉGORY DERVILLE
Le pouvoir des médias…
selon les classiques de la « com »
Apparue avec les médias de masse, la question du « pouvoir des médias » est très
vite devenue obsessionnelle du fait de leur utilisation spectaculaire par les régimes totalitaires.
La radio puis la télévision suscitent alors les craintes les plus vives : on redoute leur
« omnipotence » ou leur « toute-puissance », leur capacité à manipuler à loisir les esprits
dits faibles (les femmes, les enfants, et par extension les masses). L’une des formulations les plus abouties de cette crainte remonte au Viol des foules, publié en 1939 par le
socialiste allemand Tchakhotine. Cet ouvrage défend un schéma stimulus-réponse
proche de la « réflexologie » pavlovienne : soumis à un matraquage habile par les
médias, l’individu serait réduit au rang d’« esclave psychique ». Le rapport entre le
public et les médias est ici pensé en termes de dépendance, de conditionnement ou de
manipulation, le récepteur ne faisant qu’absorber passivement les messages qui lui sont
adressés. Se dessine la métaphore de la piqûre hypodermique : l’émetteur est censé
pouvoir « injecter » n’importe quelle idée dans l’esprit de n’importe qui. Son discours est
un stimulus qui entraîne instantanément, chez l’auditeur, la réponse qu’il a programmée.
C’est en grande partie en réponse à ce type de schéma, pour mieux en mesurer
l’exactitude et la portée, que la sociologie des médias s’est développée et que l’on a vu
fleurir, à partir des années quarante, des travaux plus empiriques. Or, dans une première phase, la recherche en sociologie des médias a apporté plusieurs démentis au
paradigme des effets massifs et directs.
Tout d’abord, les études empiriques réalisées par Lazarsfeld et ses collègues dans
les années 1940 ont montré que les messages émis par les médias ne se diffusent pas de
façon directe vers les récepteurs, mais qu’ils transitent par les leaders d’opinion : c’est
ce qu’ils appellent le two-step-flow of communication. Qu’il soit défini par son prestige,
par ses connaissances ou par son statut social, le leader d’opinion est une sorte de
garde-barrière qui filtre les messages qu’il reçoit : il répercute au sein des groupes auxquels il appartient les messages qui lui conviennent, et il rejette les autres. De ce fait,
l’influence des médias consiste surtout en un renforcement des opinions et des comportements déjà existants. Ils fournissent à l’individu des arguments qui réduisent ses
doutes éventuels, et qui le persuadent plus encore que sa conviction est la bonne. Selon
le modèle du two-step-flow, l’influence des médias n’est donc pas aussi massive, aussi
directe et aussi puissante qu’on l’a dit : dans la plupart des cas, elle est médiatisée (et
donc filtrée) par le tissu social dans lequel sont insérés les récepteurs.
A la même époque, des expériences menées en laboratoire mettent en lumière les
manipulations mentales que chacun effectue de façon plus ou moins consciente sur les
130
Le pouvoir des médias
messages qu’il reçoit, et qui lui permettent de s’en préserver. Ainsi, l’exposition, l’attention et la perception sont sélectives : nous tendons à ne recevoir que les messages qui
nous confortent dans nos opinions. La compréhension, l’adhésion, et enfin la décision
de changer d’opinion et de comportement, ne sont pas non plus induites mécaniquement par la diffusion d’un message. Ce n’est donc qu’à l’issue d’un vrai parcours d’obstacles qu’un envoi peut avoir un effet durable sur les individus qu’il est chargé de persuader. Autrement dit, les « chemins de la persuasion » (Kapferer) sont très sinueux. Ces
études de laboratoire rejoignent ainsi la conclusion modérée de Lazarsfeld : ici aussi est
remise en cause l’idée selon laquelle les médias ont automatiquement, sur tous les sujets
et pour tous les publics, des effets directs, massifs et puissants.
Le courant des « usages sociaux » (uses and gratifications) apporte une troisième
relativisation du pouvoir des médias : leur influence ne peut être estimée sans tenir
compte des attentes qu’ont les individus vis-à-vis des textes médiatiques, et des satisfactions qu’ils en retirent. Ce courant propose ainsi un renversement de perspective que
résume la formule de Katz : « Il faut concentrer l’attention moins sur ce que les médias
font aux gens que sur ce que les gens font des médias. » On part ici d’un constat
simple : si nous nous exposons à certains médias et à certains messages plutôt qu’à
d’autres, c’est dans le but plus ou moins conscient de satisfaire certains besoins ou certaines attentes, lesquels varient selon notre profil social, culturel et psychologique (un
souci de relaxation, d’amusement, d’information). Or, la variété de ces motivations fait
que le même message peut avoir des effets très différents selon les gens. Par exemple,
une étude de Riley a montré que certains enfants profitent des programmes télévisés de
fiction pour s’évader dans une vie moins insatisfaisante, alors que les mêmes programmes fournissent à d’autres enfants des idées de jeux et de discussions qui les aident
à se rapprocher de leurs camarades : pour les seconds, la télévision aide à s’ajuster à la
réalité, mais pour les premiers elle la remplace.
Très développées dans les années soixante-dix, les études de réception ont elles aussi
montré que le sujet n’est pas dépourvu de liberté face aux messages auxquels il
s’expose. Au contraire, il effectue toujours un travail actif de construction du sens, un
travail qui dépend des ressources culturelles propres aux « communautés d’interprétation » dont il fait partie. Sur la base de son vécu, de sa culture, de son statut social, de
son milieu social, de ses connaissances…, il peut interpréter à sa façon les messages
qu’il reçoit, il peut y percevoir (au moins en partie) ce qu’il « veut » y percevoir (believing is seeing). Katz a par exemple constaté que le feuilleton américain Dallas est
décodé de façon très variable selon les pays et les cultures : il peut signifier le rêve américain ou le bonheur, mais aussi l’oppression, l’impérialisme… De même, un individu
qui reçoit des informations sur une grève ne les reçoit pas de la même façon selon qu’il
est salarié ou indépendant, syndiqué ou non, habitant d’un bassin d’emploi en pleine
dépression ou en plein essor – c’est-à-dire selon que ces informations sont ou non compatibles avec les idées et les valeurs propres à son milieu social, professionnel, familial,
etc. Certes, il existe pour tout texte médiatique une lecture préférentielle vers laquelle
l’émetteur tente de diriger le public ; qui plus est, les ressources mobilisables pour
l’interpréter étant inégalement réparties, certains individus sont moins bien armés pour
131
Jean-Philippe
Baert
Empreinte de
télévision n° 6 :
Mémona
Hinterman au
journal télévisé
« Le Soir 3 » sur
France 3 le
21 avril 1995 à
23 h 10
Collection
particulière Laurent
Le Bon
© J.-Ph. Baert
subvertir ou rejeter le sens que l’émetteur a voulu y mettre. Il reste qu’en prouvant
l’existence de lectures différentielles, les études de réception confirment à leur façon que
les médias n’ont pas une influence illimitée sur nos opinions et nos attitudes.
Mais on a assisté depuis les années soixante-dix à un renouveau des études sur
l’influence des médias, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les gens s’y exposent
de plus en plus, et en particulier à la télévision : aujourd’hui, les Français passent trois
heures par jour en moyenne devant le petit écran. La télévision est aussi devenue un
média omniprésent, qui s’étend à l’ensemble du temps libre et du temps de travail,
comme l’attestent l’importance de la « conversation-télé » ou la place grandissante des
rubriques télévision dans la presse. Même ceux qui regardent peu la télévision ne sont
pas à l’écart de ce qu’elle diffuse : s’ils ne sont pas branchés sur elle, ils « baignent »
dans son environnement. Face à ces évolutions, de nombreux auteurs proposent de
réévaluer à la hausse l’influence des médias, et en particulier de la télévision.
Dans leurs travaux sur la « fonction d’agenda », McCombs et Shaw s’intéressent par
exemple à la façon dont les médias structurent les préoccupations des citoyens. Ils partent du principe que, pour les domaines qu’ils ne connaissent pas de première main (la
politique, l’économie, le social), les gens tirent la majeure partie de leur information des
médias. Or, ceux-ci orientent leur attention sur certains points plutôt que sur d’autres
(les gros titres, les points chauds de l’actualité). Les médias ont donc une forme très
spécifique d’influence : ils ne disent pas aux gens ce qu’il faut penser, mais « ce à quoi il
faut penser ». Ce modèle de l’agenda-setting considère donc à nouveau que les médias
sont capables d’exercer un impact fort sur l’opinion publique, en focalisant son attention sur un nombre limité d’enjeux : la hiérarchie des priorités qu’ils établissent est censée devenir aussi celle du public. Mais les nombreuses études qui ont été mises en place
pour tester cette hypothèse ont fourni des résultats contrastés. Si les médias sont parfois
à l’origine de l’évolution des préoccupations de l’opinion, jouant alors un rôle de
« vigie », il arrive aussi qu’ils ne fassent que suivre ces préoccupations, en se contentant
de traiter ce qui passionne déjà le public.
Deuxième piste de recherche nouvelle, le modèle de la « spirale du silence ». Ce
modèle est fondé sur le principe suivant : pour chaque sujet de discussion, l’individu
évalue à tout instant le rapport de forces entre les points de vue qui traversent l’espace
public, et il anticipe sur ce que sera l’opinion publique à l’avenir, afin de savoir quelles
sont les idées qu’il peut exprimer sans risquer d’être marginalisé. Ceux qui constatent à
la lecture de la presse ou des résultats de sondage que la majorité ne pense pas comme
eux n’osent pas toujours défendre leur point de vue. De ce fait, l’espace public se vide
de certaines opinions qui peuvent pourtant être partagées par de nombreuses personnes, et une opinion dominante s’installe graduellement par un processus en spirale.
Selon ce modèle, les médias ont ainsi le pouvoir de dicter aux gens non pas ce qu’il faut
penser (piqûre hypodermique) ou ce à quoi il faut penser (agenda-setting), mais ce
qu’il ne faut pas penser. En dépit des questions posées par ce modèle (Quid de l’inversion des mouvements d’opinion ? Pourquoi certains individus sont-ils capables de résister à la pression de la majorité ?), il est implicitement utilisé par ceux qui dénoncent le
poids des sondages au cours des campagnes électorales. Pour certains en effet, la publi-
132
Le pouvoir des médias
cation des sondages dans les médias tend à mettre sous pression ceux qui constatent
que la majorité n’est pas de leur avis : dans le but d’éviter l’isolement, ils ont tendance
à rejoindre le camp majoritaire et à voler au secours de la victoire (effet « bandwagon »), ou au moins à taire une opinion qu’ils savent dissidente. Mais cette analyse
n’explique pas pourquoi certains candidats ont fini par perdre une élection que les sondages leur promettaient (Édouard Balladur en 1995). La publication des sondages peut
activer chez certains une tendance au suivisme ou au grégarisme, mais elle peut aussi
entraîner chez d’autres des stratégies fort complexes, comme le vote utile ou le vote en
faveur d’un candidat marginal mais sympathique (effet « underdog »). Bref, les effets
des sondages sont plus complexes qu’on aurait tendance à le penser à partir du modèle
de la spirale du silence.
Toujours dans les années soixante-dix, d’autres courants de recherche s’intéressent
à de nouvelles formes d’influence. Jusque-là, les chercheurs avaient défini l’influence
comme la capacité d’un message à faire penser ou à faire faire telle ou telle chose. Il
s’agissait donc d’un impact direct, mesurable et à court terme (schéma stimulusréponse). Mais pour influencer un individu, on n’a pas forcément besoin de matraquer
un message : il est plus facile et plus efficace de contrôler le nombre et la qualité des
informations qu’il reçoit, et sur lesquelles il se fonde pour penser et agir au quotidien.
Les médias ont en ce sens une influence très grande. S’ils sont une « fenêtre sur le
monde », on ne voit à travers cette fenêtre qu’une infime partie du paysage ; ils mettent
en lumière certaines parties du monde (des idées, des personnes, des événements), mais
ils en occultent d’autres. De ce fait, ils contribuent à construire la réalité dans laquelle
évoluent les gens, et cela peut avoir des effets idéologiques très puissants. Le 26 janvier
1991 par exemple, en pleine guerre du Golfe, CBS consacre 8 secondes à un rassemblement de 50 000 pacifistes et 13 secondes à quelques centaines de partisans du président
Bush. Le même jour, ABC ne consacre que 1 minute à 100 000 manifestants antiguerre
rassemblés à Washington, et plus de 2 minutes 30 à un reportage sur des ouvriers
« fiers de fabriquer le missile Patriot ». Dans les deux cas, par le simple choix qu’il opère
entre les événements à couvrir, et indépendamment des commentaires positifs ou négatifs qui accompagnent ces reportages, le journal télévisé tend à donner l’image d’une
Amérique « virile ».
D’autres mécanismes interviennent dans ce processus de construction de la réalité.
Les médias contribuent ainsi à fixer, pour les enjeux dont ils se saisissent, un cadre
d’interprétation. Or ce cadre n’est jamais neutre, il avantage toujours l’un des camps en
présence. Par exemple, il est fréquent de voir les tenants de l’antiracisme se laisser
entraîner dans une querelle de chiffres autour du nombre d’immigrés. Ce faisant, ils
justifient sans même le vouloir la prémisse du raisonnement défendu par leurs adversaires, qui est que le racisme est fonction du nombre d’étrangers présents dans un pays
d’accueil, et au-delà qu’il existe des différences objectives entre ces étrangers et les
habitants de ce pays – des différences qui autorisent notamment à parler de « races ».
Dans ce type de débat, il est très difficile de sortir du cadre de référence imposé par
l’adversaire, surtout si ce cadre est repris sans distance par les médias, qui renforcent
ainsi son aspect « naturel », « évident », « de bon sens ». Pour de nombreux enjeux, le
133
débat ne se joue pas sur la valeur des arguments avancés par les camps en présence,
mais sur la manière dont le problème est envisagé (formaté) au préalable, notamment
dans les médias. Le choix que les journalistes font de certains mots, de certaines métaphores (« guerre à la drogue »), suggère au public la meilleure façon d’aborder un sujet.
Il contribue à façonner l’arrière-plan à partir duquel les événements et les discours qui
parsèment l’actualité sont appréhendés par le public, et donc à orienter son jugement,
sans pourtant qu’il lui soit enjoint explicitement d’adopter un comportement ou une
opinion. D’autre part, les médias sont prompts à reprendre et à amplifier les stéréotypes
qui circulent à propos de certains groupes, en particulier les stéréotypes négatifs. Bien
des études ont montré que les groupes marginaux (les drogués, les squatters), ou simplement extérieurs à l’establishment (les syndicalistes, les grévistes), sont souvent dénigrés dans les médias. Leur mise à l’index médiatique peut renforcer l’assentiment du
public aux normes sociales dominantes, que l’on présente comme étant en danger. Les
médias produisent aussi un effet symbolique puissant quand ils reprennent et légitiment des représentations discriminantes, par exemple en associant (même sous couvert
du comique) le juif à l’avarice ou le maghrébin à la délinquance.
Affirmer que les médias contribuent à « construire la réalité », c’est donc adopter
une conception de l’influence beaucoup plus extensive et plus diffuse. Si les médias
exercent une influence, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont capables d’injecter des
idées dans l’esprit des gens, mais c’est aussi et surtout parce qu’ils façonnent un univers
idéologique dans lequel les comportements et les opinions sont valorisés ou stigmatisés,
les interprétations du réel sont considérées comme « de bon sens » ou comme
« absurdes ».
On a vu enfin apparaître récemment quelques nouvelles pistes de recherche. Certains auteurs étudient par exemple le rôle des médias dans les processus de construction
identitaire. Au niveau individuel, les médias proposent des modèles de pensée et
d’action à partir desquels chacun peut bâtir son identité, c’est-à-dire en fait s’arrimer à
certains groupes. Ils jouent aussi un rôle dans la formation et l’évolution des identités
collectives. Chaque groupe social (« les régionalistes », « les gays », « les blacks », « les
retraités »…) essaie de prendre d’assaut les médias pour y imposer son langage, ses
symboles, sa musique, ses vêtements, afin de construire et de défendre son identité, de
lutter pour être toléré, puis reconnu et éventuellement valorisé au sein de l’espace
public.
D’autres auteurs étudient la façon dont les médias contribuent à la formation et à
l’entretien du lien social, à l’intérieur de la famille, dans les réseaux de relation (Boullier) et dans le corps social. Regarder la télévision, c’est « voir avec » d’autres, c’est partager leurs centres d’intérêt, leurs valeurs, leurs plaisirs, leurs indignations (cf. l’analyse
de la télévision généraliste de masse par Wolton). Le journal télévisé, en particulier,
permet à tous ceux qui le suivent de partager un fonds commun d’informations, et il
participe sur le long terme à la construction d’une histoire et d’une mémoire communes, scandées par des images (la lente apparition à l’écran de François Mitterrand le
10 mai 1981), par des slogans (« La France a peur »)…
Quels enseignements peut-on, en définitive, tirer de cinquante ans de recherches sur
134
Le pouvoir des médias
l’influence des médias ? Ils peuvent, semble-t-il, être résumés en une formule à bien des
égards décevante : les médias n’ont pas un pouvoir aussi important que certains le
croient (et le craignent). Avec l’apparition des médias de masse, et en particulier de la
télévision, l’idée que les médias peuvent faire croire ou faire faire n’importe quoi à
n’importe qui s’est très vite répandue, et elle a même été théorisée par de nombreux
auteurs. L’histoire de la sociologie des médias peut être lue en grande partie comme une
mise en cause de ce postulat initial : les messages des médias sont filtrés par les leaders
d’opinion, leur impact varie selon les attentes des individus et selon la façon dont ils les
reçoivent… En ce sens, les médias ne sont influents que pour certains publics, dans certaines circonstances et sous certaines conditions. Par contre, il existe des formes
d’influence plus diffuses et sans doute plus efficientes : effets d’agenda, phénomènes de
grégarisme, contribution à la construction de la réalité et à certaines formes de lien
social, etc. Le diagnostic selon lequel les médias sont tout-puissants est à l’évidence un
fantasme, mais ce n’est donc pas une raison pour céder à l’angélisme journalistique
selon lequel les médias ne sont que le miroir du monde…
Grégory DERVILLE, maître de conférences en sciences politiques à l’université Lille II, chercheur au CIDSP-Grenoble, a publié Le pouvoir des médias, mythes et réalités (Presses universitaires de Grenoble, 1997).
135
EMMANUEL SOUCHIER
L’image
du texte
pour une théorie de l’énonciation éditoriale
à Pierre Souchier
typographe, photographe
Ton acte toujours s’applique à du papier; car méditer, sans traces, devient évanescent…
Stéphane Mallarmé1
Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée.
Mikhaïl Bakhtine2
Raymond
Queneau,
Cent mille
milliards de
poèmes
Gallimard, NRF.
Si la méthode médiologique est « l’établissement, cas par cas, de corrélations […] entre
les activités symboliques d’un groupe humain (religion, idéologie, littérature, art), ses
formes d’organisation et son mode de saisie,
d’archivage et de circulation des traces»3, alors
l’analyse de l’énonciation éditoriale a sans
doute, elle aussi, partie liée au projet médiologique . L’énonciation éditoriale est médiatrice en ce qu’elle se propose de questionner
les instances de savoir et d’énonciation qui parlent à travers le « discours » de l’autre.
137
1. Stéphane
Mallarmé,
Quant au
livre,
Œuvres
complètes,
«Bibliothèque de la
Pléiade»,
Gallimard,
1945, p. 369
(éd. de
H. Mondor
et G. JeanAubry).
2. Cité par
Tzvetan
Todorov,
Mikhaïl
Bakhtine.
Le principe
dialogique
suivi de
Écrits du
Cercle de
Bakhtine,
Seuil, 1981,
p. 31.
3. Régis
Debray, Manifeste médiologique,
Gallimard,
1994, p. 21.
4. André
Leroi-Gourhan, Le geste
et la parole,
«Technique
et langage»
vol. 1, «La
mémoire et
les rythmes»
vol. 2, Albin
Michel, 1964
et 1965.
5. Anne-Marie
Christin,
L’image écrite
ou la déraison
graphique,
Flammarion,
1995.
6. Voir Emmanuel Souchier, «L’écrit
d’écran. Pratiques d’écriture et informatique»,
Communication et langages, n° 107,
1er trimestre
1996.
7. «Nous nous
intéressons à
la spécificité
des sciences
humaines,
dirigées vers
les pensées,
les sens, les significations,
etc., qui viennent d’autrui,
et qui sont
réalisés et
offerts au savant uniquement sous les
espèces d’un
texte. Le texte
(écrit et oral)
comme donnée primaire
de toutes ces
disciplines
[linguistique,
philologie,
études littéraires] et en
général de
toute science
Toutefois, elle se distingue d’un tel projet en ce qu’elle ne transmet pas, au sens
technique du terme, mais trans-forme : elle postule une interdétermination du
sens et de la forme et qu’elle participe activement de l’élaboration des textes.
En d’autres termes, elle convoque une poétique de « l’image du texte ». Située
à l’articulation du symbolique et du politique – de la croyance –, du matériel
et du textuel, l’énonciation éditoriale fait partie de ces processus privilégiés qui
font que les idées deviennent – aussi – des forces agissantes dans la cité.
Quelle qu’en soit l’histoire, la situation ou le « contenu »… il n’est pas de
texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de sa livrée
graphique. C’est une vieille histoire que celle qu’entretiennent le texte et
« l’image du texte ». Une histoire faite de rencontres et de déchirements. Pour
avoir transformé l’ancestral antagonisme sensitivo-moteur « face-langage »
et « main-graphie » en un espace de rencontre possible, l’écriture annonçait
déjà la couleur ; à en croire Leroi-Gourhan, en elle pouvaient se joindre la
parole et le geste 4. Héritière de cette rencontre, l’image du texte a cependant souffert de l’ostracisme idéologique dans lequel notre culture logocentrique a relégué toute manifestation ayant trait à l’image 5, à la matière ou
au corps. Mais les faits sont têtus : sans support et sans matière, sans « dessin », il n’est pas plus de texte que d’écriture – fût-elle la trace fugitive de la
lumière irisant l’écran 6. Dès lors, comment les sciences humaines pourraientelles faire abstraction de ce qui est ontologiquement lié au texte, lequel constitue leur objet d’analyse 7 ? Comment pourraient-elles omettre ce qui lui permet d’exister et d’être « aux yeux du lecteur » ce par quoi advient le
« contenu », « l’esprit de la lettre » ? (Mallarmé déjà : « Tu remarquas, on n’écrit
pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc 8. »)
Mais prendre en compte la dimension graphique, visuelle de l’écriture,
et plus généralement de l’information écrite, implique un autre regard, une
attention autre que celle dévolue d’ordinaire au texte. Ce regard fait du lecteur habituel un sémiologue attentif, car le texte ainsi considéré présente une
résistance physique, matérielle, une présence sociale et idéologique qui s’expriment à travers l’histoire et la culture. C’est toute cette épaisseur de l’écrit
que convoque la notion d’énonciation éditoriale. Car il s’agit bien de « refuser le clivage entre le corps et l’esprit de la culture 9 ». Sans doute est-ce
alors répondre au projet médiologique, mais c’est avant tout, et plus simplement peut-être, advenir au règne d’un lecteur averti – tel que Mallarmé
le rêva dans ses Divagations ou Barthes dans les Mythologies –, autrement
dit d’un lecteur « politique », au sens noble du terme.
138
humaine et
philologique
(y compris
même la pensée théologico-philosophique à sa
source). Le
texte est cette
réalité immédiate (réalité
de la pensée
et des expériences) dans
laquelle seule
peuvent se
constituer ces
disciplines et
cette pensée.
Là où il n’y a
pas de texte, il
n’y a pas non
plus d’objet
de recherche
et de pensée»
Mikhaïl Bakhtine, cité par
Todorov, op.
cit., p. 31.
8. Cf. note 1,
ibid., p. 370.
L’image du texte
Exercices d’encre et de papier
9. Yves Jeanneret, «La
médiologie de
Régis
Debray»,
Communication et langages, n° 104,
1995, p. 5.
10. Voir Emmanuel Souchier,
«Contribution
à l’histoire
d’un texte.
Exercices de
style ou 99
histoires pour
une Histoire»,
Queneau aujourd’hui,
Clancier Guénaud, 1985,
p. 179-203, et
Raymond
Queneau,
Seuil, 1991,
p. 305 et suivantes. Voir
également
Jean Lescure,
Poésie et liberté. Histoire
de messages
1939-1946,
Éd. de
l’IMEC, 1998.
11. Noël Arnaud, «Un
Queneau honteux?», Raymond Queneau, Europe,
n° 650-651,
1983,
p. 122-130.
La première attitude d’un tel lecteur consiste à prendre en compte l’ensemble
des données constitutives de l’objet qu’il entend lire. En d’autres termes, de
ne pas se laisser aveugler par l’apparente « transparence » du texte afin d’être
attentif à son objectalité. Il convient donc de considérer le texte à travers sa
matérialité (couverture, format, papier…), sa mise en page, sa typographie
ou son illustration, ses marques éditoriales variées (auteur, titre ou éditeur),
sans parler des marques légales et marchandes (ISBN, prix ou copyright)…,
bref à travers tous ces éléments observables qui, non contents d’accompagner le texte, le font exister. Ces marques visuelles qui permettent de décrire
l’ouvrage ont été mises en œuvre par les acteurs de l’édition. Élaborées par
des générations de praticiens dont le métier consistait à « donner à lire », elles
sont la trace historique de pratiques, règles et coutumes.
Les Exercices de style de Raymond Queneau illustreront à merveille la
polyphonie, la plasticité et l’historicité de ces marques. Ce livre singulier a
en effet façonné pour une bonne part l’image qu’on se fait de l’auteur et de
son œuvre. Mais à quel livre fait-on allusion et de quel texte s’agit-il ? Premier
succès de librairie pour Queneau, l’ouvrage a notablement évolué au fil de
son histoire. Partiellement publiés en revue pendant la Seconde Guerre mondiale, les Exercices sortent chez Gallimard en 1947 pour être remaniés en
profondeur au cours des années 1960 10. Les revues qui accueillent des Exercices
entre 1943 et 1945 sont toutes marquées par ce que Noël Arnaud a justement appelé « l’esprit de Résistance 11 ». Voyez la trace de cette histoire militante à travers les marques d’énonciation éditoriales : le nom et le titre des
revues, leur lieu d’édition, le nom de leurs directeurs ainsi que celui des signataires. Voyez également le bandeau de Domaine français qui arbore, à
la face de l’occupant, une liste d’auteurs hétéroclite et clame de façon sibylline son Manifeste pour un Domaine français. Lorsque les Exercices sont
repris en volume, ces indices disparaissent et avec eux la part manifeste du
contexte historique et politique. En revanche, d’autres informations apparaissent à l’occasion des différentes publications. Ainsi, de nouveaux partenaires s’affichent, marquant la polyphonie de l’énonciation éditoriale : éditeurs, illustrateurs, typographes ou maquettistes… Des marques plus
discrètes trahissent, quant à elles, l’évolution « textuelle » de l’œuvre (« nouvelle édition revue et corrigée », par exemple). De fait, les Exercices quittent les eaux militantes pour aborder les rives de la rhétorique oulipienne.
En 1961, Queneau publie deux Exercices dans les Cahiers du Collège de pa-
139
« Domaine
français »
Messages,
Éd. des Trois
Collines,
Genève, 1943
12. Chaque
vers du recueil
est imprimé
sur une languette mobile
découpée
et rattachée
à la reliure.
L’œuvre rassemble 10 sonnets, chaque
sonnet ayant
14 vers, ce
sont donc 10 14
poèmes, c’està-dire cent
mille milliards
de poèmes que
l’on peut combiner d’après
la maquette
conçue par
Massin (Gallimard, 1961).
L’impression
de chaque sonnet sur une
page unie rend
taphysique, annonçant par là même la teneur des remaniements de l’édition définitive. Reste l’entrée de l’œuvre dans différentes collections qui en
confirme la bonne réception (édition club ou de prestige, collection de poche).
Si le texte reste alors inchangé, la forme éditoriale de l’ouvrage montre en revanche une remarquable plasticité, s’adaptant formellement à tous types de
publics.
Si ces manifestations de l’énonciation éditoriale ne touchent pas à l’intégrité linguistique d’une œuvre, il en va autrement lorsqu’elles lui permettent de prendre corps. Ainsi, seule la facture du livre réalisé par Massin permit aux Cent mille milliards de poèmes conçus par Queneau d’exister. La
réédition du texte dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en a donc nécessairement transformé le statut et le mode de lecture 12. De la même manière,
lorsque Marc Saporta réalisa Composition n° 1 (Éditions du Seuil, 1962),
l’intérêt de ce premier roman combinatoire résidait avant tout dans sa structure : le texte est imprimé sur des feuillets volants non numérotés dont le
lecteur doit composer l’ordre à son gré. Pour les Cent mille milliards de poèmes
comme pour Composition n° 1, la réalisation matérielle du livre est une des
données essentielles de sa littérarité. La question se posant en termes analogues pour la mise en page et la typographie du Coup de dés de Mallarmé.
L’énonciation éditoriale peut donc parfois être rendue visible par l’auteur, notamment lorsqu’il décide d’en faire l’une des données constitutives
de son œuvre. Ces cas d’exhibition nous permettent de revenir sur tous les
autres cas qui se cachent sous l’évidence de « l’infra-ordinaire » ou la « fausse
neutralité du classique ». L’énonciation éditoriale conserve alors cette caractéristique essentielle à tout média efficace : rester caché. Son analyse consiste
donc à lever l’évidence. Ainsi doit-elle montrer comment et pourquoi les
Exercices de style pris dans la collection « Folio » ne sont pas L’Œuvre, mais
un état d’un texte à une époque donnée, et que cet état qui a pu textuellement changer au fil de l’histoire, changera encore dans les années à venir
tant du point de vue matériel et visuel que du point de vue de son discours
d’accompagnement.
Interroger l’évidence
L’énonciation éditoriale présente deux caractéristiques essentielles. La première concerne la pluralité des instances d’énonciation intervenant dans la
constitution du texte ; la seconde, le fait que les marques d’énonciation éditoriale disparaissent derrière la banalité quotidienne et relèvent par là
140
le système
caduc et interdit toute combinatoire; le
format, le
grammage et
la fragilité du
papier bible
utilisé pour la
«Bibliothèque
de la Pléiade»
interdisant
la découpe
des languettes
prévues pour
l’édition originale (feuilles
cartonnées de
23,5 x 28 cm).
L’image du texte
13. Bertold
Brecht,
L’achat du
cuivre, Écrits
sur le théâtre,
L’Arche éd.,
1967;
Cicéron, De
Divinatione,
II, 27; Boris
Cyrulnik,
Sous le signe
du lien, Hachette, 1989;
Montaigne,
Essais, II, 30;
Pascal, Pensées, II, 3;
Georges
Perec,
L’infraordinaire,
Seuil, 1989.
14. E.
Souchier,
Lire et écrire :
éditer, des
manuscrits
aux écrans,
autour de
l’œuvre de
Raymond
Queneau, Habilitation à diriger des recherches,
université
Paris VII Denis-Diderot, 1998,
p. 178 sq.
15. Maximilien Vox,
Faisons le
point. Cent
alphabets monotypes pour
servir
à l’étude de
la typographie du
demi-siècle,
Larousse,
1963, p. 117;
Raymond
Gid, Célébration de la
lettre, Fata
Morgana,
1992, p. 47.
même de « l’évidence » (Brecht), du « non-événement » (Cyrulnik) ou de
« l’infra-ordinaire » (Perec), autant de manifestations absorbées par ce que
Montaigne ou Pascal – sur les pas de Cicéron – appelaient la « coutume » 13.
Ainsi en va-t-il de la typographie, son évidente omniprésence masque son
existence au point de la faire disparaître et d’en effacer le sens et la fonction.
À travers son discours d’escorte, niant la dualité linguistique et iconique qui
la constitue, la typographie s’est mise au service du verbe en s’excusant d’être
aussi image. Là n’est pas le moindre de ses paradoxes, car elle tient précisément son pouvoir de cette discrétion, de cette servilité 14. Vox l’affirmait sans
ambages : « L’art du typographe est de rester inaperçu ». Et Raymond Gid de
renchérir : « Typographier est d’abord servir », ajoutant aussitôt avec malice :
« Prudents, Mallarmé, Valéry, se servaient eux-mêmes 15 ». Une servilité paradoxale en ce que la négation de l’image de la lettre se fait au prix d’un pouvoir sans partage, celui de la mise en forme du texte, de son « donner à lire »,
de son existence matérielle. Disparaître aux yeux du lecteur afin de servir le
texte, s’effacer pour plus d’efficacité, c’est aussi prendre le pouvoir silencieux
de « l’image du texte ». Si l’acceptation de ce pouvoir sur le texte se fait au
prix d’une négation identitaire, elle sacre cependant le règne de l’infra-ordinaire, domaine privilégié de l’anthropologie « endotique » dont rêvait Perec 16.
Préférant constituer des objets d’analyse jugés à travers leur noblesse, la
recherche académique répugne bien souvent à prendre en compte ces manifestations qui appartiennent à ce qu’Yves Jeanneret a fort justement appelé la « culture triviale » 17. Ce faisant, n’a-t-elle pas omis la leçon
d’Héraclite : « En ce lieu aussi, en effet, les dieux sont présents 18 » ?
Comment s’étonner dès lors que le sémiologue rencontre en ces lieux délaissés
de la critique une forte résistance idéologique…
« Le concept d’énonciation éditoriale renvoie [donc] à l’élaboration plurielle de l’objet textuel. Il annonce une théorie de l’énonciation polyphonique
du texte produite ou proférée par toute instance susceptible d’intervenir dans
la conception, la réalisation ou la production du livre, et plus généralement
de l’écrit. Au-delà, il intéresse tout support associant texte, image et son,
notamment les écrans informatiques – étant entendu que tout texte est vu
aussi bien que lu 19 ». S’il doit s’ouvrir à la sémiologie du texte et de l’image,
le champ d’investigation de l’énonciation éditoriale convoque en outre l’histoire et l’anthropologie. Car si elle est plurielle et « infra-ordinaire », l’énonciation éditoriale a également été occultée au fil de l’histoire.
La thématique de la signature évoque cette pluralité énonciative du texte 20.
S’il fallait apposer la marque de chaque acteur intervenant dans la concep-
141
16. Georges
Perec,
L’infraordinaire,
op. cit., p. 12.
17. Yves Jeanneret, Hermès
au carrefour.
Éléments
d’analyse littéraire de
la culture
triviale, Habilitation à
diriger des
recherches,
université
Paris VII Denis-Diderot, 1996.
18. Sur le
commentaire
de cette citation et des
propos que
Heidegger
lui consacra,
voir Raymond
Queneau,
Philosophes
et voyous,
à la suite
de Journal,
1939-1940,
Gallimard,
1986,
p. 232-233.
19. Emmanuel Souchier,
Lire et écrire :
éditer…, op.
cit., p. 172.
20. Voir
Béatrice
Fraenkel,
La signature.
Genèse d’un
signe, Gallimard, 1992.
21. Afin de
le distinguer
de l’éditeur au
sens littéraire
et commercial
du terme et du
critique dans
son acception
journalistique, j’appelle editor
le critique
qui établit la
genèse d’un
texte, l’annote
et le présente
(on songera
au sens américain du terme
éditeur).
Cf. note 9.
22. Voir Lucien Fèvre et
Henri-Jean
Martin, L’apparition du
livre, Albin
Michel, 1971,
chap. III,
p. 111-164.
23. Il ne s’agit
pas uniquement du «paratexte» tel
que défini par
Genette, mais
bien du texte
lui-même.
L’ensemble
des marques
graphiques
et typographiques
qui instaurent
une différence
d’énonciation
entre auteur,
editor et
tion, la réalisation ou la production du livre, la couverture n’y suffirait pas et
prendrait rapidement les allures d’un générique de film. Qu’on y songe seulement : auteur, editor 21, éditeur, directeur de collection, secrétaire d’édition,
correcteur, illustrateur, maquettiste, graphiste, typographe, claviste, imprimeur,
partenaires officiels ou mécènes… auxquels il conviendrait d’ajouter le fabricant de papier, le façonneur, le relieur, sans parler du libraire ou du diffuseur
qui interviennent parfois en amont de la chaîne de production 22. Chacun de
ces partenaires laisse une trace de son intervention ; laquelle est dûment codée,
contractualisée ou répond plus simplement à des pratiques ou des usages. À
des degrés divers, ces traces ou « marques d’énonciation éditoriale » 23 façonnent et constituent l’identité du texte. Elles déterminent donc les conditions
de sa réception. Il ne saurait toutefois y avoir d’équivalence entre elles.
Aucune commune mesure entre l’apposition du logotype de la NRF au pied
d’une jaquette et la mise en place du «protocole de la Bibliothèque de la Pléiade»,
par exemple. Ces traces, susceptibles d’une lecture appropriée, répondent cependant à une fonction précise.
Qu’on ne s’y trompe pas, nombre de ces intervenants sont susceptibles
de transformer la réception de l’œuvre de façon radicale. Ainsi de l’editor.
Pour une édition critique en effet, l’editor travaille à partir d’un texte dont
il constitue ou reconstitue la matérialité, étant entendu que l’œuvre et le savoir de l’œuvre s’élaborent à travers la matérialité du livre. L’une de ses tâches
essentielles consiste à accompagner et transformer le texte de l’auteur, autrement dit, à lui donner une forme différente de celle qu’il avait à l’origine.
En ce sens, l’édition est un acte de trans-formation 24, terme qui se comprend à la fois comme une élaboration, une médiation et un changement.
Le rôle d’editor est héritier des pratiques élaborées par les diorthôtès, ces
bibliothécaires-éditeurs d’Alexandrie, qui furent les premiers intermédiaires
entre l’auteur, le texte et les lecteurs 25.
Un texte ne tisse donc pas uniquement des relations « intertextuelles » avec
les autres textes qui constituent l’horizon culturel dans lequel il se meut, au
sens où l’entendait Julia Kristeva 26 il est également le creuset d’une énonciation collective derrière laquelle s’affirment des fonctions, des corps de métier, des individus…, et où fatalement se nouent des enjeux de pouvoir. Cette
énonciation collective s’exprime à travers des marques d’énonciation éditoriale qui entretiennent un rapport « dialogique » avec l’histoire, l’histoire de
l’art, les pratiques sociales… La lecture d’un texte en sa plénitude – c’està-dire dans l’attention réelle portée à l’ensemble des éléments qui le constituent – prend donc une nouvelle résonance et les « traces » du livre une sin-
142
éditeur, par
exemple, sont
constitutives
du texte et
ne sont pas
placées «à
côté» du texte
ainsi que le
suggère le mot
paratexte.
Gérard
Genette,
Seuils, Seuil,
1987.
24. Voir Yves
Jeanneret et
Emmanuel
Souchier,
«Légitimité,
liberté, providence : La reconnaissance
politique par
les médias»,
Recherches en
communication, n° 6,
Université
catholique de
Louvain, Belgique, 1996.
L’image du texte
gulière importance. Reste qu’une telle posture théorique tient pour acquise
l’existence d’une énonciation proférée par des instances se manifestant à travers des entités graphiques ou visuelles. Peut-on en ce cas parler d’énoncés ? Partant, à quel énonciateur nous renvoie la trace typographique, par
exemple ? N’y a-t-il pas dès lors quelque abus à voir à travers ces marques
l’expression d’une énonciation au sens linguistique du terme ? Peut-on donc
simplement parler d’énonciation éditoriale ?
Le poids des mots à la croisée des disciplines
25. Christian
Jacob, «Lire
pour écrire :
navigations
alexandrines», Le
pouvoir des
bibliothèques.
La mémoire
des livres en
Occident,
(sous. la dir.
de Marc Baratin et Christian Jacob),
Éd. Albin Michel, 1996,
p. 63.
26. Julia Kristeva, «Intertextualités»,
Poétique,
n° 27, 1976.
27. Emmanuel Souchier,
Lire et écrire :
éditer…, op.
cit., p. 182.
La réponse ne souffre aucune hésitation. Proposer l’expression « énonciation éditoriale » est nécessairement faire œuvre d’hérésie au regard de la linguistique ou des études littéraires. D’un point de vue linguistique, le terme
d’énonciation implique qu’il y ait un énoncé et un énonciateur. Or une mise
en page n’est pas « une suite finie de mots » ou « de phrases », même si on
peut par ailleurs défendre l’idée selon laquelle elle est au texte imprimé ce
que la dispositio est à la rhétorique classique 27. En outre, l’énonciation est
originellement définie comme un « acte individuel d’utilisation de la langue »,
l’énoncé étant « le résultat de cet acte », or l’« énonciation éditoriale » postule précisément une pluralité d’énonciateurs. Le point de vue littéraire qui
calque son regard sur la linguistique assènera la même critique.
La difficulté n’est pas nouvelle et réside précisément dans la question de
la dénomination : « C’est la fatalité où se trouve prise la naissance de toute
problématique inédite, qu’elle ne puisse s’opérer qu’à l’intérieur de ces mêmes
disciplines établies et des catégories anciennes qui lui font obstacle 28 ». Choisir
un terme adéquat au seuil des disciplines et des objets constitués revient à
trahir la déchirure disciplinaire ou à réévaluer cette déchirure au regard d’une
nouvelle problématique. Partant, c’est se heurter à l’idéologie scientiste héritée du XIXe siècle qui, en découpant l’univers sensible en disciplines techniquement préhensibles, s’est interdit la compréhension des liens qui les unissaient, s’aveuglant sur la complexité des regards à porter sur les objets, leurs
fonctions ou leurs pratiques 29. Que la sémiologie soit hantée par la linguistique n’a rien pour étonner, attendu qu’elle en est historiquement issue 30 ;
l’acquisition de son autonomie n’en est que plus difficile. Le concept d’énonciation éditoriale doit s’émanciper de cette tutelle afin de rendre compte au
mieux des liens qui animent les divers champs sémiotiques convoqués par
notre problématique. S’agissant de l’énonciation, par exemple, la linguistique
143
28. Régis
Debray, Vie
et mort de
l’image :
une histoire
du regard
en Occident,
Gallimard,
1992, p. 12.
29. Voir Boris
Cyrulnik,
Sous le signe
du lien, op.
cit., p. 49-50.
30. Ferdinand
de Saussure,
Cours de linguistique générale, Payot,
1969, chap.
III, § 3, p. 32.
31. Mikhaïl
Bakhtine, cité
par Todorov,
op. cit., p. 67.
32. Roland
Barthes,
Mythologies
et L’aventure
sémiologique,
Seuil, 1957
et 1985.
33. Je n’établis toutefois
pas de hiérarchie valorisante ou
dévalorisante
entre les
termes «second» et «premier».
Le «texte
premier» est
choisi pour
celui écrit par
l’auteur, en ce
sens qu’il est
supposé être
à l’origine du
«texte pluriel»
publié.
fait l’économie de ce qui se joue dans la relation texte-image. Or nous ne pouvons faire abstraction ni de la situation ni des conditions matérielles de production et d’existence du texte écrit, pas plus du reste qu’on le ferait pour
l’oral. Bakhtine a en effet clairement montré que « la situation entre dans
l’énoncé comme un constituant nécessaire de sa structure sémantique 31.»
Il ne s’agit du reste pas de redéfinir l’énonciation en termes linguistiques,
mais bien d’appréhender les divers champs sémiotiques convoqués en utilisant un mot qui se situe au plus près des faits que l’on tente de décrire.
Ainsi, la rencontre des domaines linguistique et éditorial dans la même expression (« énonciation éditoriale »), par son incongruité, révèle un phénomène qui n’avait pas été jusqu’alors pris en compte. Il convient donc de rétablir un lien idéologiquement déconstruit par l’histoire, les sciences du
langage et les études littéraires afin de rendre compte de la dynamique qui
associe à travers un matériau signifiant complexe, outils, supports, pratiques
et métiers de l’écriture. Si pour donner à lire le texte, il nous faut le donner
à voir, alors nous devons faire état des tensions séculaires qu’entretiennent
le regard et la parole, l’image et l’écriture.
Sous l’image du texte, les rapports de pouvoir
Si je reprends analogiquement le décalage sémiologique pratiqué par Roland
Barthes 32 je peux définir l’énonciation éditoriale comme un « texte second 33 »
dont le signifiant n’est pas constitué par les mots de la langue, mais par la
matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en
forme, bref par tout ce qui en fait l’existence matérielle. Ce «signifiant» constitue et réalise le « texte premier », il lui permet d’exister. Le « texte premier »
n’est autre que le texte de l’auteur à proprement parler, pour peu qu’il y ait
un auteur au sens où nous l’entendons depuis le XVIIIe siècle 34.
La fonction du « texte second » consiste à donner à lire le « texte premier »,
sa signification (la connotation) nous renvoie à l’idéologie littéraire et textuelle d’une époque donnée. Les signifiés de connotation sont les effets de
légitimité textuelle liés aux usages qui se sont constitués au fil de l’histoire.
Au-delà de ses qualités intrinsèques et de la notoriété personnelle de son
auteur, par exemple, la « scientificité » ou la « recevabilité » d’un article dépendra du support qui le publiera. Un article consacré à la « petite reine »
paraissant dans les Cahiers de médiologie acquiert une légitimité que Les
échos de la pédale berrichonne ne sauraient lui donner. Toute « l’affaire Sokal »
144
L’image du texte
34. Roger
Chartier, Culture écrite et
société, Albin
Michel, 1996,
chap. 2,
p. 45-80.
35. Voir Yves
Jeanneret,
L’affaire
Sokal ou la
querelle des
impostures,
PUF, 1998.
36. Michel de
Certeau, L’invention du
quotidien, vol.
1/Arts de
faire, UGE,
10/18,
n° 1363,
1980, p. 174.
repose sur ces questions de réception et de légitimation textuelle 35.
L’énonciation éditoriale relève de l’histoire, de la culture et plus généralement d’une anthropologie historique. En d’autres termes, à travers des éléments anodins et quotidiens d’ordinaire considérés comme insignifiants, le
« texte second » ancre l’idéologie d’une époque et d’un milieu. Ainsi, sans
que nous y prêtions la moindre attention, les acteurs du livre paradent sous
nos yeux, nous dessinant l’âme d’une époque – « étrangeté du quotidien »
dont parlait Michel de Certeau 36.
L’une des fonctions premières de l’énonciation éditoriale est de donner
le texte à lire comme activité de lecture (c’est sa dimension fonctionnelle,
pragmatique ; on parlera alors de lisibilité). Dans un deuxième temps, elle
s’inscrit dans l’histoire des formes du texte et par là même implique un certain type de légitimité ou d’illégitimité. L’énoncé de cette « énonciation » n’est
donc pas le texte (le discours de l’auteur), mais la forme du texte, son image ;
c’est le texte considéré comme objet concret et qui a été configuré à travers
cette activité plurielle qu’est l’énonciation éditoriale.
Le « texte second », c’est l’image du texte en ce qu’il est déchiré entre le
regard et la parole, en ce qu’il se fait le lieu d’effectuation du dialogue ou
des rapports de pouvoir entre l’image et le texte. « Texte premier » et « texte
second » : deux langages distincts et complémentaires qui n’ont d’existence
possible qu’à travers l’existence de l’autre. Il y a donc toujours deux textes,
même s’il n’y a pas nécessairement deux personnes, au sens empirique du
terme, à l’origine de cette énonciation. Ces deux « textes » forment conjointement ce qu’il devrait être convenu d’appeler la « littérature » et plus généralement la « communication écrite ».
Emmanuel SOUCHIER est maître de conférences HDR à l’École nationale supérieure des télécommunications, responsable de section au Centre d’étude de l’écriture, université Paris VII Denis-Diderot - CNRS. Il collabore à l’édition critique des œuvres complètes de Raymond
Queneau pour la « Bibliothèque de la Pléiade ». A notamment publié Raymond Queneau (Seuil,
1991), auteur dont il a édité le Traité des vertus démocratiques (Gallimard, 1993). Ses
recherches actuelles portent sur « l’écrit d’écran », les pratiques d’écriture et les nouveaux
médias.
145
Raymond
Queneau,
Traité des
vertus démocratiques,
Gallimard
1993. Feuillet
manuscrit
n° 9, p. 18.
NICOLE BOULESTREAU
Art
contemporain
& télévision :
l’éphémère en partage
1. Je reprends
ici la définition des médiasphères
comme «macrosystèmes
sociaux centrés sur une
mnémotechnie».
Robert
Smithson
Spiral Jetty
1969-1970
D.R.
L’art dit « contemporain » a émergé et s’est
engagé dans les bouleversements du temps de
la vidéosphère, précisément au moment où,
dans les années 1960-1970, cette médiasphère 1
se recentrait autour de l’audiovisuel en passe de
devenir pour plusieurs décennies le premier
opérateur de mémoire du corps social. Le terme
«contemporain» qui qualifie ces productions artistiques infère un régime de temporalités
absolument inédit qu’on pourrait caractériser par
une composition paradoxale de simultané, de flux
et d’art de la mémoire.
147
2. Comme
le très controversé Centre
GeorgesPompidou
au départ.
Le terme
«contemporain» est
d’abord issu
d’un conflit
institutionnel.
Synchronie. Sur le plan institutionnel, cet art en train de se faire n’a encore
sa place dans aucune histoire légitime. Ce sont des formes et des objets temporels hors normes qu’accueilleront peu à peu de nouveaux musées 2. Sur le
plan de la création, c’est un art in process, exposé hors des espaces institués,
des « actions » au développement desquelles participent les visiteurs. Synchronie passagère, coïncidence des acteurs : artistes et spectateurs dans la
genèse d’un dévoilement, d’une protestation. Les œuvres entendent faire
passer le temps de l’art dans celui de la vie quotidienne et publique, infiltrer
un contre-courant critique dans le courant du temps social.
Flux. Une conscience très aiguë que l’économie du temps social, déjà remodelée par les rythmes de la société de consommation, est en train de passer
sous le modèle de la télévision habite les artistes. Après celle de la publicité,
leur dénonciation des pouvoirs de l’audiovisuel nourrit leur protestation. Mais
aussi, pour certains, l’ambition de s’approprier l’un de ces pouvoirs : précisément celui de synchroniser, par le filmage et la diffusion en direct d’actions
artistiques, les flux de conscience de milliers d’acteurs éloignés. Celui aussi de
se charger de l’information sur le projet. L’information fait partie de l’œuvre.
Les nouvelles formes d’exposition sont censées échapper au marché des objets
d’art, mais la crise des années 1991 à 1997 proviendra pourtant d’une exploitation marchande perverse du principe même du fluxus, qui donna son nom à
l’un des mouvements les plus féconds et problématiques de l’époque.
Arts de la mémoire. Cet art du process est un art de l’inachevable, théorisé par Smithson comme un art de l’entropie. On valorise le temps de
l’expérience de l’œuvre. D’où un souci cultivé des techniques mémorielles.
Les artistes du « contemporain » inscrivent, déclinent sur des registres variés
et souvent complémentaires (la télévision, le film, la photographie, le livre,
la carte, la peinture même, chez Beuys par exemple), les tracés qui permettront de se perdre : tracés multiples savamment livrés aux frayages mémoriels des visiteurs de la deuxième ou de la millième heure.
Comment se constitue, à travers les logiques temporelles qui règlent les
émissions dans la grille télévisée, une mémoire de l’art contemporain ? Un
bref retour sur la situation à la naissance du mouvement est ici nécessaire.
L’étude des corrélations entre exposition, information et enregistrement à
différentes époques de l’art permet de mettre en lumière une spécificité
importante de l’art contemporain. Ce qui le caractériserait – par différence
avec l’art moderne –, et qui tient au développement industriel des techniques d’enregistrement, serait le fait que ces trois opérations sont devenues
solidaires dès la conception. Que ce soit dans l’art conceptuel, le Land Art,
Fluxus, tous ces mouvements où les attitudes deviennent forme (selon les
148
Art contemporain et télévision
3. «Le Temps
du cinéma»,
in Tekhnema,
issue 4 :
«L’objet temporel».
4. Cf. Helmut
Friedel, L’Art
de l’exposition, Éditions
du Regard,
1991, p. 355
à 368.
5. En France
depuis la
parution de
Joseph Beuys,
films et vidéos
aux éditions
du Centre
GeorgesPompidou,
1994.
termes de la Kunsthalle donnée à Berne en 1969 par Harald Szeemann),
l’œuvre brasse ces trois moments et les rend indissociables. La perception
d’une émission télévisée est donc variable selon la fonction sociale de cette
technique d’enregistrement. Le mode d’existence de l’œuvre dépend de la
puissance du support enregistreur, celui qui mène le jeu. Bernard Stiegler a su
le démontrer avec force, en analysant les opérations et les outils de rétention
qui rétroagissent dans la mémoire 3.
Dans les années soixante-dix certains artistes se sont servi de la télévision
pour transmettre directement l’œuvre en cours, pensant faire éclater les mécanismes établis du marché de l’art. On peut rappeler l’entreprise de Gerry
Schum : la galerie télévisuelle Land Art inaugurée et projetée dans un studio
de télévision à Berlin, en avril 1969. Selon les déclarations du régisseur, la
galerie télévisuelle, les objets artistiques et les idées n’existent, comme dans les
autres pièces de la culture jetable, qu’à l’instant de l’émission. Six mois de travail avec les artistes, 400 mètres de bobine se résolvent dans un court programme de remarquable travail télévisuel 4, qui n’existe que quand il atteint
immédiatement les destinataires dans leur sphère privée, sans le détour d’une
exposition. Il comporte le montage d’une séquence d’inauguration, filmée dans
un studio de télévision à Berlin, et le film Land Art, auquel participaient des
artistes européens et américains. Pour ces derniers, les contributions de Oppenheim et Smithson furent tournées sur la côte est des États-Unis, celles de Heizer et de De Maria en Californie. La galerie télévisuelle, diffusée sur le SFB
(première chaîne allemande) eut une audience de 3 % de parts de marché, soit
100000 spectateurs. Les commandes ne furent cependant pas renouvelées.
On ne peut passer sous silence le questionnement et l’utilisation que
Joseph Beuys fit du média. Cette partie importante de son action a donné lieu
à des recherches nombreuses et assidues qui se poursuivent 5. Beuys semble
avoir accordé peu à peu au médium télévisé, à côté du médium film et de ses
actions filmées, proprement artistiques, la capacité d’exposer et d’informer
clairement son discours d’homme public et de professeur, ses idées et leurs
relations. Le médium l’intéresse moins pour les actions que pour une stimulation de la discussion. Dans les années 1968-1971, il a bénéficié de l’enthousiasme des chaînes ouest-allemandes pour les programmes expérimentaux.
En 1977, nouvelle démarche : il expose, pour l’ouverture de la Documenta 6,
son concept de plastique sociale, dans une émission de Nam June Paik retransmise par satellite. Il sait que l’écran aide son visage à « émettre » comme
il le souhaite. Son visage est aussi un support « d’information ».
Dans le système médiatique qu’est la télévision d’aujourd’hui, l’imposition économique de grilles et de programmes s’est largement substituée aux
149
6. Cf. Louise
Merzeau, «La
complexité du
temps télévisuel», Collège
iconique, septembre 1998.
diverses propositions des acteurs de l’art. L’apport des émissions, du journal
télévisé au documentaire, permet-il de saisir la dimension poétique et critique du travail mémoriel de l’art contemporain ? Trouve-t-on à la télévision
des tentatives de construction d’une histoire de l’art ? Répondre à ces questions supposerait que l’état d’archivage et de traitement des documents
audiovisuels par les chaînes et les institutions compétentes permette de circuler dans l’ensemble des programmes, ce qui est encore loin d’être le cas. Mais
l’on peut s’appuyer sur un début de cartographie. Il convient en tout cas de
ne plus considérer la télévision comme vouée à la seule diffusion de programmes, mais comme munie de plusieurs prothèses mémorielles (enregistrement privé par magnétoscope, consultation des archives publiques) permettant aux spectateurs de faire des sélections et des montages constructifs.
Selon quels registres de mémoire (économique, médiatique, archival ?) se
trouvent consignées et distribuées les traces du monde de l’art contemporain ? Pour ce qui relève de la complexité du temps télévisuel, j’emprunterai
le modèle proposé par Louise Merzeau 6, qui montre dans le régime du flux
la coexistence et les rapports de détermination et de tension de plusieurs
temporalités, plus ou moins distantes du rythme de la grille journalière.
Cette dernière est organisée selon une stratégie économique qui privilégie
l’audience. Elle appartient au temps économique et relève de techniques de
segmentation et de liaison. Les journaux télévisés en sont le fleuron. Le
« temps médiatique » distend le flux et se déploie selon les rythmes de la
journée et de la semaine. Il s’articule sur les agendas politique (ce fut parfois l’inverse), institutionnel, culturel. Les magazines culturels sont maintenant organisés selon ce temps. Dans le « temps archival et patrimonial »,
dépendant davantage de la gestion des institutions, se construisent des
mémoires plus sédimentées et à plus long terme. Les archives déposées sont
recyclées ou réinvesties dans des émissions qui contribuent à instituer une
mémoire télévisuelle de l’art, en particulier les documentaires. Le temps des
pratiques individuelles est le résultat de négociations et de reconnaissances
(ou de non-reconnaissance) au sein même de ces registres temporels.
Sous l’effet des injonctions d’audience de la grille, c’est ce qui touche au
flux de l’art contemporain qui est enregistré dans les JT : flux de la vie, consignation des entrées et sorties des artistes, avec panégyrique à leur mort, fluctuations du marché. Ces aspects de l’art contemporain, présents dans les JT et
les magazines people ne sont pas, paradoxalement, les plus spectaculaires.
Rares sont les happenings à la télévision française. L’installation des colonnes
de Buren, des emballages de Christo, du pot d’or de J.-P. Raynaud font exception. Ils touchent aux monuments, au sacré, ils ébranlent ou révoltent le
150
Art contemporain et télévision
7. Article à
paraître dans
la prochaine
livraison de
Travail médiologique,
Actes du Colloque francoallemand
«Mémoire et
médias»,
mai 1998,
AdRem/
Cahiers de
médiologie/
CRI.
8. En particulier sur le
marché de
l’art que
j’évoque plus
loin. Une remarquable
soirée thématique d’Arte
Art et politique s’est
inscrite dans
ce contexte
(soirée du
26 mars
1997).
citoyen, étant exposés sans explication. Leur rejet, pour reprendre les termes
de Nathalie Heinich, s’inscrit dans la logique du micro-trottoir, et assure
l’audience. Il faudra aux téléspectateurs rencontrer à nouveau ces prises de
vue sous forme d’archives dans des magazines culturels ou des documentaires
pour que les images muettes du JT parlent et s’éclairent.
Mais plutôt que d’isoler un fil dans le complexe temporel, l’analyse médiologique doit interroger les tensions entre les médiations mémorielles. J’ai étudié par ailleurs les tensions entre temps économique et temps médiatique, les
mouvements des acteurs et le jeu des relais 7. Je proposerai ici l’analyse de
quelques interactions entre temps médiatique et temps patrimonial. Un certain nombre d’émissions en 1996 et 1997 ont relayé les très vives controverses
sur la « crise » de l’art contemporain. Abondamment répandue dans des colloques, journaux et périodiques, la querelle a gagné la télévision sur le plateau
de Laure Adler, lors du Cercle de minuit du 21 avril 1997. Cette émission
« Eloge de l’art » participait de la décade culturelle « Les 10 jours de l’art
contemporain » instigués par le ministre de la Culture Philippe Douste-Blazy,
pour soutenir la création. Elle a rebondi et inspiré plusieurs magazines ou
documentaires 8. La querelle, née pour partie de la chute du marché de l’art
contemporain qui avait auparavant atteint des sommets, a donné lieu à des
débats passionnés et finalement salutaires sur les implications politiques et
économiques de la création. Il s’est centré au Cercle de minuit sur l’accusation
de « nullité » dont certains leaders d’opinion, philosophes et journalistes, ainsi
que le conservateur du musée Picasso, Jean Clair, avaient stigmatisé les
artistes du contemporain. Relayant l’actualité d’un débat, Laure Adler met ce
soir-là aux prises les différents acteurs et leurs arguments. Entrant elle-même
dans le débat, elle produit des documents qui soutiennent son argumentation : un dossier préparé par René Monzat sur les couvertures de revues nazies
dont s’inspire la revue d’extrême droite Krisis – dans laquelle Jean Clair avait
écrit un article. Ce dernier parle style et motifs, Laure Adler emblèmes et support. Support qui agit aussi avec le pouvoir, les croyances et la mémoire qu’il
transporte. En ces moments de forte poussée du Front national, le positionnement dans l’espace politique doit être clair. Deuxième temps : une séquence
d’archives du défilé historique et de l’exposition d’art dégénéré de Munich. On
voit un Ensor, un Max Ernst, des cubistes. Art nul signifierait-t-il art dégénéré? Qu’est ce qu’un art nul ? Chevauchement des rôles et des relais. Le
conservateur fait, à travers une presse d’opinion, un procès à des artistes
qu’il ne comprend pas. La journaliste argumente par archives, lieux de
mémoire, témoignages historiques.
Ainsi le débat télévisé, qui dépend d’une organisation médiatique du
151
9. J’avais
tenté une première analyse
intitulée «Mémoire médiologique et lien
social» en
1994, in Actes
du Neuvième
congrès
national des
sciences de
l’information
et de la Communication
(Les SIC :
approches,
acteurs, pratiques depuis
vingt ans),
pp. 37 à 50,
Toulouse
1994.
temps, débouche-t-il parfois sur la production d’une « mémoire d’action » 9,
portant ici sur les attitudes et les procédures de l’art mis en question et sur le
dilemme d’une « mémoire d’adoption », selon les termes de Bernard Stiegler.
Il serait très instructif de comparer cette émission avec celle qui a littéralement inauguré en 1986 la condamnation de l’art « moderne », car c’est
ainsi que le nomme son réalisateur : Jean Paul Aron. Dans ce document
audiovisuel capital intitulé Les Modernes, qui relaie le livre du même titre,
est prononcée par un intellectuel médiatique très prisé, qui mène le jeu d’un
bout à l’autre, le rejet de ce qui, dans l’art, ne mérite plus le nom de
moderne, ni même d’art. Il s’agit de décréter, en réponse aux propos des
défenseurs de Supports-surfaces, de Ben, de la fondation Cartier alors à
Jouy-en-Josas, le non-sens absolu de ces discours et des productions stigmatisées. En 1986, on n’a guère bronché devant le procédé.
Certaines émissions dépendant de la logique temporelle médiatique
jouent un rôle de médiation entre les temporalités économique et archivale.
Ainsi, sur La Cinq, le magazine Arrêt sur images du 20 octobre 1996, très
houleux, qui revient sur un documentaire d’Arte commandé par Thierry
Garrel, Un marchand, des artistes et des collectionneurs ; et sur Planète en
septembre 1997, le documentaire de Guillaume Durand, journaliste et collectionneur, peu heureusement intitulé (impératif médiatique oblige) L’art
contemporain est-il bidon ? alors qu’il montre surtout l’importance du
mécénat. Sortis dans le contexte de la « crise » de l’art, puisant dans des
archives récentes ou anciennes, ils apportent la distance qui permet une
meilleure documentation de la relation marchande autour de l’art, selon les
termes du commanditaire, corrigeant les informations choc des émissions
vouées à satisfaire la demande d’audience.
Les débats sur l’art sont des moments dynamiques essentiels de sa mise
en mémoire. Peut-on repérer à la télévision des tentatives plus systématiques
de construction d’une mémoire artistique ? On peut regretter le temps où,
entre 1979 à 1981, un réalisateur comme Carlos Vilardebo pouvait proposer
aux alentours de 20 h 30 L’aventure de l’art moderne, du fauvisme à « l’art
en question », dernière émission portant sur l’après-68 et ouvrant remarquablement le dossier de l’art contemporain. La suite de ces volets audiovisuels
reste à écrire. Ce n’est pas dans ce sens que les différents responsables des
programmes et des émissions ont orienté les initiatives.
Les traces de l’art contemporain dans les registres récents de la télévision
se trouvent élaborées selon des logiques et des résistances propres aux tensions du temps télévisuel. Je distinguerai les programmes où le médium sert
la dynamique d’un mouvement, des émissions plus institutionnelles.
152
Art contemporain et télévision
Quand on consulte les archives télévisuelles, on peut mesurer l’importance des chefs de file (théoricien, critique, ou défenseur d’un mouvement
artistique). Ce fut le cas de Pierre Restany, dont Adam Saulnier présente à
l’ORTF en mars 1968, dans son magazine Arts, le livre manifeste Les nouveaux réalistes, feuilleté et commenté à l’écran. Dès lors et jusqu’à très
récemment, Pierre Restany a accompagné la sortie au moment des expositions, la compréhension et la mise en mémoire des peintres et sculpteurs
qu’il défendait sur la scène de l’art : Yves Klein, César, Tinguely, Arman…
Ses interventions se font dans les JT ou les magazines, pour des débats sur
le marché de l’art, le scandale dans l’art, l’œuvre d’un sculpteur ou un bilan
de la peinture (1990). Elles participent, en l’exploitant, de la logique
médiatique, qui ne répond pas aux mêmes impératifs à la télévision en
1968 qu’en 1990, mais qui repose sur le relais de l’actualité.
Mais les débats sur l’art ont disparu des programmes télévisés (d’où
l’importance de leur retour en 1997, avec la participation de critiques
comme Catherine Millet d’Art Press, Philippe Dagen du Monde, etc.). Mais
quelle chaîne fera en France une place à Manifesta 2 ? Le relais n’est assuré
aujourd’hui que par la presse périodique (Art Press, Beaux-Arts…). Il faut
aussi signaler l’absence en France de grands médiateurs comme Achille
Bonito-Oliva, qui impulsa la transavant-garde internationale, ou George
Maciunas et le mouvement qu’il baptise Fluxus en 1962.
Les acteurs de Fluxus en France n’ont pas mené la même réflexion sur la
télévision ni utilisé ce média comme l’ont fait Beuys, Nam June Paik ou Vostell. Une amorce de mise en mémoire du mouvement a lieu assez tardivement, sur la troisième chaîne, dans la collection « Les arts » du magazine culturel Océaniques, le 8 octobre 1990. Le film est signé Alain Jaubert,
également auteur de la série Palettes, qui n’a alors que deux ans. Jaubert
s’intéresse aux œuvres peu connues et cultive déjà un regard transversal ainsi
qu’une conception multidimensionnelle de la mémoire. Dans une séquence
de 7 minutes est d’abord assurée l’introduction de Fluxus dans le temps historique. Une voix off rappelle qu’au début des années soixante, un certain
Christo commence à emballer les rues, un certain Tinguely fabrique de
drôles de machines célibataires, un certain Ben écrit partout que tout est
art…, et que trente ans après leur premier happening en Europe, ils sont au
rendez-vous de Fluxus devant le palais des Doges. Suit la vive interpellation
des téléspectateurs par Jean Louis Lebel, critique et organisateur de happenings en France dans les années soixante, qui en phrases percutantes donne
aux plans fixes des œuvres leur cadrage le plus contemporain (une brique du
mur de récepteurs de Vostell comme brique du mur de Berlin…). Quelques
153
archives des années soixante, mais en majorité des images d’actualité sur la
biennale de Venise. Se complètent ici, par le fait de deux transmetteurs de
qualité, les deux logiques médiatique et patrimoniale.
Un peu de la même manière, mais bénéficiant de la diffusion commerciale des cassettes vidéo, la série Palettes a trouvé son créneau. Témoin sa
reprise régulière, actuellement sur Arte. Parmi les films sur les artistes du
mouvement contemporain, encore peu nombreux, celui sur Yves Klein
« Anthropométrie de l’époque bleue », peu rediffusé, témoigne de l’invention
d’Alain Jaubert en matière de mémoire. On y retrouve, la technique de la
palette graphique s’y prêtant, ce double travail si fécond de contextualisation de l’œuvre en synchronie et en diachronie.
Un documentaire de Brigitte Cornand, diffusé sur Canal + le 26 septembre 1994, illustre un autre jeu de temporalités. L’émission est un montage de vidéos d’artistes en partie issus de la galerie télévisuelle Land Art et
d’interviews des principaux protagonistes encore vivants. Le film ouvre
deux types de questions : celle de la transmission du Land Art comme art in
progress, des traces filmiques des œuvres éphémères ou « entropiques » de
Robert Morris, Denis Oppenheim, Robert Smithson, Christo, Michael Heizer, Nancy Holt ; celle de l’entrée de ces films dans les registres télévisuels,
par leur rediffusion. La première question peut recevoir un réponse partielle. L’œuvre de land art – dont les enjeux idéologiques et théoriques sont
fortement accentués aux Etats-Unis (guerre du Vietnam et massacres industriels de la planète) – travaille sur des strates et des espaces qu’elle veut
subvertir par l’invention de sites et l’inscription de traits, de brèches (le
fuseau horaire d’Oppenheim), de spirales (la Spiral Jetty de Smithson) permettant des décadrages temporels radicaux. La variabilité des supports
d’écriture pour ces expériences (livre, photographie, exposition, non-site,
etc.) est une composante théorique importante de cet art, que je conçois
comme une assistance poétique à l’œuvre du temps.
Le problème de la relève de la mémoire tient ici au coût élevé de la
rediffusion de films tournés aux USA, dont certains semblaient réservés à
la « galerie télévisuelle », mode d’exposition qui devait précisément « faire
éclater les mécanismes établis du marché de l’art ». Le compromis télévisuel a consisté à intégrer au film une publicité Marlborough et la fameuse
séquence de La mort aux trousses. Le temps du documentaire (archival)
est ébranlé par l’intrusion du temps de la publicité (économique), provoquant un conflit confus des mémoires
Du côté des films institutionnels, ceux réalisés en coproduction par la
Délégation aux arts plastiques et le Centre Georges-Pompidou pour la série
154
Art contemporain et télévision
10. Voir par
exemple le
très important
Esthétique du
livre d’artiste
d’Anne Moeglin-Delcroix,
J.M. Place/
BNF, 1997.
Art contemporain reposent sur des options diverses : un artiste sous le
regard d’un réalisateur, un dialogue entre un artiste et un critique d’art, la
présentation d’un événement ou d’une exposition. Le projet est pédagogique. Il s’agit de « constituer à terme un véritable panorama des styles et
des langages d’aujourd’hui ». Programmés à des moments de rendez-vous
aisément repérables par les téléspectateurs, le plus souvent sur la troisième
ou sur la cinquième chaînes, diffusés aussi sous forme de cassettes vidéo, ils
constituent une introduction et un prolongement mémoriel aux expositions
de… (récemment Louise Bourgeois, Daniel Spoerri, Boltanski). Outre leur
qualité artistique, leur intérêt réside dans leur riche documentation et dans
le témoignage des artistes, au premier rang desquels figure la collection Ateliers d’artistes. Ils contribuent aussi, à long terme, à la sédimentation progressive d’une mémoire, dont le seul risque est d’être unique. Par les sélections opérées, et la légitimité muséale qui les soutient, s’instituent un savoir
et une mémoire canoniques, à ce jour peu controversés. Or les critères de
sélection doivent pouvoir être discutés quelque part à la télévision. D’où
l’importance des magazines où un journaliste aiguillonne l’artiste. Ainsi, à
côté des divers documentaires sortis en 1998 à l’occasion de l’exposition
Boltanski au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, le Cercle de minuit
du 21 mai 1996, où Laure Adler entraîne Boltanski dans un échange qui
excède la visée des documentaires, autour des rapports de l’art contemporain avec la morale et les utopies. En ce qui concerne les films institutionnels, le rythme médiatique est davantage celui des musées que celui de la
télévision. Et la tension entre les institutions et les chaînes dépend davantage des stratégies économiques et politiques.
Ce ne sont là que quelques illustrations des modalités de la médiation
mémorielle de l’art dans l’audiovisuel. De cet art à tendance conceptuelle,
une partie importante est aussi consignée dans les livres 10, les photographies, les films… On n’aborde jamais une œuvre qu’à travers l’un de ces
registres. Les registres télévisuels prennent néanmoins une importance
croissante. Les quelques émissions que j’ai évoquées ici corrigent en partie
la tendance des chaînes à remplir par des bruits les cases les plus rentables
de leur grille. Le cadre désormais entrouvert d’une télévision de stock et la
perspective d’un archivage plus systématique permettront de recenser et de
réunir un corpus de mémoire actuellement éclaté et encore largement inaccessible. Quant à la télévision de flux, il lui reste ses morceaux de choix, les
témoignages et les débats.
155
MARC GUILLAUME
La
révolution
commutative
Commutateur
© France Télécoms,
Direction de
l’Information,
Archives et
documentation
historique.
Le système des médias a changé et même assez
radicalement. Pour appréhender ce changement, il n’y a rien à découvrir, il suffit
d’introduire un mot et de refaire la cartographie. Ce n’est plus le temps de Christophe
Colomb mais celui d’Amerigo Vespucci. Ce qui
a changé le régime des médias, ce sont
l’apparition discrète puis la diffusion massive
des commutateurs. Sous leur emprise, la
communication et l’information sont devenues,
en partie, commutatives et il en est de même,
plus généralement, des rapports sociaux et des
rapports au savoir.
157
1 Sur le téléphone, il ne
faut cependant pas oublier les travaux d’Y.
Stourdzé, et,
sur la médiologie informatique, le livre
de J.-F.
Lyotard,
La condition
postmoderne, Minuit, 1978.
2. Dans la
suite, nous les
désignerons
par TIC pour
nous conformer à l’usage.
D’autres auteurs utilisent
l’acronyme
NTIC pour
insister sur
la dimension
de nouveauté
(mais c’est
un critère
conceptuellement flou et
peu opératoire), les
Américains
préfèrent parler d’information technology (IT) qui
nous semble
abusivement
restrictif.
Nous tenterons de montrer qu’il faudrait les
qualifier de
médias commutatifs.
3. Pourquoi
des «Journées
Internet» si,
comme on
l’affirme
chaque jour,
son développement est
explosif? On
n’imagine pas
Une tâche aveugle
La réflexion sociologique, sémiologique ou même philosophique a fait la part
belle à la plupart des grands médias du XXe siècle : la radio, le cinéma et
surtout la télévision. Il reste cependant surprenant que les autres médias n’aient
fait l’objet d’aucune analyse théorique de quelque ampleur. Ainsi ne peuton citer aucun travail médiologique majeur sur le téléphone, ni même sur
ses prolongements récents (télématique, téléphonie mobile) ni non plus sur
l’informatique de réseau1.
Pourtant, les technologies d’information et de communication (TIC) 2 constituent une famille à part dans l’ensemble des techniques, ne serait-ce que
parce qu’elles bénéficient depuis plusieurs décennies de progrès et d’innovations se succédant à un rythme exceptionnel. En outre, elles interviennent
dans toutes les branches de l’économie et modifient les formes de distribution, de consommation et les modes de vie. Sur cet aspect des choses, les publications sont évidemment nombreuses, mais, à quelques rares et récentes
exceptions près, elles ne relèvent pas de l’analyse médiologique. Elles restent en effet centrées sur les aspects économiques, sur les enjeux pour les
entreprises ou pour la formation et ne dépassent généralement pas le stade
de la description sociotechnique la plus superficielle.
Bien évidemment aussi, ce que l’on appelle la société de l’information s’est
retrouvée au cœur de la rhétorique politique, au cœur de nombreuses institutions ou initiatives internationales. Mais cette société de l’information dont
tout le monde parle reste une nébuleuse, une sorte de trou noir qui absorbe
tous les efforts de définition et de pensée.
Une société de l’information non identifiée
Trou noir pour la pensée mais d’où rayonne, et c’est paradoxal 3, une intense
propagande pour les innovations techniques qui arrivent en vagues serrées.
Il est vrai que la plupart d’entre elles disparaîtront bien avant d’avoir trouvé
un marché alors que les rares applications qui imposeront leurs normes (techniques et sociales) seront à l’origine d’immenses nouveaux marchés et profits. Cette ruée sans merci vers de nouvelles frontières technologiques commence donc par une bataille entre des producteurs qui tentent de se rassurer
eux-mêmes, de convaincre leurs clients potentiels et d’intimider leurs concurrents.
158
des journées
de promotion
du téléphone
portable…
Ces efforts
peuvent finalement avoir
un effet négatif et semer le
doute dans
l’esprit de certains : si la révolution est
en marche,
pourquoi
l’annoncer?
La révolution commutative
4. Pour ne
prendre qu’un
exemple, tiré
d’une revue
scientifique
sérieuse :
«D’ici à l’an
2001, les
écoles auront,
en grand
nombre, cédé
la place au
courrier électronique à
distance.
Dans le même
temps, les
claviers des
ordinateurs
auront entièrement été
remplacés
par des “secrétaires électroniques”
vocaux, intelligents, rapides, précis
et bon
marché» (Nature, cité par
Le Monde,
7 février
1998).
5. Mark Dery,
Vitesse virtuelle, éd. Abbeville, 1997.
6. Le développement rapide d’une économie de
l’immatériel
fondée sur
l’utilisation
des nouveaux
médias commutatifs est
cependant
probable.
Certains observateurs estiment que la
bonne santé
de l’économie
américaine
s’explique en
partie par les
progrès de ce
secteur, dont
Quant aux nombreux essais sur la société de l’information, la plupart d’entre
eux succombent à l’optimisme ambiant. Même en laissant de côté les prévisions de « cybergourous » manifestement contaminés par la propagande,
on trouve trop souvent des projections faisant l’hypothèse que les habitudes
et les institutions changent à la vitesse des technologies 4. Le discours tenu
sur la « société de l’information » est ainsi porteur d’un triomphalisme un
peu excessif, de ce que le philosophe Jean Brun appelle un optimisme souscritique ou encore d’une rhétorique du sublime technologique (Mark Dery)
5. En tout cas, il manque de rigueur : nous sommes tous, plus ou moins, dans
le brouillard, alors même que nous sommes certains de participer à une course
qui s’accélère6.
L’un des effets les plus pernicieux de cette propagande est de conforter
une hypothèse de substitution, alors qu’il faut penser, au contraire, en termes
de complémentarité, de sédimentation géologique : une nouvelle couche technique apparaît et retient toute notre attention, mais elle ne fait pas disparaître pour autant les outils antérieurs.
L’attention portée aux seules innovations qui captent le marché mondial
– aujourd’hui, par exemple, le téléphone portable et surtout Internet – conduit
à survaloriser ces objets et services et masque non seulement les dispositifs
antérieurs mais aussi ceux de l’avenir. Internet représente certes un changement irréversible, le téléphone et l’ordiphone mobiles feront partie de notre
environnement quotidien mais ces innovations vont encore beaucoup évoluer et les TIC ne se réduisent pas à ces deux familles d’outils. Parmi de nombreuses innovations en cours de réalisation ou prévisibles à court terme, on
peut notamment citer :
– la reconnaissance automatique de la parole (et donc la commande vocale),
– la traduction automatique,
– « l’encre » électronique permettant d’envisager des « livres » porteurs de
grandes quantités de texte (projet Médialab),
– la traçabilité (grâce au système GPS),
– la portabilité généralisée (Webphone),
– la télévision numérique et les télécommandes « intelligentes ».
Par ailleurs, quand on se limite à observer la dernière couche technique
diffusée dans un pays, on conclut souvent trop facilement à des effets d’avance
ou de retard. Le fait que l’Europe, et plus particulièrement certains pays
d’Europe, comme la France, sont moins équipés en micro-ordinateurs et moins
branchés à Internet ne constitue guère un retard alarmant : ce sont des retards techniques qui se comblent d’autant plus aisément que les entreprises
159
la part dans
l’ensemble de
l’économie
passe de 5 %
en 1985 à 6 %
en 1990 (développement
des microordinateurs),
puis de 6,4 %
en 1993 à
8,2 % en
1998 (développement
d’Internet)
ainsi que
par l’effet de
productivité
qu’implique
l’utilisation de
ces nouveaux
dispositifs
dans tous
les secteurs :
«Les progrès
des technologies d’information et de
communication constituent un facteur essentiel
d’explication
d’un taux de
croissance
plus élevé de
la productivité» (Alan
Greenspan,
Rapport au
Congrès,
24 février
1998).
et les ménages récemment équipés bénéficient des derniers progrès techniques.
Les véritables retards sont d’ordre organisationnel et culturel. A cet égard,
la France, par son expérience télématique déjà ancienne est à la fois en avance
(du fait d’un stock d’habitudes, de services, d’innovations) et en retard (moins
d’équipements et de culture informatiques).
Ce qu’il faut imaginer et prévoir c’est le réarrangement de l’ensemble des
outils, lequel conduit d’ailleurs, par lui-même, à un ralentissement notable
des évolutions. Le papier, le livre, le téléphone, le fax conserveront leur utilité fondée sur la simplicité et des usages bien établis et ne disparaîtront pas 7.
Il en est de même de la coprésence (face-à-face, réunions), qui restera
un moyen de communication privilégié dans un monde où tout ce qui est
télétransmissible se banalisera. Ainsi, le télétravail, annoncé pour demain
depuis trente ans, ne se développera pas massivement, même si des activités à distance ou nomades se multiplient. L’expérience du passé – qu’il est
possible de conforter par l’analyse – montre au contraire que le développement des TIC renforce pour les particuliers et surtout pour les entreprises
l’intérêt de se localiser dans des mégalopoles ou, à tout le moins, d’être proches
d’un réseau de villes bien desservies. On peut même démontrer que, l’accessibilité spatiale devenant stratégique (et beaucoup plus complexe à
mettre en œuvre que l’accessibilité dans le cyber-espace), les transports intra
et interurbains seront l’un des problèmes majeurs du XXIe siècle.
Décrire pour ne pas définir
7. Sur la perdurance de
la graphosphère, cf.
Cahiers de
médiologie, 4,
«Les pouvoirs
du papier»,
Gallimard,
1997.
Il est facile de décrire les nouveaux médias. Cette facilité même est un inconvénient car elle dispense de l’effort de définir véritablement un ensemble
large et diversifié d’outils abusivement rassemblés sous des sigles (les TIC,
les NTIC, etc.), des métaphores (les autoroutes de l’information) ou des notions trop larges (société de l’information, économie digitale).
On décrit parfois les TIC en termes industriels en invoquant la « convergence » (qui n’est pourtant pas garantie) des trois secteurs des télécommunications, de l’informatique et de l’audiovisuel, lesquels partagent en effet
un nombre croissant de technologies génériques communes.
Plus couramment encore, on décrit ces nouveaux outils à partir des moteurs de progrès technique :
– la numérisation de toutes les formes de signaux, à l’origine des multimédias et de la convergence des trois secteurs évoqués plus haut ;
160
La révolution commutative
8. Ce renversement a été
réalisé en
particulier
par Macintosh
qui en avait
fait un principe essentiel de
son marketing
dans les
années
quatre-vingt.
Il représente
un changement culturel
majeur : si on
transpose
dans le domaine de l’aéronautique,
on peut dire
que les progrès du génie
logiciel ont
permis à chacun de piloter
son avion.
Les informaticiens perdent ainsi leur
statut de
pilotes (mais
conservent
d’autres compétences et
d’autres responsabilités)
et il n’est
généralement
pas judicieux
de leur confier
le rôle
d’apprendre
à «piloter»
à tout un
chacun.
– l’augmentation de puissance des microprocesseurs, résumée classiquement
par la « loi » de Moore ;
– les progrès des réseaux (fibres optiques, satellites ATM, ASL, etc.) et de
la compression des signaux ;
– les progrès du génie logiciel qui ont permis de réaliser des interfaces intelligents, des agents et moteurs de recherche et, plus généralement, des améliorations ergonomiques simplifiant l’utilisation : les machines ont « appris »
les usagers, quels qu’ils soient, et non plus l’inverse 8.
Ces progrès à la fois très rapides et convergents finissent par marquer
fortement tous les outils auxquels ils s’appliquent : ils se singularisent, dans
l’ensemble du paysage technique et industriel, par l’augmentation de leurs
performances, leurs innovations incessantes et la baisse de leur prix. Il n’est
cependant pas suffisant de se contenter de cette unité descriptive qui conduit
à des considérations très générales et peu opératoires sur la « société de l’information ». Au-delà des descriptions précédentes, il est possible de définir
les nouveaux médias dans leur unité conceptuelle, en distinguant deux fonctions génériques. Tout processus d’information ou/et de communication met
en effet en jeu deux fonctions distinctes :
– la recherche, l’établissement, le maintien, le réarrangement de liaisons entre
éléments d’un ou plusieurs ensembles ; c’est la fonction de commutation.
– la transmission, selon ces liaisons, d’une information séparée (et généralement partielle) de son support habituel ; c’est la fonction de transmissionvirtualisation.
Cette seconde fonction est la plus évidente et la plus fascinante. C’est pourquoi elle ne cesse de masquer la première et c’est donc elle que nous étudierons d’abord.
La transmission-virtualisation
Cette fonction correspond à ce que l’on appelle couramment les télécommunications, quelles que soient leurs formes et leurs modalités. Elle se marque
aujourd’hui par le préfixe télé mais le terme de virtualisation ou encore le
préfixe cyber sont de plus en plus utilisés. Communiquer à distance signifie d’abord séparer l’information de son support habituel (la personne vivante ou un matériau quelconque) pour en insérer une partie plus ou moins
complète sur un support permettant une diffusion spatiale plus aisée. L’écrit
est ainsi la première télétechnologie, donnant ensuite naissance à une fa-
161
9. L’invention
du téléphone
par Bell s’est
manifestée
par le franchissement
d’une distance modeste
(un étage) et
chaque progrès dans
l’allongement
de la distance
de transmission (de l’interurbain
vers l’intercontinental)
a marqué les
esprits.
Quand
McLuhan
parle de «village planétaire», c’est encore la
fascination
d’une distance vaincue
qui l’inspire.
mille d’innovations facilitant sa diffusion (imprimerie, journaux, etc.)
jusqu’à ce que les médias modernes (téléphone, radio, télévision, etc.) prennent le relais en assurant un transport plus facile, plus massif et élargi à d’autres
formes d’information (voix, images, etc.). Avec eux, compte tenu de la rapidité du transport, la distance semble abolie et cette abolition apparente
(cette « ubiquité ») est à l’origine de la fascination que ces médias ont exercé
dès leur naissance et continuent d’exercer 9. Cela conduit à abuser du préfixe « télé » (télétravail, télécommerce, télésanté, etc.) qui ne rend compte
que d’un aspect de ces nouvelles techniques.
En contrepartie de la facilité de transport, ce qui est transmis, par définition même, n’est pas le réel dans sa totalité mais une « copie » partielle,
parfois partiale, qu’on a pris récemment l’habitude d’appeler le virtuel (par
analogie avec l’image virtuelle dans un miroir), lorsque cette copie du réel
s’en rapproche assez pour en donner l’illusion. Mais déjà l’écrit était une « virtualisation » de la personne vivante (la critique célèbre que Platon adresse
à l’écriture est fondée sur cette absence de la personne qui ne peut plus « défendre » sa pensée, l’articuler avec la pensée de son interlocuteur) comparable dans son principe à la virtualisation qu’opèrent nos outils actuels. La
quasi-disparition du support mobile de l’information s’effectue aujourd’hui
par divers outils (écrans principalement, mais aussi cartes ou synthèse informatique de la parole) reliés aux équipements d’émission et de réseaux (serveurs, câbles, satellites).
Quels sont les avantages et les limites des télétransmissions ? Par nature,
elles permettent d’économiser des déplacements. Bien sûr, tout n’est pas
télétransmissible et il est clair que les transports sont incomparablement plus
performants aujourd’hui. Pour autant, l’avantage relatif de la télécommunication sur le transport est conforté par deux évolutions :
– la mondialisation et la structuration en réseaux des grandes entreprises
ont été rendues possibles par les télétechnologies qui, en retour, sont devenues indispensables aux individus et aux entreprises.
– les déplacements intra-urbains induisent d’inextricables difficultés d’encombrement et de pollution que les télétechnologies permettent d’atténuer.
On a pu l’observer en particulier dans de grandes métropoles sous-équipées
en téléphonie qui ont surmonté une partie de ces difficultés grâce au développement, ces dernières années, du téléphone cellulaire.
Par nature également, les télétransmissions sont partielles et l’information/communication en coprésence est évidemment plus complète : elle contient
de l’implicite (codes gestuels, attitudes héritées culturellement et apprises
162
La révolution commutative
10. J. Perriault
fait ainsi observer que les
cours à distance ne peuvent être pleinement
efficaces que
si des plages
de
«présentiel»
sont aménagées pendant
les cycles
d’enseignement «distanciel».
11. De grands
écrivains ont
été les premiers à souligner cette
force spécifique de la
transmission
à distance.
Ainsi, Proust
notait qu’en
supprimant le
visage le téléphone permettait une
écoute plus
attentive de
l’intonation
de la voix.
Thomas
Mann fera la
même analyse
à propos de la
musique et du
gramophone.
12. On pourra
se reporter
à la revue
Réseaux
(n° 85, 1997)
qui traite
du CSCW
(Computer
Supported
Cooperative
Work) qu’on
peut traduire
par TCAO
(travail coopératif assisté par
ordinateur). Il
apparaît
progressivement), de la confiance, de la convivialité qui se télétransmettent
malaisément Elle est mieux adaptée à des situations complexes ou qui mettent en jeu une dimension symbolique. C’est pourquoi l’activité de direction
est rarement une téléactivité. D’ailleurs, plus les téléactivités se développent
et se banalisent, plus la coprésence devient essentielle, désirable, décisive…
ou, au moins, complémentaire 10.
La télécommunication ne doit pas être considérée comme un avatar incomplet, un succédané de la coprésence. Elle est simplement autre, à la fois
moins, mais parfois mieux que cette dernière 11. On observe ainsi souvent que
le téléphone – voire le répondeur –, le fax ou la lettre sont mieux adaptés à
certaines communications que la rencontre en face-à-face. Par conséquent,
c’est souvent une illusion de vouloir se rapprocher en toute occasion d’une
simulation de la coprésence représentée comme l’idéal à atteindre et de mettre
en place pour cela des systèmes techniques très sophistiqués 12. La réunion
téléphonique peut remplacer avantageusement la visioconférence et le fax a
rencontré un succès inattendu : de la même façon que le vélo est parfois le
moyen le plus commode et le plus rapide de circulation, des moyens de communication simples comme le téléphone ou le fax ont encore de l’avenir.
Plus généralement, la télétransmission oblige à reconsidérer la distinction entre communication formelle ou nomique (nomos : la loi) et communication informelle ou anomique (la communication anonyme n’étant qu’un
cas particulier de communication anomique). La première est encadrée par
des rituels ou des conventions stables et, souvent, par des normes juridiques.
C’est le cas, en particulier, de la plupart des communications écrites (livres,
journaux, contrats, etc.). La communication informelle regroupe des situations diverses dans lesquelles les conventions et les règles sont trop nombreuses,
trop complexes pour être toutes explicitées et formalisées : gestuelle et intonation, savoir implicite, rapports affectifs, etc. Elle est présente, presque toujours, dans les communications orales. Son importance est considérable dans
les rapports quotidiens interpersonnels mais aussi dans le monde industriel
et dans l’entreprise 13.
En situation de coprésence, on sait bien gérer à la fois ces deux formes
de communication et leur frontière, alors que les télétechnologies exigent des
apprentissages plus ou moins longs : le téléphone a été « apprivoisé », le fax
permet une écriture « orale », il en est de même pour Internet qui permet en
outre des chat-rooms, etc. L’ensemble des formes de communication peut
donc se représenter par la matrice suivante :
163
qu’avec certains systèmes
de TCAO, il
faut quatre
fois plus de
temps à trois
personnes
pour prendre
une décision
et dix fois plus
de temps
(qu’en situation de coprésence) quand
on passe à
quatre personnes.
13. Ce que
Robert Salais
appelle des
«mondes industriels» est
constitué par
des conventions implicites fondées
sur des savoirfaire et des habitudes trop
nombreuses
pour être explicitées dans
des cahiers
des charges ou
des contrats.
De même, une
entreprise, en
deçà de son
organisation
et de sa fonctionnalité,
constitue un
groupe social
de base dans
lequel les relations interpersonnelles informelles, que
les américains
appellent parfois le wetware, jouent un
rôle essentiel,
facteur de cohérence et de
mobilisation
ou, au
contraire, de
freinages et de
conflits.
Formel
Informel
Présentiel
ex. : signature
d’un contrat
ex. : conversation
de couloir
Distanciel
ex. : salle des marchés
ex. : chat-room
La commutation
Cette fonction regroupe toutes les opérations qui permettent, en amont, pendant ou en aval d’un processus de communication ou d’information, de rechercher, d’établir, de maintenir, de modifier ou d’interrompre les liaisons
entre les éléments pertinents pour ce processus.
Dans ce champ, le modèle initial est le commutateur téléphonique. A sa
naissance il était manuel (les « demoiselles du téléphone »), puis électromécanique et s’effaçait devant la prouesse que représentait la télétransmission.
Ce n’est qu’avec l’informatisation des centraux que la fonction commutation du téléphone (prolongée en amont par l’annuaire – papier ou informatisé –, en aval par la mesure de la communication et sa facturation) est devenue la fonction centrale (et stratégique aujourd’hui dans la compétition
entre opérateurs).
Les mass-media (radio et télévision), en revanche, sont peu commutatifs (ce sont des médias irradiants) mais le développement de la télévision
numérique (voire interactive) confère un rôle de commutateur à la télécommande qui permet une navigation commode et « intelligente » parmi une
multitude de programmes.
L’ordinateur est, en fait, la technologie qui donne à la commutation toute
sa puissance. Dans sa simple fonction de calcul, il établit déjà des connexions
entre nombres (le terme d’ordinateur, beaucoup plus adéquat que celui de
computer, est une variante heureuse, inventée par le Pr Legrand, du terme
commutateur). En étendant son fonctionnement de l’espace des nombres à
celui des textes et des images, l’ordinateur donne naissance au traitement
de texte et surtout à l’hypertexte et à l’hyperdocument. En dotant un texte
ou une image de « nœuds » qui sont autant de liaisons potentielles, on le prépare à la commutation avec d’autres documents. Si on étend cette commutation à différents serveurs informatiques, on peut relier les hypertextes entre
eux pour obtenir… le Web, sorte d’hypertexte mondial qui a constitué la véritable naissance d’Internet pour le grand public.
164
La révolution commutative
14.
Pierre
Lévy, insistant sur le fait
que de telles
communautés échangent
à partir d’un
contexte partagé, avance
l’hypothèse
que le Web
donne naissance à une
nouvelle
forme d’intelligence collective. Pierre
Lévy, Cyberculture, Odile
Jacob, 1997.
Cela dit, ces
progrès présentent
quelques revers et certaines conditions ou
limites de validité.
D’abord le
réseau technique ne crée
pas ex nihilo
un réseau
professionnel. Il faut
que celui-ci
existe préalablement, au
moins potentiellement,
pour que
l’outil technique puisse
le développer
ou le renforcer. La richesse du
Web, qui ne
cesse de s’accroître, fait
aussi sa faiblesse : la recherche par
mot clé fait
souvent
surgir un
nombre
considérable
de références.
L’hypertexte apporte à la lecture un renversement radical : au lieu de
rechercher une information dans un océan de documents, il suffit d’afficher l’information désirée (par un mot clé par exemple) et celle-ci est automatiquement adressée à son destinataire. Le gain de temps et la
productivité du processus sont indéniables. En particulier dans les milieux
de la recherche scientifique et technique, qui sont d’ailleurs à l’origine du
Web. Le perfectionnement des agents intelligents (ou moteurs de
recherche) accroît encore aujourd’hui l’efficacité d’une diffusion personnalisée de l’information.
Pour des communautés professionnelles bien structurées, partageant des
conventions implicites communes, dont les membres sont intellectuellement
proches mais dispersés sur toute la planète, cette commutation automatisée
est un facteur d’accélération et d’efficacité des échanges 14.
En conclusion, on peut donc définir tout média par la combinaison des
deux fonctions télé et auto, en proportions variables. Cette définition peut être
appliquée rétrospectivement et l’histoire confirme ainsi sa valeur opératoire.
Par exemple, le passage du volumen (livre en rouleau) au codex (livre relié)
permet au texte papier de se rapprocher de l’hypertexte (pagination et table
des matières, index, possibilité de feuilleter, etc.). Les travaux récents sur l’histoire de l’édition ont conduit précisément à réévaluer l’importance de l’invention
du codex, qui a sans doute été au moins aussi décisive sur la diffusion des savoirs que celle de l’imprimerie. D’une certaine manière, elle est à l’imprimerie ce que l’hypertexte est à Internet : le codex a donné à l’imprimerie sa véritable puissance de diffusion irradiante, de même que l’hypertexte a donné
à Internet sa puissance de commutation qui est à l’origine du Web.
Apparaissent ainsi deux grandes familles de médias. Les médias classiques
sont les médias irradiants (diffusion à partir d’un centre), faiblement commutatifs (livres et journaux, radio et télévision). Ils restent faciles à contrôler
puisqu’il suffit de contrôler un centre d’émission et caractérisent la modernité. Les médias nouveaux, postmodernes, sont les médias commutatifs (téléphone, ordinateurs et réseaux, hypertextes). La commutation, qui donne une
puissance singulière à la communication/information distancielle (c’est l’essentiel de l’apport d’Internet et du Web), est sans conteste le moteur des évolutions actuelles. Même le téléphone portable s’inscrit dans ce progrès de la
commutation puisqu’il met en relation non plus seulement des lieux mais des
personnes, réalisant ainsi une commutation plus fine. Il faut ajouter que la
notion de commutation étant très large (elle englobe toute mise en relation),
elle s’applique à toutes les formes d’échange. Les organisations commerciales,
165
Pour lutter
contre cette
obésité informationnelle,
il faut au
préalable établir un corpus limité
et défini, bien
choisir les
mots clés
(pour avoir
une «fenêtre»
étroite) et utiliser des moteurs de recherche
performants.
la monnaie dans sa fonction de réserve, les pôles d’interconnexions de moyens
de transport sont autant de commutateurs et la ville, en particulier, est un ensemble de commutateurs que les réseaux transforment progressivement non
pas tant en téléville (selon le terme de P. Virilio) qu’en hyperville.
Du bon usage politique des commutateurs
Les réseaux permettent de réduire les contraintes du nombre et de la distance, d’accroître indéfiniment le volume et la transparence de l’information, de promouvoir le libre échange d’opinions, de favoriser la « démocratie directe» pour limiter les dérives ou les failles de la démocratie représentative.
A cette vision positive s’oppose celle d’un pouvoir exercé dans l’opacité
à travers la technique. Celle-ci engendre des traces informatiques menaçantes
pour les libertés individuelles, des représentations virtuelles permettant toutes
sortes de manipulations et une mondialisation des réseaux propre à dissoudre
les territoires et les identités locales et nationales.
De tels scénarios, ancrés dans des réalités émergentes, sont trop contrastés et simplistes pour être pertinents. Il faut d’abord observer que les progrès techniques affectent aussi bien les médias déjà existants (multiplication des chaînes, interactivité, etc.) que les nouveaux réseaux. Ces derniers
ne sont d’ailleurs pas destinés à se substituer aux médias traditionnels mais
plutôt à s’y ajouter.
Les mass-media de McLuhan avaient le mérite de former une scène centrale, produisant un « savoir commun », soutenant l’idée d’appartenance à
une communauté et favorisant une certaine forme de débat : même si les
valeurs n’étaient pas partagées, elles étaient connues. Au moment où cette
scène perd son monopole, certains s’avisent de cette perte, sur un registre
nostalgique. Un nouvel espace public virtuel apparaît, qui est en tout cas
moins visible et moins lisible.
Les nouveaux médias créent, en effet, des espaces virtuels publics et semipublics plus nombreux, dispersés, voire parcellisés, brouillant les frontières
public/privé. Ces nouveaux médias partagent pourtant un horizon commun
qu’on pourrait qualifier d’idéologie mondialiste. Elle consiste à faire comme
si l’espèce humaine était désormais mûre pour l’universalisation, une universalisation fondée sur quelques principes ou représentations simples : les
droits de l’homme, le droit à la différence (pas l’altérité), le triomphe des
valeurs occidentales, voire la « fin de l’histoire », etc.
166
La révolution commutative
15. «L’arme
absolue des
démagogues
consiste à obtenir l’adhésion des
masses quasi
instantanément à la fois
en supprimant toute
médiation et
en paralysant
le temps de
réflexion (ce
que tous les
vendeurs
connaissent
bien). Il n’est
donc pas si facile de profiter, sur le plan
politique, de
l’avantage
effectif, sur
le plan technique, que
constitue la
vitesse de circulation de
l’information
et de la décision.» Philippe Breton,
«Démocratie
électronique»,
Libération,
24 oct. 1997.
16. Sur cette
question et
sur l’apport
des nouveaux
médias à ce D.
Rousseau appelle la «démocratie
continue»,
cf. Le Débat,
n° 96, sept.oct. 1997.
17. Il est vrai
qu’avec les
TIC la politique peut
tendre à sortir
de la temporalité instituée
(les élections),
des scènes légitimes (parlement, médias
de masse) et
La réflexion sur la citoyenneté n’a rien à gagner à adhérer sans distance
critique à une telle idéologie où se retrouvent les forces marchandes et certaines institutions politiques. Une idéologie qui laisse à la liberté une place formelle mais mesurée : le droit de faire ce qu’on veut… à condition de faire à
peu près comme les autres. Ou encore, il s’agit d’une « liberté du consommateur », libre effectivement de choisir, à condition de rester… consommateur.
L’univers médiatique a donc perdu en simplicité mais il n’est pas sûr que
l’exercice de la citoyenneté s’en affaiblisse pour autant. On doit même reconnaître que les réseaux permettent des médiations internes à la société civile, une sorte de bouche à oreille électronique, qui compensent en partie
les effets déstructurants à cet égard des mass-media irradiants.
Peut-on envisager d’aller plus loin et d’utiliser pleinement l’interactivité
que permettent les réseaux, et en particulier des procédures de vote électronique ? Dans la mesure où il fait fi de la durée nécessaire à la construction rationnelle du jugement et au dépassement volontaire des intérêts particuliers, le vote électronique est une dangereuse illusion. La consultation
directe et en temps réel soumet la décision à l’opinion immédiate, avec tous
les risques qu’induit la transformation du vote référendaire en plébiscite 15.
Personne ne peut aujourd’hui, raisonnablement, promouvoir une telle évolution (bien que l’utilisation des sondages comme moyen insidieux de faire
passer certains arbitrages politiques s’inscrive quand même dans cette tendance, réactualisée par la recette du « sondage délibératif » mise au point
par James Fishkin et ses collègues 16).
Le temps, historique et social, de la démocratie est un temps long : celui
de la confrontation de valeurs, du débat d’idées, de la mise à l’épreuve des
choix opérés. Le tout s’effectuant sur une scène publique qui ne peut se borner à l’ordre virtuel 17.
S’il ne faut pas attendre un fort impact des réseaux commutatifs sur les
processus politiques, on peut en revanche prévoir une transformation sensible des activités administratives et des services collectifs grâce à elles. Les
conséquences directement économiques de cette transformation peuvent être
considérables : une administration efficace et réactive, des règles juridiques
aisément accessibles, des fonctions collectives bien gérées sont des facteurs
de réduction des dépenses publiques mais surtout d’efficacité globale et de
solidarité.
On assiste par ailleurs à une certaine radicalisation du « droit de savoir »,
le public admettant de moins en moins que les instruments disponibles ne
soient pas plus et mieux exploités.
167
des problèmes
inscrits sur
l’agenda. Une
nouvelle
structuration
de l’espace
public peut
advenir du
fait de la
mondialisation des flux
d’information
et de l’irruption de nouveaux acteurs
dont elles facilitent l’organisation et la
mobilisation
collective.
Plus généralement, en
abaissant les
coûts – au
propre et au
figuré – de
l’engagement
politique, les
TIC offrent
aux citoyens
peu mobilisés
ou aux profanes l’espoir
de peser en
temps réel sur
la décision politique par
simple expression de
leur opinion
(un sondage,
courrier électronique, pétition sur Internet).
Espoir qui
sera doublement déçu si
le résultat accroît le
conformisme
des citoyens
ordinaires ou
encourage les
personnes les
plus impliquées (corporations, lobbies), ou
encore les extrémistes.
18. On recense
aujourd’hui
410 sites,
dont certains
offrent de véritables services «centrés
citoyens».
19. Il faut
noter cependant que les
pays d’inspiration plus
démocratique
que républicaine sont
spontanément
accueillants
aux réseaux
alors que la
tradition républicaine y
est réticente,
sauf si ces réseaux sont
centralisés
et/ou contrôlés par le pouvoir central.
20. Les mafieux, les intégristes et les
pornographes
apparaissent
ainsi comme
les premiers
bénéficiaires
de la «déterritorialisation»
des réseaux.
21. Pour reprendre une
expression de
Régis Debray,
il y a «de nouvelles
connexions
sans connivence et de
vieilles connivences sans
connexion».
Dans ce contexte, les institutions publiques se sont dotées récemment de
sites sur Internet, de qualité d’ailleurs très inégale 18. On peut en attendre
une modernisation et une réactivité accrue des services publics. Il faut noter
à cet égard que les administrations chargées d’informer et de guider les citoyens sur leurs droits et démarches peuvent utiliser plus massivement et
simplement Internet que les entreprises qui ont le souci de rentabiliser leurs
sites et de faire payer directement ou indirectement leurs clients potentiels.
Au-delà de cette modernisation en cours de l’intermédiation administrative,
ce sont les fonctions collectives de l’éducation et de la santé qui peuvent espérer tirer les plus grands profits de l’utilisation massive des médias commutatifs. Au total, l’interconnexion de réseaux mettant en jeu entreprises,
administrations, associations représente désormais la forme la plus aboutie
de l’investissement à la fois imaginaire et volontariste dans la création (ou
re-création) du lien social 19.
Cependant, l’expression des préférences et le droit à l’information ouverts
par les technologies informatiques ont leur revers : l’automatisation des comportements quotidiens permet d’enregistrer des données individuelles que
peuvent exploiter des forces marchandes ou étatiques. S’ensuit la polémique
sur le cryptage des données, qui met en balance les libertés fondamentales
– et celle du commerce – et la répression des illégalités 20. Problème dont
l’issue ne peut être trouvée que par la mise en place d’un contrôle démocratique de la constitution des banques de données et de leur utilisation.
De telles perspectives remettent plus que jamais à l’ordre du jour les
questions fondamentales qui portent sur les rôles respectifs de l’État et du
marché, les figures imbriquées du citoyen et du consommateur, les
relations de non-équivalence, voire parfois d’opposition, entre démocratie
et communication 21.
Du bon usage intellectuel des médias commutatifs
Sur cette question, il faut se garder, ici encore, de deux positions extrêmes
et opposées.
Certains « cybergourous » estiment que l’espace mental et culturel est en
passe d’être bouleversé par les nouveaux dispositifs mis en œuvre dans le
champ de la formation, du savoir et de la création intellectuelle. Ils affirment même que des progrès décisifs seront réalisés grâce à ces nootechniques
capables de prolonger le cerveau de l’homme comme la machine a prolongé
168
La révolution commutative
son corps au XIXe siècle. A l’inverse, d’autres chercheurs, dénoncent les effets dévastateurs d’une « cyberculture » qui confond les facilités de l’information et l’appropriation du savoir et de l’autonomie intellectuelle.
La position intermédiaire que nous défendons consiste à donner aux réseaux et aux commutateurs leur statut d’outils qui doivent être insérés dans
les processus de formation et de réflexion au lieu de les soumettre à leurs
logiques techniques.
En ce qui concerne l’information utilitaire, généralement facile à définir,
la lecture hypertexte, les moteurs et filtres de recherche, le groupware offrent des performances inégalables. Tout ce qui est automatisable dans la
recherche d’information peut ainsi être réalisé par logiciels et réseaux. Les
institutions de formation et même le grand public ne peuvent pas se tenir à
l’écart de ce mouvement.
On doit cependant souligner quatre limites ou risques :
On ne peut retrouver par ces procédés que l’information déjà structurée préalablement et convenablement. L’information informelle, celle par exemple
qu’on ne peut pas écrire pour des raison déontologiques, juridiques ou autres
et qui est pourtant souvent précieuse, échappe à ces techniques.
Dès que l’information recherchée ne peut pas être définie de façon étroite,
l’obésité des données menace : le mot-clé ouvre trop de serrures qui noient
l’information pertinente dans beaucoup de bruit. La commodité même de
l’hypertexte engendre la prolifération des arborescences. Umberto Eco a décrit, il y a quelques années déjà, l’effet stérilisant pour ses propres recherches
de cet excès de références.
Ces techniques, en nous épargnant la recherche laborieuse des informations,
nous privent aussi des bénéfices secondaires souvent associés à cette recherche :
ce que l’on découvrait par hasard, les relations inter-personnelles directes,
etc. Elles nous privent aussi des effets de formation qui étaient indissociables
de cette recherche fastidieuse : on peut aujourd’hui constituer un dossier d’information récupéré automatiquement sur Internet et le transmettre sans même
le lire… et par conséquent sans vérifier sa cohérence, sans apporter la moindre
intelligence ajoutée et sans en retirer, pour soi, un quelconque profit. Par
définition, l’hypertexte fait l’économie du « chemin » que le lecteur doit normalement suivre pour arriver à l’information désirée. Or ce chemin est riche
de hasards, de détours utiles et qui permettent parfois de mieux définir ce
que le lecteur cherche. Autrement dit, l’hypertexte permet de trouver rapidement ce que l’on sait bien définir a priori mais il n’aide pas (et même fait
obstacle) à trouver ce qui est à chercher, à interroger.
169
22. Denis
de
Rougemont,
«Information
n’est pas savoir»,
Diogène,
n° 116, 1981.
23. J.-F.
Lyotard,
La condition
post-moderne,
Ed. de Minuit,
1979, p. 14.
La recherche automatique est souvent inférieure à une aide interpersonnelle
qui peut apporter une réponse qualitative et contextualisée. D’où l’intérêt d’hybrider, comme le permettent certains logiciels, automatisme et dialogue.
C’est dans le domaine de la formation que l’observation des faits s’oppose
de la façon la plus têtue aux analyses et aux prévisions qui, depuis plusieurs
décennies, annoncent une révolution des méthodes pédagogiques par l’audiovisuel ou l’informatique et, aujourd’hui, par les multimédias et les réseaux.
Les résistances corporatistes des enseignants et plus généralement la forme
disciplinaire de l’école, forme totalement inadaptée à l’ouverture sur le monde
des réseaux et des circulations non hiérarchisées n’expliquent qu’en partie
seulement ces résistances. Dans les entreprises, l’utilisation des multimédias
et des réseaux, même si elle se développe depuis quelques années, ne
concerne encore qu’une petite fraction de l’ensemble des formations dispensées.
De même, cette utilisation est restée modeste dans les pratiques domestiques :
le développement des chaînes de télévision éducative est resté limité et l’impact de la télévision et de l’informatique sur la formation, s’il est indéniable,
reste discuté quant à ses effets proprement intellectuels.
L’accès à l’information ne doit en effet pas être confondu avec l’accès au
savoir et à la connaissance : « information n’est pas savoir » 22. L’évidence
qu’il ne faut pas oublier, c’est que la lecture, l’assimilation de connaissances
nouvelles par l’esprit humain demandent toujours autant de temps et d’efforts aujourd’hui que par le passé et que les interfaces techniques ne peuvent que faciliter dans certains cas et dans une mesure limitée cette assimilation. Ce que les techniques peuvent apporter est d’une autre nature qui
avait été bien décrite par J.-F. Lyotard : c’est la mise en extériorité du savoir par rapport à ceux qui croient encore le pratiquer 23. L’accumulation
sans assimilation risque de produire des quasi-savoirs étroitement spécialisés, qui risquent d’être dépourvus de cohérence d’ensemble, dépourvus d’intelligence ajoutée et de questionnement créatif.
Les potentialités hypertextuelles peuvent même aboutir à une pensée orientée objet. On sait qu’un programme orienté objet peut être comparé à un
juke-box allant chercher une capsule (l’équivalent du disque enregistré) d’instructions déjà programmées. Par analogie, la pensée orientée objet, friande
de dictionnaires, d’encyclopédies et aujourd’hui d’hypertextes, est à la pensée ce que l’utilisation d’un juke-box ou d’un synthétiseur est à la pratique
d’un instrument de musique.
Ce que tout étudiant ou toute personne utilisant des hypertextes et des
procédures d’hypernavigation peut produire aujourd’hui, ce sont des bi-
170
La révolution commutative
24.
«De
nouvelles
gares pour
le savoir»,
Cahiers de
médiologie,
n° 3, 1997,
Gallimard,
p. 275-289.
bliographies pertinentes et même des textes sur tout sujet en utilisant la méthode du couper/coller, mais sans s’approprier vraiment le savoir ainsi produit, sans même, à la limite, être obligé de le lire. Lier n’est pas lire. Chacun
est ainsi en mesure de présenter des dossiers relativement pertinents et actualisés en s’assurant superficiellement de leur intérêt et de leur cohérence.
Ces potentialités hypertextuelles s’accordent d’ailleurs bien avec les pratiques pédagogiques en vigueur : l’apprentissage sur dossiers constitués de
fragments d’ouvrages (photocopiés ; c’est l’une des raisons du déclin de la
lecture de livres en milieu étudiant), le contrôle continu portant sur des modules limités, les examens par questions à choix multiples mais aussi par
élaboration de mémoires. Ce que les étudiants acquièrent ainsi est plutôt un
savoir mosaïque, fait de fragments décontextualisés.
Cette fragmentation des savoirs coïncide avec la notion d’« industrialisation » de la formation qui recèle à la fois des avantages et des dangers. La
multiplication d’universités ouvertes, de cyber-campus, de modules d’enseignement à distance, de logiciels d’auto-apprentissage représente une opportunité inédite dans l’objectif de la formation permanente tout au long de
la vie, dont les entreprises et les instances de l’Union européenne soulignent,
à juste titre, la nécessité. Dans le même temps, elle menace les institutions
à qui la fonction éducative était traditionnellement dévolue, selon une
durée, des hiérarchies et un espace bien circonscrits. Sortir de ce dilemme
implique de réfléchir aux conditions concrètes dans lesquelles s’insère la médiation électronique des savoirs : même si les écoles européennes vont promouvoir leur « net-day » à l’exemple des États-Unis, le modèle européen de
transmission des connaissances répond à des caractéristiques propres que
le volontarisme technologique ne peut suffire à balayer et dont il est au contraire
important de préserver les aspects les plus positifs.
Comme l’analyse Jacques Perriault 24, ce modèle européen, au lieu de
s’adresser à des individus isolés, met en relation des groupes où s’opère une
régulation interne animée plus que dirigée par l’enseignant. Il n’opère pas
dans la sphère privée, mais dans un espace public, ou semi-public, où les
acteurs ont de multiples possibilités d’échanges. Il ne relève pas des échanges
marchands, mais majoritairement du régime des finances publiques et
d’une volonté a priori d’égalité des chances. De la sorte, la transmission des
connaissances reste fondée sur la possibilité, pour les utilisateurs, d’échanger et de débattre sur leurs expériences personnelles.
La même possibilité se retrouve dans l’organisation de la recherche scientifique. Les réseaux commutatifs peuvent apporter à l’innovation et à la créa-
171
tion quelque chose de plus que les machines, tout simplement parce qu’ils
associent sur le même objet d’étude des chercheurs dispersés et permettent
de faire émerger ce que P. Lévy appelle une intelligence collective. L’histoire
montre que de tels réseaux de savants et de chercheurs, avant même que
n’apparaissent les outils actuels, ont joué un rôle primordial dans la découverte scientifique et dans le progrès de la pensée en général.
En ce qui concerne la recherche scientifique et technologique, il est donc
assez évident que la vitesse, la puissance, la commodité des réseaux informatisés contribuent à accélérer les progrès. Plus sans doute pour les progrès
« ordinaires » que pour les découvertes fondamentales, qui exigent plus de
temps, voire de « solitude », pour des chercheurs s’aventurant hors des chemins balisés de la recherche. Il est d’ailleurs significatif que la plupart des
progrès dans ce domaine – la mise au point d’Internet et du Web – ait pour
origine précisément ces milieux de recherche organisés en réseaux mondiaux.
On retrouve ici un phénomène très général : le réseau social préexistant peut
améliorer son efficacité par le réseau technique, mais ce dernier ne peut créer
à lui seul le réseau social. Il est clair aussi que le bon usage des médias commutatifs passe encore par la recherche des complémentarités et hybridations
permettant de combiner automatismes et intelligence humaine, rapidité de
l’information et lenteur de l’assimilation et de la formation.
Pour les recherches concernant la société et pour la pensée philosophique,
le bilan risque d’être beaucoup plus nuancé et en tout cas plus difficile à
établir. On peut d’abord craindre que les idées dominantes, conventionnelles
ou superficielles, soit massivement majoritaires sur les réseaux et finissent
par « étouffer » la circulation des idées novatrices ou dérangeantes. Que les
questions qui appellent seulement le recueil d’opinions (sans grande portée
pour la pensée) se substituent aux véritables interrogations qui seules permettent de faire émerger de nouveaux concepts.
Plus généralement, la démocratisation d’accès qu’offrent les réseaux et
qui apparaît comme une libération relativement aux médias traditionnels,
peut avoir les mêmes effets de conformisme sur la pensée en général. On peut
certes trouver sur le Web des informations et des textes de grande qualité
mais leur importance relative reste réduite. Certains observateurs craignent
ainsi qu’une « loi de Gresham » (la mauvaise monnaie chasse la bonne) opère
sur l’information en réseau et qu’on aboutisse à une « pensée sans penseur »,
véhiculant principalement les idées les plus conformistes.
La logique de distribution des objets culturels risque d’être structurellement incompatible avec ceux d’entre eux dont la diffusion est, au moins dans
172
La révolution commutative
un premier temps, la plus lente et la plus difficile. Il est possible qu’un champ
culturel fait de lecteurs et aussi d’auteurs soit ainsi menacé de disparition.
Car les minorités intellectuelles, à la différence des minorités scientifiques,
perdent souvent une grande part de leur légitimité en se coupant du public.
L’édition électronique n’est pas soumise aux mêmes contraintes que le
livre et n’appelle pas les mêmes actions correctrices. Le risque est plutôt ici
que les œuvres de qualité n’accèdent pas à un espace public et restent enfermées, sans médiateurs (ni éditeurs au sens classique, ni critiques) dans
des réseaux marginaux.
Il reste cependant possible que la cyberculture n’exerce ses effets dévastateurs que pendant une période de transition – comme au début du développement du machinisme, lorsque les conditions de travail étaient épouvantables, pour s’améliorer ensuite progressivement. Il se pourrait donc que
tout ce qui est dénoncé aujourd’hui par quelques-uns soit rejeté en masse
ou du moins permette le retour à des formes d’information et de communication plus archaïques telles que l’oralité et le livre. Dans ce cas, l’exercice
de la pensée, et tout ce qu’il comporte d’effort et même de risque, serait non
seulement préservé mais pourrait s’enrichir des moyens actuels, une fois leur
prolifération maîtrisée.
173
FRANÇOIS DAGOGNET
Incorporer
1. R. Debray,
Cours de médiologie générale, Gallimard, 1992,
p. 17.
A. P. Pinson,
Ecorché, cire
anatomique,
vers 1780
© Photo B. Faye /
Museum d’Histoire
Naturelle, Paris
La médiologie – cette discipline que Régis Debray
a su reconnaître et analyser, pour laquelle il a
trouvé des fondements et à laquelle il a donné
« son nom de baptême » – diffère des techniques
de la communication ou de l’étude des mentalités. Elle s’écarte des conceptions strictement
comportementales comme des trop mentalistes
ou des intérioristes (formule choc du Cours de
médiologie générale : « la pensée, cela n’existe
pas 1 »). Elle prend en compte à la fois l’immatériel, le pondéreux, le collectif. Elle ne sépare
plus, pour notre joie de philosophe, le message,
son support, la symbolicité, les outils véhiculaires,
le groupe que le nouveau traverse et dont il sera
imprégné. Déjà, au simple niveau instrumental,
comptons l’émetteur, le transmetteur, le récepteur. Nous entrons difficilement dans cette lecture parce que nous continuons à penser que
«seules les idées mènent le monde», alors qu’elles
supposent une communauté (un collectif) et
impliquent un système processuel (matériel).
177
Enfin, grâce à la médiologie, nous allons éviter le segmenté, l’abstrait (le
désincarné), le linéaire (nous lui préférerons le diagonal). Nous nous proposons – afin d’en mieux dégager l’efficacité et l’importance – d’insister sur
un opérateur paradoxal qui semble entraver l’irradiation du message, alors
qu’il favorise sa propagation et assure sa complétude. Il faut à la doctrine
ou à l’idée ou au dogme « le passage obligé par la corporéité » : ne comptons
pas pour rien le souffle, l’accent de la prononciation, la manducation, la réverbération somatique! Le Cours de médiologie générale, ainsi que Transmettre
l’a d’ailleurs nettement souligné ; le seul titre de quelques chapitres («Le mystère de l’Incarnation» ; «Est-il vrai que les idées mènent le monde ? ») suffit à
le prouver.
Nous tenons à ajouter à cet horizon métaphysique et théologique quelques
considérations plus prosaïques, tirées du domaine psychophysiologique, qui
pourraient fortifier la perspective d’ensemble.
Nous commencerons par évoquer une « expérience personnelle » modeste
mais révélatrice : une association universitaire a organisé récemment, au
Futuroscope de Poitiers, une visioconférence qu’elle nous a confiée. Nous
avons donné un exposé qui s’adressait à plusieurs groupes francophones dispersés aux quatre coins du monde (La Réunion, la Guadeloupe, etc.). Nous
devenons « une parole enseignante » qui se déploie sur un réseau. Un spécialiste de l’administration éducative voit là un système performant – il le
rapproche du « télétravail » – puisqu’un seul locuteur s’adresse à une multitude : une source unique et économique, des arrivées en étoile.
Pourquoi est-ce, selon nous, l’échec médiologique ? D’abord les techniques
d’enregistrement et de diffusion retentissent sur la voix et lui enlèvent quelques
harmoniques (la parole se neutralise quelque peu à travers ce filtre), mais
surtout les sonorités retombent donc un peu partout et se dispersent. Le locuteur ne voit pas, ne rencontre pas celui à qui il parle ; il vit l’absence, la
séparation. Dans une classe, l’élève peut arrêter ou questionner celui qui
s’adresse à lui ; à défaut de cette interruption, le maître d’école ne manque
pas de modifier ou de moduler son enseignement selon l’attitude ou l’écoute
de ses auditeurs.
Dans l’expérience (futuriste) de Poitiers, est brisé le lien communautaire
– l’échange « émetteur-récepteur » – tant la technique véhiculaire a absorbé
ou même dévoré le côté pédagogique ; nul ne s’adresse vraiment à l’immense,
à l’innombrable, au monde même ; sauf si on entre dans la déviance pathologique. Il importe de ne pas rompre la proximité des corps (d’où une assemblée de fidèles, la réunion de quelques disciples, voire une classe
178
Incorporer
d’élèves). La médiologie reconnaît l’obligation stimulante de la réversibilité
entre les deux extrémités de « la chaîne » diffusante.
Il me sera objecté qu’à la radio l’écrivain ou le conférencier développe
cependant, et avec assurance, son point de vue à des anonymes qui ne le
voient même pas. Il vient à eux à travers le système aveugle que nous discréditons. En réalité, il est, le plus souvent, questionné : circule, sur les ondes,
un entretien, non pas un exposé. Le chef de l’État n’ignore pas le côté artificiel, théâtral, de faible portée, généralement bref, d’un discours en soi : il
s’entourera de journalistes qui l’interrogeront et devront même (après un
accord secret, tacite) l’embarrasser. Bref, on ne saurait se dispenser de la
« médiation corporéisée » à l’intérieur même de toutes les médiations : elle
en conditionne la vitalité, sinon la vérité (le vécu) ; elle en assure la complétude. Il faut d’abord « parler à peu », avant de prétendre parler à beaucoup ; on ne saurait sauter au-dessus de ces premières barrières apparemment restrictives. La médiologie n’ignore ni ce « médian » ni ce « milieu ».
Tomatis, un spécialiste de l’audiophonologie, l’a prouvé d’une autre manière : il nous a persuadés de l’importance du « lieu » où l’on parle, si l’on
veut être entendu, reçu. Ainsi Bossuet ne s’élève au pathétique de la chaire
que dans la cathédrale, du fait de son acoustique idéale. Sa propre voix lui
revient moins intensifiée ou amplifiée qu’orchestrée et en quelque sorte glorifiée : elle l’exalte lui-même (du fait de l’auto-écoute réflexive). En la circonstance, l’orateur se trouve dans une situation paradoxale et inouïe : il vit
intensément, intérieurement, la relation « donneur-receveur » ; et c’est dans
la mesure où il participe à ce qu’il lance et en bénéficie, qu’il peut émettre
avec plus de pathétique et d’énergie (ce que nous avons nommé « la réverbération »).
À défaut de ce retour valorisé – qui provoque le « transport » –, on ne sait
pas assez que la voix (le larynx) finit par s’enrayer et s’appauvrir. Le médiologue va jusque dans ces recoins (bouche et oreille inséparables) pour y
surprendre le jeu des déterminants psychomoteurs et surtout y apprendre
que l’homme seul tend à inaugurer en lui une interrelation, l’amorce d’une
communauté (il consomme ce qu’il produit).
Inversement, dans une enceinte trop réduite, qui « orchestre mal », le son
se réfléchit vite et de manière brutale ; il blesse l’oreille qui le capte et va
rompre l’entente psychophysiologique, la boucle d’un corps qui s’autocontrôle et surtout s’autostimule. Ce serait la raison pour laquelle « le chanteur
professionnel » peu à peu se dérègle, tant il méconnaît la liaison autohumaine
à l’intérieur de sa mélodie. En général, il lui faut intensifier l’émission pour
179
être entendu au loin, afin de satisfaire son public. Alors reviennent sur lui
des bruits qui le violentent et vont le déséquilibrer. Aussi lui est-il recommandé ou bien de porter sa main sur ses oreilles, au moins sur l’une d’entre
elles (la plus active), afin d’atténuer cette malheureuse et excessive « résonance ». Ou alors qu’il porte un casque qui abaisse et adoucisse ce qu’il enregistre ; sinon sa voix s’éraille et il ne pourra plus exercer son métier.
Ce qui nous intéresse ici, c’est moins la recette ou l’analyse d’une pathologie
désormais connue (l’audition du trop aigu ou du trop bruyant a toujours rendu
sourd, d’ailleurs) que l’obligation pour ce qui est « transmis » de transiter à
travers le corps et surtout de ne pas l’excéder. La médiologie n’entend pas
négliger le soubassement corporel, sans lequel le sens (qu’il s’agisse d’un sermon ou d’un chant ou même d’un cours professoral) ne peut pas vraiment
circuler et auquel il manquerait ce qui le « survolte ».
Jean-Jacques Rousseau – médiologue et aussi musicologue – a incriminé
une autre cause : selon lui, l’écriture et le livre ont peu à peu éclipsé la parole ; ils l’ont comme détonalisée. Nous ne pouvons plus entendre, tant il serait vrai que la fonction crée l’organe.
« Nos prédicateurs se tourmentent, se mettent en sueur dans les temples,
sans qu’on sache rien de ce qu’ils ont dit. Après s’être épuisés à crier pendant une heure, ils sortent de la chaire à demi-morts. Assurément, ce n’était
pas la peine de prendre tant de fatigue. Chez les anciens, on se faisait entendre aisément du peuple sur la place publique : on y parlait tout un jour
sans s’incommoder. Les généraux haranguaient leurs troupes, on les entendait et ils ne s’épuisaient point… Qu’on suppose un homme haranguant en
français le peuple de Paris dans la place de Vendosme. Qu’il crie à pleine
tête, on entendra qu’il crie, on ne distinguera pas un mot. Hérodote lisait
son histoire aux peuples de la Grèce assemblés en plein air et tout retentissait d’applaudissements. Aujourd’hui, l’académicien qui lit un mémoire, un
jour d’assemblée publique, est à peine entendu au bout de la salle. » (Essai
sur l’origine des langues, Ducros, 1968, p. 199).
Ainsi qu’il est indiqué dans cette édition du texte de J.-J. Rousseau, Condillac
avait déjà commenté cette situation : « Il s’agit de savoir comment les orateurs romains qui haranguaient dans la place publique pouvaient être entendus de tout le peuple » (Essai, II, 1, 3, § 29). Le philosophe de la sensation en accuse les langues modernes trop peu discriminantes, alors que le
latin, par exemple, différenciait mieux la fin des mots et exigeait aussi que
sans cesse la voix s’élevât ou s’abaissât. Laissons ici les interprétations. Nous
restons attaché à l’idée de l’importance de la sonorité de retour, à celle du
180
Incorporer
milieu physique (qui, en réalité, est psychique) ; nos villes et nos architectures ne prennent pas assez en compte la « réflexion » (grâce aux configurations qui la favorisent, telle une place fermée). L’enceinte qui renvoie « la
parole » nous semble tenir le même rôle que « le miroir » qui nous donne « notre
image » (le soi), dont on sait l’importance (le stade du miroir).
Diderot nous relate une « situation » psychosensorielle qui va dans le même
sens que les précédentes ; il se rendait souvent au théâtre, à l’en croire et
selon la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et
parlent.
« Aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les autres
spectateurs se disposaient à écouter, moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles,
non sans quelque étonnement de la part de ceux qui m’environnaient et qui,
ne me comprenant pas, me regardaient presque comme un insensé qui ne
venait à la Comédie que pour ne la pas entendre… J’aime mieux vous parler de la nouvelle surprise où l’on ne manquait pas de tomber autour de moi,
lorsqu’on me voyait répandre des larmes dans les endroits pathétiques et
toujours les oreilles bouchées. »
Ici, le courant passe grâce à la gestualité qui l’emporte sur les paroles –
tirades ou déclamations. Une fois de plus, le corps assure l’électrification.
Le médiologue n’ignore pas que le « sens » ne diffuse pas nécessairement à
travers les lettres ou signes graphiques, là où il risque même de s’enliser et
de se refroidir. Les moments les plus tendus impliquent le « corporéisation »
qui dramatise davantage la scène.
Dans le passé, pour les mêmes raisons, nous avons pris au sérieux les travaux d’un anthropologue, Jousse, qui s’était plus intéressé au souvenir (la
conservation du message) qu’à sa transmission. Mais ne faut-il pas le maintenir pour pouvoir ensuite le répandre ?
Or, les textes sacrés étaient d’autant mieux récités, psalmodiés qu’ils correspondaient à des rythmes en résonance avec le corps même (une sorte de
manducation permettait l’assimilation, puis la restitution). Dans la mesure
où ne fut pas préservée cette méthode d’incorporation, les souvenirs s’effacèrent – et il fallait recourir à des moyens externes, voire des dispositifs topographiques ou tabulaires, comme l’a mis en évidence Yates, dans son Art
de la mémoire.
Nous avons somatisé le plus possible la médiologie – mais Régis Debray cautionne sans doute cette manière de voir tant lui-même devait accorder à l’« incarnation», celle qui, au sommet, nous gratifie d’un dieu visible, qui a pris corps.
La médiologie regorge de stratégies et de principes qui ont conservé quel-
181
ques liens (indirects) avec le corps. Nous en évoquerons trois.
D’abord, la vie pourrait servir de modèle à la médiologie, toutes proportions gardées. En effet, elle se caractérise par sa fougue à se propager : nous
la croyions close sur elle, néguentropique, soustraite au-dehors, autonome.
En réalité, l’être ne vise qu’à se perpétuer, à étendre et à disséminer son propre
patrimoine.
À cet effet, le vivant a réussi une triple opération : il a délégué à une graine
(quasi ponctuelle) l’ensemble de ses prédicats ; il l’empêche de s’autoféconder, même lorsque les organes de la reproduction poussent côte à côte (par
exemple, l’un ne mûrira que lorsque l’autre aura achevé son propre cycle
génératif, d’où la discordance, l’écart recherché) ; enfin, il a conféré à cette
graine le plus de légèreté pour qu’elle puisse s’envoler et ne féconder qu’au
loin, parvenant à vaincre l’espace de la séparation. Nous retenons surtout
le fait que la semence détient la totalité du vivant sous le plus faible volume :
en même temps, elles se conjuguera (l’hétérogamie) avec une différente d’elle
et assurera, de cette façon, la biodiversité. Il ne s’agit pas pour elle de se déplacer seulement, de voltiger ou de voyager. Elle s’accouple avec une plante
semblable à elle ; elle donnera naissance à un être qui enferme l’ancien mais
exhibe aussi le nouveau.
Comment réussir cette promesse ? Alors que les cellules comprennent
2n chromosomes – un double ruban – dans leur noyau, la cellule reproductive les ramène à n chromosomes, afin de pouvoir se lier à n étrangers
(une fusion qui réalise un appariement inconnu).
La minimalité, qui ne compromet pas l’essence du vivant, ainsi que
l’émergence d’un individu original, nous semble une victoire sans égale.
La médiologie – plus proche d’une philosophie de la nature que d’une philosophie de la conscience – s’en inspirera ; elle reconnaîtra la nécessité de
la miniaturisation (sans perte) de ce qui est véhiculé.
N’est-ce pas la raison pour laquelle l’image (ramassée dans sa bi-dimensionalité, simultanée) l’emporte sur un récit et une narrativité soumise à
la rectilinéarité et donc à l’étirement, obligée à des règles qui souvent la
diminuent, l’écrasent ou même la banalisent.
Autre enseignement. Le médiologue n’a pas cessé de mentionner que
la médiation (ce qui, par définition, exclut l’immédiateté et oblige à un
passage) relie des extrémités ; elle insiste surtout sur le fait que l’une et
l’autre – vision organique et non mécanique – sont transformées par cette
mise en rapport (la rétroaction). La médiologie ne se ramène pas à privilégier les translations : elle note, au cours des opérations, une augmenta-
182
Incorporer
tion.
Ainsi, le savoir dispensé à des esprits attentifs se renouvelle le long de la
trajectoire éducative : en philosophie, par exemple, nous irions jusqu’à penser que « le spinozisme, ça n’existe pas ». Il ne se conçoit pas en dehors de
son interprétation, elle-même liée à sa diffusion-transmission. Sa substance
devient la somme des perspectives sur lui.
Le reprendre seulement, le restituer tel quel (prétendument) le dégrade
et le perd. Par là, le moniteur ne parvient pas à l’imposer. Il manque à la
dynamique des idées.
Le sceptique soutiendra que mieux vaut le rappel d’un système ou d’une
théorie qu’une présentation personnalisée. C’est méconnaître le bénéfice de
la passion ; c’est oublier qu’il n’est de vrai échange qu’entre les consciences
et que, partout, la simple reconduction d’un système non intériorisé ne permet pas son assimilation. Pour qu’il puisse être accepté, il importe qu’il soit
repensé.
Jadis, à propos de ce problème de l’intégration et de la réciprocité « émission-réception », de leur mutuelle transformation, – nous avons commis une
erreur en rappelant la formule : « On attendait le Christ mais c’est l’Église
qui est venue », formule piquante, mais devant laquelle le médiologue ne
doit pas s’arrêter. En effet, une religion ne peut pas manquer de se redéfinir et de s’inventer. Le Christ ressuscite avec son histoire, même s’il risque
de mourir aussi avec elle. Son église assure sa perpétuité et surtout son renouvellement. Nous allons jusqu’à discerner ici une possible comparaison
avec la végétalité (mutatis mutandis) – tel le cep de vigne –, dans la mesure
où la plante se reproduit moins qu’elle ne change ; elle prolonge assurément
le même mais elle le marie aussi avec l’autre.
Enfin – troisième remarque –, nous ajoutons une notation que le médiologue pourra contester ; par là, nous ouvrons un débat à l’intérieur de la discipline.
Nous nous référons au cerveau et, plus généralement, à la « corporéité »
réceptrice, que nous situons au cœur de l’échange intersubjectif, persuadé
que la médiologie relève moins de la physique que de l’organique.
Aussi pensons-nous qu’on se trompe à solliciter le cerveau de plusieurs
manières en même temps (le multimédia) : on l’électrise mais une secousse
n’équivaut pas à une stimulation et encore moins à ce qui facilite l’intériorisation. Autant la vitesse compte le long d’un circuit qui relie des interlocuteurs, autant il convient de respecter le temps nécessaire à l’accueil. Les
technologies modernes nous couvrent trop de sons, d’images, de sensations :
183
éblouir n’est pas instruire. Nous devons respecter les équilibres ou les exigences organiques, apprendre à ne recevoir « la nourriture psychique »
qu’au rythme de la manducation. La saturation, la prolifération, la polysensorialité détonalisent et fatiguent : elles entraînent vite le rejet. Nous revenons ainsi à une thèse que nous avons défendue, une conception de la culture intussusceptive (intus, à l’intérieur et susceptio, l’action de prendre) ce
qui suppose le temps d’incorporer, et refuse, du même coup, l’hyperconsommation. Hier déjà, J.-J. Rousseau critiquait « le clavecin oculaire »
du Père Castel, qui solidarisait la vue et les sons : « J’ai vu ce fameux clavecin sur lequel on prétendait faire de la musique avec des couleurs. C’était
bien mal connaître les opérations de la nature de ne pas voir que l’effet des
couleurs est dans leur permanence et celui des sons dans leur succession. »
(Essai sur l’origine des langues, ch. XVI, Ducros, 1968, p : 169). Éloignons,
en effet, les surdosages, les mélanges, les additions.
Nous avons souhaité souligner – en courant le risque d’une amplification
excessive, sinon caricaturale – « le poids du corporel » dans l’échange véritable, non seulement pour que ce corps lui-même se situe au cœur des médiations et les pathétise, mais parce que lui-même, en son fond, compte, fusionne même le physique et le psychique ; l’un s’exprime à travers l’autre.
Il est donc juste que ce qui est médiation basique ou fondamentale retentisse sur les liens intersubjectifs les plus variés que la médiologie, discipline cardinale, prend en compte et éclaire. Bref, le « médiateur par excellence» ne peut pas ne pas participer aux diverses médiations qu’il rend possibles
et même originales.
184
BERNARD STIEGLER
LeroiGourhan :
l’inorganique
organisé
Objets du
néolithique
Musée de SaintGermain
Photo Pierre
Pitron/Gallimard
La grande question de Leroi-Gourhan, c’est
la mémoire. Et il la rencontre dans la technique. Et comme il lie la technique à l’histoire
de la vie, sa pensée de la mémoire est aussi
une pensée du programme, qu’il soit cosmique,
génétique, socio-ethnique ou cybernétique :
l’œuvre de Leroi-Gourhan fournit des concepts
pour une histoire générale de la vie, y compris de la vie postbiologique (si l’on entend
par là la vie vécue et vivable hors des strictes
conditions biologiques : la vie sociale).
187
C’est cette formidable quête, commencée en Asie et terminée sur les champs
de fouilles préhistoriques en France, en passant par l’Afrique du Sud et une
connaissance très fine des médias de masse et des techniques industrielles les
plus contemporaines, anticipant dès 1965 l’hypertexte et la mise en réseau,
qui a inspiré le travail décisif de Jacques Derrida : De la grammatologie.
Dans les années 1930, Leroi-Gourhan met en effet en évidence que les objets techniques suivent des phylum de transformation qui, tout comme les squelettes de la paléontologie, font apparaître des lois d’évolution universalisables.
« Universalisables » veut dire ici que ces « lois » sont transversales à des cultures très diverses et ne sont pas dépendantes des facteurs culturels qu’elles
transcendent. Leroi-Gourhan le rend évident en étudiant des objets techniques
communs à divers peuples des côtes asiatiques du Pacifique – depuis les
Esquimaux jusqu’aux habitants des îles de la Sonde, en passant par la Chine.
Leroi-Gourhan est frappé par le fait que ces cultures, qui ne communiquent
pas les unes avec les autres, adoptent pourtant des techniques tout à fait identiques sur le plan morphogénétique. Il le démontre en analysant le cas du harpon à propulseur, utilisé aussi bien par les Esquimaux chasseurs de phoques
que par des pêcheurs de loutres éloignés de plusieurs milliers de kilomètres,
et dont il est attesté qu’ils n’eurent jamais d’échanges directs ou indirects avec
ces Esquimaux. En fait, Leroi-Gourhan établit dans L’homme et la matière
que les objets techniques évoluent en fonction de tendances techniques qui
commandent le devenir des objets et des systèmes techniques. La technique
forme en effet un système qui est pris dans une évolution soumise aux lois de
ce que Leroi-Gourhan nomme la technologie, non pas au sens où nous l’employons aujourd’hui pour désigner la technique mobilisant des savoirs scientifiques, mais au sens d’une théorie générale de l’évolution technique.
La technique, étant devenue une mnémotechnologie et mettant en œuvre
un processus généralisé et mondial d’industrialisation de la mémoire, fait
aujourd’hui exploser tous les cadres sociaux, économiques, politiques, religieux, esthétiques, et même vitaux, tous les cadres de pensée avec lesquels
nous considérions notre identité d’hommes, c’est à dire d’êtres sociaux, et
notre cadre de vie dans sa globalité. Cette situation extrême, qui suscite les
discours les plus réactionnaires (de droite – libérale ou nationaliste – comme
de gauche – républicaine ou démocrate), exige désormais une pensée de la
technique, dont Leroi-Gourhan fournit les concepts fondamentaux, et à partir desquels il est possible de faire apparaître un troisième RÈGNE, à côté
des deux règnes reconnus depuis longtemps des êtres inertes et des êtres organiques. Ce nouveau « règne », qui a été ignoré aussi bien par la philoso-
188
L’inorganique organisé
1. Ce dont
la théorie est
exposée dans
La technique
et le temps,
tomes I et II
(tome III à
paraître).
phie que par les sciences, c’est le règne de ce que j’appelle les êtres inorganiques (non-vivants) organisés (instrumentaux) 1.
Depuis le Ve siècle avant notre ère et jusqu’au XIXe siècle, du point de vue
de la pensée aussi bien philosophique que scientifique, les objets techniques
sont en quelque sorte des non-étants : ils relèvent littéralement du néant et
ne font donc l’objet d’aucune pensée en propre. La Physique d’Aristote tout
aussi bien que la Philosophie zoologique de Lamarck considèrent que pour
tout savoir authentique, c’est-à-dire scientifique, il n’existe que deux grandes
classes d’étants (« étant » traduit ici ta onta, l’expression grecque qui désigne dans la physique et la métaphysique « les choses qui sont ») : les étants
inertes, relevant de la physique, c’est-à-dire les étants qui ne sont pas organisés (les minéraux) ; et les étants organiques, relevant de la biologie, c’està-dire les étants organisés (les végétaux, les animaux et les hommes).
Entre ces deux grandes catégories d’étants, ceux qui relèvent de la physique et ceux qui relèvent des sciences du vivant, il n’y a absolument rien.
Or, à partir du XIXe siècle, des penseurs – historiens, archéologues, ethnologues ou philosophes, d’abord Allemands, tels Beckmann, Kapp, Marx, puis,
à partir du XXe siècle, Français, notamment Mauss, Leroi-Gourhan, Gille,
Simondon – comprennent que les objets techniques ont une histoire, et qu’en
étudiant des séries d’objets techniques dans le temps, par exemple des séries
de haches, ou des séries d’instruments de labour, on peut mettre en évidence
que ces objets techniques sont pris dans des processus évolutifs qui répondent
à des lois morphogénétiques.Or, ces lois ne relèvent pas simplement de la physique, bien qu’elles soient soumises à la physique : pour qu’un objet technique
fonctionne, il doit respecter les lois de la physique, mais la physique ne suffit
pas à expliquer l’évolution des objets techniques. Et ces lois ne relèvent pas
non plus strictement de l’anthropologie.
C’est en étudiant les ethnies du Pacifique que Leroi-Gourhan fournit le concept
fondamental de tendance et la méthode d’étude de la morphogenèse des objets
techniques. Mais c’est en passant à la paléontologie humaine et à la Préhistoire
que sa pensée prend toute sa dimension. Car en changeant d’échelle de temps,
Leroi-Gourhan finit par poser que l’apparition de la technique est essentiellement l’apparition non seulement d’un «troisième règne », mais d’une troisième
mémoire : à côté des mémoires somatique et germinale qui caractérisent les êtres
sexués, apparaît une mémoire transmissible de générations en générations et
que conservent en quelque sorte « spontanément » les organes techniques.
Il se produit il y a 4 millions d’années ce que Leroi-Gourhan appelle le
processus d’extériorisation. Ce terme d’« extériorisation » n’est d’ailleurs pas
189
pleinement satisfaisant. Car il suppose que ce qui est « extériorisé » était auparavant « à l’intérieur », ce qui n’est justement pas le cas. L’homme n’est
homme que dans la mesure où il se met hors de lui, dans ses prothèses. Avant
cette extériorisation, l’homme n’existe pas. En ce sens, si l’on dit souvent
que l’homme a inventé la technique, il serait peut-être plus exact ou en tout
cas tout aussi légitime de dire que c’est la technique, nouveau stade de l’histoire de la vie, qui a inventé l’homme. L’« extériorisation », c’est la poursuite
de la vie par d’autres moyens que la vie.
Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme
s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple
est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais
de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois. Homme
et technique constituent les termes de ce que Simondon appelait une relation transductive : une relation qui constitue ses termes, ce qui signifie qu’un
terme de la relation n’existe pas hors de la relation, étant constitué par l’autre
terme de la relation. À partir du moment où s’amorce le processus d’extériorisation, un être nouveau apparaît qui s’émancipe progressivement de la
pression de sélection en plaçant les critères de sa puissance hors de son propre
corps et donc de son enveloppe génétique, développant pour survivre des
objets techniques à travers lesquels la vie se poursuit dans de nouvelles conditions et par d’autres moyens que la vie. Si l’on définit la vie, depuis Lamarck
et Darwin, comme une évolution où des formes d’organisation ne cessent de
se différencier, de s’enrichir et de se diversifier, à partir de l’extériorisation,
le processus de différenciation vitale se poursuit non seulement par la différenciation des êtres vivants, mais par la différenciation fonctionnelle des
objets techniques et des organisations sociales qu’ils permettent de constituer.
Aujourd’hui, l’inventaire de pièces détachées de l’armée américaine
comporte des centaines de millions de types d’objets techniques différents.
Depuis la révolution industrielle, la prolifération des objets techniques est
devenue comparable, en diversité, à celle des espèces animales. Avec
l’homme, l’être vivant cesse de se différencier sur le plan vital : relativement
au rythme d’évolution des objets techniques, l’homme est biologiquement
à peu près stabilisé depuis 200 000 ou 300 000 ans. C’est pourquoi l’on dit
que l’homme post-néandertalien est déjà l’homme moderne (au sens des préhistoriens bien sûr). Notre structure génétique semble s’être stabilisée à ce
moment-là (en revanche, elle évolue très sensiblement entre le premier tailleur
d’outils et l’homme de Neandertal, particulièrement en ce qui concerne l’or-
190
L’inorganique organisé
ganisation du cortex cérébral – c’est ce que l’on appelle l’ouverture de l’éventail cortical). Or, la différenciation génétique semble s’atténuer au moment
même où la différenciation technologique explose. Néandertal, dont les aires
cérébrales ressemblent beaucoup à celles de l’homme actuel, sait déjà fabriquer des centaines de types d’outils différents, et c’est également à partir de ce moment que les systèmes techniques à la fois durent sensiblement
moins longtemps et couvrent des aires de plus en plus vastes.
C’est en ce sens que je dis que le processus d’extériorisation est la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie. Or, s’il est vrai que le vivant
sexué est défini par deux mémoires, celle, génétique, de l’espèce (le génome)
et celle, épigénétique, de l’individu (la mémoire nerveuse), à partir de l’homme
apparaît une troisième mémoire du fait même de cette « extériorisation ».
Tous les animaux supérieurs ont une expérience individuelle, engrammée dans leur mémoire nerveuse, qui leur permet de s’adapter individuellement à tel ou tel environnement local. Pourtant, si je dresse un animal et
que celui-ci meurt, rien de ce que je lui ai appris n’est transmissible à son
espèce parce que l’expérience individuelle des êtres vivants n’est pas héritée par l’espèce et s’efface à chaque mort individuelle.
S’il n’y a pas de cumulativité de l’expérience individuelle chez les animaux, les espèces n’héritant pas de l’expérience des individus qui les composent, c’est au contraire la possibilité de transmettre l’expérience individuelle que rend possible le processus d’extériorisation. Et c’est ce que l’on
appelle la culture. A partir de l’être dit « humain », c’est-à-dire de l’être qui
se développe par la production d’outils, quelque chose de très important se
produit : l’essentiel de l’expérience individuelle se concentre précisément dans
le rapport à l’outil et dans l’outil lui-même. L’outil est l’organe de prédation et de défense, c’est-à-dire de survie de l’espèce, et c’est dans l’outil que
toute l’expérience de la survie et de la mort se rassemble, soit comme outil
guerrier, soit comme outil de travail. Or, du fait que cet outil est une extériorisation de la vie dans un organe qui n’est pas vivant lui-même, lorsque
le tailleur d’outil meurt, l’expérience individuelle conservée dans sa mémoire
nerveuse trépasse sans doute avec lui, mais, son outil restant, la trace de son
expérience ou une partie de son expérience demeure dans l’outil. En récupérant son outil, son descendant hérite d’une partie de son expérience.
Cela veut dire que la technique est avant tout une mémoire, une troisième mémoire, ni génétique ni simplement épigénétique. Je l’ai appelée épiphylogénétique, parce qu’étant le fruit d’une expérience, elle est d’origine
épigénétique, et parce que cette expérience individuelle étant sommée, cette
191
mémoire technique rendant possible une transmission et un héritage, un phylum qui ouvre la possibilité d’une culture, elle est également phylogénétique.
Il est bien évident qu’un silex taillé n’est pas fait pour garder la mémoire.
C’est n’est qu’à partir du néolithique qu’apparaissent véritablement ce que
nous appelons des mnémotechniques, c’est-à-dire des techniques conçues pour
garder la mémoire. Néanmoins, si nous pouvons aujourd’hui reconstituer l’histoire et surtout la proto-histoire et la Préhistoire de l’homme, c’est parce que
nous retrouvons des traces techniques qui nous permettent d’accéder à la mémoire des civilisations les plus anciennes, bien avant l’apparition des mnémotechniques à proprement parler. C’est à travers ces traces techniques que
les archéologues et les préhistoriens reconstituent le savoir des hommes les plus
archaïques, grâce à des silex, puis à des poteries, à des restes d’architecture et
à toutes sortes d’objets usuels dont les caractéristiques organisationnelles sont
des guides pour en reconstituer l’usage, et, au bout du compte, l’expérience
des hommes qui les possédaient. Ces objets usuels sont des transmetteurs de
mémoire même lorsqu’ils n’ont pas été fabriqués dans ce but, et par le seul
fait qu’ils résultent du processus d’extériorisation du vivant dans de l’inorganique organisé, dans des organes techniques, dans des instruments.
À tout ce raisonnement, on pourrait objecter qu’il semble aujourd’hui attesté
que certains chimpanzés ont déjà des pratiques culturelles, sur certaines côtes
de l’Afrique. De fait, cette remarque ne me gêne pas. Cela signifie pour moi simplement que le processus d’hominisation est déjà en route avec le chimpanzé, il
nous est déjà promis avec lui. C’est d’ailleurs sans doute en cela que cet animal
nous est si estimable. Je serais presque prêt à admettre qu’il appartient à l’histoire humaine, prêt à faire commencer l’homme avec lui, puisque le Zinjanthrope
était sans doute largement aussi différent et proche de nous à la fois, même si
lui fabriquait véritablement des outils, ce que ne fait pas le chimpanzé…
En vérité, il n’y a pas de critère véritablement scientifique pour dire où
et quand commence l’homme, sinon dans le constat que la vie s’extériorise.
Chaque fois que nous disons : « Voilà où l’homme commence », c’est parce
que nous avons en vue une idée de là où il devrait finir, c’est autrement dit
parce que nous y projetons l’idée que nous nous faisons de l’avenir de l’homme.
Que l’avenir de l’homme soit dans l’innocence si maligne et maline du singe
est une idée qui me plaît beaucoup. Il serait magnifique que nous sachions
encore hériter de cette innocence. De plus, demandons-nous pourquoi nous
hésitons moins à marcher sur une fourmi ou une mouche que sur une souris, et pourquoi nous nous sentons moins proche d’une souris que d’un chat,
d’un chat que d’un singe, d’un singe que d’un enfant. Je me suis toujours
192
L’inorganique organisé
dit que cela vient du fait que je partage toujours plus de mémoire avec ces
êtres. N’est-ce pas aussi pourquoi, au bout du compte, je suis plus attaché
à quelqu’un de ma famille qu’à un étranger ?
La culture n’est rien d’autre que la capacité d’hériter collectivement de
l’expérience de nos ancêtres et cela a été compris depuis longtemps. Ce qui
a été moins compris, c’est que la technique en tant que troisième mémoire
vitale est la condition d’une telle transmission.
Si l’outil en général est un support de mémoire sans être fait spécifiquement pour conserver la mémoire, à partir du néolithique, de nouvelles techniques apparaissent, qui ont proprement pour finalité de mémoriser l’expérience. L’émergence de ces mnémotechniques, qui s’étend sur plusieurs
millénaires, constitue un événement considérable, car elles permettent de transmettre non seulement des expériences liées à des comportements moteurs et
de survie, mais proprement des contenus symboliques et même des arguments,
de véritables visions du monde, religieuses ou profanes, collective ou individuelles. Cela commence avec les premiers systèmes de comptage et les premières écritures idéogrammatiques. Jusqu’à ce qu’apparaissent les écritures
alphabétiques, que nous utilisons encore, qui nous donnent l’Ancien Testament
et qui nous permettent d’accéder à la mémoire des Grecs anciens, pères du
savoir rationnel et de la philosophie, et d’y accéder comme si nous y étions.
Lorsque nous lisons un dialogue de Platon, nous avons l’impression d’être
en très forte familiarité avec les Grecs. Il nous paraît extraordinaire de constater la modernité et l’actualité des préoccupations de ces Grecs, des questions
dont ils nous parlent, et qui nous intéressent encore et nous concernent autant que les jeunes Athéniens auxquels s’adresse Socrate. Qu’est-ce qui rend
possible une telle modernité à travers tant de siècles ? Si nous allons au sanctuaire de Delphes et que nous connaissons le grec ancien, parce que nous
avons pu l’apprendre dans des livres, nous pouvons encore lire les stèles que
les Athéniens ont dressées à la gloire de tel ou tel grand personnage ou de
tel dieu de la même façon qu’un Grec pouvait les lire il y a 2500 ans. Car
nous partageons encore avec ce Grec le même système mnémotechnique, à
savoir l’écriture alphabétique. Or celle-ci présente la caractéristique d’être
capable de se substituer à la parole presque sans perte : si elle ne permet
pas de conserver la voix, l’intonation et la prosodie du locuteur, les significations, la syntaxe et la sémantique sont transmises intactes.
Cela veut dire que depuis la Grèce ancienne et son alphabet, nous partageons et poursuivons l’expérience des mondes antiques, ce qui a permis la
naissance de la science, qui n’est rien d’autre que la poursuite d’un inlas-
193
sable dialogue, d’un débat sans fin avec les premiers Grecs qui se mirent à
penser et à discuter entre eux et chacun avec lui-même par la médiation de
l’écriture. Dès lors que nous maîtrisons l’écriture alphabétique, nous sommes
capables de continuer à dialoguer avec Thalès et Euclide. Lorsque Riemann
remet en question les fondements de la géométrie euclidiennne, il ne peut le
faire que parce qu’il accède aux Éléments d’Euclide, que parce qu’il lit les
théorèmes et les axiomes et les critique comme s’il discutait avec Euclide, via
un débat qui dure plus de deux millénaires et se poursuit aux conditions initiales ouvertes par la rigueur de l’axiomatique euclidienne. Rien de cela ne
serait possible sans l’écriture alphabétique, qui permet d’une part une transmission rigoureusement exacte du raisonnement euclidien et des définitions
auxquelles il aboutit, et d’autre part, et d’ailleurs en premier lieu, qui permet à Euclide lui-même de reprendre son raisonnement exactement là où il
l’avait interrompu la veille, sans rien perdre de la mémoire du chemin parcouru ; et d’isoler dans la langue des termes formant un système discret, permettant de construire un vocabulaire spécifique de la géométrie et de le manipuler en relation avec des figures.
Non seulement l’écriture alphabétique nous permet aujourd’hui encore
d’accéder au raisonnement d’Euclide, et en quelque sorte de traverser le mur
du temps, mais elle permet à Euclide lui-même, d’une part, de surmonter
les limites de sa propre mémoire et, d’autre part, de construire son raisonnement en fixant rigoureusement les termes de son axiomatique. Autrement
dit, le support technique de mémoire n’est pas ici un simple moyen de transmission du savoir : il constitue la possibilité même de son élaboration.
La technique a donc deux grands fondements : d’une part, elle abstrait
l’évolution des êtres vivants que nous sommes hors des conditions strictement biologiques, en sorte que l’avenir de ce vivant n’est plus totalement
dépendant de conditions strictement génétiques ; d’autre part, et j’ai montré pourquoi ces deux aspects sont inséparables, la technique est un phénomène de mémorisation, soit comme mémoire épiphylogénétique en général,
soit comme mnémotechnique à proprement parler.
C’est Jacques Derrida qui a porté pour la première fois au niveau philosophique la question de la trace et de ce qu’il appelait alors le «supplément »,
en explorant les conditions de ce qu’il nomme en 1967 une grammatologie.
Mais au-delà d’une réflexion sur l’écriture, il s’agit de la question beaucoup
plus générale de la technique. C’est du moins ce que je tente de montrer dans
mon propre travail, en accord sur ce point avec Régis Debray – et c’est aussi
le rôle du support comme technique qu’étudie la médiologie.
194
BERNARD STIEGLER
LeroiGourhan :
l’inorganique
organisé
Objets du
néolithique
Musée de SaintGermain
Photo Pierre
Pitron/Gallimard
La grande question de Leroi-Gourhan, c’est
la mémoire. Et il la rencontre dans la technique. Et comme il lie la technique à l’histoire
de la vie, sa pensée de la mémoire est aussi
une pensée du programme, qu’il soit cosmique,
génétique, socio-ethnique ou cybernétique :
l’œuvre de Leroi-Gourhan fournit des concepts
pour une histoire générale de la vie, y compris de la vie postbiologique (si l’on entend
par là la vie vécue et vivable hors des strictes
conditions biologiques : la vie sociale).
187
C’est cette formidable quête, commencée en Asie et terminée sur les champs
de fouilles préhistoriques en France, en passant par l’Afrique du Sud et une
connaissance très fine des médias de masse et des techniques industrielles les
plus contemporaines, anticipant dès 1965 l’hypertexte et la mise en réseau,
qui a inspiré le travail décisif de Jacques Derrida : De la grammatologie.
Dans les années 1930, Leroi-Gourhan met en effet en évidence que les objets techniques suivent des phylum de transformation qui, tout comme les squelettes de la paléontologie, font apparaître des lois d’évolution universalisables.
« Universalisables » veut dire ici que ces « lois » sont transversales à des cultures très diverses et ne sont pas dépendantes des facteurs culturels qu’elles
transcendent. Leroi-Gourhan le rend évident en étudiant des objets techniques
communs à divers peuples des côtes asiatiques du Pacifique – depuis les
Esquimaux jusqu’aux habitants des îles de la Sonde, en passant par la Chine.
Leroi-Gourhan est frappé par le fait que ces cultures, qui ne communiquent
pas les unes avec les autres, adoptent pourtant des techniques tout à fait identiques sur le plan morphogénétique. Il le démontre en analysant le cas du harpon à propulseur, utilisé aussi bien par les Esquimaux chasseurs de phoques
que par des pêcheurs de loutres éloignés de plusieurs milliers de kilomètres,
et dont il est attesté qu’ils n’eurent jamais d’échanges directs ou indirects avec
ces Esquimaux. En fait, Leroi-Gourhan établit dans L’homme et la matière
que les objets techniques évoluent en fonction de tendances techniques qui
commandent le devenir des objets et des systèmes techniques. La technique
forme en effet un système qui est pris dans une évolution soumise aux lois de
ce que Leroi-Gourhan nomme la technologie, non pas au sens où nous l’employons aujourd’hui pour désigner la technique mobilisant des savoirs scientifiques, mais au sens d’une théorie générale de l’évolution technique.
La technique, étant devenue une mnémotechnologie et mettant en œuvre
un processus généralisé et mondial d’industrialisation de la mémoire, fait
aujourd’hui exploser tous les cadres sociaux, économiques, politiques, religieux, esthétiques, et même vitaux, tous les cadres de pensée avec lesquels
nous considérions notre identité d’hommes, c’est à dire d’êtres sociaux, et
notre cadre de vie dans sa globalité. Cette situation extrême, qui suscite les
discours les plus réactionnaires (de droite – libérale ou nationaliste – comme
de gauche – républicaine ou démocrate), exige désormais une pensée de la
technique, dont Leroi-Gourhan fournit les concepts fondamentaux, et à partir desquels il est possible de faire apparaître un troisième RÈGNE, à côté
des deux règnes reconnus depuis longtemps des êtres inertes et des êtres organiques. Ce nouveau « règne », qui a été ignoré aussi bien par la philoso-
188
L’inorganique organisé
1. Ce dont
la théorie est
exposée dans
La technique
et le temps,
tomes I et II
(tome III à
paraître).
phie que par les sciences, c’est le règne de ce que j’appelle les êtres inorganiques (non-vivants) organisés (instrumentaux) 1.
Depuis le Ve siècle avant notre ère et jusqu’au XIXe siècle, du point de vue
de la pensée aussi bien philosophique que scientifique, les objets techniques
sont en quelque sorte des non-étants : ils relèvent littéralement du néant et
ne font donc l’objet d’aucune pensée en propre. La Physique d’Aristote tout
aussi bien que la Philosophie zoologique de Lamarck considèrent que pour
tout savoir authentique, c’est-à-dire scientifique, il n’existe que deux grandes
classes d’étants (« étant » traduit ici ta onta, l’expression grecque qui désigne dans la physique et la métaphysique « les choses qui sont ») : les étants
inertes, relevant de la physique, c’est-à-dire les étants qui ne sont pas organisés (les minéraux) ; et les étants organiques, relevant de la biologie, c’està-dire les étants organisés (les végétaux, les animaux et les hommes).
Entre ces deux grandes catégories d’étants, ceux qui relèvent de la physique et ceux qui relèvent des sciences du vivant, il n’y a absolument rien.
Or, à partir du XIXe siècle, des penseurs – historiens, archéologues, ethnologues ou philosophes, d’abord Allemands, tels Beckmann, Kapp, Marx, puis,
à partir du XXe siècle, Français, notamment Mauss, Leroi-Gourhan, Gille,
Simondon – comprennent que les objets techniques ont une histoire, et qu’en
étudiant des séries d’objets techniques dans le temps, par exemple des séries
de haches, ou des séries d’instruments de labour, on peut mettre en évidence
que ces objets techniques sont pris dans des processus évolutifs qui répondent
à des lois morphogénétiques.Or, ces lois ne relèvent pas simplement de la physique, bien qu’elles soient soumises à la physique : pour qu’un objet technique
fonctionne, il doit respecter les lois de la physique, mais la physique ne suffit
pas à expliquer l’évolution des objets techniques. Et ces lois ne relèvent pas
non plus strictement de l’anthropologie.
C’est en étudiant les ethnies du Pacifique que Leroi-Gourhan fournit le concept
fondamental de tendance et la méthode d’étude de la morphogenèse des objets
techniques. Mais c’est en passant à la paléontologie humaine et à la Préhistoire
que sa pensée prend toute sa dimension. Car en changeant d’échelle de temps,
Leroi-Gourhan finit par poser que l’apparition de la technique est essentiellement l’apparition non seulement d’un «troisième règne », mais d’une troisième
mémoire : à côté des mémoires somatique et germinale qui caractérisent les êtres
sexués, apparaît une mémoire transmissible de générations en générations et
que conservent en quelque sorte « spontanément » les organes techniques.
Il se produit il y a 4 millions d’années ce que Leroi-Gourhan appelle le
processus d’extériorisation. Ce terme d’« extériorisation » n’est d’ailleurs pas
189
pleinement satisfaisant. Car il suppose que ce qui est « extériorisé » était auparavant « à l’intérieur », ce qui n’est justement pas le cas. L’homme n’est
homme que dans la mesure où il se met hors de lui, dans ses prothèses. Avant
cette extériorisation, l’homme n’existe pas. En ce sens, si l’on dit souvent
que l’homme a inventé la technique, il serait peut-être plus exact ou en tout
cas tout aussi légitime de dire que c’est la technique, nouveau stade de l’histoire de la vie, qui a inventé l’homme. L’« extériorisation », c’est la poursuite
de la vie par d’autres moyens que la vie.
Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme
s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple
est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais
de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois. Homme
et technique constituent les termes de ce que Simondon appelait une relation transductive : une relation qui constitue ses termes, ce qui signifie qu’un
terme de la relation n’existe pas hors de la relation, étant constitué par l’autre
terme de la relation. À partir du moment où s’amorce le processus d’extériorisation, un être nouveau apparaît qui s’émancipe progressivement de la
pression de sélection en plaçant les critères de sa puissance hors de son propre
corps et donc de son enveloppe génétique, développant pour survivre des
objets techniques à travers lesquels la vie se poursuit dans de nouvelles conditions et par d’autres moyens que la vie. Si l’on définit la vie, depuis Lamarck
et Darwin, comme une évolution où des formes d’organisation ne cessent de
se différencier, de s’enrichir et de se diversifier, à partir de l’extériorisation,
le processus de différenciation vitale se poursuit non seulement par la différenciation des êtres vivants, mais par la différenciation fonctionnelle des
objets techniques et des organisations sociales qu’ils permettent de constituer.
Aujourd’hui, l’inventaire de pièces détachées de l’armée américaine
comporte des centaines de millions de types d’objets techniques différents.
Depuis la révolution industrielle, la prolifération des objets techniques est
devenue comparable, en diversité, à celle des espèces animales. Avec
l’homme, l’être vivant cesse de se différencier sur le plan vital : relativement
au rythme d’évolution des objets techniques, l’homme est biologiquement
à peu près stabilisé depuis 200 000 ou 300 000 ans. C’est pourquoi l’on dit
que l’homme post-néandertalien est déjà l’homme moderne (au sens des préhistoriens bien sûr). Notre structure génétique semble s’être stabilisée à ce
moment-là (en revanche, elle évolue très sensiblement entre le premier tailleur
d’outils et l’homme de Neandertal, particulièrement en ce qui concerne l’or-
190
L’inorganique organisé
ganisation du cortex cérébral – c’est ce que l’on appelle l’ouverture de l’éventail cortical). Or, la différenciation génétique semble s’atténuer au moment
même où la différenciation technologique explose. Néandertal, dont les aires
cérébrales ressemblent beaucoup à celles de l’homme actuel, sait déjà fabriquer des centaines de types d’outils différents, et c’est également à partir de ce moment que les systèmes techniques à la fois durent sensiblement
moins longtemps et couvrent des aires de plus en plus vastes.
C’est en ce sens que je dis que le processus d’extériorisation est la poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie. Or, s’il est vrai que le vivant
sexué est défini par deux mémoires, celle, génétique, de l’espèce (le génome)
et celle, épigénétique, de l’individu (la mémoire nerveuse), à partir de l’homme
apparaît une troisième mémoire du fait même de cette « extériorisation ».
Tous les animaux supérieurs ont une expérience individuelle, engrammée dans leur mémoire nerveuse, qui leur permet de s’adapter individuellement à tel ou tel environnement local. Pourtant, si je dresse un animal et
que celui-ci meurt, rien de ce que je lui ai appris n’est transmissible à son
espèce parce que l’expérience individuelle des êtres vivants n’est pas héritée par l’espèce et s’efface à chaque mort individuelle.
S’il n’y a pas de cumulativité de l’expérience individuelle chez les animaux, les espèces n’héritant pas de l’expérience des individus qui les composent, c’est au contraire la possibilité de transmettre l’expérience individuelle que rend possible le processus d’extériorisation. Et c’est ce que l’on
appelle la culture. A partir de l’être dit « humain », c’est-à-dire de l’être qui
se développe par la production d’outils, quelque chose de très important se
produit : l’essentiel de l’expérience individuelle se concentre précisément dans
le rapport à l’outil et dans l’outil lui-même. L’outil est l’organe de prédation et de défense, c’est-à-dire de survie de l’espèce, et c’est dans l’outil que
toute l’expérience de la survie et de la mort se rassemble, soit comme outil
guerrier, soit comme outil de travail. Or, du fait que cet outil est une extériorisation de la vie dans un organe qui n’est pas vivant lui-même, lorsque
le tailleur d’outil meurt, l’expérience individuelle conservée dans sa mémoire
nerveuse trépasse sans doute avec lui, mais, son outil restant, la trace de son
expérience ou une partie de son expérience demeure dans l’outil. En récupérant son outil, son descendant hérite d’une partie de son expérience.
Cela veut dire que la technique est avant tout une mémoire, une troisième mémoire, ni génétique ni simplement épigénétique. Je l’ai appelée épiphylogénétique, parce qu’étant le fruit d’une expérience, elle est d’origine
épigénétique, et parce que cette expérience individuelle étant sommée, cette
191
mémoire technique rendant possible une transmission et un héritage, un phylum qui ouvre la possibilité d’une culture, elle est également phylogénétique.
Il est bien évident qu’un silex taillé n’est pas fait pour garder la mémoire.
C’est n’est qu’à partir du néolithique qu’apparaissent véritablement ce que
nous appelons des mnémotechniques, c’est-à-dire des techniques conçues pour
garder la mémoire. Néanmoins, si nous pouvons aujourd’hui reconstituer l’histoire et surtout la proto-histoire et la Préhistoire de l’homme, c’est parce que
nous retrouvons des traces techniques qui nous permettent d’accéder à la mémoire des civilisations les plus anciennes, bien avant l’apparition des mnémotechniques à proprement parler. C’est à travers ces traces techniques que
les archéologues et les préhistoriens reconstituent le savoir des hommes les plus
archaïques, grâce à des silex, puis à des poteries, à des restes d’architecture et
à toutes sortes d’objets usuels dont les caractéristiques organisationnelles sont
des guides pour en reconstituer l’usage, et, au bout du compte, l’expérience
des hommes qui les possédaient. Ces objets usuels sont des transmetteurs de
mémoire même lorsqu’ils n’ont pas été fabriqués dans ce but, et par le seul
fait qu’ils résultent du processus d’extériorisation du vivant dans de l’inorganique organisé, dans des organes techniques, dans des instruments.
À tout ce raisonnement, on pourrait objecter qu’il semble aujourd’hui attesté
que certains chimpanzés ont déjà des pratiques culturelles, sur certaines côtes
de l’Afrique. De fait, cette remarque ne me gêne pas. Cela signifie pour moi simplement que le processus d’hominisation est déjà en route avec le chimpanzé, il
nous est déjà promis avec lui. C’est d’ailleurs sans doute en cela que cet animal
nous est si estimable. Je serais presque prêt à admettre qu’il appartient à l’histoire humaine, prêt à faire commencer l’homme avec lui, puisque le Zinjanthrope
était sans doute largement aussi différent et proche de nous à la fois, même si
lui fabriquait véritablement des outils, ce que ne fait pas le chimpanzé…
En vérité, il n’y a pas de critère véritablement scientifique pour dire où
et quand commence l’homme, sinon dans le constat que la vie s’extériorise.
Chaque fois que nous disons : « Voilà où l’homme commence », c’est parce
que nous avons en vue une idée de là où il devrait finir, c’est autrement dit
parce que nous y projetons l’idée que nous nous faisons de l’avenir de l’homme.
Que l’avenir de l’homme soit dans l’innocence si maligne et maline du singe
est une idée qui me plaît beaucoup. Il serait magnifique que nous sachions
encore hériter de cette innocence. De plus, demandons-nous pourquoi nous
hésitons moins à marcher sur une fourmi ou une mouche que sur une souris, et pourquoi nous nous sentons moins proche d’une souris que d’un chat,
d’un chat que d’un singe, d’un singe que d’un enfant. Je me suis toujours
192
L’inorganique organisé
dit que cela vient du fait que je partage toujours plus de mémoire avec ces
êtres. N’est-ce pas aussi pourquoi, au bout du compte, je suis plus attaché
à quelqu’un de ma famille qu’à un étranger ?
La culture n’est rien d’autre que la capacité d’hériter collectivement de
l’expérience de nos ancêtres et cela a été compris depuis longtemps. Ce qui
a été moins compris, c’est que la technique en tant que troisième mémoire
vitale est la condition d’une telle transmission.
Si l’outil en général est un support de mémoire sans être fait spécifiquement pour conserver la mémoire, à partir du néolithique, de nouvelles techniques apparaissent, qui ont proprement pour finalité de mémoriser l’expérience. L’émergence de ces mnémotechniques, qui s’étend sur plusieurs
millénaires, constitue un événement considérable, car elles permettent de transmettre non seulement des expériences liées à des comportements moteurs et
de survie, mais proprement des contenus symboliques et même des arguments,
de véritables visions du monde, religieuses ou profanes, collective ou individuelles. Cela commence avec les premiers systèmes de comptage et les premières écritures idéogrammatiques. Jusqu’à ce qu’apparaissent les écritures
alphabétiques, que nous utilisons encore, qui nous donnent l’Ancien Testament
et qui nous permettent d’accéder à la mémoire des Grecs anciens, pères du
savoir rationnel et de la philosophie, et d’y accéder comme si nous y étions.
Lorsque nous lisons un dialogue de Platon, nous avons l’impression d’être
en très forte familiarité avec les Grecs. Il nous paraît extraordinaire de constater la modernité et l’actualité des préoccupations de ces Grecs, des questions
dont ils nous parlent, et qui nous intéressent encore et nous concernent autant que les jeunes Athéniens auxquels s’adresse Socrate. Qu’est-ce qui rend
possible une telle modernité à travers tant de siècles ? Si nous allons au sanctuaire de Delphes et que nous connaissons le grec ancien, parce que nous
avons pu l’apprendre dans des livres, nous pouvons encore lire les stèles que
les Athéniens ont dressées à la gloire de tel ou tel grand personnage ou de
tel dieu de la même façon qu’un Grec pouvait les lire il y a 2500 ans. Car
nous partageons encore avec ce Grec le même système mnémotechnique, à
savoir l’écriture alphabétique. Or celle-ci présente la caractéristique d’être
capable de se substituer à la parole presque sans perte : si elle ne permet
pas de conserver la voix, l’intonation et la prosodie du locuteur, les significations, la syntaxe et la sémantique sont transmises intactes.
Cela veut dire que depuis la Grèce ancienne et son alphabet, nous partageons et poursuivons l’expérience des mondes antiques, ce qui a permis la
naissance de la science, qui n’est rien d’autre que la poursuite d’un inlas-
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sable dialogue, d’un débat sans fin avec les premiers Grecs qui se mirent à
penser et à discuter entre eux et chacun avec lui-même par la médiation de
l’écriture. Dès lors que nous maîtrisons l’écriture alphabétique, nous sommes
capables de continuer à dialoguer avec Thalès et Euclide. Lorsque Riemann
remet en question les fondements de la géométrie euclidiennne, il ne peut le
faire que parce qu’il accède aux Éléments d’Euclide, que parce qu’il lit les
théorèmes et les axiomes et les critique comme s’il discutait avec Euclide, via
un débat qui dure plus de deux millénaires et se poursuit aux conditions initiales ouvertes par la rigueur de l’axiomatique euclidienne. Rien de cela ne
serait possible sans l’écriture alphabétique, qui permet d’une part une transmission rigoureusement exacte du raisonnement euclidien et des définitions
auxquelles il aboutit, et d’autre part, et d’ailleurs en premier lieu, qui permet à Euclide lui-même de reprendre son raisonnement exactement là où il
l’avait interrompu la veille, sans rien perdre de la mémoire du chemin parcouru ; et d’isoler dans la langue des termes formant un système discret, permettant de construire un vocabulaire spécifique de la géométrie et de le manipuler en relation avec des figures.
Non seulement l’écriture alphabétique nous permet aujourd’hui encore
d’accéder au raisonnement d’Euclide, et en quelque sorte de traverser le mur
du temps, mais elle permet à Euclide lui-même, d’une part, de surmonter
les limites de sa propre mémoire et, d’autre part, de construire son raisonnement en fixant rigoureusement les termes de son axiomatique. Autrement
dit, le support technique de mémoire n’est pas ici un simple moyen de transmission du savoir : il constitue la possibilité même de son élaboration.
La technique a donc deux grands fondements : d’une part, elle abstrait
l’évolution des êtres vivants que nous sommes hors des conditions strictement biologiques, en sorte que l’avenir de ce vivant n’est plus totalement
dépendant de conditions strictement génétiques ; d’autre part, et j’ai montré pourquoi ces deux aspects sont inséparables, la technique est un phénomène de mémorisation, soit comme mémoire épiphylogénétique en général,
soit comme mnémotechnique à proprement parler.
C’est Jacques Derrida qui a porté pour la première fois au niveau philosophique la question de la trace et de ce qu’il appelait alors le «supplément »,
en explorant les conditions de ce qu’il nomme en 1967 une grammatologie.
Mais au-delà d’une réflexion sur l’écriture, il s’agit de la question beaucoup
plus générale de la technique. C’est du moins ce que je tente de montrer dans
mon propre travail, en accord sur ce point avec Régis Debray – et c’est aussi
le rôle du support comme technique qu’étudie la médiologie.
194
JACQUES PERRIAULT
«Culture
technique»
Éléments pour l’histoire
d’une décennie singulière
1975-1985
Courbes
roulantes de
Schrœder
Photo : studio CNAM
© Musée des arts et
métiers-CNAM, Paris
La médiologie se présente comme la production d’un discours raisonné sur la fonction symbolique des médiations. Elle attache la plus
grande importance à la technique dans ce
qu’elle a de plus concret. Qui a travaillé, voire
milité, ce qui est mon cas, pour que notre culture lui accorde la place qui lui revient, ne peut
que s’en réjouir. Platon, en effet, l’avait déjà
mise en disgrâce, parce qu’il la haïssait en soi?
parce que les Stoïciens l’honoraient? Le doute
subsiste. Toujours est-il qu’aujourd’hui la
question reste pendante, alors que, pour reprendre le mot de Philippe Roqueplo, nous vivons dans une techno-nature et que nous devons, plus que jamais, penser la technique.
197
De Culture technique aux Cahiers de médiologie, la transmission s’impose à
ceux qui pratiquent l’analyse médiologique des efforts et des écrits des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens qui, dans les années 1970, ont œuvré
pour réhabiliter la technique aux yeux des penseurs, non pour la honnir ou
l’encenser, mais pour constamment la mettre en question. Cette transmission a deux enjeux principaux. L’un, qui pourra paraître anecdotique à certains, est de raconter ce qui s’est passé à une époque (1975-1985) où des
chercheurs d’aujourd’hui étaient encore au berceau, de citer des noms,
d’indiquer des groupements, d’évoquer des liens, de sorte qu’ils puissent un
jour construire l’histoire de ce qui a constitué probablement un mouvement
significatif de la société d’alors. Le second enjeu est de comprendre pourquoi, dans l’histoire et dans la culture françaises, l’intérêt porté à la question de la technique est compulsif, encensement ou anathème, souvent utopique, rarement laïc, jamais citoyen. De comprendre aussi quels
pressentiments, rarement conscients au moment où ils se produisent, agitent
ceux, tels les médiologues aujourd’hui, qui rouvrent le dossier comme le
firent ceux qui militèrent juste après le choc pétrolier de 1974, percevant les
signaux faibles de l’arrivée de la crise structurelle de l’économie mondiale et
du changement de système technique.
Un héritage mutilé
La répulsion qu’affiche la Culture pour la technique remonte très loin en
France, en dépit d’efforts successifs et réitérés depuis ceux des Encyclopédistes
pour l’y intégrer. Répulsion plus que dédain ou ignorance, car dans l’attitude
des intellectuels vis-à -vis de la technique, il y a aussi l’impression justifiée
qu’elle a contribué à asservir les hommes, tout en étant soutenue par un discours de propagande affichant qu’il s’agit de les libérer. L’asservissement de
l’homme par la machine est un thème récurrent chez un auteur tel que Georges
Duhamel, qui eut une grande influence dans l’entre-deux guerres.
La technique explosa, dans tous les sens du terme, lors de la Seconde
guerre mondiale et marqua profondément un certain nombre de consciences.
L’intérêt des milieux intellectuels à son égard se manifesta fortement en
France dans les années 1970 (la jeune génération qui avait reçu les bombes
pendant son enfance avait alors la trentaine). Un mouvement important se
dessina alors pour prendre acte de ce qu’on ne peut penser le monde sans y
inclure la technique, car ses effets, bénéfiques ou néfastes, étaient lourds de
198
« Culture technique »
conséquences. Ce dessillement s’opéra, en gros, de 1975 à 1985. Des institutions, des programmes de recherche, des publications en résultèrent, dont
certaines s’essoufflèrent, comme si le fossé entre culture et technique, fondateur de cette activité était difficile à franchir.
Dans les années 1970 se forge le constat d’un héritage culturel mutilé.
Jusqu’en 1848, tout ce qui a trait au travail et à la technique est largement
ignoré, sinon dédaigné par les universitaires issus de milieux aisés. Dans la
seconde moitié du XIXe siècle, la classe dirigeante change de stratégie. Elle
abandonne le laisser-faire de Guizot, chassé pour « conservatisme borné »,
et consent, pour endiguer la montée du prolétariat urbain, à une stratégie
de grands programmes (Haussmann, les chemins de fer…) et d’éducation
de masse obligatoire. Fourier, Zola, Dickens, les impressionnistes examinent
la technique et ses effets.
L’enseignement n’en change pas pour autant. Il faut attendre la publication en 1977i par Bertrand Gillei des Mécaniciens grecs pour que soit – légèrement – entamée l’image d’une Antiquité vue comme une contrée idyllique
où l’on vivait sans techniques ni machines et où le logos régnait en maître.
Ce mépris est-il une spécificité française ? Il est à craindre que ce soit le
produit de notre héritage historique si on le compare à celui de l’Angleterre.
Bien qu’Adam Smith ait déclaré en son temps que le travail est la source de
la richesse, position qu’admettent les économistes, de Marx à Walras, les attitudes culturelles des deux pays sont foncièrement différentes. L’aristocratie
française méprise le travail et l’industrie. Les frères Pereire et le banquier
Lafitte éprouvent de grandes difficultés, comme le raconte Fernand Braudel,
à mettre sur pied, au milieu du siècle, une industrie du rail en acier qui,
seule, permettra l’augmentation des charges transportées par chemin de fer.
L’aristocratie méprise aussi la bourgeoisie qui s’enrichit en travaillant. Du
coup, la bourgeoisie tente de se conformer à ce modèle et, de Balzac à
Labiche, ce ne sont, mis en scène, que des mariages de rentes. A la fin du
siècle dernier, le salariat est considéré en France comme une position honteuse. L’aristocratie britannique est dans un tout autre état. Au XIXe siècle,
ses ambitions ne sont plus politiques mais économiques. Elle soutient le travail et la technique. Quant à l’aristocratie allemande, il suffit d’évoquer le
nom de Krupp pour rappeler à quel point elle a honoré la technique. Il faut
dire que Kant et Goethe l’ont posée d’emblée sous un angle philosophique.
Néanmoins, grâce notamment aux saint-simoniens, l’industrie médiatise la
technique. Les expositions universelles qui jalonnent la seconde moitié du XIXe
siècle sont autant de signaux forts qui devraient alerter l’opinion sur l’intérêt
199
à lui accorder. A l’exception des syndicats, dont les comptes rendus de visite
exhumés par Jacques Rancière et publiés dans Révoltes logiques montrent
qu’ils ont bien reçu le message, l’opinion est victime d’un effet pervers de cette
médiatisation, une sorte de syndrome de la Tour Eiffel : elle ne prend en
considération la technique que si elle est spectaculaire. Comme le phonographe : « Bien que la voix de Madame Untel cantatrice, ait été enregistrée
depuis un mois, elle n’avait rien perdu de sa fraîcheur communicative »,
s’extasieront deux journalistes après audition à l’Exposition de 1889; comme
la grosse Bertha, la ligne Maginot, l’École polytechnique, le Concorde, la Cité
des sciences et de l’industrie… Par contre, que de mépris ou d’ignorance chez
les intellectuels pour l’artisanat, l’enseignement technique, l’enseignement
professionnel. Le spectaculaire de la technique permet de faire l’économie de
la compréhension des gestes, des matériaux et des procédés de réalisation.
Signaux d’après-guerre
Technique d’un côté, société de l’autre, ou plutôt «bonne société», comme si la
société ne produisait pas les techniques qui, en retour, influent sur elle, tel était
le hiatus persistant, fondé sur un amalgame de sens qui se retrouvait encore
dans les années 1970 en France. Les avertissements épisodiquement lancés
n’avaient été que peu entendus. Marx et les historiens furent les premiers à les
lancer, l’auteur du Capital réclamant une histoire sociale de la technique
(1867), Lucien Febvre réitérant l’appel dans un article des Annales (1935).
La prise de conscience commença dans les années 1945 dans les milieux
intellectuels. La technique ne pouvait plus être ignorée, car elle avait fait
périr trop de monde. Aux États-Unis, le mouvement Pugwash, auquel
s’associa Pierre Schaeffer, militait contre l’armement nucléaire. En France,
quelques publications jalonnent cet éveil : Milieux et techniques, d’André
Leroi-Gourhan, explicite la relation entre les sociétés, leurs cultures et les
techniques qu’elles produisent. Dans La technique ou l’Enjeu du siècle
(1954), Jacques Ellul entreprend un procès contre le système technicien,
dont il instruira le réquisitoire tout au long de son œuvre.
Mais cet éveil se manifeste aussi par l’attention portée à quelques publications étrangères fondamentales :
– La mécanisation au pouvoir, de Siegfried Gideon, publié en 1948, traduit
en français seulement en 1980, qui fournit une analyse éclairante de la
genèse du taylorisme,
200
« Culture technique »
– Technique et civilisation, de Lewis Mumford (1950), qui dresse une
fresque de l’évolution des techniques à l’aune de la civilisation, en phases
éotechnique, paléotechnique et néotechnique, qui n’est pas sans rappeler les
trois stades médiologiques de Régis Debray (logosphère, graphosphère,
vidéosphère),
– La question de la technique, conférence célèbre de Martin Heidegger prononcée dans une école d’ingénieurs et publiée en français en 1954 – où il
est dit que « l’essence de la technique n’est rien de technique » (autrement
dit, le discours technicien n’atteint pas l’essence de la technique) et que
« l’essence de la technique est l’être lui-même », ce qui place la réflexion sur
la technique au cœur de la philosophie. La genèse de l’objet technique est
un processus de pensée qui aboutit au tangible en mêlant matière, forme,
finalité et mode de réalisation. L’artefact n’est plus ici un donné en soi, il est
construit, modifiable, car il procède de la pensée. Cette analyse anticipe
nombre de travaux ultérieurs, par exemple sur le concept de concrétisation
de l’objet technique, que Gilbert Simondon développera une dizaine
d’années plus tard (1969).
Thierry Gaudin relèvera dans le texte de Heidegger, comme fondateur
d’une démarche, le mouvement par lequel celui-ci se « déprend » des
conceptions instinctives, favorables ou défavorables qui accompagnent le
mot « technique », pour se hisser au niveau de la pensée. Heidegger dit en
substance : sous prétexte de satisfaire les besoins de l’homme, la technique
moderne réquisitionne la Nature et, pour ce faire, réquisitionne l’homme
lui-même. La résolution de cette contradiction est que l’essence de la technique moderne est la réquisition (Gestell).
Dans la même ligne de pensée, André Leroi-Gourhan, qui apparaît rétrospectivement comme l’un des auteurs les plus vigilants d’après-guerre sur la
question de la technique, écrira, en 1965, dans La mémoire et les rythmes, un
chapitre prophétique sur l’importance croissante de l’audiovisuel dans nos
sociétés, ce langage qui, selon lui, «est en train de quitter l’homme».
Interactions entre technique et société
À cette époque, les points de vue non marxistes se rapprochent de l’analyse
marxiste du fait technique, en cela qu’il constitue un rapport social. Pour
Gaudin et d’autres, la technique constitue l’interface entre l’espèce humaine
et la nature, donc l’instrument de la survie. L’expression « rapport social »
201
réfère au champ d’investigation des sociologues, alors qu’il s’agit d’éthologie, voire de biologie, car l’espèce se crée des outils techniques comme les
insectes se créent des organes et selon des formes comparables. La seule différence est que les outils sont extérieurs au corps.
Largement admise aujourd’hui, cette idée ne l’était pas il y a vingt ans,
quand dominait une vision très naïve de la technologie, comme un donné
neutre, porteur de progrès, que l’on ne discute pas. En témoigne le mal
qu’ont eu les mouvements anti-nucléaires ou écologistes à faire comprendre
la matérialité et la nocivité des dispositifs technologiques contre lesquels ils
luttaient. C’est contre cet allant-de-soi que se forgèrent alors les militances
pour la culture technique.
Depuis le fameux aphorisme sur le moulin à vent et le moulin à vapeur,
l’analyse marxiste connaît bien les conditions d’émergence d’un objet technique ainsi que son rapport au capital, autre rapport social. Elle situe la
technique en aval du capital dans un rapport causal linéaire, en l’occurrence le mode de production : la société industrielle se construit autour du
moulin à vapeur, la précédente, autour du moulin à vent. Mais elle s’interroge peu sur les effets spécifiques induits par les technologies proprement
dites. Ce type de réflexion se cantonne à l’époque, et c’est l’apport de la
revendication syndicale, dans l’analyse de leurs conséquences néfastes :
maladies professionnelles, cadences infernales, surcharges cognitives, morcellement de l’individu par le taylorisme. On sortit des cinémathèques Les
temps modernes, de Charlie Chaplin, qui constituaient un excellent réquisitoire contre le taylorisme.
Les travaux des années 1960 montrent que d’autres interactions existent, moins visibles, plus complexes et fortement structurantes. Elles suggèrent un fonctionnement en boucle avec rétroaction et non pas une causalité
linéaire : l’usage modifie par rétroaction les représentations individuelles et
collectives de l’objet technique. Les notions d’usage et de représentation
vont d’ailleurs de pair. Pierre Bourdieu publie en 1965 Un art moyen. La
photographie. A partir d’observations empiriques, il dégage pour deux
notions essentielles : l’aire du photographiable et la légitimation d’usage.
Dans deux milieux sociaux contrastés, les usages sont différents, car ils sont
liés aux normes en vigueur : le paysan béarnais ne photographie pas la mort
alors que le photographe de presse le fait fréquemment.
On prend alors conscience du fait que l’usage d’une technique est générateur de concepts. La célèbre analyse de Mumford est souvent citée : « le
monastère, siège d’une vie réglée », a produit « un instrument permettant de
202
« Culture technique »
marquer les heures à intervalles réguliers » et par là même « les monastères
contribuèrent à donner aux entreprises humaines le rythme régulier et collectif de la machine 1 ». Dans un admirable livre peu connu publié en 1969,
Le train dans la littérature française 2, Marc Baroli montre que le train est
effectivement entré dans les mœurs en France au moment où il est devenu
source de métaphores langagières. Baroli met aussi en évidence le fait qu’un
paysage impressionniste, quand il ne représente pas une gare, est vu depuis
un wagon en mouvement : les lointains sont nets mais les premiers plans,
flous. Par une démarche similaire, dans Feux et signaux de brume, publié
en 1975, Michel Serres détectera en filigrane l’empreinte du second principe
de Carnot dans l’œuvre de Zola. Dell Hymes, enfin, un anthropologue américain, publie en 1965 The Use of Computers 3. Il met le projecteur sur
l’usage. Observé empiriquement, celui-ci ne se réduit pas toujours, loin s’en
faut, à celui qui est décrit dans la notice d’utilisation. Jusqu’à une époque
récente, cette notion d’usage était difficilement perceptible et on adoptait
sans discuter le discours du technologue pour décrire des modes d’utilisation qui, à l’observation, s’effectuent autrement. Il faudra tout l’écho donné
à la parution en 1977 des Dégâts du progrès, publié par la CFDT 4, à partir
de témoignages d’ouvriers sur l’usage réel des machines, pour que certains
envisagent de réviser cette position. Toute le militantisme des années 1970,
en particulier de Culture technique, se fondera sur cette analyse.
La militance
5. Jocelyn
de Noblet,
Design.
Le geste et le
compas,
Éditions Somogy, 1988.
La grande mobilisation pour la technique en France se situe entre 1975
et 1985. L’histoire des techniques connaît un regain d’intérêt. De longues
grèves, en 1976 et 1977, de contrôleurs de la navigation aérienne et
d’ouvriers de l’aéronautique, confrontés à l’informatisation et à la commande numérique, signalent l’inquiétude du monde du travail.
Alors que les publications étaient rares depuis la sortie, en 1962, de l’Histoire générale des techniques de Maurice Daumas, Bertrand Gille publie en
1979 son Histoire des techniques dans l’»Encyclopédie de la Pléiade». Il y
développe notamment le concept de système technique qui fait le lien entre
la technique et l’histoire générale d’une société. Ce lien est aussi travaillé par
Jocelyn de Noblet, qui remet à l’ordre du jour les travaux du Bauhaus et de
Walter Gropius et publie, en 1974, une Histoire des formes industrielles de
1820 à nos jours et, en 1988, Le geste et le compas 5.
203
Bertrand Gille montre que la société s’est composée après la seconde
révolution industrielle un système technique, constitué en triptyque des trois
filières fer-houille-vapeur. Beaucoup d’analystes à l’époque se demanderont
quel autre système est en train d’élaborer la société, manifestement engagée
dans un processus de transition. Thierry Gaudin, ingénieur des mines et responsable de la Délégation à l’innovation au ministère de l’Industrie, publie,
en 1979, un ouvrage fortement remarqué, L’écoute des silences 6. Comparant biotope et techno-nature, un concept sur lequel Philippe Roqueplo travaillera abondamment, il suggère que chaque objet technique a une niche
écologique potentielle, que les interactions dans la société forgent en creux.
Le groupe Ethnotechnologie
6. Thierry
Gaudin,
L’écoute des
silences, Coll.
10/18, 1979.
La fin des années 1970 connaît une intense activité intellectuelle sur ces
questions, avivée par la publication récente des Dégâts du progrès, qui
convainc bientôt que le contrôle social – oserait-on dire démocratique ? – de
la technique est à l’ordre du jour. Déjà depuis 1968, la science fait, elle
aussi, l’objet d’analyses en profondeur sur ses modes de production. JeanMarc Lévy-Leblond publie depuis plusieurs années la revue Impasciences.
Un groupe d’action pour le développement de l’action culturelle et scientifique est à l’époque très dynamique. Animé par Marie-Simone Detœuf, il
rassemble notamment Michel Crozon, Marcel Froissart, Marie-Pierre Hermann et publie régulièrement un bulletin.
A l’époque le Centre de création industrielle du Centre Georges-Pompidou est un des premiers lieux de réflexion sur la technique. Il édite la revue
Traverses, dont le comité de rédaction regroupe Jean Baudrillard, Michel de
Certeau, Louis Marin, Paul Virilio, et Marc Guillaume. Elle commence sa
publication en 1975 par un numéro consacré aux lieux et aux objets de la
mort, qui annonce les Cahiers de médiologie par l’attention portée à la
dimension symbolique de la technique.
Dans le même temps, Thierry Gaudin, alors chef du service technologie
au ministère de l’Industrie, crée officiellement en 1976 le groupe Ethnotechnologie avec des collaborateurs et des personnes de l’extérieur. Les membres
en sont, pour le ministère : Jacy Alazraky, Claude Elbaz, Sybille Rochas,
Eliane de Vendeuvre, et de l’extérieur : Bernard Demory, Robert Jaulin, Philippe Mallein, Jocelyn de Noblet, Jacques Perriault, Philippe Roqueplo, JeanFrançois Quilici, Claude Schnaidt, André Staropoli et Yves Stourdzé. Pour
204
« Culture technique »
7. Délégation
générale à
la recherche
scientifique
et technique.
8. Thierry
Gaudin,
«Pour une
analyse des
interactions
objets/société
», L’ethnotechnologie.
Revue de
l’entreprise,
mars 1979.
9. Thierry
Gaudin, ibid.
Gaudin, deux raisons en justifient administrativement la création :
– la cessation des activités du Conseil supérieur de l’esthétique industrielle,
qui s’était efforcé pendant cinq ans de promouvoir le design,
– le souhait des services de la technologie, qui deviendront Délégation à
l’innovation et à la technologie (DIT), de financer des actions relatives à
l’innovation, ce qui implique le pilotage par des experts, d’où ce groupe.
Ces services constituaient une sorte d’anti-DGRST 7, véritable machine de
guerre contre le conformisme des milieux de la recherche. Ledit conformisme ne s’est pas évanoui, loin de là.
Le groupe définit sa tâche comme suit : « D’une part la société produit
des objets, d’autre part les objets transforment la société et les mœurs. Il
s’agit de considérer ce cycle dans son ensemble, d’en percevoir le sens, d’en
construire une méthode d’analyse, de comprendre aussi quelle prise on peut
avoir sur lui 8 ». Très vite, il s’interrogera sur son rôle :
« – S’agit-il d’une justification à une politique de crise et de faire avaliser
par un comité des mesures difficiles (austérité, économie d’énergie, etc.) ?
– S’agit-il dans la perspective écologique d’essayer d’inventer une contretechnologie ?
– D’accroître les exportations françaises (parallèle avec le Deutscher Werkbund) ?
– D’une prise de conscience d’une situation de dépendance dramatique
dans la production de certains objets 9 ? ».
Les alertes sont vives, et grande la torpeur française. La sidérurgie
s’essouffle et l’image d’ouvriers torse nu sortant des lingots rouges du gueulard du haut fourneau est toujours d’actualité, quand Gaudin se rend au
Japon, y visite une aciérie et raconte que la salle du haut fourneau est
impeccable, que les employés y sont en blouse blanche, une calculette à la
main. Tel est l’écart.
Comment le réduire, pose la question des stratégies d’innovation. Michel
Foucault a publié Surveiller et punir, le Panoptique de Jérémy Bentham est
ressorti en librairie. Dans tout panoptique, se dit-on à l’époque, il y a des
coins d’ombre. On travaillera donc à la périphérie, dans des secteurs invisibles des gardiens. Le groupe Ethnotechnologie entreprit alors de sensibiliser à la question de la technique certains milieux jusqu’alors épargnés. Il
publia et diffusa auprès des intéressés, par exemple, par le truchement du
Centre de recherche sur la culture technique (CRCT), un annuaire de cinq
cents groupes de jeunes effectuant ailleurs qu’en classe, alors qu’ils auraient
souhaité pouvoir s’y adonner, des pratiques technologiques telles qu’électro-
205
10. J. de
Noblet,
«Un concept
qui dérange»,
Culture technique, n° 9,
février 1983;
«Réponse de
M. Godelier»,
n° 10,
juin 1983.
Voir aussi
J.-P. Digard,
«La technologie en anthropologie : fin
de parcours
ou nouveau
souffle ?»,
L’homme,
janv-mars
1979, XIX
(1).
11. Séminaire
d’ethnotechnologie à
la Maison
des sciences
de l’homme :
23 avril 1979,
exposé sur le
vélo par J.-F.
Quilici;
14 mai,
muséologie
scientifique,
technique et
industrielle;
8 juin, esthétique industrielle et
design,
exposé de
C. Schnaidt et
R. Ach.
12 J.-F.Quilici, «Essai :
ethnotechnologie de la
bicyclette»,
L’ethnotechnologie,
Revue de
l’entreprise,
mars 1979.
13. J. Leplat,
J. Pailhous,
«L’acquisition
des habiletés
mentales :
nique, informatique, etc. Cela leur permit, faute de mieux, de nouer des
contacts à la périphérie de l’institution scolaire.
Le groupe essaya sans succès de convaincre le CNRS de mettre en place
une politique de recherche sur la technique. De Noblet regrette le peu de place
accordé aux expériences en cours dans le Rapport sur les sciences de l’homme
et de la société en France. Maurice Godelier 10 s’en défend, son attention étant
braquée sur le programme «Science technique société» du CNRS, dont il
dénonce le caractère trop vaste. Il partage, par ailleurs, avec les anthropologues une compréhension restrictive de l’ethnotechnologie, considérée
comme l’étude spécifique des outils d’une ethnie. Les médiologues, pour subsister, devront s’assurer, à la lueur de cet exemple, que leurs interlocuteurs
partagent avec eux la même définition de leur champ disciplinaire.
L’hétérogénéité du groupe assurait déjà en soi les conditions d’un débat. Le
rôle de Gaudin a été double : maintenir ouverte la question de la technique et
faire en sorte que les fortes personnalités du groupe, dont les positions de fond
étaient parfois irréductibles, Robert Jaulin et Philippe Roqueplo, par exemple,
arrivent presque à fraterniser et à véritablement enrichir le débat.
Le groupe fit trois séminaires à la Maison des sciences de l’homme 11,
puis en arrêta le cycle après une séance mémorable que Jean-François Quilici consacra à la bicyclette 12. Il y fit la démonstration d’un vélo (physiquement présent, monté à dos d’homme par l’escalier) tel qu’il devrait être
construit si des réglementations aberrantes n’en avaient, par effet pervers,
affaibli la sécurité. Les réactions du milieu montrèrent que l’objet technique, pourtant spectaculairement présent, ne suscita aucune question,
mais que, par contre, une sémiologie de la technique risquait de naître, se
dispensant de l’expérimentation.
La technique est souvent ineffable, elle ne se parle pas, elle communique
par le geste. Elle est expérimentale. Comme le disent Leplat et Pailhous, «la
technique est une prédisposition de moyens, matériels et intellectuels, organisés
en vue d’obtenir un produit ou un résultat prédéterminé. Le résultat même
permet d’apprécier et d’évaluer les moyens 13 ». La comprendre suppose une
pratique, à tout le moins un dialogue approfondi et permanent avec des professionnels. Le groupe Ethnotechnologie organisa ainsi plusieurs colloques
mettant en prise directe des chercheurs, des décideurs et des professionnels.
Un colloque fut dédié en 1980 à « l’empreinte de la technique », c’est-àdire à l’effet en retour des pratiques techniques sur la société, sur les mœurs
et sur les modes de pensée. On y entendit ainsi les clavistes du journal Libération, une équipe soignante utilisant les premiers scanners.
206
la place des
techniques»,
Le travail
humain, n° 2,
1981.
« Culture technique »
Culture technique
Le CRCT et sa revue Culture technique constituèrent la principale descendance directe du groupe Ethnotechnologie. La cheville ouvrière en fut Jocelyn de Noblet, grand spécialiste du design, à qui l’on doit une œuvre éditoriale considérable sur la technique. Il faudrait un ouvrage entier pour
détailler les activités du CRCT. Financé par le ministère de l’Industrie et
surtout par EDF, et présidé par Maurice Magnien, le CRCT organisa des
congrès, contribua à l’installation de musées techniques et publia jusqu’à sa
cessation délibérée d’activité, en 1996, la revue Culture technique.
Le CRCT organisa cinq congrès et colloques : Culture technique et succès industriel (Jouy-en-Josas, 1981), Électricité, électronique et civilisation
(Palais des Congrès, 1983), Images, technique et société (Paris, 1989), Chimie des métiers, une culture (Paris, 1991), Formes 2000 (Paris, 1993).
L’ensemble de ces manifestations rassembla trois mille neuf cents participants.
Le CRCT travailla au montage de musées techniques. Sa réalisation la
plus exemplaire fut, en partenariat avec EDF, la réalisation de la Maison de
l’énergie à Mulhouse. Plus tard, à l’occasion de l’exposition internationale
Design, Miroir du siècle, au Grand Palais en 1993, manifestation à laquelle
le CRCT était étroitement associé, Jocelyn de Noblet a dirigé un gros
ouvrage qui aborde l’histoire de la mise en forme des objets produits industriellement à la fois sous l’angle de la technique et de la sémantique.
Mais son œuvre de longue haleine fut la revue Culture technique. Il en
commença la publication en octobre 1979 et la poursuivra jusqu’à la fin de
1995. Le titre retenu suscita bien des réactions et des incompréhensions. Certains pensaient en effet que nous espérions une technicisation de la culture
alors que d’autres ne voyaient pas la raison de ce vocable, estimant que toute
culture intègre la technique. En 1981, le CRCT publie un Manifeste pour le
développement de la culture technique signé par vingt-deux personnes, dont
André Leroi-Gourhan qui écrivait dans la préface : « La technique et la culture dans nos sociétés entretiennent des rapports de caractère hiérarchique et
l’auteur de cet ouvrage souhaiterait que cela change. » Et plus loin : « La
recherche plus ou moins consciente d’une solution pour sortir du cercle infernal dans lequel le monde est en train de s’enfermer passera certainement par
la prise de conscience des différents axes du développement culturel et l’un de
ces axes, l’axe majeur, celui sur lequel gravitent la connaissance et la pratique
technique, mérite que son action soit soutenue et amplifiée 14 ». Dans son
207
14. André
Leroi-Gourhan, Préface,
Manifeste
pour le développement
de la culture
technique,
Paris, CRCT,
1981.
15. Les autres
signataires du
Manifeste
sont : Pierre
Belleville,
Alain Braun,
René Chilin,
Maurice
Combarnous,
Yves Deforge,
Jean-Pierre
Defresnes,
Sabine Didelot, Thierry
Gaudin, JeanClaude Guiraudon, Bernard Jeannot,
Joseph
Ledren, Yves
Le Gall, Maurice Magnien,
Gérard Monnier, Daniel
Mothe, Olivier
Mussault,
Joceyn de
Noblet,
Jacques Perriault,
Monique Perriault, Hugues
de Varine.
16. Centre de
recherche sur
la culture
technique,
Culture technique et futur,
Paris, CRCT,
1994.
introduction, Jocelyn de Noblet précise : « Considérée comme subalterne, la
technique a été morcelée en spécialités : chacun vit sur un bastion avec son
vocabulaire et ses usages et, faute de culture commune, ne peut communiquer
avec les autres. Car la culture est ce qui sert à se parler. Sans elle, pas
d’échange, pas de création; le monde est subi, la société est à la dérive 15 ».
L’entreprise industrielle étant le lieu privilégié du développement des
techniques, il était légitime que les ingénieurs et les chercheurs de terrain
soient étroitement associés avec les universitaires dans la composition des
sommaires de la revue Culture technique. Jocelyn de Noblet, directeur de la
rédaction, a toujours veillé à ce que la parité entre ces milieux soit respectée.
Il s’agissait là d’une caractéristique fondamentale de toutes les actions entreprises par le CRCT. Sur trente numéros, Culture technique en a consacré 16 :
– six à des questions générales relatives à la technique : comment traiter de
la culture technique (n° 1), la Conférence d’Annonay qui réunit trois cent
cinquante participants en octobre 1979 sur le développement de la culture
technique (n° 2), l’empreinte de la technique sur la culture, le Manifeste
(n° 6), la recherche dans ce domaine aux USA (n° 10) et les procédures de
la connaissance scientifique (les « vues de l’esprit ») (n° 14),
– huit à des secteurs de la technique : machines au foyer (n° 3), design
(n° 5), robotique et automation (n° 7), sport (n° 13), agro-alimentaire
(n° 16), chimie (n° 23), génie civil (n° 26), mesure (n° 30),
– quinze à des problèmes de relation entre technique et société : création,
travail, industrie (n° 8), la mesure dans la vie quotidienne (n° 9), risque,
sécurité et technique (n° 11), ingénieurs, qui êtes-vous ? (n° 12), électricité,
électronique et civilisation (n° 17), recherche, innovation, industrie (n° 19),
les jeunes et la culture scientifique et technique (n° 20), l’emprise de l’informatique (n° 21), images, techniques et société (n° 22), communication,
techniques et usages (n° 24) et culture marchande (n° 27).
Le Manifeste
L’effervescence pour la technique culmine entre 1978 et 1985. En 1979,
Arete, une association proche de la CFDT et de la Revue terminal, emboîte le
pas aux Dégâts du progrès et publie à la Documentation française un livre au
titre qui dérange : Négocier l’ordinateur. Pour la vulgate d’alors, qui, comme
aujourd’hui, encense le merveilleux des toujours nouvelles technologies, l’ordinateur, comme l’éléphant pour Alexandre Vialatte, était déjà irréfutable.
208
« Culture technique »
17. Robert
Linhart,
L’établi,
Éditions de
Minuit, 1978.
18. R. Jaulin,
«Le mythe
technologique
», L’ethnotechnologie,
Revue de
l’entreprise,
mars 1979.
19. A.G. Haudricourt, «La
technologie
culturelle :
essai de
méthodologie», in
J. Poirier,
Ethnologie
générale,
«La Pléiade»,
Gallimard,
1968.
20. Ph.
Roqueplo,
«La technique, opérateur social»,
L’ethnotechnologie,
Revue de
l’entreprise,
mars 1979.
21. Yves
Stourdzé,
«Autopsie
d’une
machine
à laver,
Machines
au foyer»,
Culture
technique,
n° 3, septembre 1980;
voir aussi
Pour une poignée d’électrons,
Pouvoir et
communication, Fayard,
1987.
En 1978, Robert Linhart publie L’établi 17. Son expérience d’ancien
militant reconverti dans l’industrie automobile témoigne qu’à côté de la
chaîne de montage où manifestement tout est prévu, un maître Jacques
dans un coin de l’atelier bricole par nécessité ce qui n’a pas été prévu par
les ingénieurs. En 1979, Robert Jaulin 18 publie avec Yann de Kérorguen,
Pascal Dibie, Pierre-Noël Denieuil notamment, le premier travail important
issu du groupe Ethnotechnologie Jeux et jouets. Poursuivant les analyses
d’Haudricourt 19, l’ouvrage oppose objet technique des sociétés traditionnelles et objet des sociétés modernes, lequel est décrit comme régissant
négativement les multiples relations quotidiennes dont l’enchaînement produit une communauté ponctuelle. Sa complexité technologique permet de
passer sous silence sa débilité humaine.
Philippe Roqueplo analyse la technique en tant qu’opérateur social : « Si
la technique peut être caractérisée comme un opérateur social, c’est parce
que cette caractéristique constitue sa “raison d’être”. Cette raison d’être
l’intègre intrinsèquement au fonctionnement social ». Philippe Roqueplo
développera cette argumentation dans Penser la technique : « Ainsi en va-til, par exemple, du ciment, des pesticides et des réacteurs nucléaires, ils
n’ont pas en eux-mêmes leur raison d’être, pas plus que les HLM, les cultures ou l’énergie nucléaire. Leur raison d’être est dans la société même qui
a besoin d’habitat, de nourriture et d’énergie… 20 »
Yves Stourdzé publie dans Culture technique « Autopsie d’une machine à
laver », article qui fera date 21, car il analyse l’artefact comme un nœud de
logiques et de stratégies, qui annonce les analyses de Bruno Latour et de
Michel Callon, proches eux aussi du groupe Ethnotechnologie. Stourdzé
montera et prendra la direction du Cesta (Centre d’études supérieures des
technologies avancées), créé avec l’appui de Jacques Attali. C’est le moment
où le groupe des pays les plus industrialisés met en place, à l’initiative de
l’Élysée, des groupes de travail sur les nouvelles technologies, dans lesquels
le Cesta est fortement impliqué.
Bruno Latour gérera avec ténacité, jusqu’à la fin de sa parution, Pandore. Ce bulletin d’échange entre chercheurs, qui préfigure les forums
d’Internet, dans le domaine sciences, techniques et société, eut une portée
considérable malgré la brièveté de sa durée de vie. Callon et Latour ont
beaucoup contribué à la revue. On leur doit notamment un numéro consacré à la traduction d’articles importants de la revue américaine Technology
and Culture (n° 10) et la conception du numéro « Les vues de l’esprit »,
consacré à l’anthropologie des sciences et des techniques (n° 14).
209
22. J.-J. Salomon, Prométhée empêtré,
Pergamon,
1983.
Le n° 4 de Culture technique consacré à « l’empreinte de la technique »,
terme que j’ai suggéré pour décrire les effets en retour, rencontre un écho
favorable, car les différents textes qu’il rassemble ouvrent manifestement
des pistes de réflexion.
En 1983, le titre de l’ouvrage que publie Jean-Jacques Salomon résume
bien la situation : Prométhée empêtré 22. L’opérateur social qu’est la technique fonctionne mal et dans l’opacité. Les États-Unis tentent de mettre en
place des procédures d’évaluation des politiques technologiques, mais est-il
possible d’en effectuer un contrôle démocratique ? Telle est la question à
laquelle, vingt ans après, il n’est pas encore répondu de façon satisfaisante.
La publication du Manifeste, en 1981, est un moment fort de cette
période. Le texte préconise l’instauration d’un rapport positif à la technique, car la plupart des théories sur le travail n’ont insisté que sur les rapports d’opposition entre outils et travailleurs. Le déterminisme technologique y est mis en question. A production égale, des rationalités spécifiques,
propres à l’Allemagne et à la France, modulent les comportements individuels dans leurs manifestations quotidiennes. Le Manifeste s’insurge contre
les « boîtes noires » qui conduisent à occulter progressivement les agencements techniques. Il insiste sur les concepts opératoires que la technique
contribue à créer du fait de son usage. Les auteurs formulent dix propositions dont certaines furent suivies d’effet :
– des ministères s’intéressèrent à la culture technique : la Culture a créé une
direction, la Recherche la Midist (Mission interministrielle à la diffusion de
l’information scientifique et technique, dirigée par Paul Brouzeng). La seule
suite, encore qu’indirecte, donnée par l’Éducation nationale fut la création
de bacs professionnels par Jean-Pierre Chevènement et Roland Carraz,
– un réseau de centres de culture scientifique et technique fut créé (je crois
que notre rôle dans la création du réseau des CCSTI régionaux a été déterminant. Le rapport Malécot sur le sujet aussi), mais pas selon le schéma de
mise en communication horizontale que préconisait le Manifeste, à l’instigation d’Yves Le Gall et de Pierre Schaeffer,
– des musées techniques furent mis en place, par exemple celui de l’Énergie,
dont on doit la conception à Jocelyn de Noblet. Mais il y eut à l’époque une
grande bataille, qui donna lieu à la publication d’un autre manifeste : elle
concernait la future Cité des sciences et de l’industrie.
210
« Culture technique »
A propos de La Villette
23. Groupe
de liaison
pour l’action
culturelle
scientifique,
«A propos de
La Villette»,
Bulletin du
Glacs, n° 14,
1982. Les
signataires
sont :
M. Crozon,
M.-S. Detœuf,
A. Dousset,
J. FavretSaada,
M. Froissart,
A. Herlea, M.P. Hermann,
I. Lévy,
J. de Noblet,
J. Perriault,
H. Pradal,
Ph. Roqueplo,
J. Vallerant.
Ont contribué
aux travaux :
A. Braun,
J. Courouble,
C. Debidour,
E. Faublée,
M.-O. Gardet,
Th. Gaudin,
B. Hervier,
B. Latour,
J. Rancière et
P. Schaeffer.
Publié en 1982, l’ouvrage portant ce titre rassemble les propositions de
chercheurs et d’experts pour que le projet d’un musée des sciences et des
techniques – mis en chantier par Valéry Giscard d’Estaing et repris par
François Mitterrand – soit un outil efficace 23. Les principales suggestions
concernent :
– la création d’un réseau sur tout le pays, et non pas en un lieu unique, à
Paris,
– la présentation des sciences et des techniques dans leur contexte socioéconomique,
– l’approche des phénomènes physiques par les cinq sens, par des aspects
de la vie quotidienne,
– l’écoute des demandes des visiteurs, de leurs attentes,
– l’association de partenaires fortement impliqués dans la technique, tels
qu’entreprises, syndicats, etc.
À l’époque, ces suggestions ne furent pas entendues, même si les centres
de culture scientifique et technique entamèrent des échanges. L’insertion
socio-économique des techniques fit l’objet d’un refus durable. L’approche
des phénomènes physiques par les cinq sens fut développé avec succès à
l’Exploratorium de San Francisco par Goery Delacote, qui quitta la Cité
pour en prendre la direction. Au sein du futur établissement, des équipes
militaient pour la défense et l’illustration de la science et de la technique :
Didier Gille, Monique Sicard, Isabelle Stengers. La Cité effectua plus tard
des enquêtes approfondies sur les attentes du public de La Villette. Quant à
l’association des partenaires, elle se fit par le truchement d’un comité
d’orientation, le Covil, animé successivement par Jean-Claude Pecker puis
par Étienne Guyon.
En 1997, le CRCT cessa définitivement ses activités. Le titre de la revue
Culture technique fut cédé pour un franc symbolique à l’École des hautes
études en sciences sociales, où André Grelon, qui fut un partenaire de la
première heure, s’apprête à porter le flambeau d’une « Nouvelle série ».
Le développement de la culture technique reste aujourd’hui une priorité
et tous ceux qui ont participé aux activités du CRCT continuent à agir dans
ce domaine. Thierry Gaudin anime la Fondation pour l’an 2100 ; Jocelyn de
Noblet poursuit ses recherches et son enseignement dans le domaine du
design industriel : il a récemment dirigé deux ouvrages sur le design et la
culture technique (Penser le futur et Dessiner le futur) pour la direction des
211
recherches du groupe PSA Peugeot Citroën ; Philippe Roqueplo continue
son travail relatif à la préservation de l’environnement, et plus particulièrement dans le domaine de l’expertise ; je continue pour ma part mes travaux
sur les nouvelles technologies de la communication et de l’information pour
la transmission des connaissances.
Éléments pour un bilan
L’histoire de ce mouvement « culture technique », mérite une étude approfondie car ni l’ensemble de ses composantes ni ses retombées ne sont encore
aujourd’hui clairement identifiées. Cette militance reçut de nombreux soutiens des secteurs les plus divers de l’opinion, ce qui montre que l’intérêt ou
le dédain pour la technique ne correspond pas à un clivage politique. Des
politiques comme André Giraud, Christian Beullac, Paul Camous, JeanPierre Chevènement, Roger Lesgards et Roland Carraz, pour ne citer
qu’eux, comprirent cette militance.
EDF l’a soutenu financièrement tout au long, avec l’appui de Claude
Bienvenue et de Maurice Magnien, qui a présidé le CRCT de bout en bout,
Thierry Gaudin étant vice-président. De près ou de loin, des universitaires
s’y sont associés : des chefs de file tels que Yves Deforge, Bertrand Gille,
André Leroi-Gourhan, Marcel Froissart, Jean-Marc Lévy-Leblond et bien
d’autres avec eux. Des hommes des médias aussi, avec leurs sensibilités
spécifiques : Georges Charbonnier, Joël de Rosnay, Yves Le Gall, Pierre
Schaeffer.
Des revues, des associations, des institutions s’engagèrent dans des
actions convergentes. La liste ci-après, sûrement incomplète, en est impressionnante et donne du corps à l’hypothèse d’un mouvement social : l’action
du ministère de la Culture, avec Domnique Wallon et Elizabeth Caillet, qui
crée des centres de culture scientifique et technique, l’Adémast (Association
pour le développement et la maîtrise des sciences et des techniques), avec
Michel Vilette, Antelim, une radio pour les marins faites par les marins, animée par Yves et Marie Le Gall, l’Anvar, avec Michel Darrieulat et Philippe
Rogon, le Centre de création industrielle à Beaubourg avec Paul Blanquart,
le Centre de prospective et d’évaluation qu’anime Thierry Gaudin, l’École
nationale supérieure de création industrielle, dirigée successivement par
Pierre Monzat de Saint-Julien puis Anne-Marie Boutin, le Glacs, piloté par
Marie-Simone Detœuf et Marcel Froissart, la revue Alliage, publiée par
212
« Culture technique »
Roselyne Chaumont et Jean-Marc Lévy-Leblond, l’Association nationale
Science Technique Jeunesse, où Jean-Claude Guiraudon et Jean-Marc Salomon, trop tôt disparu, ont joué un rôle déterminant pour l’accès des jeunes
à l’astronomie et à l’informatique, le Centre Sciences techniques Société du
CNAM avec Jean-Jacques Salomon, Amela (Aera Mediterranea y LatinoAmerica), mouvement pour la contextualisation de la technique, animé par
José Vidal-Beneyto, l’Institut du commerce et de la consommation, dirigé
par Paul Camous, France-Télécom, avec Catherine Bertho, Patrice Carré,
Patrice Flichy, la CFDT avec Christian Dussable et Joseph Ledren, Maurice
Wulfmann à la CGT et à l’ASTS qui poursuit toujours cette action, Bernard
Stiegler, alors au Collège international de philosophie 24, etc.
Puis vint, dans les années 1983-1985, la création de grandes institutions :
la préfiguration, sous la houlette de Paul Delouvrier, de la Cité des sciences
et de l’industrie avec André Lebeau, Jacques Blanc et Goery Delacote, les
centres de culture scientifique et technique, le Cesta, avec Yves Stourdzé à sa
tête, la Midist, animée par Paul Brouzeng et, en 1985, une action concertée
du CNRS, « Sciences technique société », avec Dominique Wolton. Point
d’orgue, la Cité des sciences et de l’industrie ouvrit ses portes en 1985, suivie
l’année d’après par le Futuroscope à Poitiers. Délaissée par Paris, la province
avait monté, à l’instigation de René Monory, un projet original qui associe
culture technique et développement économique régional.
24. Pour une
description
des programmes de
plusieurs de
ces institutions cf. Culture technique
n° 9,
février 1983.
Il ne s’agit pas ici ni de distribuer des bons points ni de jouer aux
anciens combattants mais d’indiquer à de futurs chercheurs, dans une
société sans mémoire, en particulier pour la technique, des pistes à explorer,
balisées par des noms. Ce rappel est sans doute partial et partiel et ne prétend pas que le groupe Ethnotechnologie, la revue Culture technique et une
poignée d’intellectuels, de politiques et de syndicalistes ont réussi à réhabiliter la technique dans la société française. La mutation qu’annonçait la
crise structurelle de l’économie, le changement de système technique, les
avait sensibilisés, voilà tout. Mais ils n’étaient pas les seuls : les jeunes, les
entreprises, le monde du travail le pressentaient aussi, sans que cette attente
ait été véritablement explorée ni a fortiori véritablement satisfaite.
La question de la technique est et restera ouverte. L’incantation médiatique sur les toujours nouvelles technologies perdure, même si on sait
aujourd’hui se servir d’une billetterie automatique, d’un clavier ou d’un jeu
vidéo. De dédaignés qu’ils étaient, les usages des machines sont devenus,
213
Le
Futuroscope
de Poitiers
D.R.
par un coup de balancier qui indique que l’équilibre n’est pas atteint, un
sujet d’étude à la mode. Hélas, la technique est en partie indicible et l’expérience qu’elle procure s’acquiert et se transmet autant par la pratique que
par le discours. Ayant épuisé celui-ci, les ingénieurs et les universitaires qui
écrivaient dans Culture technique ont décidé de se taire et se sont quittés
bons amis.
Aussi le flambeau est-il à reprendre. La médiologie se présente pour la
relève. Souhaitons-lui du courage, et qu’à côté du stylo et du traitement de
texte, les médiologues se munissent aussi de tournevis et de fers à souder,
car il arrive souvent que la technique fonctionne, bien avant qu’on sache
dire pourquoi…
214
Construire
une
bibliothèque
ENTRETIEN AVEC GERALD GRUNBERG
Conservateur des bibliothèques, conseiller technique
auprès de la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie
CAHIERS DE MÉDIOLOGIE : Conservateur des bibliothèques, en poste à la Bibliothèque
nationale de France jusqu’en 1997, vous avez été dépêché par le ministère de la Culture
pour être conseiller technique auprès de la direction générale du GOAL (General
Organization for Alexandrina Library), l’établissement constructeur de la nouvelle
bibliothèque d’Alexandrie.
GERALD GRUNBERG : Le projet de cette « Bibliotheca Alexandrina » est né en
1984 à l’initiative de l’Université d’Alexandrie. Cette idée, soutenue par le président Hosni Moubarak, a été prise en compte en 1986 par le comité exécutif de l’Unesco qui a mis en place les crédits pour une étude de faisabilité menée
en 1987, ce qui a donné lieu à l’organisation d’un concours international d’architecture en 1989. Aujourd’hui… On dit que le président Moubarak souhaiterait
que la Bibliotheca Alexandrina soit livrée au plus tard à l’automne 1999, afin
de pouvoir l’inaugurer avant la prochaine élection présidentielle.
Maquette de la
Bibliothèque
Alexandrina
© Snfhetta, 1998
Faut-il voir là la preuve que les grandes bibliothèques sont encore «le fait du prince »
comme elles l’ont été par le passé ?
C’est effectivement un fait assez bien établi depuis la décision sans précé-
217
dent de Ptolémée Soter, trois siècles avant notre ère, de travailler à sa gloire
non par quelque haut fait d’armes mais par la création d’une grande institution vouée au savoir et à la mémoire. Il faudra toutefois attendre la
Renaissance pour que se multiplient les discours de conseillers préconisant
l’édification de riches bibliothèques, ce que nombre de princes et de rois reprendront à leur compte.
On retrouve très souvent dans l’histoire des grandes bibliothèques un couple
conseiller-prince, ou roi, ou empereur, ou président. C’est une constante en
France qu’illustrent bien les moments forts de l’histoire de la Bibliothèque
nationale : la décision de François Mitterrand, inspirée dit-on par Jacques
Attali, ne fait que reproduire celle qu’avait prise Napoléon III, en 1858, à
la suite du rapport Mérimée. A lire les lettres de commande, on est d’ailleurs
frappé par la similitude des termes employés. Cette bibliothèque qui ne s’était
jamais appelée que royale, impériale ou nationale, la voilà même depuis peu
affublée du nom d’un homme d’État, du moins pour désigner son nouveau
bâtiment, ce qui, soit dit au passage, la distingue désormais assez fâcheusement de la plupart des autres bibliothèques nationales. Autre signe manifeste de personnalisation : la volonté de construire un grand et prestigieux
bâtiment destiné, autant sinon plus que par sa fonction et son contenu, à
frapper les esprits, à souligner d’un geste architectural fort et durable cette
bonne action en faveur du patrimoine imprimé. Comme si la fragilité de ce
dernier, son caractère volatile n’inspiraient qu’à demi confiance et que le béton
et le verre fussent plus à même d’assurer la postérité tant désirée. Les grandes
bibliothèques feront désormais partie, au même titre que Versailles, des circuits touristiques, à Paris comme à Alexandrie.
Les moins grandes aussi. On assiste au même phénomène en province :
depuis une vingtaine d’années, il n’est plus de maire de ville grande ou moyenne
qui ne veuille sa bibliothèque-médiathèque construite par un architecte de
renom. Cela dit, il serait injuste et stupide de réduire la décision politique
de construire une nouvelle bibliothèque à cette seule volonté de durée ou de
gloire posthume. Mais, d’une certaine façon, les grandes et les petites bibliothèques, à l’exception des bibliothèques liées à l’institution scolaire et
universitaire, sont toujours peu ou prou le fait du prince, pour la bonne raison que la demande sociale n’est jamais assez forte pour imposer une bibliothèque au détriment d’autres besoins paraissant plus urgents à satisfaire.
Les grandes bibliothèques ont-elles encore des liens structurels avec l’État-nation,
le territoire et les communautés d’appartenance ? Ou bien sont-elles désormais nécessairement transnationales, pluriculturelles et multilingues, comme en témoigne-
218
Construire une bibliothèque
rait l’aspiration de la Bibliotheca Alexandrina à être « un pont entre le Nord et le Sud,
l’Orient et l’Occident » ?
Je ne vois pas en quoi les deux termes de la question s’opposent. Il y a dans
toute bibliothèque une part d’enracinement et une part d’universel, de local
et de mondial. Pour ce qui est des liens avec l’État-nation, le territoire et la
communauté d’appartenance, ils n’ont peut-être jamais été aussi forts
qu’aujourd’hui. Comment expliquer qu’à l’heure d’Internet, des réseaux, de
la globalisation, on n’ait jamais autant construit de bibliothèques ? Des bibliothèques nationales pour restaurer ou entretenir la mémoire de la Nation,
des bibliothèques publiques que l’on somme de témoigner de l’histoire de
la collectivité en développant, parfois à grands frais, des fonds d’histoire locale, même dans les banlieues les plus anonymes. Qui plus est, ce phénomène s’observe dans le monde entier comme le montre Michel Melot dans
Nouvelles Alexandries.
Le paradoxe n’est qu’apparent. Face à ce qui apparaît comme un risque
de dilution de l’identité, les bibliothèques sont chargées d’organiser la résistance comme autant de points d’ancrage des identités locales. Donner accès
au monde, oui, mais dans un espace d’appartenance culturelle qui offre assez
de points de repère pour ne pas être submergé. Ce n’est pas un hasard si
aux États-Unis et au Canada, où les discours de façade ne parlent que d’autoroutes de l’information, des budgets très importants ont été mis en place
depuis 1994 pour développer et moderniser ces vielles institutions que sont
l’école et les bibliothèques comme lieux collectifs privilégiés d’accès aux réseaux. De leur coté, des bibliothèques françaises ont commencé à utiliser les
possibilités offertes par Internet : forums, groupes de discussion, etc., pour
développer des communautés d’intérêt liées à un territoire, renforçant ainsi
le sentiment d’appartenance autour de la bibliothèque.
Dans tous les cas, y compris pour les programmes de bibliothèque virtuelle, chaque collectivité y va de son projet identitaire, tantôt avec de claires
visées hégémoniques, tantôt au contraire pour s’y opposer et tenter d’exister par soi même. Le programme américain de numérisation du patrimoine
documentaire s’appelle American memories, le programme français Gallica,
etc. La compétition à laquelle nous assistons actuellement dans ce domaine
constitue probablement l’autre raison de la modernisation des bibliothèques
et des archives non seulement imprimées mais aussi audiovisuelles : pour
faire exister sa langue, sa culture, son patrimoine sur les réseaux, pour conjurer les risques de domination culturelle et économique, encore faut-il des
lieux où ce patrimoine sera collecté, conservé et traité pour être rendu non
seulement transmissible dans le temps, mais aussi immédiatement commu-
219
nicable dans l’espace. Ces investissements lourds sont censés être rentabilisés puisqu’on nous annonce de toutes parts que les ayants droit, c’est-à-dire
les détenteurs d’archives, seront demain les véritables maîtres du réseau.
Dans un pays comme l’Égypte, cet aspect est très sensible. La réalisation
de la Bibliotheca Alexandrina fournit l’occasion d’un travail en profondeur
de recouvrement du patrimoine national : collecte de copies auprès d’institutions étrangères mais aussi programmes de restauration et de mise en valeur de milliers de manuscrits arabes jusqu’à présent incommunicables, numérisation des archives historiques de l’organisme de gestion du canal de
Suez, convention avec la radio-télévision égyptienne pour en être la bibliothèque de dépôt, etc. Cette bibliothèque entend assurément être une des principales vitrines du patrimoine documentaire égyptien.
Qu’est-ce qu’une bibliothèque aujourd’hui : un lieu de conservation, de recherche,
d’enseignement ou d’échanges ?
Chaque bibliothèque relève d’une catégorie, ce qui lui définit un certain nombre
de missions et de fonctions que l’on peut ainsi toujours définir a minima.
Par exemple, pour une bibliothèque nationale : collecte, conservation, signalement et communication de la production nationale. De fait, la nouvelle
BNF est bien plus que cela. Quant aux bibliothèques publiques, l’énumération de leurs missions ressemble à un inventaire aussi fastidieux qu’un manifeste de l’Unesco. En outre, toute bibliothèque repose fondamentalement
sur un projet politique et des particularismes locaux qui vont lui conférer
une singularité plus ou moins prononcée. De telle sorte qu’il est impossible
de répondre de manière univoque à votre question.
L’Alexandrina a été définie comme bibliothèque publique de recherche,
définition hybride mais généreuse qui indique assez bien l’ambition du projet. La bibliothèque sera en même temps une bibliothèque pour la recherche,
avec des pôles de spécialisation réservés aux chercheurs, et une bibliothèque
encyclopédique de référence ouverte à tous, c’est-à-dire en fait à tous ceux
qui ont des besoins documentaires. Ce sera aussi un lieu essentiel de conservation comme nous l’avons vu, un lieu de production et d’édition numériques,
un lieu d’échanges cherchant à renouer avec les pratiques de l’antique bibliothèque-musée qui fit se rencontrer les savants de tout le monde méditerranéen, un lieu d’enseignement puisque l’Alexandrina hébergera une école
supérieure de bibliothéconomie, un centre d’action culturelle organisé autour de plusieurs musées.
220
Construire une bibliothèque
Mais une bibliothèque, est-ce encore un lieu, ou ne peut-elle plus se concevoir autrement qu’en terme de réseau ?
Une chose est la nécessité de penser soigneusement la place de la bibliothèque
dans les réseaux dont elle n’est effectivement de plus en plus qu’un élément
parmi beaucoup d’autres, autre chose serait de l’abolir comme lieu. Ce serait une grave bévue à laquelle poussent certains discours qui sont loin d’être
désintéressés. Je pense à des propos nord-américains tenus sur notre nouvelle
bibliothèque nationale. Il n’empêche que notre dispositif, qui se caractérise
par une solide loi de dépôt légal et une bibliothèque rénovée, fait aujourd’hui
surtout des envieux car c’est ainsi notre capacité à être présent sur les réseaux
qui est désormais affirmée. Dès mars prochain, la BNF proposera sur Internet
la plus importante bibliothèque francophone de textes et d’images disponible
sur le réseau : environ cinquante mille titres et cent mille illustrations. Croiton que cela eût été possible sans un lieu pour conserver les ouvrages et mettre
en place les dispositifs techniques, sans des conservateurs pour réaliser ce programme, sans les lecteurs qui ont été consultés sur les choix à opérer ?
Au delà de cet aspect déjà évoqué, il en est d’autres qui ne sont pas moins
importants. Le lieu bibliothèque, c’est la garantie pour chacun de pouvoir
faire le tri entre information et savoir en étant aidé, si besoin est, par des
bibliothécaires dont c’est le métier. C’est la possibilité, à tout moment, d’échapper au flux continu d’information pour prendre le temps de la réflexion appuyée sur des savoirs constitués, vérifiés, de se retourner vers des auteurs
qui, pour n’être pas fréquemment convoqués dans les médias, n’en sont pas
moins essentiels à notre compréhension du monde. La bibliothèque comme
lieu est une gare de triage et le bibliothécaire, tour à tour un aiguilleur et
un éboueur qui passe son temps à vider des poubelles. La gestion de l’oubli,
c’est précisément ce qui manque sur les autoroutes de l’information où tous
les chemins mènent indifféremment à Rome ou à Dysneyland. Trop de renvois ne renvoient plus à rien. Seule la bibliothèque est encyclopédique au
sens où nous l’entendons depuis le XVIIIe siècle, en termes de contenu comme
d’organisation. C’est pourquoi l’espace clos de la bibliothèque, qui marque
sa finitude, peut signifier son arrêt de mort si elle s’en tient là et ne complète pas résolument son offre par le recours aux réseaux ou au contraire
devenir un atout inattendu, comme lieu spécifique de réception, de validation et d’organisation des données.
La bibliothèque comme lieu, c’est aussi une instance d’apprentissage qui
répare, pour partie du moins, les inégalités d’accès au savoir et à l’information. C’est l’instrument dont se dote une collectivité pour entretenir les
potentiels censés être acquis par tous à l’école.
221
Enfin, la bibliothèque est un lieu de pratiques sociales : lieu d’appartenance pour une communauté qui, en tant que tel, produit des échanges, de
la culture, du savoir.
Peut-on discerner dans toutes ces options des politiques globales entre lesquelles les
décideurs ont à choisir ? Quelle est la nature des choix, des engagements, des enjeux ?
Qui sont les décideurs réels et comment ces différentes instances de décision s’agencent-elles tout au long d’un projet comme celui de la Bibliotheca Alexandrina ?
Le triste sort fait aux bibliothèques dans les municipalités conquises par le
Front national ou, dans un tout autre registre, les polémiques qui ont accompagné la réalisation de la nouvelle bibliothèque nationale, montrent assez
que toute bibliothèque est un projet politique dans tous les sens du terme.
Aux politiques, donc, de définir les grands choix : une bibliothèque pour quoi
faire, pour qui ? La palette est vaste : de la collecte de la production nationale à l’absence totale de mission de conservation, comme la BPI, du service exclusif de la recherche à la lutte contre l’illettrisme dans les quartiers
défavorisés, etc. Une même bibliothèque peut remplir des missions très différentes : c’est en général le cas des grandes bibliothèques publiques. Cela
dit, pour ce qui est de la fonction documentaire, chaque bibliothèque est aujourd’hui amenée à se définir dans un réseau de complémentarités. La recherche, d’ailleurs vaine, de l’exhaustivité en un seul lieu n’étant plus de mise,
il lui faut définir d’autant plus soigneusement sa politique documentaire.
De manière générale, il revient aux bibliothécaires de proposer aux politiques
les grandes orientations stratégiques de la nouvelle bibliothèque en tenant
compte de la catégorie à laquelle elle appartient aussi bien que des particularismes locaux. Le risque est alors souvent de noyer le discours sous des
considérations techniques que le bibliothécaire croit indispensables à sa démonstration mais qui agacent plus qu’autre chose.
L’histoire mouvementée de la création de la nouvelle BNF, ramassée finalement sur une décennie, fournira aux historiens le prétexte à d’infinies
dissertations sur les errances de la décision politique qui ont marqué cette
réalisation soumise tout du long à d’insoutenables tensions. Mais au bout du
compte, que constateront-ils ? D’abord, que les conservateurs n’ont pas été
associés au choix architectural avec lequel ils ont dû ensuite composer, c’est
indéniable, et il convient sans doute alors de parler de fait du prince. En revanche, en dépit des multiples expertises et contre-expertises auxquelles le
projet a donné lieu, cette bibliothèque s’est faite, à peu de choses près, telle
qu’elle avait été définie à l’issue des travaux menés durant les deux premières
222
Construire une bibliothèque
années qui ont suivi le lancement du projet par le président de la République.
Or ces travaux – concernant l’organisation de la nouvelle bibliothèque, la
politique documentaire, les programmes de numérisation, l’ouverture à de
nouveaux publics, etc. – avaient été largement inspirés par le groupe initial,
composé notamment de bibliothécaires, mis en place en 1989. Non que les
polémiques et expertises n’aient été sans effet sur le rythme des décisions mais
les conséquences sur le contenu ont été finalement assez limitées.
Jusqu’à présent, la réalisation de la Bibliotheca Alexandrina suit un cours
beaucoup plus linéaire. La définition en a été stabilisée par l’Unesco et l’Égypte,
avec le concours de plusieurs bibliothécaires, dès l’organisation du concours
international d’architecture. Plusieurs séminaires internationaux l’ont enrichie depuis, en particulier pour ce qui concerne la politique documentaire,
sans modifier les orientations initiales.
Faut-il en déduire que la mémoire coûte de plus en plus cher aux communautés ?
Tout d’abord, une précision : l’hypothèse d’un coût de fonctionnement évalué à 100 millions de francs par an a été avancée, si je ne me trompe, par un
journaliste qui l’a calculée en appliquant les ratios habituellement retenus en
Europe, environ 10 % du budget d’investissement. Je ne suis pas sûr que cela
vaille pour l’Égypte où les coûts salariaux sont bien moins élevés que dans nos
pays. De toute façon, l’étude des coûts de fonctionnement est encore en cours.
Cette rectification ne change rien sur le fond : oui, la mémoire coûte de plus
en plus cher ! Elle est devenue, outre l’enjeu politique qu’elle a toujours été,
un enjeu massivement industriel et économique. C’est pourquoi, au demeurant, elle peut aussi rapporter gros. Pour l’Égypte, dont une part importante
du patrimoine se trouve dispersée dans les musées et bibliothèques à l’étranger par suite des avatars de l’histoire, il y a là un manque à gagner considérable que l’Alexandrina a pour partie mission de combler. D’où l’appel à la
générosité des pays et institutions concernés : il ne s’agit pas de rendre les originaux mais au moins de restituer le contenu par la fourniture de copies.
Sur un plan plus général, je voudrais relativiser l’affirmation selon laquelle
« l’ardente obligation patrimoniale » qui s’affirme dans les archives et les bibliothèques serait de plus en plus insupportable financièrement à la collectivité. Non pas en évoquant la traditionnelle comparaison avec le coût d’un kilomètre d’autoroute ou d’un sous-marin atomique, encore qu’il n’y ait là rien
d’absurde, mais plutôt en posant quelques questions. Que sait-on du coût de
fonctionnement de l’antique bibliothèque d’Alexandrie ? Chacun sait, en revanche, ce que cette institution a apporté au monde dans la plupart des sciences
223
et cet apport est définitivement inestimable. Plus proche de nous, qui peut estimer financièrement ce que représente la perte de pans entiers de notre mémoire par négligence ou parce que les techniques de conservation n’étaient pas
disponibles ? Que l’on songe par exemple aux journaux du XIXe siècle qui se
détruisent inexorablement comme ceux que j’ai trouvés à Alexandrie (introuvables ailleurs parce qu’édités ici et d’un intérêt capital pour l’histoire des relations entre communautés juives et arabes). Combien de milliers d’heures de
chercheurs pour reconstituer ces informations ? Nous assistons aujourd’hui à
un renversement de tendance : il ne s’agit plus de courir après les dégâts du
temps pour les réparer mais de les prévenir. Bref, plutôt prévenir que guérir.
Il n’est pas sûr que, à la longue, il n’y ait là quelque substantielle économie.
Ces dépenses sont-elles toujours nécessaires ou pourrait-on réduire les coûts sans
pour autant renoncer aux ambitions culturelles d’un projet? L’orientation et le contenu
des programmes sont-ils déterminés de fait par les investisseurs ?
On peut réduire les coûts de fonctionnement, ainsi que tentent de le faire
aujourd’hui nombre de bibliothèques, de deux façons. D’une part en développant la réflexion et les actions déjà engagées en matière de partage des
acquisitions et des dépenses de catalogage et de conservation. De telles stratégies de coopération, utilisant au mieux les possibilités offertes par la mise
en réseau, émergent à l’échelle d’une région, voire d’un pays, et vont continuer à se développer. Encore faut-il que les bibliothèques soient équipées
de systèmes d’information qui possèdent tous les standards de communication requis, d’où un investissement le plus souvent nécessaire au préalable.
D’autre part, il est certain que les bibliothécaires sont encore peu familiarisés avec le minimum de notions de gestion analytique qui leur permettraient de mieux contrôler les coûts de revient réels de la bibliothèque et,
par là même, de les maîtriser à la baisse. C’est particulièrement vrai en France
où la confusion entre l’idée de service public et celle de gratuité conduit trop
souvent à une certaine insouciance quant aux montants exacts des dépenses
publiques. Il y a donc une évolution des mentalités à opérer et une formation à dispenser au bibliothécaire-chef d’entreprise. Pour être complet, j’ai
envie d’ajouter qu’il faudrait sans doute réfléchir à une évolution des statuts des bibliothèques vers plus d’autonomie financière, de façon à davantage responsabiliser les bibliothécaires. Je songe par exemple à ce qui se passe
au Canada : chaque directeur de bibliothèque doit proposer à un conseil d’administration un plan triennal d’objectifs sur lesquels il s’engage personnellement, à la suite de quoi il est évalué sur ses résultats.
224
Construire une bibliothèque
Pour ce qui est des dépenses d’investissement, le problème se pose assez
différemment. Il me semble que lorsque débute la réalisation, la messe est
déjà dite. En général cette phase a été précédée d’une période d’âpres discussions entres bibliothécaires et décideurs, qui s’achève presque toujours
par une réduction sensible des ambitions et des budgets demandés par les
bibliothécaires. Ce fut le cas pour la BNF après deux ans de discussions : la
demande était de neuf milliards de francs, le budget accordé fut de sept, le
poste le plus rogné étant celui du réseau. On pourrait dire en somme que
tout projet de bibliothèque est ramené à un moment donné dans la sphère
de son possible, parfois même assez douloureusement.
Reste la question du bâtiment. Pourquoi ne pas imaginer des bâtiments
moins chers, moins beaux, mais tout aussi fonctionnels ? En fait, on sait déjà
ce que donne cette politique après quelques années : paysages urbains insipides, lassitude des habitants et désintérêt progressif. Une politique architecturale ambitieuse se mesure sur la durée et se révèle alors payante. J’évoquais en souriant le fait que la bibliothèque devient aussi, en tant que
monument, un argument touristique, mais au fond, je crois que ce serait une
erreur que de faire la fine bouche à ce sujet.
Si le gouvernement égyptien sollicite à nouveau la solidarité internationale, aurat-il plus intérêt à se tourner vers l’Occident ou vers les pays arabes ?
Cette question m’évoque irrésistiblement un débat très en vogue en ce moment en Égypte sur le thème : qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, les
chrétiens ou les arabes ? L’Égypte reste le cœur du monde arabe qu’elle continuera de solliciter, tout comme elle sollicitera l’Occident qui a toutes les raisons de soutenir ce projet : non seulement parce que ses musées et ses bibliothèques doivent beaucoup à l’Égypte, mais aussi parce qu’investir dans
l’Alexandrina, c’est investir contre l’ignorance et le fanatisme.
Où en est l’informatisation d’Alexandrina et quels sont les enjeux de ce programme
pour la recherche, la culture et l’économie françaises ?
L’enjeu que représente le système d’information pour l’Alexandrina est particulièrement important et se situe bien au-delà du désir de modernité et des
effets d’annonce qui accompagnent le projet. Cette bibliothèque sera en effet
largement jugée sur ses capacités à communiquer avec le reste du monde.
Elle devra non seulement mettre en ligne ses richesses, et ce avec la responsabilité d’être la première bibliothèque du monde arabe à alimenter ainsi ré-
225
solument les réseaux, mais aussi être à même de recevoir tout type de données : textes, images et sons, pour en faire bénéficier ses utilisateurs. Telle est
en effet une de ses missions essentielles pour l’Égypte et cette région du monde
où l’Alexandrina sera la première bibliothèque à offrir ces services à une telle
échelle. Mission d’autant plus importante qu’à ses débuts au moins la bibliothèque ne pourra compter sur ses seules ressources pour satisfaire les lecteurs d’un certain niveau : elle n’offrira que 200 000 ouvrages à l’ouverture.
C’est dire que l’expression système d’information est particulièrement bien
adaptée lorsqu’on parle de l’informatisation de l’Alexandrina. Plus qu’un
système classique de gestion des principales fonctions de la bibliothèque, les
technologies mises en place dans la bibliothèque d’Alexandrie seront aussi
et surtout un outil de production et de gestion des données numériques. A
cet égard, le système retenu constitue une nouvelle étape pour les systèmes
de bibliothèque.
Pour la France, l’enjeu que représente la réalisation du système d’information est autant culturel qu’économique. Culturel car il y va de la présence
du français dans le système d’interrogation de la bibliothèque, et par voie de
conséquence de la valorisation, sur place et surtout à distance, des fonds en
français constitués avec régularité depuis 1995. La francophonie à Alexandrie
est plus qu’un souvenir : 30 % des personnels de la bibliothèque parlent notre
langue. La décision a été prise récemment de construire une nouvelle université francophone en Égypte ; des entreprises françaises réalisent de grands
travaux tels le métro. Bref, on assiste à un regain de la francophonie dans ce
pays et l’Alexandrina doit en être un des lieux d’expression.
Alexandrina va offrir une vitrine à forte visibilité mondiale du fait du caractère international du projet et de la médiatisation dont il sera l’objet. Le
marché qui se dessine en arrière-plan est particulièrement important. Citons
dans le désordre les projets de bibliothèque à Beyrouth, Sarajevo, Athènes,
au Maroc, en Tunisie, dans les pays baltes, à Moscou, à Riad, etc. Quant aux
projets d’archives audiovisuelles, ils sont encore plus nombreux car, dans ce
domaine, la prise de conscience patrimoniale est évidemment très récente.
Malgré leur propre politique de numérisation et de mise en réseau, des institutions
comme la BNF et l’Alexandrina ont-elles quelque chose à redouter des bibliothèques
virtuelles qui n’existent que sur Internet et ne dépendent d’aucun site institutionnel ?
Franchement, je ne crois pas. Les bibliothèques virtuelles, qui n’ont comme
instance d’authentification que la bonne volonté de particuliers, sont des entreprises peut-être sympathiques mais qui ne peuvent rivaliser avec les bi-
226
Construire une bibliothèque
bliothèques et leur cortège de précautions scientifiques et méthodologiques
qui caractérise le choix d’une édition et d’un appareil critique, le soin apporté à la rédaction de la notice signalétique, etc. Les bibliothèques virtuelles
du type que vous évoquez que j’ai visitées sur le Net me font penser à cette
autre proposition que l’on rencontre sur certains sites : les dictionnaires qui
s’augmentent au gré des ajouts des uns et des autres, chacun étant libre d’ajouter le mot et la définition qui lui conviennent. C’est amusant, mais il n’y a
pas de quoi inquiéter la maison Larousse !
Beaucoup plus sérieuse est la question des éditeurs qui peuvent tout aussi
bien que les bibliothèques, parfois mieux qu’elles pour la valeur ajoutée, tenir
leur rôle d’éditeur sur les réseaux et dénient assez largement ce rôle aux bibliothèques. Il y a actuellement débat et il est vif, chaque partie mettant en
jeu un questionnement intense sur l’avenir de son métier. Cela nous ramène
à Alexandrie, qui a fondé la bibliothèque comme instance légitime de l’édition savante. La bibliothèque d’aujourd’hui, qui a pris conscience des possibilités nouvelles que lui offrent la numérisation et les réseaux, peut-elle
prétendre à nouveau à ce rôle d’éditeur intellectuel ? Pour ce qui me
concerne, je suis convaincu qu’il est de nouveaux équilibres à trouver dans
la coopération entre éditeurs et bibliothécaires, les deux métiers restant indispensables.
Pour conclure, comment définiriez-vous aujourd’hui le statut et le rôle du conservateur de bibliothèque : c’est d’abord un lettré, un gestionnaire, un négociateur, un
technicien… ou tout à la fois ?
C’est tout cela, ou ce devrait l’être pour qui prétend avoir la responsabilité
d’un établissement. Mais on peut aussi imaginer le conservateur comme spécialisé dans une seule de ces fonctions. Quoi
qu’il en soit, tout conservateur est peu ou prou délégué à la mémoire et à
l’identité pour une communauté donnée ; il est en tout cas le gestionnaire
d’une collection qui incarne ces biens communs. Ce qui me semble en outre
en partage entre tous les conservateurs, c’est la médiation qu’ils développent entre un document et un lecteur. Même si ce dernier ne se manifeste
pas, même si le conservateur ne rencontre pas son lecteur – il ne s’agit pas
seulement de la médiation au sens où nous l’entendions dans les années
soixante-dix, de manière militante mais restrictive –, le conservateur applique
toujours au document un certain nombre de techniques de médiation : sélection, validation, catalogage, jusqu’à la reliure qui modifie l’aspect du document et donc les conditions de sa réception. A cet égard, la numérisation
227
n’est qu’une nouvelle modalité de médiation que le conservateur met en œuvre
à des fins de conservation, de diffusion, ou de développement de nouvelles
modalités de lecture en bibliothèque, mais sans pour autant renoncer aux
procédures préalables qui caractérisent le travail de la bibliothèque.
Cette fonction de médiation, qui institue le conservateur de bibliothèque
comme organisateur de « temps différé » dans un monde où l’immédiateté
ne suffit pas à nourrir son homme, redonne, me semble-t-il, une nouvelle
jeunesse à notre métier. Il est d’ailleurs symptomatique que cette profession
qui a traversé une grave crise d’identité au cours des vingt dernières années,
voyant sa mort arriver chaque matin, se soit complètement ressaisie et manifeste à nouveau une forme d’adhésion sans complexe à la croyance en son
utilité sociale.
Propos recueillis par Louise MERZEAU
228
SERGE TISSERON
De l’inconscient
aux objets
1. Le texte
résume
quelques-uns
des aspects de
nos relations
aux objets
abordés dans
Les objets et
l’inconscient
(Aubier,
1998,
à paraître).
Christian
Boltanski,
Monument
Odessa, 1991
Marian Goodman
Gallery, New York.
© ADAGP
Certains enfants ne peuvent manger que si on
installe leur nourriture dans leur assiette familière et leurs activités d’excrétion sont plus
faciles si on a pris soin d’emporter en voyage
leur petit pot… De la même façon, certains
adultes peuvent se sentir chez eux n’importe
où, pourvu qu’un walkman leur procure leur
musique familière ou qu’un écran leur propose leur accompagnement favori d’images.
C’est que les objets contribuent, pour chacun,
à sa sécurité affective de base. L’enfant n’est
jamais seul avec sa peluche, et on pourrait dire
la même chose de bien des adultes quand ils
sont installés devant leur émission de télévision favorite ! Mais les objets nous accompagnent encore de bien d’autres façons 1.
231
Ils offrent par exemple à l’enfant un terrain d’entraînement pour des potentialités qui lui seront ensuite bien utiles dans ses relations interpersonnelles, comme la patience ou la capacité de tester les résistances, deux qualités utiles autant avec les personnes qu’avec les objets. Ils lui permettent
également de prendre conscience de ses propres limites lorsque l’objet lui
résiste…
Chacun peut aussi apaiser avec des objets des tensions nées dans sa vie
sociale. Les écoliers ont, pendant un siècle, gravé avec leur canif leur amertume dans le bois des pupitres d’école. Et chacun sait combien les portes
sont utiles non seulement pour être « ouvertes ou fermées », mais aussi pour
être « claquées ». Comment fait-on pour manifester son ressentiment dans
les pays où il n’y a pas de portes soutenues par des murs solides, mais seulement de fragiles cloisons ? Quelle relation y a-t-il entre l’encouragement
donné par une culture à l’expression des émotions individuelles et la solidité des portes de ses maisons ? Cette utilisation des objets n’est pas seulement une forme d’« expression ». Elle nous permet aussi parfois de découvrir l’ampleur d’une colère dont nous ne nous savions pas capable.
Enfin, l’observation des relations que nos proches entretiennent avec les
objets nous fait parfois découvrir des composantes de leur personnalité peu
visibles dans nos relations avec eux. L’attention qu’un parent porte à un bibelot peut révéler à un enfant une capacité de tendresse dont il se sent luimême privé… Inversement, un garçon à qui son père apparaissait tout de
douceur découvrit celui-ci sous un autre jour lorsqu’il le vit littéralement éventrer, avec un couteau, un colis des postes !
Pourtant, les psychanalystes n’ont guère intégré les objets dans leur réflexion. C’est d’autant plus paradoxal que, dès les années 1950-1960,
beaucoup d’entre eux se sont intéressés à la mise en place, dans les services
de psychiatrie, d’activités artisanales comme le tissage, le travail du bois ou
la vannerie. Mais, faute d’une théorie adéquate, ils tardèrent à prendre la
mesure de l’importance des relations de l’homme avec le vaste monde, tout
comme ils tardèrent, d’une autre façon, à prendre la mesure des influences
psychiques entre les générations.
Une aussi longue absence…
L’objet est fabriqué pour être utilisé. Or la psychanalyse a été inventée en
plaçant la relation avec le monde sous le signe des investissements érogènes.
232
De l’inconscient aux objets
2. Cité par
Paul Denis,
Emprise et
satisfaction,
PUF, 1997.
3. En termes
spécialisés,
cela peut se
dire ainsi :
« les fonctions
du Moi sont
développées
par l’exercice
de l’instinct
de maîtriser
et celles-ci
rendent ensuite possible
la recherche
de satisfaction
libidinale ».
4. «The Non
human Environment»,
in Normal
Development
and in Schizophrenia,
New York,
Int. Univ.
Press., 1960.
Autant dire qu’entre les deux, le divorce était d’emblée total. Les satisfactions sexuelles plus ou moins sublimées, masturbatoires ou hétérosexuelles,
ne sont en effet guère à même de rendre compte de la variété de nos plaisirs pris avec les objets quotidiens. Où, alors, trouver un modèle psychanalytique pour penser nos relations aux objets? Plusieurs tentatives ont été faites,
qui méritent que nous nous y arrêtions. Tout d’abord, les constructions de
Freud autour des pulsions incitèrent un physicien, Ernst Mach, à lier l’intérêt pour la mécanique à une « pulsion d’activité ». Hélas, Ferenczi, qui était
alors un élève très soucieux d’orthodoxie freudienne, récusa la notion. La
pulsion devait rester sexuelle. Mach oublia cette incursion dans le monde de
la psychologie et se rendit célèbre par des travaux qui valurent à son nom
de désigner aujourd’hui l’unité de vitesse des avions supersoniques… Ives
Hendrick, quelques années plus tard, remarqua le plaisir pris par l’enfant
à maîtriser certaines actions indépendamment de leur valeur sur le plan sensuel. Il proposa l’expression « instinct de maîtriser » pour désigner ce qui lui
apparaissait comme « une pulsion innée de faire et d’apprendre à faire » 2.
Cette « pulsion » déterminait pour lui les comportements de l’enfant pendant ses deux premières années bien plus que la recherche de plaisirs. L’intérêt de l’approche de Hendrick fut de prendre en compte le plaisir pris à
la manipulation des objets indépendamment de leur valeur sensuelle. Pour
lui, non seulement les buts sexuels ne sont pas à l’origine de cette pulsion
mais ils peuvent même être engagés secondairement par elle. Nous manipulons d’abord pour maîtriser, puis nous découvrons que cela nous donne
aussi un plaisir érogène, alors nous répétons les gestes 3… Dans un second
temps, Hendrick poussera plus loin la théorie et fit correspondre à cet « instinct » un « principe de travail » distinct du « principe de plaisir » et du « principe de réalité » freudiens. Pour lui, les diverses activités humaines s’expliquaient d’abord par le besoin non sexuel d’un usage efficace de notre
organisation musculaire et intellectuelle. Tout comme la « pulsion d’activité »
de Mach, « l’instinct de maîtriser » et le « principe de travail » n’eurent pas
de suite. L’état-major analytique n’en voulut pas.
La difficulté pour la psychanalyse à aborder le monde des objets fut encore démontrée lorsque Harold Searles, alors jeune psychiatre, fit paraître
en 1960, aux États-Unis, un livre de psychanalyse au titre provocateur : The
Non Human Environment 4. Cet ouvrage valut à son auteur, dans la communauté analytique, une réputation de marginal dont il ne se défit jamais…
et dont il ne chercha du reste jamais à se défaire. Cet ouvrage, il fallait s’y
attendre, resta orphelin. Quant aux travaux de Gisela Pankow, ils ne pro-
233
5. Dont
témoigne
l’évolution
de la Revue
Française de
Psychanalyse,
notamment le
n° 44 intitulé
« Destins de
l’image »
(Gallimard,
1991),
presque tout
entier consacré à la peinture et à… la
mélancolie.
voquèrent pas non plus, dans la communauté analytique, l’intérêt qu’ils auraient dû entraîner. La plupart des psychanalystes s’en tiennent, pour
rendre compte de nos relations aux objets, à deux instruments également
inadéquats, la théorie du « fantasme » et celle de la « relation d’objet anale ».
Selon la première, le contact avec les objets procurerait des plaisirs imaginaires substitutifs de ceux qui sont susceptibles d’être procurés par des personnes. Autrement dit, nos relations avec les objets seraient des ersatz. Selon
la seconde, un contact privilégié avec les objets témoignerait de tendances
marquées aux plaisirs de la manipulation anale. Disons-le avec plus de simplicité : le plaisir pris à utiliser des objets sentirait toujours un peu l’immaturité, ou la merde…
A partir de tels prémisses, les psychanalystes sont restés très discrets sur
nos relations aux objets. Ils ont même pris l’habitude de désigner par le mot
« objet » quelque chose qui ne simplifie pas leurs relations avec le grand public. Quand les psychanalystes parlent d’objets, ils ne désignent pas nos voitures, nos postes de télévision, nos ouvre-boîtes ou nos parapluies. Ils désignent « l’objet » de l’investissement psychique – qui peut être un morceau
des objets du quotidien, comme le volant d’une voiture ou une jambe de femme,
mais tout autant la fonction qui lui correspond. Et quand ils parlent d’« objets internes », ils ne désignent pas les objets de l’intérieur de nos maisons,
mais des « objets psychiques » constitués dans la rencontre de nos attentes
et de nos désirs avec les figures humaines de notre environnement. Enfin
quand ils daignent parler d’un objet concret, c’est pratiquement toujours d’un
objet bien particulier puisqu’il n’est conçu que pour la satisfaction des fantasmes de celui qui ne peut que le regarder, à savoir une œuvre d’art. Avec
les œuvres d’art, les psychanalystes ont trouvé le seul objet qui convienne à
la théorie de la libido et à celle des « stades » de l’évolution de la personnalité. Pas étonnant alors qu’un flirt durable se soit établi, à partir des années
1980, entre psychanalystes traditionnels et critiques d’art 5. Ils partageaient
le désir de distinguer des objets particuliers désignés sous le nom d’œuvre
d’art, du fonds commun des objets roturiers. Pour les psychanalystes, c’était
une façon de parler des seuls objets avec lesquels ils se sentent à l’aise, ceux
qu’on ne peut que regarder sans les toucher. Pour les critiques d’art, il s’agissait d’y puiser une nouvelle légitimité. Pourtant il est urgent, pour les psychanalystes, de se dégager de ce point de vue aristocratique sur les « œuvres »
pour envisager l’ensemble de nos relations aux objets. Il serait catastrophique
qu’ils n’explorent pas un domaine dont chacun sent bien qu’il est essentiel
à sa vie, et qu’il le sera de plus en plus.
234
De l’inconscient aux objets
Du mental au corporel
6. I. Hermann, L’instinct filial,
Denoël,
1972 (1943),
p 264.
L’être humain, on le sait, a tendance à prolonger son propre corps dans des
objets. On remarque moins souvent que cette tendance a deux moments successifs. Dans un premier temps, la prothèse reste dépendante du corps et de
ses mouvements : le silex ne fonctionne pas tout seul et la charrue non plus.
Puis, dans un second temps, les outils acquièrent la capacité de fonctionner
seuls grâce à l’autonomie d’une source motrice. Ils deviennent des machines.
Autrement dit, la fonction instrumentale se prolonge d’abord dans un outil
qui reste dépendant du corps, puis qui s’en détache dans une machine. Or
c’est exactement la même chose pour ce qui concerne notre rapport psychique
aux objets. Ce qui est éprouvé dans le corps se projette d’abord sur la surface de la peau, un peu comme le mouvement du corps se prolonge dans
l’outil qui reste collé à la main. Puis il s’en sépare complètement dans des
objets. La tendance de l’être humain à fabriquer des prothèses s’accompagne
d’une autre qui tend à la périphérisation de sa vie psychique. Et, dans les
deux cas, l’essentiel consiste dans les processus de symbolisation qui y sont
mis en œuvre, à travers lesquels se construisent à la fois la vie psychique individuelle et l’existence sociale.
Cette idée m’est venue en lisant un ouvrage de Imre Hermann paru en
1943 en Hongrie 6. L’auteur s’interroge sur le rôle joué par la peau dans la
construction psychique. Il questionne notamment la façon dont certaines personnes s’infligent, ou se font infliger, des souffrances corporelles avec l’impression d’en tirer du plaisir. Il constate que de telles pratiques semblent guidées par le désir de rejeter, à la périphérie du corps, certaines souffrances
psychiques intolérables. A partir de cette constatation, il évoque alors en
quelques lignes quatre situations dont le mécanisme semble commun.
1 – La tendance à se mordre les mains ou à se griffer la peau dans des situations d’angoisse extrême correspond à la tentative d’échapper à une trop
forte douleur psychique en rejetant celle-ci à la périphérie du corps.
2 – De la même façon, une douleur psychique peut être externalisée dans
un organe interne, comme le cœur ou l’estomac. Puis la souffrance de celuici est projetée sur la surface cutanée correspondante selon la loi générale qui
nous fait ressentir les souffrances des organes internes sur la peau. Une
jalousie peut ainsi se transformer en douleur cardiaque ou du ressentiment
en douleur gastrique.
3 – Le même mécanisme peut aboutir, non pas à une douleur d’organe, mais
à une construction psychique. Le fantasme « d’avoir des excréments dans
235
la bouche », extrêmement répandu chez les malades déprimés ou masochistes,
correspondrait ainsi à la tentative de se représenter les parties non désirées
du psychisme comme des déchets prêts à être rejetés.
4 – Enfin, la tendance à l’automutilation correspondrait à la tentative de
séparer du corps certaines parties indésirables du psychisme en détachant
du corps l’organe correspondant.
Imre Hermann limitait son analyse à la relation du sujet à son corps. Mais
si nous envisageons que le corps n’est qu’un objet presque comme les autres
– ou, ce qui revient au même, que tous les objets sont des prolongements du
corps –, alors nous pouvons étendre ses réflexions à l’ensemble de nos relations aux objets.
Du corporel à l’objet
Reprenons successivement les quatre situations envisagées par Imre Hermann.
1 – La tendance à griffer, ou à mordre, son propre corps se retrouve dans la
tendance à endommager certains objets qui nous sont très proches dans des
moments de grande souffrance. On sait combien l’automobile, dans notre
culture, est un objet fortement investi ! La carrosserie des voitures permet
probablement à un grand nombre de nos concitoyens d’externaliser leur souffrance psychique. Bien des petits accrochages qui auraient pu être évités sont
sans doute liés au désir de froisser de la tôle parce que cela permet de maîtriser provisoirement une douleur psychique en l’externalisant.
2 – La douleur de l’organe interne trouve son équivalent dans les préoccupations qui peuvent accompagner le fonctionnement de nos objets les plus
proches. Là encore, la proximité entretenue avec une automobile, ou une
bicyclette, mais aussi avec une machine à laver ou une cafetière électrique,
peut conduire à accorder la plus grande importance à des signes banals de
dysfonctionnement. Un bruit ou un grincement de l’engin qui, habituellement, passe inaperçu, peut se trouver investi du rôle de dévier vers lui des
préoccupations angoissantes. Une jalousie peut se transformer en préoccupation pour le fonctionnement d’une bielle (« Va-t-elle me lâcher ? ») ou un
ressentiment en inquiétude sur la crasse accumulée sur la chaîne…
3 – Le fantasme d’avoir des « excréments dans la bouche », lui aussi, trouve
un prolongement – et comme une périphérisation – dans les objets qui nous
entourent. Les brocanteurs qui ne connaissent pas ce mécanisme en connaissent pourtant les heureuses conséquences ! L’individu déprimé ou en proie
236
De l’inconscient aux objets
à un accès de souffrance psychique a tendance à voir les objets qui l’entourent vétustes ou même franchement pourris ! Le fantasme des « excréments
dans la bouche » devient celui de la « pourriture dans le boudoir » ! Le léger
craquement qu’a toujours fait entendre le fauteuil de grand-mère s’impose
soudain comme le signe d’une pourriture irrémédiable. Il faut s’en débarrasser !
4 – Enfin, la tendance à l’automutilation trouve un dérivé essentiel dans nos
relations aux objets. Notre instinct de conservation nous détourne en effet
de sa mise en œuvre sur notre propre corps. Par contre, nous retranchons
régulièrement de notre environnement des objets auxquels nous étions,
quelques années auparavant, farouchement attachés. Ce n’est pas que nous
nous en soyons forcément « détachés ». Bien au contraire, souvent, ces
objets restent consciemment porteurs du souvenir d’expériences intenses. Mais
c’est justement pour cela que nous les rejetons loin de nous, dans la tentative de nous débarrasser de sentiments, de sensations ou de souvenirs pénibles. Après une rupture douloureuse, nous brûlons des lettres d’amour et
nous jetons certains objets offerts. L’objet n’est pas vendu parce qu’il serait
pourri, comme dans le cas précédent. Il est jeté pour éviter de se jeter soimême ! Parfois, une petite mise en scène vient éclairer cette équivalence. On
jette ces menus objets du haut d’un pont ou d’un précipice… Mais la relation que nous avons avec les objets peut prendre parfois des tours plus complexes, et plus subtils. Car l’objet n’est pas seulement, selon les cas, collé
contre soi ou jeté loin. Il est aussi susceptible de toutes les formes de manipulation.
L’objet à la rencontre de l’humain en soi
Un jeune homme se sentait irrésistiblement attiré par les vieux fauteuils qu’il
prenait grand plaisir à réparer. Il apparut au cours de sa psychothérapie que
cette activité était en continuité avec les efforts qu’il avait faits, enfant, pour
réparer ses parents qui lui paraissaient toujours avachis et abattus. Ayant échoué
dans cette tâche, il essayait de mieux réussir avec les fauteuils ! Le choix de
ce meuble était en même temps symptomatique de son désir. Le fauteuil est
un giron où s’asseoir et il a des bras pour nous tenir. Il est donc tout indiqué
pour accueillir les attentes qui sont d’abord celles de tout enfant vis-à-vis des
adultes qui l’entourent. Peu à peu, au fil de sa psychothérapie, ce patient concentra son intérêt dans la rénovation des bois de placage employés dans l’orne-
237
ment des fauteuils de la première moitié du siècle. Là encore, il découvrit peu
à peu combien les gestes de poncer, polir, vernir ou nettoyer la « peau » du
bois lui permettaient de « travailler », à son insu, des expériences précoces dans
lesquelles il avait été l’objet de caresses trop insistantes de la part de ses parents. Comme cela arrive souvent, ceux-ci avaient d’abord donné libre cours,
avec leur enfant, à leurs propres besoins frustrés de rapprochement et de
contacts. Puis, quand leur fils était devenu plus grand, ils avaient réagi à leurs
propres désirs incestueux par une attitude de froideur et de mise à distance
d’autant plus inexplicable pour l’enfant qu’elle succédait à des rapprochements excessifs. Ce sont ces deux traumatismes successifs, le contact envahissant puis la mise à distance brutale, que ce jeune homme tentait de guérir à travers les diverses facettes de son activités de bricolage.
Nous sommes tous comme ce jeune homme. Par nos manipulations du
réel, nous ne modifions pas seulement la conscience que nous avons du monde,
de nous-mêmes et de nos semblables. Nous modifions aussi les conditions
d’organisation de notre monde émotionnel interne. L’outil ne change pas seulement la main et le cortex frontal, comme l’a montré Leroi-Gourhan. Il modifie aussi les conditions de gestion personnelle, par chacun, de ses sentiments, de ses émotions et de son rapport à eux.
L’« objet travail » et l’« objet placard »
7. S. Freud,
« Au-delà
du principe
de plaisir »,
in Essais de
Psychanalyse
, Paris, PBP,
1977 (1920).
8. D.W. Winnicott, Jeu
et réalité,
Gallimard,
1975 (1971).
La psychanalyse freudienne contient un modèle merveilleux pour comprendre
ces phénomènes. C’est le jeu de la bobine décrit par Freud chez son petitfils Ernst 7. Malheureusement, ce jeu a fait l’objet d’un grand nombre d’interprétations – notamment lacaniennes – visant à le subordonner à l’acquisition du langage verbal alors que c’est la manipulation de la bobine par l’enfant
qui est d’abord essentielle. Une autre découverte de la psychanalyse, elle aussi
particulièrement prometteuse, a également été réduite dans sa portée. Il s’agit
de « l’objet transitionnel » de Winnicott 8. Le point commun entre le jeu de
la bobine décrit par Freud et l’objet transitionnel décrit par Winnicott concerne
le fait que, dans les deux cas, l’objet est manipulé. La bobine est alternativement jetée puis ramenée par l’enfant près de lui grâce à la ficelle qui y est
attachée. Et l’objet transitionnel, morceau d’étoffe ou peluche usagée, est
frotté, caressé, fourré dans la poche ou dans la bouche pour y être suçoté.
C’est une caractéristique de l’objet transitionnel qui l’oppose à l’objet fétiche,
contemplé sans être manipulé.
238
De l’inconscient aux objets
Mais faisons un pas de plus. Ce que Winnicott appelle « objet transitionnel » n’est qu’un cas extrême de la relation que nous établissons avec tout
objet constitué en support de nos processus psychiques, même pour une très
courte durée. Il en est un cas extrême parce qu’il est précisément un objet
aimé d’amour passionné. Ce caractère passionnel attaché à l’objet transitionnel est dû au fait qu’il concerne les relations exclusives – et donc passionnelles – qui unissent tout nouveau-né à sa mère. Comme c’est souvent
le cas au cours d’une recherche, la situation privilégiée à partir de laquelle
Winnicott a pu installer sa découverte n’est qu’un cas extrême d’une situation beaucoup plus fréquente qu’il le croyait. Tous les objets peuvent, un
jour ou l’autre, être utilisés au service d’un travail d’assimilation psychique.
Les objets qui nous entourent n’ont pas seulement une fonction utilitaire,
une fonction narcissique et divers rôles de satisfaction sexuelle substitutive.
Ils sont au cœur de notre travail psychique d’assimilation de nos expériences
du monde.
Ce travail, dans tous les cas, n’existe que dans le moment de son accomplissement. Autrement dit, il s’identifie totalement à l’acte qui le fonde.
Cet acte peut être verbal, le temps où nous parlons de quelque chose, mais
aussi gestuel ou iconique. Nous pouvons en effet symboliser une situation
en créant une image – par exemple en prenant une photographie ! – ou encore en accomplissant des actes à travers lesquels le souvenir de certaines
situations se trouve réveillé et travaillé – par exemple en faisant des gestes
culinaires ou en ayant des activités de bricolage à travers lesquelles nous retrouvons des fragments perdus de notre passé.
Très souvent, l’acte de symbolisation peut apparaître pour un spectateur
qui y assiste comme une simple forme « d’expression ». On dit de la personne
qui fait une photographie ou qui donne une gifle qu’elle «s’exprime». Pourtant,
il s’agit d’une intériorisation structurante pour autant qu’elle soit appuyée
sur une communication émotive et affective avec un tiers. Bref, la symbolisation est à la fois et en même temps un acte psychique et un acte social.
Pour comprendre le rôle joué pour nous par les objets, il est essentiel de questionner les manipulations que nous en faisons. C’est en effet grâce à elles
que l’objet cesse d’être une cible de fantasmes pour devenir un opérateur
de transformations à la fois psychiques et sociales.
Pourtant, il arrive que ce travail échoue et qu’un objet, alors, soit destiné
à cacher cet échec. Par exemple, un événement fait l’objet d’une symbolisation sur un mode moteur mais le sujet ne peut pas l’évoquer : il n’a pas de
mot pour en parler. Dans de telles situations, la partie de l’événement non sym-
239
bolisée est enfermée dans une espèce de « placard psychique » dont le sujet finit
lui-même par égarer la clé. L’important est qu’alors certains objets dont le sujet
s’entoure peuvent constituer le support concret de ces placards psychiques constitués à la suite d’expériences psychiques non élaborées. Par exemple, un
meuble transmis dans une famille de génération en génération peut servir à
commémorer un secret indicible 9. De façon générale, de nombreux objets qui
nous entourent forment comme des caves et des greniers dans lesquels nous
engrangeons des histoires sans paroles. Dans ces histoires, nous allons et venons au gré des gestes qu’il nous faut réaliser pour les manipuler, des souvenirs qu’ils évoquent, des mots qu’ils appellent. Ces objets contiennent des souvenirs enkystés. Avant d’être des reliques de ce que nous cachons aux autres,
ils sont des tombes de ce que nous nous cachons à nous-mêmes.
L’objet-image
9. Voir Secrets de famille, Mode
d’emploi,
Ramsay,
1996.
10. Voir Serge
Tisseron, Y at-il un pilote
dans l’image ?
Aubier, 1998.
L’important, c’est donc dans tous les cas la forme de relation que l’objet médiatise. On peut dire, pour simplifier les choses, que l’objet constitué en auxiliaire des processus de la symbolisation accueille certaines parties de soi et
participe à leur transformation, alors qu’au contraire l’objet constitué en auxiliaire des obstacles mis au processus de symbolisation accueille certaines parties de soi sans participer à leur transformation. Aujourd’hui, on parle beaucoup des effets des images, et le plus souvent dans la plus grande confusion.
Or cette distinction nous permet de comprendre comment l’impact subjectif d’une image ne nous dit rien sur la manière dont elle est utilisée par un
sujet. Il y a des images qui frappent un spectateur et qui sont utilisées par
lui au service d’un travail d’assimilation psychique des souvenirs, des sensations et des fantasmes qu’elles mobilisent en lui. Et il en est d’autres, ou
les mêmes, qui accaparent l’esprit d’un spectateur, d’autant plus qu’il se refuse à examiner les parties cachées de lui-même qu’elles éveillent et appellent. Ce sont de telles images qui semblent parfois inspirer des conduites délictueuses ou apparemment folles. En fait, ce ne sont pas ces images – vues
notamment au cinéma ou à la télévision – qui sont responsables : c’est les
fragments de vie psychique réveillés par elles, mais tenus à l’écart de la
conscience, qui clament en quelque sorte leur droit à reconnaissance et tentent de se frayer une voie à travers des comportements 10.
Mais ces réflexions autour de l’objet nous permettent encore de comprendre
un autre aspect essentiel de nos relations aux images.
240
De l’inconscient aux objets
Nous sommes passés en moins d’une décennie de ce qu’on peut appeler
le règne de l’image-objet au règne de l’objet-image. Dans l’image-objet, c’est
la face proposée au regard qui est seule prise en compte. Son prototype en
est un tableau dans un musée, ou un film projeté sur un écran. Au contraire,
dans l’objet-image, ce qui importe ce sont les caractéristiques matérielles
de l’objet qui organisent la relation que son spectateur entretient avec lui.
C’est, par exemple, le fait qu’une photographie ou une reproduction de tableau soit rangée dans un carton ou un placard, ou au contraire accrochée
sur un mur. Ou encore le fait qu’elle soit encadrée ou non, montrée à des
proches, etc. Cette approche implique de renoncer au paradigme habituellement retenu pour parler des images, celui du miroir. L’image n’est pas un
miroir, ou plutôt, elle est un miroir que l’on transforme avec les mains. Or
un tel miroir a un modèle. Ce sont les premières surfaces, de papier, de sable
ou d’excréments, utilisées par l’enfant pour accueillir ses premières traces.
Le modèle de notre relation aux images sera de moins en moins le miroir
devant lequel nous nous immobilisons comme devant un tableau et de plus
en plus les premières traces de l’enfant avec lesquelles il établit une relation
interactive.
Du temps du règne de l’image-objet, les images ont été utilisées comme
moyen pour introduire des questions autour de ce qu’elles représentent. Des
images d’amour introduisaient une réflexion sur l’amour et des images de
mort une réflexion sur la mort. Avec le règne de l’objet-image, nous devons
absolument nous dégager de cette position. Il existe bien assez de situations
d’amour et de mort dans la réalité pour que nous ayons dans la vie quotidienne de quoi alimenter une élaboration personnelle et collective autour
de ces grandes questions. En revanche, toutes les images ne devraient être
utilisées que comme source de questionnement sur elles seules. Les images
sont un vrai problème à part entière. Rendons à la vie ce qui appartient à
la vie et nous rendrons mieux à l’image ce qui lui appartient, et vice versa.
Or, ce qui appartient en propre à l’image, ce n’est pas de nous informer sur
le monde, mais sur la nécessité où est l’être humain de s’en donner des représentations, à la fois pour construire sa vie psychique personnelle et sa vie
sociale. Les images ne devraient plus être utilisées aujourd’hui que pour nous
divertir, ou nous questionner sur les images.
Lorsqu’une image est privilégiée par un sujet, elle peut l’être pour l’une
des deux raisons générales que nous avons évoquées dans nos rapports aux
objets. Elle peut être élue en support d’un travail d’assimilation des expériences du monde ou au contraire érigée en auxiliaire d’un placard psychique.
241
Comment savoir à laquelle de ces deux situations nous avons affaire ? Dans
tous les cas, la relation concrète entretenue avec l’image est un guide sûr.
Manipulée, elle a toutes les chances de soutenir un travail psychique. Au
contraire, constituée en objet de fascination –, que ce soit de culte ou de répulsion – elle a toutes les chances de signifier l’impossibilité de s’assimiler
un traumatisme psychique passé.
Quand l’objet commença à parler
Il nous faut maintenant évoquer, trop brièvement, une question essentielle.
L’environnement humain joue-t-il seulement un rôle dans l’accueil de mouvements psychiques initialement investis dans les relations interpersonnelles ?
Ou bien organise-t-il un mode de relation et d’interactivité spécifique dès
la naissance, et même peut-être avant ? Les sons et les images des machines
animées qui nous entourent nous câlinent déjà et contribuent à créer le tissu
de notre familiarité au monde. Dès avant la naissance, les émissions de télévision préférées de la mère sont déjà souvent plus présentes pour l’enfant
que le bruit de la voix du père. Et, dès sa naissance, le visage de la mère qui
regarde l’enfant trouve un concurrent dans le poste de télévision. L’enfant
qui cherche le regard de sa mère tourne alors son visage du côté où elle regarde elle-même, vers la lucarne lumineuse colorée et mouvante. De plus en
plus, les sentiments adressés au monde humain et au monde non humain
s’installeront et grandiront en même temps. Inévitablement, la différence des
relations que nous établissons avec le monde humain et avec le monde non
humain tendra donc à s’estomper. Cela nécessitera en contrepartie que nous
sachions toujours reconnaître l’un de l’autre : les êtres informatiques ne seront jamais autre chose qu’une sorte de « pâte à modeler » numérique. Mais
il y a des modelages auxquels nous tenons, et mieux vaut alors comprendre
les attachements qui nous lient à eux plutôt que de vouloir nous en débarrasser trop vite ! C’est pourquoi, notamment, tout adulte a à se reconnaître,
et à reconnaître à ceux qui l’entourent, le droit de s’attacher sentimentalement à des objets. Ce droit implique notamment la liberté de les emporter
avec soi à l’hôpital, en maison de retraite ou dans sa tombe. La seule question à se poser est, dans tous les cas, de savoir de quelle manière ces objets
élus nourrissent notre assimilation psychique du monde et dans quelle mesure au contraire ils la verrouillent.
Le problème se pose finalement dans les mêmes termes pour ce qui concerne
242
De l’inconscient aux objets
nos relations avec les personnes et avec les objets. Tout être humain est tendu
dans un effort permanent visant à le débarrasser de la part de non humain
qu’il ressent à l’intérieur de lui-même. Il ne peut pour cela que l’intégrer
progressivement à sa personnalité et les objets sont pour lui un auxiliaire
puissant sur ce chemin. A défaut, il est condamné à cliver radicalement cette
partie de lui-même et à la projeter sur son entourage, humain ou non humain, pour s’en débarrasser 11. Celui-ci lui apparaît, alors, dans tous les cas,
d’une autre « nature ». C’est l’origine de toutes les formes de racisme et de
mépris. Dans tous les cas, ce qui fait défaut, c’est la capacité d’assumer ce
qui rend l’« autre » à la fois fascinant et terrifiant, à savoir son extrême différence et notre profonde parenté avec lui. Cette problématique est aussi celle
de nos relations aux objets.
Pour l’aborder, il faut nous débarrasser de l’idée que le monde des humains et le monde des objets seraient irrémédiablement séparés.
Le travail psychique de la symbolisation n’a aucune existence en dehors
du moment de son actualisation. Il n’y a partout, dans le psychisme comme
dans le social, que des fragments dénués de tout sens dont la signification
ne s’impose que dans l’instant où elle est actualisée à travers une matière
de symbolisation, autrement dit à travers notre relation à un objet.
Le contenu de cette actualisation est inséparable des médiations que le
sujet se donne. Non seulement le travail psychique de la symbolisation s’appuie sur des objets, mais il est organisé par le rapport à eux. On ne pense
pas la même chose sur le même sujet quand on essaie de le dire avec des
mots écrits, des mots parlés, des dessins, des photographies…
Les sociologues ont pensé le monde à partir des groupes. Les psychanalystes et les psychologues l’ont pensé à partir de l’individu. Il est indispensable de le penser maintenant à partir de leur « entre-deux », c’est-à-dire des
médiations.
11. Voir à
ce sujet Du
bon usage
de la honte,
Ramsay,
1998.
243
KARINE DOUPLITZKY
Cet obscur
désir de
l’entre-deux
Christian
Milovanoff,
extrait de
l’ouvrage Le
Louvre revisité
Éditions Contrejour,
1986, DR
Le médiologue est un être tourmenté, encombré de petites matérialités qui le débordent. Il aime les objets sans nécessairement
les dompter. Il croit aux idées quoiqu’elles se
transmettent hors de lui, sur des voiries qui
le perdent – c’est sans doute pour cela qu’il
les explore. Il est de son temps mais aime chercher hors du temps la clé de ses croyances. Il
est plusieurs races de médiologues, des longs
penseurs qui s’interrogent sur la persistance
des idéologies, et des impulsifs qui s’attaquent
aux fulgurations médiatiques. Certains étudient la mouvance des collectifs, d’autres
questionnent la gratuité des actes individuels.
245
Le médiologue ne se reconnaît donc pas à la délimitation de son corpus…
peut-être seulement au décalage de son regard. Une recherche sur le cheminement, plus qu’un séjour dans un terrain précis d’observation. Qui se
sent une humeur médiologique vagabonde sans remords hors des balises imposées par les disciplines universitaires. Hors des frontières.
En mal de réponses, le médiologue allait s’assoupir, épuisé par la matérialité des idées. Un rêve, heureusement, se porte parfois au secours de son
rêveur.
Il se réveilla ce matin-là hors de sa peau. Quelques souvenirs kafkaiens
lui laissaient pressentir que l’état de « métamorphose » n’était pas mauvais
en soi et pouvait le sensibiliser à de nouveaux point de vue. Un douloureux
réveil ? Non, il n’était pas tout à fait cet affreux cafard et insecte caparaçonné du roman tchèque, mais plutôt une sorte de moucheron aérien : disons une drosophile ! La même drosophile sur laquelle tous les biologistes
concentrent leurs expériences, tant sa capacité à muter en quelques heures
est effective ; celle aussi dont les yeux aux multiples facettes portent sur chacune d’elles une représentation du monde ; enfin cette espèce qui, enrichie
des nombreuses variantes de la réalité, titube sous les aléas de ses représentations. Une mutante et une changeante.
Le rêve se densifie. Cette fois, l’insecte vole, spontanément attiré par la
lumière extérieure. Devant lui, une verte vallée plantée de cyprès, droits comme
des chefs, guidant le regard de point en point, jusqu’à l’infini. Soudain, la
drosophile se tétanise : impossible d’avancer. Un obstacle invisible se dresse
sans matière, incompréhensible, impalpable, cependant irréfutable. Une absurde érection du destin. Une vitre.
Le médiologue se réveille légèrement, cherchant d’où vient le mal, mais
le sommeil l’enveloppe à nouveau.
La drosophile se recule pour comprendre ce qui l’empêche d’accéder au
monde tangible. Et s’éloignant, elle aperçoit un cadre dans lequel est scellé
un vitrage. La fenêtre est close, comme la réalité perçue. Un épais contour
de bois clos l’ensemble et rend illusoire toute échappée. Son espace de vie
est désormais réduit à une tour d’observation : une pièce fermée par trois
murs, dont le quatrième est une fenêtre d’images. La bestiole se sait condamnée à jouir des beautés naturelles à distance. Cloisonnée de ce côté du vitrage, elle transformera son sort malheureux de prisonnière en séjour doré :
une aubaine pour la pensée ?
Enveloppé des limbes du sommeil, le médiologue se dit : le verre est un
support médiologique qui met à distance le monde de sa représentation. Mais
246
Cet obscur désir de l’entre-deux
cette constatation l’effraie. Comment, à travers cette distance imposée, pourrait-il désormais modifier le monde en retour ? Sa découverte le condamnet-il à l’impuissance ?
Une éloge de la distance
Le médiologue a transformé son intuition de l’obstacle en regard posé sur
le monde. Sa médiologie était un pressentiment ; elle est devenue une méthode pour s’approprier le réel. Le médiologue pose délibérément une distance entre lui et son objet d’observation : une distance spatiale comme temporelle, un rempart contre l’immédiateté qui aveugle.
La vision du médiologue est celle du décalé, celui qui ne peut plus regarder une image sans en penser ses contours. Quand un poète pointe son
doigt vers la lune, le médiologue, comme l’idiot de la légende chinoise, regarde le doigt plutôt que la lune, raconte Régis Debray. Le médiologue s’obnubile ainsi sur les détails de la vitrine, s’informant de la solidité de son encadrement et de la planéité de sa paroi, plutôt que sur son l’intérêt de son
présentoir. Ne sachant répondre au pourquoi d’une telle vitrine – ou de la
réalité qu’elle reflète –, il déplace ce tangible vers l’analyse de ses frontières,
c’est-à-dire l’intérêt du work vers son process ou son progress.
Le médiologue s’interroge sur la facture de ce tremblé entre le « il y a »
de la réalité rayonnante et le « il n’y a pas » d’une représentation filtrée à
travers les mailles d’une interface. Il s’interroge sur la notion ontologique
de frontières, puis sur ses matérialisations… à une époque où les frontières
semblent dépassées et les limites abolies. Est-il démodé ?
On n’en est plus aux mises à distance brechtiennes, ni aux mises en abyme
de la modernité, plutôt aux figures de l’immersion post-modernes : un son
et lumière remplace la mise en scène ; de la sensation plutôt que du sens !
Le post-modernisme refuse les effets de bord ; il les cite tout au plus, comme
un clin d’œil à l’histoire, puis se laisse absorber par le milieu. Le cybernaute
vogue ainsi sur des réseaux ouverts, l’auditeur surfe sur des ondes sans horizon, le spectateur s’immerge dans des réalités virtuelles sans surface.
Justement à cette demande de sensation pure et de plongeon dans toutes les
dimensions du réel, le médiologue n’est-il pas celui qui résiste à cette disparition des bordures ?
Placé à l’interface des mondes, il explore une médiation, assis sur la tranche
d’une membrane semi-transparente qui tantôt transmet, tantôt réfléchi, à la
247
1. Dans La religion dans les
limites
de la simple
raison, Kant
emploie le parergon comme
un concept de
la remarque,
un adjuvant,
notes surajoutées dans la
seconde édition : «parega
de la religion
dans les limites de la
raison pure»,
comme
l’explique
Derrida ; le
parergon
inscrit quelque chose qui
vient en plus,
extérieur
au champ
propre,
mais intervenant dans le
dedans.
2. Ibid. p. 64.
fois coupure et passage entre réel et représenté. La fonction interstitielle de
cette interface est essentiellement dialectique, mise à distance et inscription.
Sa double nature – tremblé entre un au-dehors et un au-dedans – justifie sa
double fonction – d’interposition et d’intégration. En peinture, ce serait l’espace du cadre du tableau ; en sculpture, celui du socle de la statue ; au théâtre,
le rideau de scène : la bordure sépare l’œuvre d’art de ce qui n’en est pas. Et
curieusement, ce dispositif de séparation est celui-là même qui inscrit dans
le monde. Le rideau de scène autorise le spectateur à s’identifier au héros de
l’histoire, tout en conservant une distance salvatrice. Le cadre, qui détoure
l’œuvre dans l’espace visible, s’impose comme condition de réception visuelle.
Nous entendons par interface ce qui traditionnellement sépare les représentations du monde, du monde lui-même. Louis Marin parle du «cache physique de la représentation » et relie la notion de cadre à celle de représentation. Car toutes deux se jouent du visible. La représentation substitue
quelque chose de présent à quelque chose d’absent. Le cadre, ou l’interface,
se « cache » au contraire derrière cette dernière, comme un contenant qui
complexerait de l’aura de son contenu. La représentation est double par nature, remarque Louis Marin, réflexive quand elle signifie « se présenter » et
transitive quand elle « présente quelque chose ». De même, le rôle de l’interface est complexe, qui réfléchit vers soi l’image du monde et projette son
image propre vers le monde extérieur. C’est en ce lieu d’échanges que le médiologue prend conscience de l’ampleur de sa tâche.
Une nouvelle peau pour l’interface
La notion concrète de cadre trouve son équivalent abstrait dans ce que Derrida
appelle – en référence à Kant 1 – parergon, frontière « philosophique » d’une
œuvre d’art. Par-ergon : ce qui vient contre et en plus de l’ergon (l’œuvre) ;
donc ce qui n’est ni dans l’œuvre, ni hors d’elle ; ni dedans, ni dehors. « Le
parergon, ce supplément hors d’œuvre, s’il a le statut d’un quasi-concept
philosophique, doit désigner une structure prédicative formelle, générale, qu’on
peut transporter intacte ou régulièrement déformée, reformée, dans d’autres
champs, pour lui soumettre de nouveaux contenus 2 .»
L’interface est cet espace séparateur d’où le médiologue observe la triangulation artiste/œuvre/spectateur : un hyper-cadre qui l’inscrit dans un
extérieur et, à la fois, la constitue en tant qu’intérieur.
Mais si ce lien entre l’image et sa limite est une frontière abstraite pour
248
Cet obscur désir de l’entre-deux
Kant puis pour Derrida (qu’ils nomment parergon), elle prend un sens concret
pour le médiologue qui l’interprète différemment selon que l’image se matérialise sur tel ou tel support : peinture, photographie, sculpture, cinéma,
vidéo, théâtre, environnements, installations multimédias…
Le médiologue s’appuie sur les mutations technologiques de l’interface
pour comprendre ses implications culturelles et sociales. Les évolutions techniques conditionnent son mode d’inscription dans le monde. Dans sa fonction de médiation entre l’artiste et le spectateur, le cadre (et ses dérivés) ne
peut plus être dissocié de son existence sociale et historique. Ce lieu mixte
témoigne des mutations de support comme des changements de perception
de l’œuvre, liés au milieu culturel extérieur.
La genèse de nouveaux supports appelle donc de nouvelles grilles de lecture. L’hybridation des images à l’aide d’outils électroniques introduit de nouveaux regards. Si au concept de représentation se substitue celui d’immersion, dans une période de dématérialisation, de virtualisation et de simulation,
que devient le cadre ? Ou se placer à l’écart du tourbillon ?
Du représenté au simulé
Retour au rêve. La drosophile, le nez au carreau, se heurte matériellement
à l’image du monde. Mais cette image n’est plus aujourd’hui un froid reflet,
ni une représentation sertie dans un cadre qui ferait l’effort de présenter. La
vitre simule des sensations, en masquant d’autant mieux l’illusion du procédé. La vitre est devenue un modèle mathématique qui éponge les données
de la représentation et les recrache en images de synthèse : une recomposition du monde. Ainsi les temps ne se regardent plus passer, ils s’anticipent.
Les images ne se déduisent plus, elles se calculent.
Le modèle numérique s’impose comme l’interface contemporaine entre
un réel vécu et un réel simulé. Ne pourrait-il pas offrir un nouveau lieu d’observation au médiologue ? Un entre-deux temporel et spatial, un point d’inflexion du passé et de l’avenir, du perçu et de l’imaginé. Le modèle mathématique est cet ensemble de règles qui définissent un potentiel d’actions. Et
ce listing d’ordres codés fait bientôt tourner la terre au rythme de sa fréquence d’échantillonnage. Il incrémente pas à pas ses fonctions : des petits
pas de rien, innombrables, qui se soldent par un grand pas dans l’univers.
Cet assemblage d’algorithmes simule les causes et les effets, anticipant les
réactions. Usagers d’un monde simulé, pouvons-nous éviter de plonger le
249
nez dans cet imbroglio de sigles informatiques qui dictent les nouvelles formes
du représenté ?
Concrètement, un modèle mathématique, c’est quoi ? Un filtre sur le monde.
Un outil d’anticipation. Un objet de simulation. Cela peut reproduire l’état
des réseaux électriques en anticipant la demande des usagers ; cela peut prévoir la trajectoire d’un missile ou celle d’une planète ; cela peut nourrir de
pixels un écran en affichant une image calculée…
Le modèle est une matérialité qui débouche sur une irréalité : car un programme, tout rationnel qu’il soit, ne contient, sous forme codée, qu’une vision du monde, tout aussi subjective que l’étaient les précédentes formes de
représentation. Fruit d’une programmation humaine, il simule selon un enchaînement algorithmique imposé par son instigateur. Autrement dit, il recrée un monde à la hauteur de celui qu’on a consenti à lui crypter. L’anticipation ou la simulation du réel qu’il propose se calque sur des lois qui ont
été modélisées. De même qu’une série n’a pas de vie sans conditions initiales,
qu’une fonction s’égare sans valeurs aux limites, un modèle ne tourne pas
sans initialisation. Ce sont justement ces concepts de base, issus d’une interprétation et d’une approximation de lois physiques, qui régissent les résultats ultérieurs. Hors ces hypothèses d’origine sont précisément les plus
opaques à l’utilisateur, enfouies sous des couches de programmation de plus
en plus épaisses qui font obstruction au sens. Les modèles sont censés être
fiables, mais est-on capable d’en évaluer l’erreur? Quelles sont les conséquences
des approximations initiales sur notre perception du monde ? Quelles sont les
méfaits de la discrétisation dont les bienfaits ne sont plus à énumérer ?
Depuis que la culture de l’immersion se fait tenace, que le spectateur est
bercé par l’illusion du réel et tenu à distance derrière les formes trompeuses
d’une sensorialité en direct, le médiologue a un nouveau refuge : dans les
coulisses des circuits numériques, il peut s’inquiéter du bien-fondé des matérialités de la programmation. Il doit explorer la route informatique dans
ses couches algorithmiques de sens qui nappent la matière. Il peut s’abriter
à l’écart des temporalités trop immédiates ou des immersions trop flagrantes
pour penser l’interface, là où prennent corps les images, là où se gagnent les
guerres d’influence, sous les dehors d’une objectivité technique. Mais ces prises
de position techniques fomentent les querelles idéologiques. L’enjeu contemporain des médias se dessine sans doute dans les bas circuits informatiques,
dans les règles d’implémentation et dans les algorithmes de modélisation.
C’est un espace d’action du médiologue, entre deux eaux, en amont des torrents d’images et de sons.
250
Principes de
perspective,
dessin anonyme
italien, vers 1780,
Victoria and Albert
Museum Londres.
DR
ODON VALLET
L’alpinisme :
techniques et
symbolique
de l’ascension
Tiepolo,
Fresques du
palais royal
de Madrid
Comment la technique peut-elle « vaincre »la
nature ? L’arrachement à une pesanteur estil la résultante d’un éternel combat ou le dividende du progrès technologique? Comment
l’homme peut-il s’élever ? L’histoire de l’alpinisme est un bon exemple des mystiques et
des techniques ascensionnelles du corps et de
l’esprit. Elle démonte les mécanismes de l’élévation et met à bas certains lieux communs
dont le plus célèbre est l’« ascenseur social ».
1762, 1766
DR
253
Si, vraiment, des institutions comme l’École, l’Église ou l’Armée ont joué
un rôle de machine élévatrice, les bénéficiaires sont restés absolument passifs et n’ont donc aucun mérite. On devrait plutôt parler d’escalier social dont
l’individu gravit les marches grâce à son action personnelle. On pourrait aussi
voir, dans la société hiérarchique, une échelle sociale qui se grimpe à la force
du jarret et du poignet : aucune technique ne remplace l’effort, aucun procédé ne supprime le vertige. Mais la technologie moderne recule les limites
de l’impossible. Toute ascension se situe donc à la jointure du progrès technique et des contraintes naturelles.
Le vertige a menacé le bâtisseur de cathédrales comme le poseur d’antennes de toit, le muezzin sur son minaret et le laveur de carreaux des gratteciel. Peur de la chute ou attrait du vide, le vertige est un défi à l’équilibre
qui actualise cette terrifiante descente que fut la mise au monde, glissade
dans le tunnel sans fin de la matrice et choc sur le sol dur de la couveuse. Il
fallait être Jésus-Christ, né d’un accouchement miraculeux, pour oser
l’Ascension et s’envoler au Ciel sans hurler sa peur : le surnaturel se joue à
la fois des peurs naturelles et des impasses techniques.
Le meilleur traitement contre le vertige, si on le supporte, est le saut en
parachute car on franchit la porte de l’avion comme le col de l’utérus. Très
utile est aussi le parapente (pratiqué par de nombreux alpinistes) où l’on
quitte en courant le sol de la terre-mère comme un enfant s’éloigne à toutes
jambes du giron maternel. Les sports aériens mènent de la mère au père à
la suite d’Icare, fils de Dédale qui fabriqua les ailes de son rejeton. Voler de
ses propres ailes exige ensuite le meurtre du père et ce n’est pas un hasard
si l’invention du parachute par les Français Lenormand, Blanchard et
Garnerin (entre 1783 et 1797) coïncide avec la Révolution.
Celle-ci est autant liée à l’alpinisme qu’au parachute tant la révolution
des idées a fait progresser les grimpeurs car il faut abattre des barrières pour
prendre du champ, ne plus subir les vieux ascendants pour tenter une ascension. La conquête du mont Blanc est inséparable de l’Esprit des Lumières
et la course au toit de l’Europe (de l’Ouest) fut lancée par Horace-Bénédict
de Saussure, physicien suisse, inventeur de nombreux instruments de mesure et bisaïeul de Ferdinand, le linguiste. La course fut gagnée, le 8 août
1786, par un homme de science, le docteur Paccard, et un enfant du pays,
Jacques Balmat. Celui-ci fut le premier à comprendre qu’on pouvait passer
la nuit sur un glacier sans en mourir et affronter la Montagne maudite, ancien nom du mont blanc qui ne recevra son actuel patronyme que le 2 août
254
Techniques et symbolique de l’ascension
1787. Il n’était certes pas facile de démythifier un massif dont les sommets
s’appellent Le Moine, La Nonne, L’Évêque ou Le Cardinal. Quand l’homme
les toise puis les foule, le pouvoir ecclésiastique perd sa superbe et la nuit
du 4 août n’est pas loin qui verra l’Église perdre ses privilèges.
Deux siècles plus tard, l’Himalaya connaîtra la même laïcisation de la
montagne lorsqu’en 1950 l’Annapurna (« déesse de l’Abondance ») et le Dalaï
Lama (« Océan de sagesse ») seront vaincus, la première par une expédition
française et le second par l’invasion chinoise. L’histoire de l’hymalayisme
est celle d’une désacralisation de la montagne et de la société, les grimpeurs
visitant les demeures des dieux quand les habitants s’initiaient aux techniques
des hommes. Dans les pays où les moines pratiquent la lévitation grâce à
leurs dons surnaturels, les laïcs s’adonnèrent à l’ascension par les seules forces
naturelles mais avec l’aide de la science.
Le 29 mai 1953 à 11 h 30, l’apiculteur néo-zélandais Edmund Hillary
et le porteur népalais Norgay Tensing atteignirent le « toit du monde », ce
mont Everest que les tibétains nomment Chomolungma (« déesse du Monde »)
et les Népalais Sagarmatha (« déesse du Ciel »). Hillary, bien qu’athée, déposa au sommet un crucifix confié par le chef de l’expédition tandis que Tensing
offrait quelques friandises aux divinités bouddhistes. La nouvelle de la
« conquête » parvint à Londres le 2 juin, jour du couronnement de la reine
Elizabeth, et fut communiquée à la foule par haut-parleur tout au long du
parcours royal tandis que retentissait le God Save the Queen. La victoire
doit pourtant moins à Dieu qu’à l’oxygène dont l’expédition était généreusement pourvu grâce à la mise au point de nouveaux appareils dérivés de
ceux utilisés par les pilotes de la RAF. Si l’on ajoute l’usage massif de l’aluminium pour le matériel d’escalade et des fibres synthétiques pour les tentes
et les vêtements, la victoire sur l’Everest est une des moins mystiques et des
plus techniques de l’histoire de l’hymalayisme. C’est aussi l’une des rares à
n’avoir « sacrifié » aucune vie humaine ni aucune phalange gelée aux dieux
ou aux démons de la montagne.
La mystique est pourtant bien présente dans l’histoire de l’alpinisme et
les ecclésiastiques sont légions parmi les « conquérants de l’inutile » : de nombreuses voies portent les noms des abbés Davin dans l’Oisans, Audoubert
dans les Pyrénées ou Achille Ratti (le futur pape Pie XI) dans les massifs du
mont Blanc et du mont Rose. Les protestants ne sont pas en reste avec le révérend Hudson (mort au Cervin dont il venait de réussir la « première ») ou
le pasteur Coolidge qui grimpait avec sa tante et son chien dont il ne sut
255
1. Sur ce
thème, voir
O. Vallet, «La
montagne et
le sacré», in
Passage - Cahiers de l’alpinisme, n° 3.
2. Sur cette
victoire, qui
sert de point
de départ au
film de J.J. Annaud,
Sept ans au
Tibet, voir
O. Vallet,
«Les clichés
de Hollywood
et le Tibet», le
Monde,
21 novembre
1997.
qu’elle était une chienne que lorsque celle-ci mit bas. Les techniques de l’alpinisme ont démocratisé l’Ascension, permettant à de simples vicaires de s’élever avec le Christ et, comme le révérend Hudson, de grimper Bible à la main,
en chantant les psaumes des « montées » (à Jérusalem).
Plus l’Europe des plaines était gagnée par l’incroyance, plus les « hommes
de Dieu » élaboraient une métaphysique de la verticalité 1, se hissant au-dessus de leurs ouailles pour approcher le Très-Haut. Ils évangélisaient la conception nietzschéenne du Surhomme et du triomphe de la volonté tout en hissant, avec l’aide des montagnards, des croix et des vierges sur les principaux
sommets où ces objets métalliques jouent d’ailleurs un rôle utile de paratonnerre, le Christ et sa Mère remplaçant Zeus, Thor et autres dieux de la
foudre.
La mystique nationaliste joua aussi un grand rôle dans la conquête des
montagnes et chaque pays envoya ses « cordées d’assaut » planter son drapeau toujours plus haut. A partir de 1860, la voie ferrée Calais-Bâle rapprocha les Anglais des Alpes où ils rivalisèrent avec les Italiens et les
Allemands soucieux de consolider leur récente unité nationale par quelque
exploit au sommet. « Pour la patrie, par la montagne », disait la devise du
Club alpin français, puissamment aidé par le rattachement de la Savoie à
la France et la construction de la ligne du PLM. Un coup de menton pour
la patrie, un coup de piolet pour avancer, des pitons pour s’assurer, des chaussures à clous sur le rocher et des crampons sur la glace : les sentiers de la
gloire devinrent d’immenses chemins de fer. Des via ferrata dirent les chasseurs alpins italiens qui équipèrent de câbles et d’échelles les parois des
Dolomites afin de faciliter la surveillance des frontières et de préparer les
futurs « orages d’acier ». Les progrès de la technologie alpine suivent ceux
des industries de l’armement.
Le choc de la mystique nationaliste et des techniques d’escalade culmina
dans les années trente avec la résolution des derniers « problèmes des
Alpes » : l’ascension des grandes faces nord par des grimpeurs italiens (aux
Grandes Jorasses), allemands (au Cervin) ou autrichiens (à l’Eiger). Qu’estce qui permet d’adhérer au rocher ? Les nouvelles espadrilles ou les harangues
du Duce ? Les semelles Vibram ou les discours d’Hitler ? Et la cordée austro-allemande de l’Eiger doit-elle sa victoire (1938) 2 à l’Anschluss ou aux
crampons à douze pointes ? Sans doute, les grimpeurs des puissances expansionnistes étaient-ils à la fois les conquérants les plus téméraires (leurs
nombreux morts en témoignent) et les alpinistes équipés des meilleures armes
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Techniques et symbolique de l’ascension
blanches. Mais les démocraties n’avaient pas dévissé. Dès les années vingt,
le groupe de Fontainebleau réunit des grimpeurs atypiques, parisiens libérés qui se voulaient des « sans guides » et s’entraînaient dans le massif du
mont Blanc : au moment où l’Europe politique se dotait de guides tout-puissants, l’image du fürher pâlissait en montagne. Chacun voulait être Premier
de cordée et le succès du livre de Roger Frison-Roche (1941), Chamoniard
d’adoption et Parisien d’origine, s’explique largement par ce désir de passer devant, de piloter sa vie sans l’aliéner aux anciens, en une époque où les
conducteurs de foules menaient leurs peuples à la défaite. L’aura médiatique
entoure ceux qui précèdent les « masses » vers les sommets du pouvoir et les
autels du sacrifice.
Vichy et la Résistance ont également puisé dans la mythologie de la montagne, fort en honneur à l’École des cadres d’Uriage. La pratique s’incarna
dans les « passeurs de la liberté » alpins ou pyrénéens qui égalèrent les tîrthankara du jaïnisme, ces « passeurs de gué » qui montrent les chemins de
la délivrance. Cette libération des contraintes par la montagne des grands
espaces, parcours du risque calculé, fut le thème majeur de mouvements comme
Jeunesse et Montagne devenue, après-guerre, l’Union nationale de centres
de montagne (UNCM) puis l’Union des centres de plein air (UCPA). Dans
des stages spartiates, on apprenait à se passer de guide, à grimper en cordée réversible, chaque participant devant passer en tête à son tour. Cette révolution technique dans un milieu conservateur, véritable socialisation des
moyens de progression, mettait fin à un siècle de rapports bien définis entre
guides et clients.
De la conquête du mont Blanc à l’entre-deux guerres, ces rapports
étaient simples : le guide ouvrait la voie à laquelle le client donnait son nom.
D’innombrables couloirs, arêtes ou aiguilles Whimper, Walker, Migot ou
Couturier ont été, en fait, conquis par des guide méconnus qui cédaient leurs
droits d’auteur à un citadin aisé. Quelques brillantes exceptions de clients
acrobates ne modifiaient guère l’équilibre entre l’ouvreur patenté et le suiveur payant, l’un s’élevant socialement et l’autre physiquement.
La démocratisation de la montagne fut un long processus politique et économique, contemporain des auberges de jeunesse et des billets de congés payés,
du « vendredi noir » de Wall Street qui réduisit la clientèle de guides et des
conflits mondiaux qui creusèrent la soif de gloire : les grands grimpeurs des
années trente et cinquante étaient des enfants de la guerre qui voulaient égaler, en montagne, l’héroïsme de leurs aînés des champs de bataille. Mais cette
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Les Sports
modernes
Archives Gallimard
démocratisation n’est pas séparable des progrès de l’équipement qui mirent
les sommets prestigieux à la portée du plus grand nombre, au risque de dévaloriser ce qui fait l’essence même du mythe montagnard : l’exploit.
Les crampons à pointes avant permettent ainsi de progresser de face sur
les parois glaciaires les plus pentues au lieu de tailler une marche pour chaque
pas. Avec l’aide des piolets-traction, ils réduisent les difficultés et augmentent l’affluence au risque de transformer des goulottes en boulevards. De même,
les pitons, coinceurs, friends, spits et autres points d’assurage sécurisent les
voies rocheuses au point qu’on ne parle plus de « dévisser » mais de « voler » :
lâcher sa prise devient un jeu et l’homme cumule deux plaisirs animaux, ceux
de l’écureuil grimpant aux arbres et de l’oiseau sautant des branches. Avec
les rappels sur descendeur (une pièce métallique bloquant la corde de descente), il y joint les balancements du singe sur les lianes. L’innovation permet ainsi de « régresser » et l’intelligence de faire la bête grâce à un usage
astucieux de la technique moderne pour des objectifs pré-hominiens. Plus
la vie urbaine est artificielle, plus le citadin fait corps avec la nature.
Cette méthode régressive s’observe dans tous les domaines de l’alpinisme
moderne. La première revanche est celle de la nature qui se « venge » des
progrès de l’escalade en rendant plus difficile l’assaut des hommes. Au Cervin
(versant italien), à la Meije ou aux Drus, des éboulements rocheux ont compliqué l’ascension de voies naguère classiques voire rendu impossible la répétition des grandes « premières ». De même, le réchauffement de la planète
a fracturé les grandes voies glaciaires au point que des faces nord, autrefois
lisses et régulières, sont devenues des successions de ressauts difficiles et de
séracs dangereux : le progrès du matériel ne fait alors que compenser les caprices de la nature. Et des voies devenues trop dangereuses en été sont désormais parcourues en hivernales grâce aux nouveaux textiles à la fois imperméables et « respirants » qui atténuent les effets du climat.
Si l’exploit est dévalué ou son théâtre encombré, l’homme peut encore
déplacer son sport favori vers des montagnes exotiques sans voies équipées
ni hélicoptères de secours. L’himalayisme est né quand l’alpinisme s’est banalisé et le taux de mortalité à l’Everest (un mort pour quatre ascensionnistes) est celui du Liskamm ou du Cervin au siècle dernier. Que la corde
soit trop sûre et l’on grimpe en solo (une ascension solitaire développée à
partir de l’individualisme soixante-huitard) ; que les « huit mille » soient trop
faciles et l’on se passe d’oxygène ; qu’un seul sommet soit trop peu et il s’enchaîne avec d’autres. Comme l’« effet jogging » répond à l’automobile, le re-
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Techniques et symbolique de l’ascension
tour aux moyens naturels de l’époque « héroïque » est une réplique aux techniques sophistiquées de l’effort vertical.
Trop compliqué de s’encorder ? On grimpe en solo. Trop lourdes, les godasses à coque rigide ? Les chaussons d’escalade épousent le pied nu du grimpeur sur son roc comme d’un pygmée sur son arbre. Et les « ballerines » permettent de faire des pointes sur le granite comme sur une piste de danse.
Les photos d’hymalayistes encombrés par leur doudoune d’un autre âge et
leur oxygène digne du SAMU n’ont plus la cote : place au poster de falaisiste torse nu, Indien dans la ville et nouveau bon sauvage.
Trop artificielles, les pistes de ski ensemencées au canon à neige ? Le horspiste les remplace. Trop faciles, les boulevards damés et balisés ? Le ski extrême leur préfère les couloirs à 60°, au point que la chronique des «premières»
alpines est désormais celle des descentes plus que des montées. Et quand toutes
les voies neigeuses sont descendues à ski, on recommence avec le surf. On
peut aussi descendre en rappel les cascades remontées crampons au pied en
hiver, gravir des séracs ou des falaises, des canyons ou des surplombs : tout
se grimpe en montagne comme tout se mange dans le porc. « Vous avez fait
un champ de courses des cathédrales de la terre », reprochait Ruskin aux alpinistes du XIXe siècle. Il serait encore plus sévère aujourd’hui où les départements les plus plats ont leurs rochers ou leurs blocs et les villes leurs murs
d’escalade : plus l’homme a d’ascenseurs, plus il grimpe avec ses pieds.
Reste un dernier défi pour les grimpeurs : l’inflation médiatique avec paraboles au camp de base, caméras héliportées et télécopieurs dans les sacs
à dos. Le sponsoring exige des retombées immédiates voire des chutes en
direct et des catastrophes programmées. Là aussi, une réaction se dessine :
on délaisse actuellement les expéditions himalayennes trop coûteuses pour
des ascensions alpines, économes de moyens et mieux adaptées au temps de
crise. La surmédiatisation engendre un regain de classicisme avec montée
en refuge et départ nocturne, répétition des voies historiques et annonce a
posteriori de la réussite permettant de masquer les échecs préalables. On se
retrouve, comme au bon vieux temps, à la gare de Zermatt, au train du
Montenvers ou à la crémaillère de la Jungfrau. L’ombre des grands anciens
rôde en ces paysages mille fois décrits mais transfigurés par un besoin d’« authentique ». Même les chaussures abandonnent les coques en plastique pour
le noble cuir car l’on met ses pas dans ceux des pionniers. Le piolet en bois
réapparaît, tout comme le sac kaki des boys scouts où se range le portable.
Tel est ce mélange de nouveauté et de tradition qui fait de la conquête al-
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Techniques et symbolique de l’ascension
pine un éternel retour et un perpétuel changement. C’est un compromis délicat en montagne où se distraire du présent est synonyme de mort et où aller
de l’avant exige de lâcher prise. Car, pour Maurice Herzog, « rester humain,
ça veux dire ne pas se cramponner au passé et donner leur pleine signification aux événements à venir » 3.
Mais l’avenir des ascensions est-il dans la nature ou l’artifice ? Dans le
triptyque citius, altius, fortius, le deuxième volet emprunte largement à la
pharmacopée des médecines dures. En 1953, Hermann Buhl avait reconnu
avoir pris des amphétamines pour conquérir le Nanga Parbat (Pakistan).
Depuis, les diurétiques sont utilisés pour prévenir le mal des montagnes. L’hymalayiste moderne renoue avec l’usage des potions magiques, de ce soma
védique qui conférait des pouvoirs surnaturels. Les techniques de dépassement intègrent le progrès ancestral à des cimes provisoires Poussent-elles trop
loin le mythe du surhomme ? On peut leur appliquer ces propos du sage
Poulidor visant la progression artificielle des « géants de la route » : « Nous
étions sur la lune ; nous sommes montés sur Mars ; il nous faut redescendre
sur terre ».
3. Entretien
avec J.-M.
Asselin in
Vertical
n° 108,
mai 1998.
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