Prophet of Innovation. Joseph Schumpeter and Creative Destruction Thomas K. McCraw Schumpeter, le prophète de l’innovation Jean-Marc Daniel Professeur à ESCP-EAP Entrepreneur schumpetérien, destruction créatrice, innovation, autant de maîtres mots de l’œuvre de Schumpeter qui sont désormais des outils courants de la réflexion économique. Pourtant, on connaît en général assez mal ce grand bourgeois autrichien au destin heurté qui fut souvent négligé de son temps malgré une énergie à publier et à se faire comprendre qui force l’admiration. A vec Prophet of Innovation : Joseph Schumpeter and Creative Destruction, Thomas McCraw nous donne une biographie intéressante et intelligente de ce géant de la théorie économique que fut Joseph Schumpeter. Intelligente car elle est écrite ni à charge ni dans un style hagiographique comme c’est hélas souvent le cas des biographies d’hommes remarquables. McCraw ne cherche pas à masquer les faiblesses de son héros, mais tente de les comprendre. Le lecteur perçoit assez bien non seulement la personnalité de Schumpeter mais aussi les aspects complexes de la période dans laquelle il a vécu. Grandeurs et misères du personnage McCraw rappelle que Schumpeter se plaisait à dire qu’il s’était mis comme objectifs de vie d’être sinon le meilleur, du moins un des meilleurs économistes de son 2 ème trimestre 2008 • 153 Livres & Idées temps, un des plus grands séducteurs et un des meilleurs cavaliers. Et commentant ces objectifs à la fin de sa vie, Schumpeter déclarait avoir eu des problèmes avec les chevaux… Humour aristocratique et d’une certaine façon assez éminemment britannique chez cet Autrichien qui ne se remit jamais de ne pas être anglais, chez ce bourgeois qui voulut toute sa vie durant passer pour un dandy de haute volée. Schumpeter naquit en 1883, la même année que Keynes, l’année où mourut Karl Marx. Ces deux personnages ont d’ailleurs joué un rôle déterminant dans sa vie et dans sa carrière dans la mesure où il ne cessa de dénoncer leurs théories comme lourdement erronées. Et pourtant, malgré le simplisme des idées de Keynes tendant à faire croire que la ruine des finances publiques assurerait la richesse de la nation et malgré le caractère imprécis et contestable des thèses marxistes, Schumpeter fut forcé de constater que ces deux personnages ont occupé le devant de la scène durant toute sa vie et l’ont relégué au second plan pendant longtemps. « Comme Keynes, il est possible d’admirer Marx tout en considérant néanmoins que sa vision sociale est fausse et que chacune de ses préoccupations est fallacieuse », écrivait Schumpeter pour définir sa pensée à leur sujet. Si, de son vivant Schumpeter a paru comme effacé par Keynes et Marx, aujourd’hui il est largement le vainqueur posthume de la comparaison. Mais évidemment, il l’ignore et le sentiment d’incompréhension qui le minait quand il se comparait à eux a fait partie des multiples causes de la tristesse générale qui l’accompagnait. Schumpeter, McCraw insiste régulièrement là-dessus, fut fondamentalement malheureux. Affichant toujours en public une grande sérénité et une certaine aisance face à la vie, dans son for intérieur, celui que retrace la lecture de son journal ou l’analyse des confidences qu’il a pu faire ici ou là, on découvre un personnage accablé, déçu par sa vie et convaincu de n’avoir pas obtenu ce qu’il méritait. Il faut reconnaître que sa vie fut marquée par de nombreuses tragédies. Il a quatre ans lorsque son père meurt dans un accident de chasse. La famille Schumpeter est alors une famille de riches industriels catholiques de Triesch en Moravie. Le destin du jeune Joseph Aloïs semble scellé, il est appelé à diriger les usines familiales et à mener une vie respectable et confortable de grand bourgeois de province dans l’Empire des Habsbourg. Mais sa mère devenue veuve en décide autrement : elle quitte Triesch pour Graz puis Vienne afin de donner la possibilité à son fils unique de se faire recevoir dans la plus haute société du pays. Elle épouse un général à la retraite, Eugen von Keler, pour que son fils puisse accéder aux meilleures universités, à celles réservées à la noblesse germanophone de l’Empire. Ce schéma où une rupture brutale – la mort du père – devient l’occasion d’un dépassement – l’abandon du cocon 154 • Sociétal n°60 Schumpeter, le prophète de l’innovation familial pour entreprendre une conquête de la capitale – sera celui qui toujours marquera la vie de Schumpeter. Or le moins que l’on puisse dire est que ce schéma s’est déroulé de façon chaotique. En effet, après la mort du père, Schumpeter va connaître d’autres déconvenues : la disparition de la bonne société viennoise à laquelle il aspirait avec la Première Guerre mondiale ; la mort prématurée de sa deuxième épouse qui restera à jamais dans ses propos et dans ses longs moments de solitude le symbole du regret d’une vie qui aurait pu être autre ; la disparition du monde universitaire allemand qui était sa référence avec l’avènement du nazisme ; la suspicion qui l’entoure alors qu’il est professeur à Harvard depuis 1932 au moment de l’entrée en guerre des États-Unis contre le Japon et l’Allemagne du fait de ses origines autrichiennes et de publications enthousiastes de son épouse d’alors sur l’économie japonaise. Ambiguïté Mais McCraw met en évidence un aspect non négligeable dans le déroulement de la vie de Schumpeter, à savoir qu’à bien des égards ses malheurs furent souvent liés à son comportement, à l’ambiguïté permanente qu’il a entretenue le concernant. McCraw raconte qu’après un premier mariage assez peu heureux avec une Anglaise, Schumpeter tombe amoureux d’Annie Reisinger, la fille des concierges de son immeuble. Amour intense qui heurte sa mère plus ambitieuse sur l’origine sociale espérée de sa belle-fille ; amour surtout fondé sur un mensonge : il cache à Annie son premier mariage et lorsqu’il l’épouse en deuxièmes noces en 1925, il omet de préciser qu’il est déjà marié. Malgré la désorganisation des relations entre l’Angleterre, patrie de sa première épouse, et l’Autriche vaincue, Mme Schumpeter hurle depuis Londres à la bigamie et le menace des pires ennuis judiciaires sans qu’il sache comment réagir. McCraw raconte que dans les années 1920, banquier audacieux mais finalement ruiné, il continue à mener grand train, préférant cacher à son entourage qu’il n’a plus d’argent et vivre de dettes de plus en plus difficiles à assumer. McCraw raconte comment, professeur chahuté dans son deuxième poste à Graz en Autriche, il a failli devoir renoncer à toute carrière d’enseignant mais a soigneusement évité par la suite de faire allusion à son passage dans cette université. Ironie du sort, jugé trop strict par les étudiants autrichiens, il décide aux États-Unis, quand il enseigne à Harvard, de se montrer très conciliant et il s’attire la foudre de ses collègues américains qui l’accusent de laxisme. 2 ème trimestre 2008 • 155 Livres & Idées épisode délicat également que celui de son passage à la tête du ministère des Finances de la jeune république autrichienne. En 1919, il est le premier ministre des Finances d’une Autriche diminuée et rongée par l’inflation. Les principaux responsables gouvernementaux sont socialistes, ce qu’il n’est pas. C’est Hilferding, le grand théoricien de la social-démocratie austro-allemande, qu’il a croisé dans des séminaires de réflexion animés par le grand économiste Böhm-Bawerk, qui le recommande aux nouveaux dirigeants installés à Vienne. Très vite, il se sent en porte-à-faux par rapport à l’équipe gouvernementale et il accumule les prises de position en rupture avec celles de ses collègues. Ainsi, quand le gouvernement argue de l’état lamentable de l’économie autrichienne pour refuser le principe même de réparations versées aux pays vainqueurs, il accorde une interview dans la presse allemande pour affirmer qu’il se fait fort, si on le laisse agir, de rendre à l’Autriche sa prospérité d’antan en quatre ans et donc de la rendre à même de satisfaire aux engagements qu’on prétend lui imposer. Ce mélange de provocation, de maladresses et de mensonges aurait pu cantonner Schumpeter dans un ostracisme hautain et le condamnait à l’oubli. S’il n’en fut rien, c’est grâce à l’originalité et à la richesse de sa pensée. Un économiste de génie Sa première force en tant qu’économiste, c’est d’abord d’avoir énormément travaillé. Ses déboires privés et notamment la mort après à peine un an de mariage de sa deuxième épouse l’ont laissé seul et lui ont donné du temps pour lire, méditer, écrire. Le travail fut sa raison d’être et l’être de sa raison. Sans lui, il aurait pu, selon McCraw, sombrer dans la folie ou pousser jusqu’à ses plus ultimes conséquences son état d’esprit suicidaire. Sa deuxième force est d’avoir toujours voulu se distinguer des autres et d’avoir de ce fait exploré des domaines ignorés, d’avoir cherché à comprendre des dynamiques que, par paresse ou par routine, les autres économistes négligeaient. Sa troisième est évidemment d’avoir eu un talent naturel d’économiste, d’avoir possédé un sens inné des enchaînements économiques, une capacité incontestable de distinguer le fondamental et d’ignorer l’accessoire. Schumpeter a longuement réfléchi à ce qu’est un économiste et à la méthode qui doit le guider. Son premier constat est que l’économiste doit être mathématicien. Juriste de formation, formé aux belles lettres – on trouvera sur son chevet au lendemain de sa mort un livre d’Euripide qu’il lisait en langue grecque – Schumpeter défend l’idée de l’indispensable 156 • Sociétal n°60 Schumpeter, le prophète de l’innovation mathématisation de l’économie. Il est un des fondateurs de la Société d’économétrie et il insiste auprès de ses étudiants, notamment à Harvard, sur la nécessité d’avoir un bon niveau en mathématiques. Le deuxième élément de la méthode de Schumpeter est de toujours appuyer ses thèses sur l’histoire. L’économiste a comme seul champ d’expérimentation de ce qu’il affirme l’étude de l’histoire. Mathématicien, historien, sociologue, juriste, tel doit être l’économiste. Et tel fut Schumpeter. Que reste-t-il de ses recherches ? De plus en plus de choses serait-on tenté de dire, tant, de fait, se sont effacés les simplismes keynésiens et les délires référencés à Marx. Schumpeter avait déjà remarqué que les disciples proclamés de ces deux grands hommes, en trahissant la pensée de leur maître, en soulignaient les limites. Il reste donc un triptyque quasi magique qui permet de comprendre l’économie capitaliste, depuis les origines de la révolution industrielle jusqu’à nos jours. Ce triptyque est constitué de l’entrepreneur, du progrès technique et du crédit. Ce qui a fait la croissance économique depuis le xviiie siècle, c’est d’abord l’existence d’individus déterminés qui ont utilisé leur volonté, non pas à se détruire sur des champs de bataille comme pendant la période féodale, mais à construire dans des usines ; c’est ensuite le progrès technique, l’innovation, la destruction créatrice, expressions aujourd’hui bien connues, y compris du grand public, qui font de l’économie vue par Schumpeter une dynamique et non pas un équilibre comme l’équilibre de marché des économistes classiques ou néoclassiques ou l’équilibre de sous-emploi de Marx et de Keynes ; c’est enfin le prolongement de cet aspect dynamique dans le domaine monétaire au travers du crédit et du développement du système bancaire. L’histoire comme expérience, la destruction créatrice comme mécanique du futur, autant de façon d’intégrer le temps face à des réflexions économiques théoriques qui ont souvent eu du mal à le cerner, à le comprendre, à rendre compte de ses conséquences. Ce jeu du temps, Schumpeter a cru le décrire de façon quasi exhaustive dans son livre Business cycles de 1939. Œuvre colossale par son ambition et par son volume, elle ne rencontre pas à l’époque de sa publication l’écho attendu. En fait, ce qui va assurer la renommée et la survie intellectuelle de Schumpeter, ce sont deux livres dont il n’aura pas le temps de voir l’impact. En 1942, Capitalisme, socialisme et démocratie et en 1954, L’Histoire de la pensée économique sont livrés au grand public. Ces deux livres, remarquables de clarté et de précision, sont le bilan d’une œuvre et d’une vie. Leur message subliminal est celui du constat désabusé de l’échec momentané des valeurs du capitalisme auxquelles croit Schumpeter. Dans sa Tchécoslovaquie natale, en 1948, les communistes s’emparent du pouvoir avec le soutien d’une partie significative de la population. Ingratitude des peuples qui doivent leur bien-être au capitalisme et qui ne cessent de le vilipender, qui doivent leur travail 2 ème trimestre 2008 • 157 Livres & Idées à des entrepreneurs et qui rêvent de les remplacer par des bureaucrates prétentieux et souvent corrompus, qui doivent leur connaissance à toute une lignée d’économistes austères et qui se laissent aller à croire les balivernes marxistes et keynésiennes. Pour McCraw, les deux livres sont empreints d’ironie, mais, précise-t-il, d’une ironie du désespoir. Schumpeter approche de sa fin, survenue plutôt prématurément en janvier 1950. Il est alors un penseur convaincu d’avoir eu raison malgré les réticences qui ont pu entourer ses écrits. Il pense avoir raison non pas parce qu’il est seul, sorte d’albatros de l’économie exilé au milieu des huées des keynésiens et des marxistes, mais bel et bien parce qu’il a réfléchi sans cesse, encore et toujours en maniant faits historiques et équations mathématiques. McCraw conclut en disant que l’histoire finalement lui a rendu justice. Samuelson précise à ce propos que quelque chose en Schumpeter montrait qu’inconsciemment, il savait que ses idées finiraient par avoir gain de cause. Il suffisait de contempler son incroyable élégance physique et morale. Samuelson évoque avec émotion ce petit monsieur bien habillé, qui mettait cinq minutes à ôter son manteau d’excellente facture et ses gants du meilleur cuir avant de commencer à se diriger vers le tableau et qui, bien que parlant d’une voix basse et lasse, s’imposait naturellement à un auditoire fasciné. C’est ce personnage que McCraw nous permet de redécouvrir : ne nous privons pas de ce plaisir. Le livre et son auteur Thomas K. McCraw : Prophet of Innovation. Joseph Schumpeter and Creative Destruction, Belknap Press, 2007, 736 pages 158 • Sociétal n°60