Créer une société de l`apprentissage, Joseph E. Stiglitz, recipient of

Créer une société de l’apprentissage, Joseph E. Stiglitz, recipient of the Nobel Memorial
Prize in Economic Sciences inProject Syndicate
Joseph E. Stiglitz, recipient of the Nobel Memorial Prize in Economic Sciences in 2001 and the
John Bates Clark Medal in 1979, is University Professor at Columbia University, Co-Chair of the
High-Level Expert Group on the Measurement of Economic Performance and Social Progress at
the OECD, and Chief… Traduit de l’anglais par Martin Morel. Project Syndicate
NEW YORK Les citoyens des États les plus riches du monde ont pour habitude de considérer
l’économie de leur pays comme fondée sur l’innovation. Or, l’innovation fait partie intégrante des
économies du monde développé depuis plus de deux siècles. En effet, pendant des milliers
d’années, et jusqu’à la révolution industrielle, les revenus ont demeuré stagnants. Le revenu par
habitant a par la suite explosé, augmentant année par année, interrompu seulement ici et là par les
effets occasionnels des fluctuations cycliques.
Il y a 60 ans déjà, l’économiste et prix Nobel Robert Solow a relevé que l’augmentation des revenus
était en grande partie attribuable non pas à l’accumulation du capital, mais bien au progrès
technologique capacité à apprendre à mieux faire les choses. Bien qu’une part de l’augmentation
de la productivité soit liée à d’importantes découvertes, elle s’explique principalement par un
certain nombre de changements progressifs mineurs. Ainsi convient-il de réfléchir à la manière
dont les sociétés apprennent, ainsi qu’aux moyens de promouvoir cet apprentissage y compris en
apprenant à apprendre.
Il y a un siècle, l’économiste et expert en sciences politiques Joseph Schumpeter affirmait que
l’atout central d’une économie de marché résidait dans sa capacité à innover. Il soutint ainsi
combien l’accent traditionnellement placé sur la concurrence des marchés constituait une erreur,
expliquant que l’important consistait en une concurrence en direction du marché, bien plus qu’en
une concurrence sur le marché. La compétition sur la voie du marché favoriserait ainsi
l’innovation. La succession des monopoles aboutirait, selon cette conception, à un niveau de vie
plus élevé à long terme.
Les conclusions de Schumpeter ont bien entendu été contestées. Les entreprises monopolistiques
et dominantes, telles que Microsoft, auraient en effet la faculté d’entraver toute innovation. À
moins d’un contrôle de la part d’autorités de la concurrence, elles pourraient en effet adopter un
comportement anticoncurrentiel susceptible de renforcer la puissance de leur monopole.
En outre, les marchés peuvent manquer d’efficacité soit quant au volume, soit quant à la direction
des investissements en recherches et apprentissages. Les mécanismes incitatifs privés ne sont pas
nécessairement alignés avec les résultats sur le plan social : les entreprises peuvent en effet tirer
parti d’innovations qui renforcent leur puissance sur le marché, leur permettent de contourner les
réglementations, ou encore de capter une rentabilité qui aurait pu en des circonstances différentes
bénéficier à d’autres.
L’un des apports fondamentaux de Schumpeter a en revanche tenu bon : les politiques
traditionnellement axées sur l’efficience à court terme pourraient ne pas nécessairement se révéler
souhaitables, si l’on observe les choses sous l’angle de l’innovation/apprentissage à long terme.
Ceci se vérifie particulièrement pour les pays en voie de développement et les marchés émergents.
Les politiques industrielles qui voient les gouvernements intervenir dans l’allocation des
ressources aux différents secteurs, ou favoriser certaines technologies par rapport à d’autres
peuvent contribuer à l’apprentissage des « économies naissantes. » L’apprentissage peut être plus
marqué dans certains secteurs (tels que le secteur industriel manufacturier) que dans d’autres, les
bienfaits de cet apprentissage, dont le développement institutionnel nécessaire à la réussite, étant
susceptible de se répercuter sur d’autres activités économiques.
Lorsqu’elles sont adoptées, ces politiques font souvent l’objet de critiques. Ainsi entend-on
fréquemment que l’État ne devrait pas pouvoir désigner les vainqueurs. Le marché constituerait en
effet un arbitre bien plus approprié en la matière.
Les preuves à cet égard ne sont pourtant pas si convaincantes que l’affirment les partisans du libre
marché. Le secteur privé américain s’est révélé notoirement mauvais dans l’allocation des capitaux
et la gestion du risque au cours des années ayant précédé la crise financière mondiale, tandis que
plusieurs études démontrent que les rendements moyens des projets de recherche
gouvernementaux pour l’économie seraient en réalité supérieurs à ceux issus de projets du secteur
privé notamment parce que l’État aurait tendance à investir plus significativement dans
d’importantes recherches fondamentales. Il suffit de penser aux bienfaits sociaux liés à la recherche
qui permit le développement d’Internet ou encore la découverte de l’ADN.
Mais si l’on met de côté de telles réussites, la vocation des politiques industrielles ne consiste
nullement à désigner les vainqueurs. Les politiques industrielles réussies sont davantage celles qui
identifient des sources d’externalités positives c’est-à-dire des secteurs dans lesquels
l’apprentissage est susceptible d’engendrer des bienfaits dans d’autres domaines de l’économie.
Le fait d’observer les politiques économiques sous l’angle de l’apprentissage nous confère une
perspective différente autour de nombreuses problématiques. Le grand économiste Kenneth Arrow
a souligné l’importance attachée au fait d’apprendre à travers l’accomplissement. La seule manière
d’apprendre ce qui est nécessaire à la croissance industrielle, par exemple, consiste à posséder une
industrie. Ceci peut alors exiger soit que l’on fasse en sorte qu’un taux de change donné s’avère
compétitif, soit que certaines industries bénéficient d’un accès privilégié au crédit – comme l’ont
fait un certain nombre de pays est-asiatiques dans le cadre de stratégies de développement
remarquablement réussies.
La protection de l’industrie constitue un argument phare pour les économies naissantes. En outre,
la libéralisation du marché financier peut affecter la capacité des États à intégrer un nouvel
ensemble d’enseignements pourtant indispensable au développement : la faculté à allouer les
ressources et la gestion du risque de manière appropriée.
De même, la propriété intellectuelle, lorsqu’elle est mal conçue, peut constituer une épée à double
tranchant si l’on observe les choses sous l’angle de l’apprentissage. Bien qu’elle incite aux
investissements dans la recherche, elle peut également encourager le secret entravant ainsi une
propagation du savoir pourtant essentielle à l’apprentissage et à l’encouragement des entreprises
dans la pleine exploitation du pool de connaissances collectives, et la minimisation de leur
contribution s’y rattachant. Dans le cadre de ce scénario, le rythme de l’innovation se trouve en
réalité ralenti.
De manière plus générale, nombre des politiques (notamment celles fondées sur un néolibéral
« Consensus de Washington ») imposées aux pays en voie de développement dans le noble objectif
de promouvoir aujourd’hui l’efficacité de l’allocation des ressources font en réalité obstacle à
l’apprentissage, aboutissant ainsi à un niveau de vie moins favorable à long terme.
La quasi-totalité des politiques gouvernementales, intentionnellement ou non, et pour le meilleur
comme pour le pire, ont un certain nombre d’effets directs et indirects sur l’apprentissage. Les pays
en voie de développement dont les dirigeants sont conscients de ces effets ont davantage de chance
de réduire le retard qui les sépare d’États plus avancés. Les pays développés, de leur côté, ont
l’opportunité de combler l’écart entre les pratiques moyennes et les meilleures pratiques, et d’éviter
ainsi le danger de la stagnation séculaire.
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