Economic Focus Avril 2011 Ratios de diversion et effets unilatéraux d'une fusion horizontale L'année dernière, à un mois d'intervalle, les autorités 1 2 américaines et britanniques de la concurrence ont publié leurs nouvelles lignes directrices sur l'appréciation des fusions horizontales. Elles confirment le rôle accru de l'analyse économique dans l'appréciation des effets unilatéraux, au détriment des approches traditionnelles fondées sur la définition des marchés pertinents et l'évaluation du degré de concentration via les parts de marché. Elles mettent en particulier l'accent sur l'intérêt d'analyser les incitations de la nouvelle entité à augmenter ses prix à l'issue de la fusion. Cette note fait le point sur ces évolutions, et discute l'intérêt de définir des indicateurs synthétiques susceptibles de remplacer l'indice de mesure du niveau 3 de concentration Herfindhal-Hirschman (IHH) utilisé par les autorités de concurrence comme premier filtre d'appréciation des risques qu'une opération de concentration horizontale engendre des effets unilatéraux. Les limites de l'approche structurelle (marché pertinent, parts de marché et concentration) frontières des marchés pertinents en retenant les biens considérés comme substituables et en excluant les autres. Dans ce contexte, la délimitation du marché pertinent conduit à opérer un choix dichotomique brutal : soit les deux biens sont tellement différenciés qu'ils appartiennent à deux marchés pertinents distincts, et dans ce cas la fusion des firmes les produisant n'engendrera aucun effet unilatéral ; soit les deux biens ne sont pas différenciés et, dans ce cas, la fusion sera à l'origine d'un effet unilatéral maximal. Or, dans un monde de produits différenciés, tout est affaire de degré : les biens sont plus ou moins différenciés et donc plus ou moins substituables. La rigidité inhérente à l'exercice de délimitation des marchés pertinents ne permet pas d'en tenir compte. 5 Prenons un exemple simple impliquant des biens spatialement différenciés : quatre supermarchés appartiennent au même marché pertinent défini 6 spatialement par leur zone de chalandise (chacun des cercles de la figure ci-dessous). Une fusion horizontale se traduit par la disparition d'un concurrent sur le marché et par l'addition des parts de marché des parties à l'opération. Traditionnellement, l'approche des autorités de concurrence consiste à délimiter les marchés, à estimer les parts de marché et à évaluer l'impact de l'opération sur la concentration. Une opération est alors considérée comme d'autant plus susceptible de porter atteinte à la concurrence qu'elle a lieu sur un marché déjà fortement concentré et/ou qu'elle accroît significativement le 4 degré de concentration (mesuré par l'indice IHH) . Du point de vue de l'analyse économique, la principale limite de cette approche est qu'elle exige de délimiter les 1 U.S. Department of Justice and the Federal Trade Commission (Août 2010). Horizontal Merger Guidelines. 2 Competition Commission & Office of Fair Trading (Septembre 2010). Merger Assessment Guidelines. 3 L'indice IHH est égal à la somme des parts de marché des firmes au carré. 4 C'est précisément la logique des lignes directrices de la Commission européenne qui indiquent qu'"il est peu probable que la Commission estime qu'une opération soulève des problèmes de concurrence horizontaux sur un marché dont l'IHH à l'issue de la concentration sera inférieur à 1 000" (§19) et qu'"il est également peu probable que la Commission conclue à l'existence de problèmes de concurrence horizontaux lorsque l'IHH à l'issue de l'opération est compris entre 1 000 et 2 000 et que le delta est inférieur à 250, ou lorsque l'IHH à l'issue de l'opération est supérieur à 2 000 et que le delta est inférieur à 150" (§20). Si l'on suppose que chaque supermarché génère un chiffre d'affaires équivalent, une concentration impliquant deux des quatre supermarchés se traduirait par une addition de parts de marché de 25 % + 25 % = 50 %, et ce quel que soit le couple de supermarchés fusionnant. Or il est évident qu'une opération impliquant 5 Fletcher (2010). Introduction to the Handbook of Competition Economics 2010. 6 L'Autorité de la concurrence a ainsi défini le marché pertinent comme comprenant l'ensemble des supermarchés situés dans un rayon de 15 minutes de temps de déplacement en voiture autour de chacun des magasins concernés par l’opération. Voir par exemple Décisions 09-DCC24 du 23 juillet 2009 Floritine/C.S.F ; 09-DCC- du 28 mai 2009 Frandis/Financière Perdis ; 09-DCC-06 du 20 mai 2009 Evolis/ITM ; 09DCC-04 du 29 avril 2009 Carrefour/Noukat ; 10-DCC-18 du 17 février 2010 Nougein SA/Retail Leader Price Investissement. 1|P a g e les supermarchés A et B, très proches l'un de l'autre, est davantage susceptible d'engendrer des effets anticoncurrentiels qu'une opération impliquant les supermarchés A et D, même si les opérations se traduisent par exactement la même variation de IHH. Autre exemple : la délimitation du marché pertinent repose le plus souvent sur l'analyse de la substitution de la demande. Et c'est bien la logique du test du monopoleur hypothétique que d'ajouter successivement au marché pertinent les biens vers lesquels se tournent les consommateurs en cas d'augmentation du prix. La demande est cependant appréhendée de façon agrégée, comme émanant d'une entité homogène, ce qui se traduit par des incohérences lorsque la demande émane de catégories de consommateurs très segmentées. Illustrons par un cas concret. La délimitation du marché pertinent auquel appartient le vol Paris-Rome de la compagnie EasyJet conduirait à inclure les vols proposés par les autres compagnies low-cost proposant cette liaison, et vraisemblablement les vols proposés par les compagnies aériennes traditionnelles. En revanche, le marché pertinent exclurait certainement les services de transport international par autocars comme ceux 7 proposés par Eurolines : une hausse de 5 à 10 % du prix du billet d'avion ne se traduirait vraisemblablement pas par une substitution significative des passagers aériens sur l'autocar, notamment en raison d'un temps de trajet dix fois plus long. Imaginons maintenant que l'on cherche à délimiter le marché pertinent auquel appartient la liaison ParisRome proposée par Eurolines. On inclurait vraisemblablement les autres liaisons par autocars, celles en train et probablement les vols proposés par les compagnies aériennes low-cost : en effet, une hausse de 5 à 10 % du prix du billet d'autocar se traduirait par un report significatif des clients de l'autocar vers l'avion low-cost. On aboutit ici à deux délimitations inconciliables du marché pertinent, qui n'est pas adapté à la prise en compte de la substituabilité asymétrique de la demande. La rigidité inhérente à la délimitation des marchés pertinents conduit même parfois les autorités de la concurrence à exclure du marché les producteurs d'un bien donné, tout en considérant qu'ils exercent une pression concurrentielle sur les opérateurs du marché 8 pertinent retenu . 7 L'auteur a conseillé le groupe Veolia Environnement dans le cadre de la notification du rapprochement entre Veolia Transport et Transdev. Cette opération a notamment concerné le marché du transport international par autocars sur lequel Eurolines France, filiale de Veolia Transport est active. Il s'exprime à titre strictement personnel. 8 Voir par exemple la décision n° 10-DCC-42 du 25 mai 2010 relative à l’acquisition par la société 3 Suisses International SA de certains actifs de la société La Source, §24 : "Au vu de ce qui précède, l’analyse sera menée, au cas d’espèce, sur les marchés de la vente à distance de biens non alimentaires segmentés par familles de produits, marchés distincts de ceux de la vente en magasin. Il sera cependant tenu compte de la pression concurrentielle que la vente en magasin est susceptible d’exercer sur la vente à distance". 2|P a g e En conclusion, le marché pertinent, et les indicateurs structurels qui en dérivent (parts de marché, IHH), constituent de bien mauvais outils car ils ne permettent pas d'apprécier correctement les sources de pression concurrentielle. Bien évidemment, les autorités de concurrence prennent soin d'indiquer que les parts de marché et la concentration ne constituent qu'une première indication qui doit être complétée par l'analyse d'autres éléments importants, tels que la nature de la concurrence, le positionnement relatif des parties à la concentration ou la pression concurrentielle exercée par les autres concurrents. Quel est alors l'intérêt de mobiliser un premier indicateur, certes synthétique, mais finalement si peu informatif sur la probabilité qu'une opération de concentration emporte des effets unilatéraux significatifs ? Ne serait-il pas possible d'utiliser un indicateur plus pertinent ? L'analyse des incitations à l'augmentation des prix D'un point de vue général, une fusion horizontale produit deux effets opposés qu'il convient de comparer afin d'être en mesure d'évaluer son effet net sur le bien9 être. Williamson (1968) a mis en évidence cet arbitrage fondamental entre efficacité productive et inefficacité allocative d'une fusion. L'efficacité productive résulte des gains d'efficacité qu'une fusion horizontale est susceptible de produire. Ces gains d'efficacité peuvent se traduire par la baisse des coûts de production de l'entité fusionnée et bénéficier, au moins en partie, aux consommateurs, sous la forme d'une baisse de prix. L'inefficacité allocative est engendrée par l'accroissement du pouvoir de marché de l'entité fusionnée. En éliminant la concurrence qui prévalait entre les parties, la fusion rend plus profitable une hausse de prix par la nouvelle entité. Celle-ci ne craint plus de perdre les clients qui auraient quitté l'une des 10 parties pour l'autre . Cette incitation à l'augmentation du prix dépend de l'ampleur du report de demande entre les deux produits, qui peut être mesurée par le ratio de diversion. Le ratio de diversion 11 Le ratio de diversion mesure la proportion de consommateurs du bien A qui, à la suite d'une augmentation de son prix, se mettent à consommer le bien B. Il est évidemment très lié au concept 9 Williamson (1968). Economies as an Antitrust Defense: The Welfare Trade-Offs, American Economic Review, Vol. 58, pp. 18-36. 10 Cela se traduit également par une modification du comportement des concurrents de la nouvelle entité qui peuvent également augmenter leurs prix. 11 Shapiro (1996). Mergers with differentiated products. Antitrust, 10(2), pp. 23-30. 12 économique de l'élasticité croisée , dont il n'est qu'un dérivé. La figure suivante reprend l'exemple simple imaginé à la page précédente. Les chiffres indiqués à côté des flèches bleues sont les ratios de diversion du supermarché A vers les supermarchés voisins : si le supermarché A augmentait ses prix de 10 %, 30 % de ses clients se tourneraient vers le supermarché B, tandis que seuls 4 % iraient vers le supermarché D. L'estimation des ratios de diversion permet d'évaluer la proximité concurrentielle des différents supermarchés, autrement dit de déterminer le substitut le plus proche du supermarché A. Disposer d'une estimation fiable du ratio de diversion fournit une première appréciation de l'effet d'une opération de concentration résultant de la disparition des contraintes concurrentielles que les parties exerçaient l'une sur l'autre : toutes choses égales par ailleurs, plus le ratio de diversion entre les parties à la concentration est élevé, plus le risque que l'opération engendre des effets unilatéraux est grand. Cette analyse peut être menée indépendamment de toute délimitation du marché pertinent, et le ratio de diversion peut être estimé par différents moyens. Même si, mathématiquement, le ratio de diversion est lié par une équation aux élasticités-prix directe et croisée de la demande au prix, il est en pratique possible de l'estimer directement, sans avoir à collecter de grandes quantités de données. Certaines entreprises disposent en effet d'enquêtes réalisées auprès de leurs clients, par exemple sur le fournisseur précédent de leurs nouveaux clients. Dans les marchés fonctionnant par appels d'offres, il est en général relativement facile de recenser les consultations ayant conduit à un changement d'opérateur. Le ratio de diversion peut alors être estimé par l'analyse de la direction des changements observés. Le ratio de diversion apporte une première indication intéressante permettant d'apprécier la proximité concurrentielle des parties à une concentration. Toutes choses égales par ailleurs, une concentration sera susceptible d'engendrer des effets unilatéraux d'autant plus significatifs qu'elle concerne des concurrents proches. 13 L'indice de pression à la hausse des prix (UPP ) Une fois le ratio de diversion évalué, il est possible de calculer un indicateur synthétique mesurant l'incitation de la nouvelle entité à accroître ses prix. C'est ce qu'ont 14 proposé les économistes Farrell et Shapiro . L'intuition est la suivante. Reprenons l'exemple de nos supermarchés. Initialement, chacun maximisait son profit individuel. Après la fusion des supermarchés A et B, la nouvelle entité maximise le profit joint. Elle va donc tenir compte de la possible cannibalisation entre ses deux supermarchés. En baissant les prix du supermarché A, la nouvelle entité devra tenir compte du fait que cela cannibalisera les ventes du supermarché B. A l'opposé, en augmentant les prix du supermarché A, la nouvelle entité tiendra compte du fait qu'une partie des clients arrêtant de fréquenter le supermarché A se reportera vers le supermarché B. Plus le ratio de diversion du supermarché A vers le supermarché B est élevé (autrement dit, plus les deux supermarchés sont des concurrents proches), plus la nouvelle entité sera incitée à augmenter ses prix. En outre, plus la marge réalisée par le supermarché B sera élevée, plus la nouvelle entité sera incitée à accroître le prix du supermarché A car les consommateurs divertis de A vers B génèreront une marge élevée. On obtient alors un premier indicateur de mesure de 15 l'incitation brute à la hausse de prix, tel que le GUPPI 16 proposé par Salop et Moresi : où est le ratio de diversion du supermarché A vers le supermarché B, est le taux de marge réalisé par le supermarché B et est le rapport des prix des deux supermarchés. Si l'on suppose que le ratio de diversion de A vers B est égal à 30 %, que le taux de marge du supermarché B s'élève à 20 % et que le niveau des prix des deux supermarchés est similaire, l'incitation brute à la hausse des prix est alors de 6 %. 13 Upward Pricing Pressure. Farell & Shapiro (2010). Antitrust Evaluation of Horizontal Mergers: An Economic Alternative to Market Definition. The B.E. Journal of Theoretical Economics, Vol. 10, Iss. 1, Article 9. 15 Gross Upward Price Pressure Index. 16 Salop & Moresi (2009). Updating the Merger Guidelines: Comments. 14 12 L'élasticité-croisée de la demande du bien B par rapport au prix du bien A indique de combien varie la demande du bien B lorsque le prix du bien A varie. 3|P a g e L'incitation brute ne tient compte que de l'effet de la disparition de la concurrence entre les deux entreprises fusionnant. Farell et Shapiro proposent de calculer un indicateur net des incitations à la baisse des prix résultant des gains d'efficacité de l'opération. Rappelons qu'en l'absence de gains d'efficacité, toute opération de concentration horizontale se traduirait par un effet net négatif pour les consommateurs. Comme il s'agit de construire un indicateur simple servant de filtre et permettant d'éviter à l'autorité de concurrence de consacrer des ressources à l'examen d'une opération de concentration n'engendrant vraisemblablement pas d'effets unilatéraux significatifs, Farell et Shapiro présument l'existence d'un taux standard d'efficacité de 10 % (mais il est tout à fait possible de raisonner avec une autre valeur). L'indice de pression à la hausse des prix est donné par la formule suivante : Microeconomix L'analyse économique appliquée Microeconomix est depuis 2002 un cabinet de référence spécialisé dans l'analyse économique appliquée au droit. Microeconomix conseille ses clients et leurs avocats en leur offrant une expertise de premier plan en matière de microéconomie appliquée au droit de la concurrence (Pratique Droit de la Concurrence) et d'analyse économique appliquée à l'énergie (Pratique Energie et Climat). où correspond aux gains d'efficacité mesurés comme la réduction des coûts de A permise par l'opération. Par exemple, en reprenant un ratio de diversion de A vers B égal à 30 % et des taux de marge de 20 %, il faut que les gains d'efficacité soient supérieurs à 7,5 % pour que l'opération se traduise par un effet net de baisse des prix (l'incitation à baisser les prix engendrée par les gains d'efficacité l'emportant sur l'incitation à les augmenter à la suite de la disparition de la contrainte concurrentielle qui s'exerçait avant l'opération). Conclusion Il est donc facile de calculer des indicateurs donnant une première appréciation du risque qu'une fusion horizontale engendre des effets unilatéraux. Avec une estimation du ratio de diversion et du taux de marge, on obtient un indicateur synthétique permettant d'identifier les opérations les plus susceptibles d'engendrer des effets anticoncurrentiels sensibles. Bien évidemment, il ne s'agit que de premiers indicateurs, qui ne donnent qu'une appréciation préliminaire et ne remplacent en aucun cas une analyse approfondie mobilisant des outils plus sophistiqués et permettant de déterminer les effets probables d'une opération soulevant des doutes. Mais ces indicateurs remplacent avantageusement le calcul des parts de marché et de l'indice de concentration : ils sont plus informatifs sur les risques d'effets unilatéraux d'une fusion horizontale et il n'est même pas nécessaire de délimiter le marché pertinent pour les calculer. Gildas de Muizon ©Microeconomix , avril 2011 4|P a g e Les consultants de Microeconomix sont des économistes qui confrontent la rigueur scientifique des modèles de la théorie économique à la réalité empirique des faits et de l'analyse quantitative et économétrique des données. En combinant les résultats de la théorie économique avec ceux de modèles quantitatifs robustes, Microeconomix apporte des réponses rigoureuses et approfondies aux problèmes qui lui sont soumis, et s’attache à les formuler en termes simples et non techniques. Microeconomix met son expertise au service de la stratégie juridique de ses clients dans le cadre de procédures en droit de la concurrence (pratiques anticoncurrentielles, notification des opérations de concentration) mais également dans le cadre de programmes de mise en conformité et d'audit concurrentiel. www.microeconomix.fr