
Le Courrier des addictions (14) – n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2012
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d’étude et de recherche sur
la famille à Paris. À ce titre, j’ai
assuré des interventions, forma-
tions et supervisions à Montpel-
lier, Besançon, Metz, Nancy, Cler-
mont-Ferrand, en Guadeloupe,
en Martinique, à Bruxelles et à
Montréal. En 1990, j’ai participé à
la fondation de l’Association eu-
ropéenne de thérapie familiale
et, en 1993, à celle de la Société
française de thérapie familiale.
J’en suis toujours le président.
C’est aussi cette année-là que j’ai
pu soutenir une thèse d’univer-
sité, sous la direction du Pr Jean-
Louis Le Moigne, sur “Les signes
de l’autonomie dans la communi-
cation et la cognition” à l’univer-
sité d’Aix-Marseille III. J’ai, de ce
fait, obtenu, dans cette même uni-
versité, l’habilitation à diriger des
recherches. Depuis 1993, encore,
je participe à l’enseignement des
internes en psychiatrie de la ré-
gion parisienne (CHU de Bicêtre,
CH Paul-Brousse, CH Sainte-
Anne). J’ai également assuré, de
1976 à 1997, un enseignement
de psychopathologie adulte pour
les étudiants de deuxième année
de l’École des psychologues pra-
ticiens à Paris. Depuis, j’enseigne
sur les thérapies familiales pour
les étudiants de cinquième année
de cette école, ainsi que pour les
étudiants de psychologie clinique
en master 2 de l’université de Pa-
ris-V (centre Henri-Piéron).
Actuellement, je poursuis une
recherche clinique sur les psycho-
thérapies dans “une perspective
éco-étho-anthropologique” et une
recherche interdisciplinaire sur
les processus de communication
et de cognition contribuant à l’au-
tonomie des systèmes humains
complexes.
ANIMATEUR
ET MéDIATEUR
LeCourrierdesaddictions:
Qu’entendez-vous par “pers-
pectives éco-étho-anthropolo-
giques” ?
J.M. : C’est toute la probléma-
tique de la cybernétique du self:
elles trouvent leur origine dans
l’œuvre de G. Bateson. En bref:
les conduites humaines peuvent
être appréhendées dans la double
comparaison entre espèces (étho-
logie) et entre systèmes humains
de parenté (anthropologie), ce qui
met en perspective la construction
contextuelle de leurs écosystèmes
de vie et de survie (écologie). Ces
perspectives proposent d’infléchir
le modèle de la pathogenèse intra-
familiale, voire de s’en dégager. La
coexistence de plusieurs formes
de souffrances ou symptômes
ne signifie pas qu’il existe des
relations de cause à effet entre les
uns et les autres. Les addictions
affectent les différents niveaux
d’organisation des processus ri-
tuels (les expériences), mythiques
(les croyances) et épistémiques
(les connaissances) qui agencent
les relations personnelles au sein
de la famille. Les troubles addic-
tifs ne sont pas créés par d’autres
troubles. Ils sont plutôt l’expres-
sion de restrictions concernant
les circuits complets de l’esprit
qui impliquent des modifications
neurophysiologiques, émotion-
nelles et environnementales. Il
apparaît que les responsabilités
éducatives, les traits de caractère,
les interactions intentionnelles
et conscientes ne sont que des
manifestations conjointes à celles
des troubles addictifs. En réalité,
les perturbations qui affectent le
tissage des liens concernent les
niveaux proto-symboliques, qui
court-circuitent la volonté, la res-
ponsabilité, le libre arbitre. Deux
processus cognitifs affectent les
différences informationnelles et
conduisent à des redondances
contraignantes : les acquisitions
relationnelles précoces liées à
l’accoutumance d’une part, les ap-
prentissages par essais et erreurs
d’autre part.
Quand on lit Konrad Lorenz
(1973), on voit que, au-delà des
apprentissages approfondis, nous
sommes traversés, très tôt au
cours de la petite enfance, par
l’empreinte, les sensibilisations
précoces, le rodage des processus
moteurs, l’habituation, la fuite
résultant d’un traumatisme, l’imi-
tation, l’accoutumance. Celle-ci
se caractérise par la connexion
entre la séquence instinctive de
lien et le schéma contextuel dé-
sormais acquis, la globalité de ce
dernier devenant indispensable
au déclenchement de la séquence
coordonnée héréditairement. La
connaissance des familiers, au-
delà du processus d’empreinte,
repose ainsi sur l’accoutumance,
qui rend indispensable le lien
préférentiel avec eux et permet la
différenciation avec les relations
étrangères à l’univers familial.
LeCourrierdesaddictions:
Ces processus ont-ils une tra-
duction biologique durable ?
J.M. : Sur le plan du système ner-
veux central et du système ner-
veux végétatif, le renforcement
indéfectible des liens, pour peu
qu’ils soient sources de plaisir, se
traduit par la sécrétion des mor-
phines naturelles par des neu-
rones spécifiques. Mais comme
le souligne Jean-Didier Vincent
(1986), l’état central fluctuant du
cerveau oscille entre des mouve-
ments de plaisir et de déplaisir.
L’éducation consiste à supporter
l’effort, source d’une certaine
dose de déplaisir, de manière
à accomplir des actions qui
donnent accès à une satisfaction
secondaire qui “vaut la peine” et
qui mérite d’être poursuivie tout
au long du développement psy-
cho-affectif.
Lors d’un recours à la drogue, ce
processus est inversé : l’obtention
du plaisir immédiat lié à la prise
de toxique débouche secondaire-
ment sur une expérience de souf-
france. Les opioïdes artificiels
viennent se substituer aux endor-
phines sécrétées par le cerveau.
L’accoutumance au produit rend
sa consommation toujours plus
contraignante et de plus en plus
importante pour atteindre les
mêmes niveaux de plaisir. Cette
hypothèse est congruente avec
l’observation psychodynamique
selon laquelle la prise de toxique
reproduit artificiellement une
relation symbiotique et régres-
sive à une mère toute puissante.
L’accoutumance au produit vient
remplacer l’accoutumance aux
liens interpersonnels et au dé-
passement de soi par les appren-
tissages symboliques. Dans cette
perspective, l’objectif d’une prise
en charge de la famille consiste
moins à réactiver les situations
supposées traumatiques, qu’à
encourager l’effort de rencontres,
pour retrouver les satisfactions
liées au développement des liens,
sources d’épanouissement.
C’est par rapport à cette pers-
pective que je conçois mon rôle
dans la thérapie avec les familles,
comme celui d’un animateur qui
créé un espace artificiel, théra-
peutique, de rencontre, garant
du dispositif de sécurité, qui
évite qu’elle ne vire au règlement
de comptes… Je suis le médiateur
qui aide le patient à recouvrer
ses états d’avant l’intoxication.
J’essaye de lui faire retrouver
le plaisir de cette rencontre, de
recréer cette accoutumance na-
turelle à l’autre, qui déclenche à
nouveau chez lui la production
de ses endorphines naturelles…
De lui redonner un peu de sens
à la vie. Mais, je ne me pose pas
la question des dysfonctionne-
ments, de la pathogenèse de cette
famille, dont je ne vais pas là,
résoudre le problème, même si
en faisant ce travail, on peut finir
par les “détricoter”. Nos patients
ne cherchent pas à ce qu’on leur
bâtisse un château en Espagne
de 365 pièces. Ils veulent parfois
qu’on leur repeigne seulement
la cuisine ! Leur psychothérapie
n’est pas… leur autopsie psy-
chique !
LeCourrierdesaddictions:
Quelle place peuvent prendre,
dans le cadre de cette ap-
proche, les associations “d’au-
tosupport”, Alcooliques ou
Narcotiques Anonymes, par
exemple ?
J.M. : Il faut penser à mobiliser
toutes les ressources de l’entou-
rage, si c’est possible, et pas seu-
lement celles de la famille au
sens strict. Bateson s’est rendu
compte en son temps que l’impli-
cation des groupes de buveurs
anonymes permettait un travail
thérapeutique plus fondamental
que celui que l’on pouvait faire
avec les familles. Dans le sillon
des Alcooliques Anonymes (AA),
diverses communautés se sont
développées pour venir en aide
aux personnes confrontées à
diverses addictions : Narcotiques
Anonymes (NA), Cocaïnomanes
Anonymes (CA), Anonymous
Gamblers (AG), Outremangeurs
Anonymes (OA), Sexoliques Ano-
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