Pour une thérapie avec la famille Un entretien avec Jacques Miermont* Propos recueillis par Florence Arnold-Richez et Didier Touzeau Le Dr Jacques Miermont, 66 ans, psychiatre, psychanalyste et pionnier de la thérapie familiale, partage son temps entre ses consultations hospitalières à l’hôpital Paul-Guiraud à Villejuif et son cabinet libéral dans le XXe arrondissement de Paris. Un ancien atelier au fond d’une cour si calme et lumineuse, comme il en existe tant, mine de rien, dans cette capitale agitée. Un triplex avec une petite salle d’attente, un minuscule bureau qui tient de l’antre de l’écrivain et du repaire de collectionneur. Sur les étagères, des statues africaines, des reproductions d’objets cultes de Tintin, des sortes d’éprouvettes non orientées qui ne peuvent rien verser, des posters de caïrn et mégalithes bretons… Prévert en aurait enrichi avec bonheur son célèbre inventaire… Jacques Miermont, musicien de cœur (ancien Premier prix de conservatoire à Clermont-Ferrand !), aime le piano, la psychanalyse et la thérapie familiale. Avec Maurice Porot, il a publié, il y a bien des années, un “Beethoven et les malentendus” (c’est le cas de le dire !) dans lequel ils se sont livrés à une étude médico-psychologique du grand Ludwig Van, dans la tradition de la psychologie compréhensive. Aujourd’hui, il est responsable du pôle de thérapies familiales du groupe hospitalier Paul-Guiraud. Il en gère directement l’une des deux unités de consultations familiales, la seconde étant gérée par Laurent James, pilier, comme lui, de la Société française de thérapie familiale. Jacques Miermont en est d’ailleurs toujours le dynamique président. Depuis longtemps, il défend et pratique une approche systémique compréhensive, pragmatique, des patients “addicts”, loin de la “doxa” rigide du cognitivisme comportemental systématique. Pour lui, il s’agit moins d’une thérapie de la famille qu’avec la famille. Par une alliance, mieux – une coopération – avec elle. MUSICIEN, PSYCHANALYSTE ET THéRAPEUTE FAMILIAL coopérant avec elle, on diminue la souffrance du patient et de ses proches, et, ce faisant, on rend notre travail plus intéressant. Je me suis donc formé à la psychanalyse et aux thérapies familiales pendant une douzaine d’années. Il faut dire que, en 1975, cette dernière approche, très minoritaire, était mal vue. On la jugeait hostile à la psychanalyse et contrevenante à la “doxa” officielle ! Par ailleurs, on percevait les familles comme systématiquement pathologiques, voire pathogènes. Pas très positive comme approche du patient et de son entourage ! À partir de 1977, j’ai commencé à pratiquer des thérapies familiales dans un service de psychiatrie de PGV (Choisy-le-Roi, Orly, Thais), ainsi que dans un cabinet privé, d’abord dans le XIIe arrondissement, puis dans le XXe. Dix ans plus tard, j’ai eu l’opportunité de créer une fédération en thérapie familiale pour plusieurs services psychiatriques, sociaux et judiciaires dans le Val-deMarne : CHS Paul-Guiraud, CHU Paul-Brousse à Villejuif, CHU de Bicêtre, ultérieurement fondation Vallée à Gentilly, Protection judiciaire de la jeunesse du Valde-Marne, en partenariat avec Le Courrier des addictions : La médecine et la psychiatrie : une vocation ? Jacques Miermont : Mon parcours est un peu singulier, car je voulais faire de la musique, et plus particulièrement du piano et de la composition. Je jouais Messiaen, Debussy, Ravel, Beethoven, Chopin, Schumann, puis Boulez, plus tard Xenakis, Ligeti, etc. Mon père ne l’entendait pas de cette oreille : il voulait que je sois dentiste. J’étais très attiré également par la psychanalyse. J’ai donc échappé à l’art du fauteuil dentaire, grâce à celui du divan et aussi de la médecine ! C’était alors plus ouvert que la psychanalyse seule ! J’ai donc fait mes études de médecine à Clermont-Ferrand, où j’ai travaillé sur un sujet de thèse qui m’a passionné : “Contribution à l’étude du caractère de Beethoven”, dont j’ai tiré plus tard un livre co-écrit à l’initiative de Maurice Porot. Je suis “monté” ensuite à Paris où je suis devenu “un enfant de la Salpê” chez Duché, Wildlocher, puis à Sainte-Anne où j’ai fréquenté assidûment les présentations de Lacan, avant de rejoindre PaulGuiraud à Villejuif (PGV)… Je me suis rapidement rendu compte qu’on envoyait assez systématiquement tous les patients résistants aux traitements “dans les secteurs”. J’ai donc voulu voir de plus près, à Choisy-le-Roi, Orly, Thiais, comment les secteurs en question, particulièrement éprouvés par les détresses sociales et les pathologies psychiatriques qu’on y rencontre, pouvaient les prendre en charge. J’ai compris, sur le terrain, que l’approche familiale pouvait être particulièrement “productive”, qu’on pouvait faire des thérapies avec la famille ou en famille, essentiellement à la demande des professionnels. J’ai constaté que, lorsque l’on s’intéresse à la famille, elle est au rendez-vous, prête à nous aider. C’est un peu comme si elle fonctionnait comme un instrument de résonance et de sécurité : en * Psychiatre institutionnel et libéral, psychanalyste, thérapeute familial, président de la Société française de thérapie familiale, responsable du pôle de thérapies familiales du groupe hospitalier Paul-Guiraud, Villejuif. Le Courrier des addictions (14) ­– n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2012 Addict déc 2012.indd 10 les juges des enfants du Palais de justice de Créteil, et cela pendant une dizaine d’années. Depuis 2012, la fédération s’est réorganisée en pôle de thérapies familiales du groupe hospitalier PGV, inscrit dans le projet médical de l’établissement, dont je suis le responsable. Les collègues font appel à nous pour des patients difficiles, que je tiens à aller voir dans ces moments “de crise”, lorsqu’ils sont hospitalisés. Cela me permet de rencontrer leurs proches, au plus près d’eux, sur le terrain, et de créer un lien, une alliance, dans l’empathie et le respect de ce qu’ils sont, de leur façon d’échanger, de fonctionner… J’ai aussi ouvert il y a 35 ans un cabinet où j’ai pu également prendre en charge, en privé, des patients avec des pathologies lourdes, en particulier une famille confrontée à une jeune fille toxicomane, suivie en cothérapie avec Sylvie Angel. Le Courrier des addictions : Vous êtes également enseignant et chercheur ? J.M. : Oui, j’ai fondé ensuite, en 1979, une association de formation et de recherche clinique en thérapie familiale, le Centre 10 10/12/12 11:08 d’étude et de recherche sur la famille à Paris. À ce titre, j’ai assuré des interventions, formations et supervisions à Montpellier, Besançon, Metz, Nancy, Clermont-Ferrand, en Guadeloupe, en Martinique, à Bruxelles et à Montréal. En 1990, j’ai participé à la fondation de l’Association européenne de thérapie familiale et, en 1993, à celle de la Société française de thérapie familiale. J’en suis toujours le président. C’est aussi cette année-là que j’ai pu soutenir une thèse d’université, sous la direction du Pr JeanLouis Le Moigne, sur “Les signes de l’autonomie dans la communication et la cognition” à l’université d’Aix-Marseille III. J’ai, de ce fait, obtenu, dans cette même université, l’habilitation à diriger des recherches. Depuis 1993, encore, je participe à l’enseignement des internes en psychiatrie de la région parisienne (CHU de Bicêtre, CH Paul-Brousse, CH SainteAnne). J’ai également assuré, de 1976 à 1997, un enseignement de psychopathologie adulte pour les étudiants de deuxième année de l’École des psychologues praticiens à Paris. Depuis, j’enseigne sur les thérapies familiales pour les étudiants de cinquième année de cette école, ainsi que pour les étudiants de psychologie clinique en master 2 de l’université de Paris-V (centre Henri-Piéron). Actuellement, je poursuis une recherche clinique sur les psychothérapies dans “une perspective éco-étho-anthropologique” et une recherche interdisciplinaire sur les processus de communication et de cognition contribuant à l’autonomie des systèmes humains complexes. ANIMATEUR ET MéDIATEUR Le Courrier des addictions : Qu’entendez-vous par “perspectives éco-étho-anthropologiques” ? J.M. : C’est toute la problématique de la cybernétique du self : elles trouvent leur origine dans l’œuvre de G. Bateson. En bref : les conduites humaines peuvent être appréhendées dans la double comparaison entre espèces (éthologie) et entre systèmes humains de parenté (anthropologie), ce qui met en perspective la construction contextuelle de leurs écosystèmes de vie et de survie (écologie). Ces perspectives proposent d’infléchir le modèle de la pathogenèse intrafamiliale, voire de s’en dégager. La coexistence de plusieurs formes de souffrances ou symptômes ne signifie pas qu’il existe des relations de cause à effet entre les uns et les autres. Les addictions affectent les différents niveaux d’organisation des processus rituels (les expériences), mythiques (les croyances) et épistémiques (les connaissances) qui agencent les relations personnelles au sein de la famille. Les troubles addictifs ne sont pas créés par d’autres troubles. Ils sont plutôt l’expression de restrictions concernant les circuits complets de l’esprit qui impliquent des modifications neurophysiologiques, émotionnelles et environnementales. Il apparaît que les responsabilités éducatives, les traits de caractère, les interactions intentionnelles et conscientes ne sont que des manifestations conjointes à celles des troubles addictifs. En réalité, les perturbations qui affectent le tissage des liens concernent les niveaux proto-symboliques, qui court-circuitent la volonté, la responsabilité, le libre arbitre. Deux processus cognitifs affectent les différences informationnelles et conduisent à des redondances contraignantes : les acquisitions relationnelles précoces liées à l’accoutumance d’une part, les apprentissages par essais et erreurs d’autre part. Quand on lit Konrad Lorenz (1973), on voit que, au-delà des apprentissages approfondis, nous sommes traversés, très tôt au cours de la petite enfance, par l’empreinte, les sensibilisations précoces, le rodage des processus moteurs, l’habituation, la fuite résultant d’un traumatisme, l’imitation, l’accoutumance. Celle-ci se caractérise par la connexion entre la séquence instinctive de lien et le schéma contextuel désormais acquis, la globalité de ce dernier devenant indispensable au déclenchement de la séquence coordonnée héréditairement. La connaissance des familiers, audelà du processus d’empreinte, repose ainsi sur l’accoutumance, qui rend indispensable le lien préférentiel avec eux et permet la différenciation avec les relations étrangères à l’univers familial. Le Courrier des addictions : Ces processus ont-ils une traduction biologique durable ? J.M. : Sur le plan du système nerveux central et du système nerveux végétatif, le renforcement indéfectible des liens, pour peu qu’ils soient sources de plaisir, se traduit par la sécrétion des morphines naturelles par des neurones spécifiques. Mais comme le souligne Jean-Didier Vincent (1986), l’état central fluctuant du cerveau oscille entre des mouvements de plaisir et de déplaisir. L’éducation consiste à supporter l’effort, source d’une certaine dose de déplaisir, de manière à accomplir des actions qui donnent accès à une satisfaction secondaire qui “vaut la peine” et qui mérite d’être poursuivie tout au long du développement psycho-affectif. Lors d’un recours à la drogue, ce processus est inversé : l’obtention du plaisir immédiat lié à la prise de toxique débouche secondairement sur une expérience de souffrance. Les opioïdes artificiels viennent se substituer aux endorphines sécrétées par le cerveau. L’accoutumance au produit rend sa consommation toujours plus contraignante et de plus en plus importante pour atteindre les mêmes niveaux de plaisir. Cette hypothèse est congruente avec l’observation psychodynamique selon laquelle la prise de toxique reproduit artificiellement une relation symbiotique et régressive à une mère toute puissante. L’accoutumance au produit vient remplacer l’accoutumance aux liens interpersonnels et au dépassement de soi par les apprentissages symboliques. Dans cette perspective, l’objectif d’une prise en charge de la famille consiste moins à réactiver les situations supposées traumatiques, qu’à encourager l’effort de rencontres, pour retrouver les satisfactions 11 Addict déc 2012.indd 11 liées au développement des liens, sources d’épanouissement. C’est par rapport à cette perspective que je conçois mon rôle dans la thérapie avec les familles, comme celui d’un animateur qui créé un espace artificiel, thérapeutique, de rencontre, garant du dispositif de sécurité, qui évite qu’elle ne vire au règlement de comptes… Je suis le médiateur qui aide le patient à recouvrer ses états d’avant l’intoxication. J’essaye de lui faire retrouver le plaisir de cette rencontre, de recréer cette accoutumance naturelle à l’autre, qui déclenche à nouveau chez lui la production de ses endorphines naturelles… De lui redonner un peu de sens à la vie. Mais, je ne me pose pas la question des dysfonctionnements, de la pathogenèse de cette famille, dont je ne vais pas là, résoudre le problème, même si en faisant ce travail, on peut finir par les “détricoter”. Nos patients ne cherchent pas à ce qu’on leur bâtisse un château en Espagne de 365 pièces. Ils veulent parfois qu’on leur repeigne seulement la cuisine ! Leur psychothérapie n’est pas… leur autopsie psychique ! Le Courrier des addictions : Quelle place peuvent prendre, dans le cadre de cette approche, les associations “d’autosupport”, Alcooliques ou Narcotiques Anonymes, par exemple ? J.M. : Il faut penser à mobiliser toutes les ressources de l’entourage, si c’est possible, et pas seulement celles de la famille au sens strict. Bateson s’est rendu compte en son temps que l’implication des groupes de buveurs anonymes permettait un travail thérapeutique plus fondamental que celui que l’on pouvait faire avec les familles. Dans le sillon des Alcooliques Anonymes (AA), diverses communautés se sont développées pour venir en aide aux personnes confrontées à diverses addictions : Narcotiques Anonymes (NA), Cocaïnomanes Anonymes (CA), Anonymous Gamblers (AG), Outremangeurs Anonymes (OA), Sexoliques Ano- Le Courrier des addictions (14) ­– n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2012 10/12/12 11:08 La Société Française de Thérapie Familiale : bientôt 20 ans La Société française de thérapie familiale (SFTF), association loi 1901, a été fondée comme société savante le 20 janvier 1993. Ses objectifs : – favoriser le développement des thérapies familiales ; – promouvoir un niveau de compétence, de qualité et d’éthique dans la pratique clinique, la recherche, l’enseignement de la thérapie familiale ; – favoriser la diffusion de l’enseignement des professionnels systémiciens et thérapeutes familiaux français responsables de leurs pratiques ; – promouvoir la recherche par les rencontres, les publications, les moyens audiovisuels et autres documents scientifiques dans ce domaine ; – échanger l’information concernant la thérapie familiale et l’approche systémique au travers des personnes, institutions et organisations françaises concernées par les problèmes de santé et le développement des systèmes familiaux et sociaux ; – créer des liens avec les autres organisations ayant des buts communs ou compatibles, nationaux et internationaux ; – faciliter la coopération avec les associations nationales et internationales concernées par les aspects médicaux, sociaux, légaux, psychologiques, psychanalytiques, culturels, économiques, cognitifs, scientifiques, etc. des systèmes humains. La SFTF organise des séminaires, un colloque annuel, des groupes de recherche. Elle est affiliée à la Fédération française de psychiatre, au Collège pour la qualité des soins en psychiatrie, à l’Association européenne de thérapie familiale. Son conseil d’administration : Jean-Clair Bouley, Patrick Chaltiel, Bernard Gébérowicz, Élida Romano, Denis Vallée, Danièle Roche-Rabreau, Claudine Cany, Charles Heim, Serge Hefez, Patrick Vinois, Jacques Miermont, Gérard Schmit, Marc Habib, Reynaldo Perrone, Yveline Rey, Patrick Bantman, Michel Maestre, Jean-François Mangin, Anne Almosnino, Laurent James, Chantale Parret. Son bureau : président : Jacques Miermont ; vices-présidents : Danièle Roche-Rabreau et Patrick Chaltiel ; secrétaire général : Jean-Clair Bouley ; trésorier : Marc Habib ; séminaire du lundi : Patrick Vinois et Jean-François Mangin ; SFTF régions et relations avec l’EFTA : Michel Maestre ; relations avec l’EFTA : Claudine Cany et Yveline Rey ; SFTF régions : Charles Heim ; commission affiliation : Bernard Gébérowicz. La SFTF compte plus de 400 membres. Adresses : 8, rue Édouard-Lockroy, 75011 Paris. 65-67, avenue Gambetta, 75020 Paris. Tél. : 01 43 38 16 98. Internet : http://www.sftf.net/ nymes (SA), Déprimés Anonymes (DA), Dépendants Affectifs Anonymes (DAA), Enfants-adultes, de famille dysfonctionnelle ou alcoolique (EADA), Pharmacodépendants Anonymes (PA), etc. Ces communautés proposent un programme en 12 étapes dont le principe fondamental est que le sujet doit admettre qu’il a perdu la maîtrise de sa vie. Il s’agit à la fois d’un “travail sur soi” et de la découverte d’une entité supérieure à soi et d’une appartenance à une communauté qui lui permet de développer sa personnalité, dans un processus de reconnaissance et de valorisation. La spécificité de chacun de ces groupes est une condition essentielle pour que puisse se construire un processus d’identification structurant. Et c’est l’acceptation de la puissance de ce groupe qui provoque le développement de potentialités comportementales et psycholo- giques et de prises de conscience surprenantes, et souvent inespérées. La valeur thérapeutique pour chaque personne participant à l’évolution du groupe tient en grande partie à ce processus d’entraide. Dans le sillage de ces communautés, se sont développés des groupes d’entraide, non alcoolodépendants comme Al-Anon, ou non toxicomanes comme NarAnon, destinés aux familles et amis des usagers. En dehors de ceux-ci, peu développés en France, les conjoints ont aussi accès à leurs propres développements dans des groupes qui leur sont dédiés. Ils leur permettent de connaître et comprendre la maladie du conjoint, d’apprendre comment se comporter avec lui, éviter d’être moralisateur, et surtout à ne plus être victime de la manipulation liée aux troubles de la dépendance. Le Courrier des addictions (14) ­– n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2012 Addict déc 2012.indd 12 L’EFFET STABILISATEUR DE LA THéRAPIE FAMILIALE Le Courrier des addictions : Les addictions sont-elles une indication type de l’approche familiale ? J.M. : Elles en ont même été très rapidement une indication majeure ! Quand on sollicite le conjoint, la famille, les proches sur ces sujets qui “partent en vrille”, lorsqu’ils participent à des consultations avec eux, on rend possibles les échanges personnels. La famille, dans ces cas-là, permet d’inscrire, dans le temps et en un lieu, ces sujets qui téléphonent à 3 heures du matin quand ils sont en manque, loupent les rendezvous ou se déplacent à des heures inattendues… La coopération avec la famille joue un rôle stabilisateur essentiel. Le Courrier des addictions : Qui est demandeur de la thérapie en famille ? Quelles sont les options possibles de thérapie familiale ? J.M. : Rarement le toxicomane ou l’alcoolodépendant lui-même. Lorsqu’une substance crée une dépendance toxique, elle n’a pas seulement des effets délétères sur la personne elle-même. Aussi, lorsque les manifestations de violence et les risques vitaux surgissent, tant dans la sphère privée, familiale que publique ou professionnelle, la demande d’intervention est moins le fait du consommateur que de ses proches qui se trouvent particulièrement démunis, et encore plus fréquemment des personnes étrangères directement ou indirectement interpellées par la situation critique. Dans un tel contexte, les professionnels impliqués ne sauraient attendre que la demande émerge spontanément du sujet toxicomane, qui est rarement à même de s’inscrire dans un cadre psychothérapeutique donné. On a donc plusieurs cas de figure : le patient et les membres de sa famille qui se sentent concernés consultent d’eux-mêmes ; le patient et les membres de sa famille qui se sentent concernés consultent à la demande d’un ou plusieurs professionnel(s) ; la personne toxicomane consulte seule. Lorsque l’alliance thérapeutique est acquise, l’intervenant a intérêt à solliciter, avec son accord, la participation de ses proches aux consultations ; le thérapeute et un ou plusieurs membre(s) d’une même famille consultent pour la personne toxicomane qui refuse de participer à une rencontre conjointe. Dans ce cas, on va chercher à créer le climat de confiance et de sécurité susceptible de rassurer l’absent, par personnes interposées, et de l’inciter à se joindre au groupe. Lorsque ce refus est durable, à l’impossible nul n’est tenu : on travaille dans ce cas, sur sa partie souffrante, qui vit chez les autres, chez ses proches : c’est son “self social” que l’on tentera ainsi de soigner. Bien sûr, la forme que prendra le processus thérapeutique variera plus ou moins selon la nature et les initiateurs de la demande, la 12 10/12/12 11:08 solidité de la coopération avec le patient. Mais, en gros, on distinguera les thérapies de la famille et les thérapies avec la famille ou en famille. En effet, depuis leur origine, les thérapies familiales ont été confrontées à deux options opposées : la première postule que le symptôme “addiction” est l’expression d’un processus qui se situe au cœur du fonctionnement familial. Les cliniciens vont donc se focaliser sur la famille, chercher à en identifier les dysfonctionnements, ici et mainte- nant, ou en remontant plus loin, voire à plusieurs générations en arrière. La seconde considère que le symptôme est lié à une perturbation de l’organisme de la personne qui affecte de manière périphérique la dynamique de la vie familiale. Elle ouvre “sa focale” sur les dimensions socio-psychobiologiques du trouble. La durée en sera, elle aussi, très variable : certains vont nécessiter quelques séances seulement, d’autres plusieurs années, voire une décennie. Certaines familles reviennent après quelques années. Il n’y a pas de règles en la matière. v F.A.R. Bibliographie − Dictionnaire des thérapies familiales. Paris : Payot, 1987 ; 2e édition, 2001. − Écologie des liens. ESF, Paris : 1993 ; 3e édition revue et augmentée. Paris : L’Harmattan, 2012. − L’homme autonome. Paris : Hermès, 1995. − Psychose et thérapie familiale. Paris : ESF, 1997. − Psychothérapies contemporaines. Paris : L’Harmattan, 2000. − Les ruses de l’esprit ou les arcanes de la complexité. Paris : L’Harmattan, 2000b. − Thérapies familiales et psychiatrie. Paris : Doin, 2e édition, 2010. − Ruses de l’humain dans un monde rusé : identités, unité, complexité. Paris : L’Harmattan, 2007. − Rédaction d’une quarantaine de chapitres dans des ouvrages collectifs, d’une centaine d’articles dans diverses revues. − Reynaud M. Les prises en charge familiales dans les addictions. In : Addictions et psychiatrie. Paris : Masson, 2005:268-92. − Rahioui H et Reynaud M. Thérapies familiales comportementales et cognitives et addictions. In : Thérapies cognitives et comportementales et addictions. Paris : Médecine-Sciences, Flammarion, 2006:56-65. vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv La cigarette fait le lit de l’alcool et des drogues chez les jeunes hyperactifs État des lieux de la consommation des benzodiazépines en France v Quelques chiffres relevés dans le rapport d’expertise de l’Afssaps, publié en janvier 2012, dont la rédaction a été coordonnée par Philippe Cavalié et Nathalie Richard : 22 benzodiazépines ou apparentées étaient commercialisées en France en 2011. En 2010, 134 millions de boîtes ont été vendues, dont 50,2 % d’anxiolytiques et 37,6 % d’hypnotiques. Cette classe de médicaments a généré 183 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2010, soit 0,7 % du montant total des ventes de médicaments en France. En 2010, 20 % de la population française en a consommé au moins une fois et 60 % des consommateurs sont des femmes. Le temps de traitement médian est de 7 mois. Environ la moitié des sujets traités par une benzodiazépine anxiolytique et hypnotique le sont plus de 2 ans (avec ou sans interruption de traitement). Environ la moitié des patients ne bénéficie que d’une seule délivrance ou prescription. En 2009, selon certaines données européennes, la France était le deuxième pays européen consommateur d’anxiolytiques (après le Portugal) et d’hypnotiques (après la Suède). Pourtant, depuis 2002, la consommation des benzodiazépines anxiolytiques a diminué avec un nombre de consommateurs constant, suggérant une diminution de la consommation individuelle, souligne le rapport, avec, cependant, une tendance à la hausse depuis 2009. À noter aussi : la consommation des benzodiazépines hypnotiques diminue au profit d’une augmentation régulière de celle des substances qui leur sont apparentées (zolpidem et zopiclone). L’Afssaps rappelle que si le traitement par ces médicaments est indispensable pour de nombreux patients, il présente aussi des risques. “Ils peuvent en particulier entraîner des troubles de la mémoire et du comportement, une altération de l’état de conscience et des fonctions psychomotrices. Ces effets sont accrus chez le sujet âgé. De plus, plusieurs études suggèrent un lien possible entre benzodiazépines et démences, dont la maladie d’Alzheimer... Une étude pharmaco-épidémiologique, soutenue par l’Afssaps, a également confirmé que ces médicaments étaient susceptibles d’altérer les capacités à conduire un véhicule et qu’une part non négligeable des accidents de la route pouvait leur être attribuée. Enfin, l’usage de ces médicaments expose également à un risque de dépendance psychique et physique qui s’accompagne d’un syndrome de sevrage à l’arrêt du traitement. Le rapport aborde aussi l’aspect de l’addictovigilance de cette consommation dont le réseau a mis en évidence une utilisation problématique avec un usage abusif ou détourné par les toxicomanes, voire criminel à des fins de soumission chimique. Le fait de fumer des cigarettes très tôt dans la vie constitue, pour des jeunes hyperactifs avec troubles déficitaires de l’attention (TDAH), un facteur de risque avéré de mésusage ultérieur d’alcool, cannabis, cocaïne, crack, etc. Or, plus de 1 jeune hyperactif sur 3 fume (contre 1 sur 4 chez les jeunes en général), et plus précocement (à 13,9 ans versus 15,4 ans), 89 % avant l’âge de 18 ans. Pourquoi cet “effet passerelle” spécifique des cigarettes vers l’alcool ou d’autres drogues chez les jeunes hyperactifs ? Les auteurs de cette étude, conduite par J. Biederman aux États-Unis pendant 11 ans sur 165 jeunes TDAH de 6 à 17 ans (versus 374 sujets témoins), émettent l’hypothèse que la nicotine pourrait “moduler l’activité dopaminergique dans le système mésolimbique” de ces sujets qui ont déjà des anomalies de cette activité cérébrale. Cela provoquerait chez eux un “renforcement positif pour d’autres comportements addictifs”. v Biederman J, Petty CR, Hammerness P, Batchelder H, Faraone SV. Cigarette smoking as a risk factor for other substance misuse: 10-year study of individuals with and without attention-deficit hyperactivity disorder. Br J Psychiatry 2012;201:207-14. Compte rendu dans le Journal International de Medecine (www.jim.fr) Eviplera®, nouvelle trithérapie à comprimé unique (STR) Après la mise à disposition de Viread®, Emtriva®, Truvada® et Atripla®, Gilead, engagé dans la lutte contre le VIH, lance en France Eviplera®. Cette association de 3 antirétroviraux (emtricitabine/rilpivirine/ténofovir disoproxil) en un seul comprimé, à prendre 1 fois par jour (Single Tablet Regimen [STR]), est destinée au traitement de l’infection par le VIH-1 des adultes n’ayant jamais reçu de traitement antirétroviral et présentant une charge virale (quantité de VIH dans le sang) inférieure ou égale à 100 000 copies/ml d’ARN du VIH-1. Eviplera®, nouvelle option thérapeutique efficace et d’administration simple, répond ainsi aux recommandations européennes qui préconisent que les patients séropositifs puissent recevoir un traitement antirétroviral à un stade précoce de la maladie. Les STR, combinant des médicaments ayant démontré leur efficacité, aident aujourd’hui les patients à mieux observer leur traitement, élément indispensable à la réduction du risque et d’échec thérapeutique et de résistance médicamenteuse du VIH. Rappelons que près de 34 millions de personnes vivaient, en 2011, avec le VIH dans le monde, environ 2,3 millions de personnes en Europe dont 152 000 en France, pays qui a le second taux le plus élevé de nouveaux cas d’infection à VIH de l’Union européenne, avec 6 300 nouveaux cas par an. v 13 Addict déc 2012.indd 13 Le Courrier des addictions Le Courrier(14) des ­–addictions n ° 4 – octobre-novembre-décembre (14) ­– n ° 2 – avril-mai-juin 2012 10/12/12 11:08