Hobbes et Hannah Arendt - International Journal of Humanities and

Volume 2 Issue 3
December 2015
INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND
CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926
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La pluralité humaine comme essence du politique : Hobbes et Hannah Arendt
Guillaume Gaston Nguemba
Université de Maroua, Cameroun
Résumé
La théorie politique de Hobbes énonce un principe, celui de l’ordination de la multitude. Elle
montre que le présupposé le plus général de l’Etat est que la multitude soit toujours ordonnée à la
volonté d’un seul. Bien qu’ayant vu la profondeur de la pensée politique de Hobbes, Hannah
Arendt ne se gardera pourtant pas d’y apporter des objections. Elle pense que le libéralisme
politique classique dans sa version anglaise a construit une théorie politique qui aboutit à une
instrumentalisation de l’Etat en vue de la protection des droits individuels, ce qui fait de
l’artificialisme de Hobbes une théorie politique de l’individualisme. Or, si Hannah Arendt a
critiqué la philosophie politique moderne, c’est pour montrer comment celle-ci a manqué l’essence
du politique par la disqualification de la pluralité. L’intérêt de cet article consiste à montrer
comment le concept de pluralité, saisi dans sa double dimension phénoménologique et volontariste,
aboutit chez Hannah Arendt à l’idée d’une pensée politique humaniste.
Mots-clés : Pluralité, politique, liberté, action, désir de reconnaissance, intersubjectivité, État,
état de nature, individualisme.
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Abstract
Hobbes’s political theory states a principle that of, the ordination of the multitude. It portrays that
the most general presupposition of the State is that the multitude be always ordered by the will of
an individual. Although Hannah Arendt has seen the depth of Hobbes’ political thought, she does
not, however, always refrain from opposing it. She thinks that classical political liberalism in its
English version has built a political theory leading to the instrumentalisation of the State for the
protection of individual rights, that is, what makes Hobbes’s artificialism a political theory of
individualism. Therefore, if Hannah Arendt has criticized modern political philosophy, it is to show
how this philosophy has missed the essence of politics by disqualifying pluralism. The interest of
this article consists in showing how the concept of plurality, taken into its double dimension
phenomenological and voluntaristic, results to the idea of a humanist political thought for Arendt.
Keywords: Plurality, politics, freedom, violence, gratitude desire, inter-subjectivity, State,
state of nature, totalitarism.
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Introduction
Cornelius Castoriadis, dans son deuxième volet des Carrefours du labyrinthe, commence son
propos sur « La polis grecque et la création de la démocratie »1 par ces questionnements :
« Comment peut-on s’orienter dans l’histoire et la politique ? Comment juger et choisir ? » (1986 :
325). C’est dans la contextualisation de ces interrogations que nous situons notre réflexion sur le
concept de « pluralité » comme principe constitutif du politique chez Hannah Arendt et Thomas
Hobbes. En contrevenant à toutes les conceptions ancienne et moderne du politique et
particulièrement à la légendaire formule d’Aristote selon laquelle « l’homme est par nature un
animal politique » (1989 : 28/1252a)2, Hannah Arendt développe une conception déroutante de
l’action politique qui, selon elle, se démarque de toute représentation solitaire ou individualiste de
l’œuvre humaine. Elle différencie conceptuellement agir et faire en reprenant à son compte la
distinction aristotélicienne de la praxis (l’action) et de la poïèsis (la fabrication). L’action politique,
qui se réfère aux principes de souveraineté, de gouvernementalité et de procéduralité, trouve
exclusivement son fondement et sa finalité dans la pluralité humaine. En quoi donc le déni du
concept de pluralité a-t-il gravement désorienté la philosophie politique moderne et provoqué le
dépérissement de la politique ? Quel jugement Hannah Arendt porte-t-elle particulièrement sur
l’artificialisme antinaturaliste de Hobbes ? Autrement dit, quel statut Hobbes accorde-t-il à la
pluralité humaine, s’il conjoint paradoxalement à ce concept l’idée d’une nature humaine ? Hobbes
serait-il contrevenu à son projet initial qui était d’informer la multitude au moyen d’un contrat?
L’objectif de cet article est de procéder à une analyse critique du concept de pluralité en
philosophie politique moderne. Nous examinerons tout d’abord la thèse de Hobbes pour
comprendre le sens qu’il donne à ce concept dans sa théorie politique. Nous montrerons ensuite les
limites et les insuffisances que Hannah Arendt trouve aux idées de Hobbes qui, selon elle,
transforment la pluralité humaine en une multitude d’hommes dont seul le « dieu mortel » (Hobbes,
2000 : 288) peut en garantir la paix et la sécurité, ce qui constitue à ses yeux une dérive de la
pensée politique. Nous procéderons enfin à la critique de cette critique pour examiner, si possible,
d’autres horizons susceptibles de conduire à des interprétations plus nuancées du concept de
pluralité.
1. Hobbes et la pensée de la multitude
Hobbes a développé d’une manière tout à fait originale l’idée de multitude. Pour parvenir à la
déduction du principe d’unité, qui constitue le présupposé le plus général du corps politique,
Hobbes pense la multitude comme ce qui est au fondement de toute réflexion sur la constitution de
l’ordre civil. Le principe de l’Etat est donc l’ordination de la multitude, soit par la volonté d’un seul,
soit par la volonté de tous.
1 Texte d’une conférence prononcée le 15 avril 1982 à New York, lors de l’un des « Hannah Arendt Memorial
Symposia in Political Philosophy » organisés par la New School for Social Research, et portant sur « L’origine de nos
institutions »
2 Nous référons ainsi les œuvres anciennes (après l’année d’édition, nous référons la page et puis le numéro du
fragment.)
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1.1. Le concept de pluralité
Selon Hannah Arendt, toute pensée politique authentique doit partir de la pluralité humaine
pour déduire les caractéristiques de l’ordre social et politique. Ce qui signifie que toute philosophie
politique digne de ce nom doit se départir de toute présupposition anthropologique ou sociale
fondée sur l’idée d’une nature humaine. La pluralité des hommes est la seule chose qui soit
empiriquement donnée et dont il faut tenir compte dans la déduction ou la définition de ce qui
justifie la nécessité d’un ordre politique volontairement consenti. C’est ce qui fait de Hobbes l’une
des grandes figures de l’artificialisme moderne, même si Hannah Arendt va penser qu’il n’est pas
resté fidèle à son principe de départ. 3 Ce qui est important chez Hobbes, comme nous l’avons dit,
c’est l’idée que la politique se fonde sur l’ordination de la multitude (Mairet, 1987 : 6). Ainsi, les
hommes, parce qu’existant naturellement comme multitude, auront des sentiments d’envie et de
haine les uns envers les autres, se verront obligés de se confier à l’Un qui se chargera de veiller sur
leur vie et leur sécurité. Ainsi, comme le pense Hobbes, « la multitude ainsi unie en une personne
est appelée un État, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt
(pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel,
notre paix et notre défense.»4
L’idée qui se dégage de cette pensée est que l’État comme Corps politique artificiel naît de la
multitude des hommes unifiée en une seule personne. « On dit qu’un État est institué quand les
hommes en multitude s’accordent et conviennent, chacun avec chacun… » (Ibid. : 290). Il convient
cependant de noter que chez Hobbes, la pluralité ou encore la multitude ne se limite pas au seul
nombre, elle renvoie tout également à la diversité. Contrairement à ce que l’on peut croire, Hobbes
n’exclut pas la diversité de sa conception de la multitude. Comme le rappelle Arendt, les hommes
ne doivent pas être de simples reproductions d’une essence générique. La pluralité n’a de sens
véritablement politique que si elle s’ajuste à la diversité. C’est pour cette raison que l’anthropologie
hobbesienne est une anthropologie de la diversité, puisque l’uniformité, tout comme l’hostilité,
peuvent conduire à des dérives totalitaires. Les chapitres VI (traité des passions), VIII (traité de
l’esprit) et X (traité des valeurs) du viathan attestent de l’importance que Hobbes accorde à la
diversité des hommes. Il faut dire que l’une des thèses que développe majestueusement la
philosophie politique de Hobbes est que la diversité des constitutions humaines est un fait
irréductible. Il existe une variabilité des comportements et des attitudes parce qu’il y a une
variabilité des hommes.
La nature humaine n’est pas perçue chez Hobbes comme une réalité constante. Elle se dilue
dans la diversité des passions et des affects. Chaque individu s’investit selon ses intérêts. Mais il
faut toutefois noter que cette diversité des passions n’exclut pas pour autant la similitude des
comportements, c’est ce qui est affirmé à la fin de l’introduction du Léviathan :
() par la similitude même des pensées et des passions d’un homme avec les pensées et
passions d’un autre, quiconque regarde en soi-même et considère ce qu’il fait quand il
pense, réfléchit, raisonne, espère, craint, etc., et sur quels fondements, celui-là lira et
3 Idée qui mérite d’être discutée au regard de certaines analyses comme celles de Strauss et Kojève développées par
Philippe Crignon, in Klesis-Revue philosophique : 2009=12/ Hobbes : L’Anthropologie.
4 C’est Hobbes qui souligne.
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connaîtra, par cela même, les pensées et passions des autres humains, dans les mêmes
occasions. 5 (Hobbes, 2000 : 66)
Mais cette similitude se limite aux seules passions qui sont presque identiques à tous les
hommes et ne concerne nullement les objets de ces passions. Hobbes s’en explique ainsi : « Je parle
de la similitude des passions, qui sont identiques chez tous les humains, désirs, peur, crainte, etc.,
non de la similitude des objets de ces mêmes passions, qui sont les choses désirées, craintes,
espérées, etc. »6 (Ibid.) Cette remarque tient son importance du fait que Hobbes dans sa science
morale et civile considère la « nature humaine », non comme une essence immuable, une substance
naturelle, mais comme un fond commun universellement observable en tous les hommes. Ce fond
commun n’est autre chose que l’ensemble des combinaisons affectives de l’esprit humain. Qu’est-ce
qui est donc important aux yeux de Hobbes, la similitude des affects ou la dissemblance des objets ?
(Philippe Crignon, 2009 : 90). La réponse à cette question dépend de l’importance que l’on peut
accorder, soit à l’anthropologie, soit alors à la politique. Mais il convient de noter que si
l’anthropologie se fonde sur la similitude des hommes, parce qu’il est question de « se lire » et se
connaître par la similitude des passions et des affects des autres, la politique, elle, se fonde sur la
diversité et la variabilité des mœurs. Hobbes écrit :
Par MŒURS, je n’entends pas ici la bonne conduite, comme la façon dont on doit se
saluer les uns les autres, ou comment il convient de s’essuyer la bouche ou de se curer
les dents en société, et tout ce qui concerne les bonnes manières ; au contraire,
j’entends ces qualités du genre humain qui concernent le fait de vivre ensemble dans la
paix et l’union. 7 (2000 : 186)
On voit bien que chez Hobbes les mœurs se rattachent à la civilité. Elles désignent l’aptitude à
vivre en paix et en harmonie avec les autres. L’anthropologie hobbesienne, fondée sur la science des
passions et des affects, conduit inévitablement à la question politique. L’état de guerre permanente,
chacun contre chacun, ne peut donc pas se déduire de la nature unique des hommes. Il est sans aucun
doute le fait de la pluralité des hommes. Similitude et dissemblance constituent en quelque sorte les
modalités principielles de la pluralité des hommes. Elles correspondent respectivement à
l’anthropologie et à la politique qui, elles-mêmes, renvoient à la question de l’état de nature, c’est-
dire à la condition naturelle des hommes avant leur entrée à l’état civil.
1.2. L’état de nature et la condition naturelle des hommes
L’état de nature est défini par Hobbes, non pas comme une réalité historique, mais comme une
hypothèse logique (Macpherson, 2004 : 44) qui permet de déduire théoriquement l’existence de l’Etat à
partir d’une anthropologie des affections de l’homme, notamment les désirs et les passions. Hobbes
n’emploie pas fréquemment le terme « état de nature », il préfère parler, comme au chapitre XIII du
Léviathan, de « la condition du genre humain à l’état de nature ». Le but dudit chapitre est de montrer
qu’en l’absence d’un pouvoir qui garantisse aux hommes la paix et la sécurité, il n’y a qu’un état de
guerre de tous contre tous. Cet état de guerre permanente est déduit des penchants naturels des
5 C’est l’auteur qui souligne.
6 C’est l’auteur qui souligne.
7 C’est l’auteur qui souligne.
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