Hobbes et Hannah Arendt - International Journal of Humanities and

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Volume 2 Issue 3
December 2015
INTERNATIONAL JOURNAL OF HUMANITIES AND
CULTURAL STUDIES ISSN 2356-5926
La pluralité humaine comme essence du politique : Hobbes et Hannah Arendt
Guillaume Gaston Nguemba
Université de Maroua, Cameroun
Résumé
La théorie politique de Hobbes énonce un principe, celui de l’ordination de la multitude. Elle
montre que le présupposé le plus général de l’Etat est que la multitude soit toujours ordonnée à la
volonté d’un seul. Bien qu’ayant vu la profondeur de la pensée politique de Hobbes, Hannah
Arendt ne se gardera pourtant pas d’y apporter des objections. Elle pense que le libéralisme
politique classique dans sa version anglaise a construit une théorie politique qui aboutit à une
instrumentalisation de l’Etat en vue de la protection des droits individuels, ce qui fait de
l’artificialisme de Hobbes une théorie politique de l’individualisme. Or, si Hannah Arendt a
critiqué la philosophie politique moderne, c’est pour montrer comment celle-ci a manqué l’essence
du politique par la disqualification de la pluralité. L’intérêt de cet article consiste à montrer
comment le concept de pluralité, saisi dans sa double dimension phénoménologique et volontariste,
aboutit chez Hannah Arendt à l’idée d’une pensée politique humaniste.
Mots-clés : Pluralité, politique, liberté, action, désir de reconnaissance, intersubjectivité, État,
état de nature, individualisme.
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Abstract
Hobbes’s political theory states a principle that of, the ordination of the multitude. It portrays that
the most general presupposition of the State is that the multitude be always ordered by the will of
an individual. Although Hannah Arendt has seen the depth of Hobbes’ political thought, she does
not, however, always refrain from opposing it. She thinks that classical political liberalism in its
English version has built a political theory leading to the instrumentalisation of the State for the
protection of individual rights, that is, what makes Hobbes’s artificialism a political theory of
individualism. Therefore, if Hannah Arendt has criticized modern political philosophy, it is to show
how this philosophy has missed the essence of politics by disqualifying pluralism. The interest of
this article consists in showing how the concept of plurality, taken into its double dimension
phenomenological and voluntaristic, results to the idea of a humanist political thought for Arendt.
Keywords: Plurality, politics, freedom, violence, gratitude desire, inter-subjectivity, State,
state of nature, totalitarism.
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Introduction
Cornelius Castoriadis, dans son deuxième volet des Carrefours du labyrinthe, commence son
propos sur « La polis grecque et la création de la démocratie »1 par ces questionnements :
« Comment peut-on s’orienter dans l’histoire et la politique ? Comment juger et choisir ? » (1986 :
325). C’est dans la contextualisation de ces interrogations que nous situons notre réflexion sur le
concept de « pluralité » comme principe constitutif du politique chez Hannah Arendt et Thomas
Hobbes. En contrevenant à toutes les conceptions ancienne et moderne du politique et
particulièrement à la légendaire formule d’Aristote selon laquelle « l’homme est par nature un
animal politique » (1989 : 28/1252a)2, Hannah Arendt développe une conception déroutante de
l’action politique qui, selon elle, se démarque de toute représentation solitaire ou individualiste de
l’œuvre humaine. Elle différencie conceptuellement agir et faire en reprenant à son compte la
distinction aristotélicienne de la praxis (l’action) et de la poïèsis (la fabrication). L’action politique,
qui se réfère aux principes de souveraineté, de gouvernementalité et de procéduralité, trouve
exclusivement son fondement et sa finalité dans la pluralité humaine. En quoi donc le déni du
concept de pluralité a-t-il gravement désorienté la philosophie politique moderne et provoqué le
dépérissement de la politique ? Quel jugement Hannah Arendt porte-t-elle particulièrement sur
l’artificialisme antinaturaliste de Hobbes ? Autrement dit, quel statut Hobbes accorde-t-il à la
pluralité humaine, s’il conjoint paradoxalement à ce concept l’idée d’une nature humaine ? Hobbes
serait-il contrevenu à son projet initial qui était d’informer la multitude au moyen d’un contrat?
L’objectif de cet article est de procéder à une analyse critique du concept de pluralité en
philosophie politique moderne. Nous examinerons tout d’abord la thèse de Hobbes pour
comprendre le sens qu’il donne à ce concept dans sa théorie politique. Nous montrerons ensuite les
limites et les insuffisances que Hannah Arendt trouve aux idées de Hobbes qui, selon elle,
transforment la pluralité humaine en une multitude d’hommes dont seul le « dieu mortel » (Hobbes,
2000 : 288) peut en garantir la paix et la sécurité, ce qui constitue à ses yeux une dérive de la
pensée politique. Nous procéderons enfin à la critique de cette critique pour examiner, si possible,
d’autres horizons susceptibles de conduire à des interprétations plus nuancées du concept de
pluralité.
1.
Hobbes et la pensée de la multitude
Hobbes a développé d’une manière tout à fait originale l’idée de multitude. Pour parvenir à la
déduction du principe d’unité, qui constitue le présupposé le plus général du corps politique,
Hobbes pense la multitude comme ce qui est au fondement de toute réflexion sur la constitution de
l’ordre civil. Le principe de l’Etat est donc l’ordination de la multitude, soit par la volonté d’un seul,
soit par la volonté de tous.
1
Texte d’une conférence prononcée le 15 avril 1982 à New York, lors de l’un des « Hannah Arendt Memorial
Symposia in Political Philosophy » organisés par la New School for Social Research, et portant sur « L’origine de nos
institutions »
2
Nous référons ainsi les œuvres anciennes (après l’année d’édition, nous référons la page et puis le numéro du
fragment.)
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1.1. Le concept de pluralité
Selon Hannah Arendt, toute pensée politique authentique doit partir de la pluralité humaine
pour déduire les caractéristiques de l’ordre social et politique. Ce qui signifie que toute philosophie
politique digne de ce nom doit se départir de toute présupposition anthropologique ou sociale
fondée sur l’idée d’une nature humaine. La pluralité des hommes est la seule chose qui soit
empiriquement donnée et dont il faut tenir compte dans la déduction ou la définition de ce qui
justifie la nécessité d’un ordre politique volontairement consenti. C’est ce qui fait de Hobbes l’une
des grandes figures de l’artificialisme moderne, même si Hannah Arendt va penser qu’il n’est pas
resté fidèle à son principe de départ. 3 Ce qui est important chez Hobbes, comme nous l’avons dit,
c’est l’idée que la politique se fonde sur l’ordination de la multitude (Mairet, 1987 : 6). Ainsi, les
hommes, parce qu’existant naturellement comme multitude, auront des sentiments d’envie et de
haine les uns envers les autres, se verront obligés de se confier à l’Un qui se chargera de veiller sur
leur vie et leur sécurité. Ainsi, comme le pense Hobbes, « la multitude ainsi unie en une personne
est appelée un État, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt
(pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel,
notre paix et notre défense.»4
L’idée qui se dégage de cette pensée est que l’État comme Corps politique artificiel naît de la
multitude des hommes unifiée en une seule personne. « On dit qu’un État est institué quand les
hommes en multitude s’accordent et conviennent, chacun avec chacun… » (Ibid. : 290). Il convient
cependant de noter que chez Hobbes, la pluralité ou encore la multitude ne se limite pas au seul
nombre, elle renvoie tout également à la diversité. Contrairement à ce que l’on peut croire, Hobbes
n’exclut pas la diversité de sa conception de la multitude. Comme le rappelle Arendt, les hommes
ne doivent pas être de simples reproductions d’une essence générique. La pluralité n’a de sens
véritablement politique que si elle s’ajuste à la diversité. C’est pour cette raison que l’anthropologie
hobbesienne est une anthropologie de la diversité, puisque l’uniformité, tout comme l’hostilité,
peuvent conduire à des dérives totalitaires. Les chapitres VI (traité des passions), VIII (traité de
l’esprit) et X (traité des valeurs) du Léviathan attestent de l’importance que Hobbes accorde à la
diversité des hommes. Il faut dire que l’une des thèses que développe majestueusement la
philosophie politique de Hobbes est que la diversité des constitutions humaines est un fait
irréductible. Il existe une variabilité des comportements et des attitudes parce qu’il y a une
variabilité des hommes.
La nature humaine n’est pas perçue chez Hobbes comme une réalité constante. Elle se dilue
dans la diversité des passions et des affects. Chaque individu s’investit selon ses intérêts. Mais il
faut toutefois noter que cette diversité des passions n’exclut pas pour autant la similitude des
comportements, c’est ce qui est affirmé à la fin de l’introduction du Léviathan :
(…) par la similitude même des pensées et des passions d’un homme avec les pensées et
passions d’un autre, quiconque regarde en soi-même et considère ce qu’il fait quand il
pense, réfléchit, raisonne, espère, craint, etc., et sur quels fondements, celui-là lira et
3
Idée qui mérite d’être discutée au regard de certaines analyses comme celles de Strauss et Kojève développées par
Philippe Crignon, in Klesis-Revue philosophique : 2009=12/ Hobbes : L’Anthropologie.
4
C’est Hobbes qui souligne.
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connaîtra, par cela même, les pensées et passions des autres humains, dans les mêmes
5
occasions. (Hobbes, 2000 : 66)
Mais cette similitude se limite aux seules passions qui sont presque identiques à tous les
hommes et ne concerne nullement les objets de ces passions. Hobbes s’en explique ainsi : « Je parle
de la similitude des passions, qui sont identiques chez tous les humains, désirs, peur, crainte, etc.,
non de la similitude des objets de ces mêmes passions, qui sont les choses désirées, craintes,
espérées, etc. »6 (Ibid.) Cette remarque tient son importance du fait que Hobbes dans sa science
morale et civile considère la « nature humaine », non comme une essence immuable, une substance
naturelle, mais comme un fond commun universellement observable en tous les hommes. Ce fond
commun n’est autre chose que l’ensemble des combinaisons affectives de l’esprit humain. Qu’est-ce
qui est donc important aux yeux de Hobbes, la similitude des affects ou la dissemblance des objets ?
(Philippe Crignon, 2009 : 90). La réponse à cette question dépend de l’importance que l’on peut
accorder, soit à l’anthropologie, soit alors à la politique. Mais il convient de noter que si
l’anthropologie se fonde sur la similitude des hommes, parce qu’il est question de « se lire » et se
connaître par la similitude des passions et des affects des autres, la politique, elle, se fonde sur la
diversité et la variabilité des mœurs. Hobbes écrit :
Par MŒURS, je n’entends pas ici la bonne conduite, comme la façon dont on doit se
saluer les uns les autres, ou comment il convient de s’essuyer la bouche ou de se curer
les dents en société, et tout ce qui concerne les bonnes manières ; au contraire,
j’entends ces qualités du genre humain qui concernent le fait de vivre ensemble dans la
7
paix et l’union. (2000 : 186)
On voit bien que chez Hobbes les mœurs se rattachent à la civilité. Elles désignent l’aptitude à
vivre en paix et en harmonie avec les autres. L’anthropologie hobbesienne, fondée sur la science des
passions et des affects, conduit inévitablement à la question politique. L’état de guerre permanente,
chacun contre chacun, ne peut donc pas se déduire de la nature unique des hommes. Il est sans aucun
doute le fait de la pluralité des hommes. Similitude et dissemblance constituent en quelque sorte les
modalités principielles de la pluralité des hommes. Elles correspondent respectivement à
l’anthropologie et à la politique qui, elles-mêmes, renvoient à la question de l’état de nature, c’est-àdire à la condition naturelle des hommes avant leur entrée à l’état civil.
1.2. L’état de nature et la condition naturelle des hommes
L’état de nature est défini par Hobbes, non pas comme une réalité historique, mais comme une
hypothèse logique (Macpherson, 2004 : 44) qui permet de déduire théoriquement l’existence de l’Etat à
partir d’une anthropologie des affections de l’homme, notamment les désirs et les passions. Hobbes
n’emploie pas fréquemment le terme « état de nature », il préfère parler, comme au chapitre XIII du
Léviathan, de « la condition du genre humain à l’état de nature ». Le but dudit chapitre est de montrer
qu’en l’absence d’un pouvoir qui garantisse aux hommes la paix et la sécurité, il n’y a qu’un état de
guerre de tous contre tous. Cet état de guerre permanente est déduit des penchants naturels des
5
C’est l’auteur qui souligne.
C’est l’auteur qui souligne.
7
C’est l’auteur qui souligne.
6
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hommes. L’idée d’un état de nature ne vient donc pas du fait que Hobbes s’imagine un état historique
lointain où les hommes auraient vécu dans des conditions de vie primitive, sans une moindre
sociabilité. L’homme naturel de Hobbes n’est pas l’homme primitif des origines. L’état de nature qui
dérive non des origines, mais des inclinations naturelles des hommes, est décrit tout d’abord par
Hobbes comme un état où les hommes sont naturellement égaux :
La nature a fait les humains si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit que, bien
qu’il soit parfois possible d’en trouver un dont il est manifeste qu’il a plus de force dans
le corps ou de rapidité d’esprit qu’un autre, il n’en reste pas moins que, tout bien pesé,
la différence entre les deux n’est pas à ce point considérable que l’un d’eux puisse s’en
prévaloir et obtenir un profit quelconque pour lui-même auquel l’autre ne pourrait
prétendre aussi bien que lui. (Hobbes, 2000 :220)
Il s’ensuit que les hommes sont égaux par nature et cette égalité est une égalité de principe,
elle n’est pas fondée sur une uniformisation empirique des facultés. Il s’agit pour Hobbes d’une
égalité selon le droit de nature8. Le principe d’égalisation qui veut que quelque soit le degré de
force ou de puissance physique, le plus faible soit suffisamment fort pour tuer ou tromper le plus
fort, conduit indiscutablement à une homogénéisation des hommes. Voilà pourquoi Hobbes trouve
que parmi les humains, « l’égalité est plus grande en ce qui concerne les facultés de l’esprit qu’en
ce qui concerne la force. » (2000 : 221)
Un autre principe qui conduit à l’idée d’une nature humaine chez Hobbes est la généralisation
de la défiance et de la guerre. L’égalité engendre la défiance : « si deux humains désirent la même
chose, dont ils ne peuvent cependant jouir l’un et l’autre, ils deviennent ennemis et, pour parvenir à
leur fin (qui est principalement leur propre conservation et parfois seulement leur jouissance), ils
s’efforcent de s’éliminer ou de s’assujettir l’un l’autre. » (2000 : 222)
De la défiance mutuelle à la guerre généralisée il n’y a qu’un pas : à force de
contempler leur propre puissance à l’œuvre dans les conquêtes, ils les poursuivent bien
au-delà de ce qui est nécessaire à leur de sécurité ; si bien que les autres, qui sans cela se
seraient contentés de vivre tranquillement dans des limites modestes, augmentent leur
puissance par des attaques, sans quoi ils ne seraient pas longtemps capables de survivre
en se tenant seulement sur la défensive. (2000 : 223)
Hobbes reconnaît à la nature humaine trois sources de conflit, notamment la concurrence ou la
compétition, la défiance et la gloire. La première, comme il le souligne, conduit à la recherche du
profit, la seconde à la sécurité et la troisième à la réputation.
[…] Dans l’état de nature tous les hommes ont le désir et la volonté de faire du mal,
mais ils ne procèdent pas des mêmes causes […]. Car tel homme, se fondant sur
l’égalité naturelle qui règne parmi nous, accorde à autrui autant qu’à lui-même (ce qui
est raisonnement d’homme modéré qui a juste opinion de son pouvoir). Tel autre, au
contraire, s’imaginant au-dessus d’autrui, s’accorde licence de faire tout ce qu’il veut et
8
C’est ce qui est expliqué au chapitre XV du Léviathan, Hobbes énonce une caractéristique importante de la
modernité : le juste n’existe pas dans la nature. Pour vivre en paix et en sécurité, les hommes doivent renoncer au droit
qu’ils ont sur toutes choses, c’est-à-dire au droit de nature. Ce sont donc les conventions qui leur garantissent la paix et
la justice. Est donc injuste ce qui est contraire aux conventions.
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exige respect et honneurs comme lui étant dus en priorité ( ce qui est raisonnement
d’esprit fougueux ). Son désir de faire du mal vient de la vaine gloire et de la fausse
opinion qu’il a de sa force ; celui du premier procède de la nécessité de défendre sa
personne, sa liberté et ses biens contre la violence du second. (Hobbes cité par
Macpherson, 2004 : 82)
Le mal vient de la nature des hommes et des relations qui existent entre eux. L’état de nature est
donc un état d’insécurité et de violence permanente.
Une autre caractéristique que Hobbes attribue à cet état est qu’il n’est pas seulement un état de
violence, il est également un « temps », c’est-à-dire une période où les hommes manifestent la volonté
de tout résoudre par le conflit. Car, comme le remarque Hobbes :
[…] de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses,
mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce
qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective,
mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas
d’assurance du contraire. (Hobbes, 2000 : 224-225)
La plus grande menace n’est donc pas la guerre en tant que telle, ce qui constitue le plus
grand danger, c’est ce que Hobbes appelle le « temps de guerre » où rien n’est assurant, les hommes
vivent dans un horizon d’incertitude. La peur de la mort et de la violence constitue le motif majeur qui
pousse tendanciellement les hommes à renoncer à leurs droits de nature pour se confier à un souverain
par le moyen d’un pacte. La condition humaine à l’état de nature est donc problématique chez Hobbes
puisque la fondation de l’État ne suppose aucun préalable ontologique. Les hommes n’ont naturellement
ni le désir, ni la capacité de vivre ensemble. Seule l’institution de l’État peut les conduire au vivreensemble. Pour Hobbes, l’individu et la communauté existent conjointement. La partie ne précède pas le
tout, ni le tout la partie. La communauté civile, fondement de toutes les autres communautés, ne suppose
aucun donné à sa base. Les hommes partent d’eux-mêmes tels qu’ils existent dans leurs relations
naturelles pour contracter entre eux des conventions en vue de la paix et de la sécurité.
Mais ce que Hannah Arendt conteste chez Hobbes, c’est le fait qu’il n’y a pas dans sa pensée
politique une rupture radicale avec la pensée antique d’inspiration aristotélicienne, attribuant à l’homme
une nature politique. Tout compte fait, il y a chez Hobbes l’idée d’une nature humaine, même si cette
idée n’est pas systématisée comme chez Aristote. Toujours est-il dit que les hommes, formant une
multitude, ne décident pas à partir de rien de former une communauté civile, ils se fondent sur ce qu’ils
sont, non pas ontologiquement, mais accidentellement dans leurs relations avec les autres. Si l’homme
n’est donc pas un zoon politikon, il est tout au moins un être relationnel, un homo homini. C’est cette
idée de dynamisme relationnel comme fondement du politique qui mérite d’être examinée chez Hannah
Arendt.
2. La critique arendtienne du zoon politikon
L’un des objectifs de la pensée politique de Hannah Arendt, comme nous l’avons souligné, a
consisté à réfuter jusqu’à la moindre preuve la disqualification de la pluralité dans la pensée
politique moderne, en mettant en exergue les limites de la thèse aristotélicienne sur la nature
politique de l’homme. Que pense donc Hannah Arendt de la question de l’homme en politique ?
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2.1. La caractérisation de la politique et la question de l’homme.
Comment la pensée politique a-t-elle abordé la question de l’homme ? Et inversement,
comment la pensée de l’homme a-t-elle infléchi sur la politique ? Hannah Arendt aborde la
problématique définitionnelle de l’homme et de la politique par la critique de la conception
essentialiste de la politique développée par Aristote : « l’homme est par nature un animal politique »
(1989 : 28/1252a). Ce que Hannah Arendt conteste dans cette thèse, c’est l’idée que l’homme soit
doté d’une nature politique, donc que la politique dérive non pas du monde, mais plutôt de la nature,
ou de l’essence de l’homme. Il faut souligner que la méthode aristotélicienne consistait à expliquer
chaque chose par son principe. En tant que science théorématique, la politique découle de la nature,
c’est-à-dire de la « tendance » qu’a l’homme de vivre en communauté. Il y a donc communauté
politique parce qu’il y a une nature politique de l’homme.
Contrairement à cette idée, Hannah Arendt pense que « la politique repose sur un fait : la
pluralité humaine. » (1995 : 37) C’est la pluralité qui constitue l’essence de la politique. Il n’y a de
politique que là où il y a des hommes. Il convient toutefois d’établir une distinction entre la pluralité
et la simple multitude des individus. La pluralité renvoie aux concepts de relation et d’unicité : « la
pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire
humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou
encore à naître. » (Hannah Arendt : 1983, 42-43). La pluralité humaine est quelque chose de plus
complexe que la simple multitude. Elle signifie identité et différence dans un monde où la liberté
permet l’action et la parole. Hannah Arendt souligne que
la pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double
caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne
pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni
préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes
n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent,
passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire
comprendre. (Ibid. : 231-232)
On comprend que les hommes sont reliés mais tout de même séparés parce qu’ils sont à la
fois différents et identiques, ils tissent entre eux des liens qui les rassemblent et les séparent en
même temps. Ils forment un monde commun : le monde des hommes. Le présupposé le plus général
de la politique est l’existence du monde. Pour Hannah Arendt, l’Homme n’existe pas, il y a plutôt
des hommes. La question politique est rattachée non pas à la question de l’homme comme entité
métaphysique abstraite, mais à la problématique de la pluralité des hommes.
C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, parce
que toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même n’y aurait-il qu’un seul
homme ou seulement deux hommes, ou uniquement des hommes identiques, qu’elles
n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu’est-ce
que la politique ? (1995 : 37)
La disqualification de la philosophie et de la théologie sur la question politique date depuis le
désaccord entre Platon et Denys, Aristote et le jeune Alexandre. Mais avant d’émettre des objections à
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cette remarque arendtienne, il nous semble important de chercher à comprendre les raisons d’un tel
échec : qu’y a-t-il dans la politique que la philosophie ne comprend pas ? Pourquoi, selon Hannah
Arendt, les grandes œuvres de philosophie politique, y compris celles de Platon et d’Aristote que
l’histoire de la philosophie a reconnu comme monumentales, ne sont jamais parvenues à la profondeur de
la pensée politique ? Mais de quelle profondeur s’agit-t-il, celle des faits ou celle des idées ? La réponse
est donnée par Hannah Arendt elle-même : « Le sens de la profondeur qui fait défaut n’est rien d’autre
qu’un sens défaillant pour la profondeur dans laquelle est ancrée la politique. » (Ibid : 38). La philosophie
politique que Léo Strauss (1994) distingue bien de la pensée politique en général a donc manqué l’idée de
pluralité et même d’action, parce qu’il n’y a d’action possible que là où il y a des hommes et plus
particulièrement des hommes libres. La politique a pour objet le monde, c’est-à-dire la pluralité. Hannah
Arendt affirme que
« La philosophie a deux bonnes raisons de ne jamais trouver le lieu de naissance
de la politique. La première est :
1) Le zoon politikon : comme s’il y avait en l’homme quelque chose de politique qui
appartiendrait à son essence. C’est précisément là qu’est la difficulté ; l’homme est apolitique. La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc
dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. Il n’existe donc pas une
substance véritablement. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et
elle se constitue comme relation. C’est ce que Hobbes avait compris.
2) La représentation monothéiste de Dieu – (du Dieu) à l’image duquel l’homme est
censé avoir été créé. A partir de là, seul l’homme peut exister, les hommes n’étant
qu’une répétition plus ou moins réussi du Même. (1995 : 39)
Cette critique est également dirigée vers l’Occident qui a cru trouver la solution en substituant
l’histoire à la politique et en transformant l’homme en « Humanité ». (Ibid.) Il n’est donc pas
étonnant que l’histoire soit le théâtre des violences de toute sorte où les individus sont sacrifiés sur
l’auteur de l’Universel par la « ruse de la raison ». (Hegel, 1965 :129) Hannah Arendt pense que
cette philosophie de l’histoire, faute de reconnaître le vrai sens de la liberté, c’est-à-dire un « espace
intermédiaire propre à la politique », s’est repliée sur cette « absurdité épouvantable » qu’est la
« nécessité » historique. (Ibid. : 40) Il y a donc un domaine propre à la politique, propice à l’action
et à la liberté : l’espace interstitiel qui existe entre les hommes. La politique est la pensée de la
liberté et la liberté n’a de sens réel que si elle se définit comme milieu d’intersubjectivité, c’est-àdire d’interaction entre les hommes. Voilà pourquoi on n’est jamais libre tout seul. Je ne suis libre
que si les autres le sont aussi. La liberté est toujours un espace politique d’intersubjectivité, défini et
limité par la loi. C’est ce qu’Alexis Philonenko9 a bien compris chez Fichte. Les catégories de loi et
de droit se définissent substantiellement comme des conditions d’intersubjectivité. Comme le
souligne Luc Ferry, « l’intersubjectivité apparaît ainsi comme la condition nécessaire de l’existence
même de l’individualité et de la conscience de soi. » (1984 : 152)
C’est en ce point précis que la critique arendtienne de la politique et de l’homme montre
lumineusement comment le concept d’individualité conduit inéluctablement à l’intersubjectivité.
9
La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Vrin, Paris, 1999.
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Nul doute qu’elle s’est abreuvée à la bonne source de Fichte10. L’idée du monde comme horizon de
sens a tellement marqué Hannah Arendt qu’elle en a fait la source même de sa philosophie
politique. Comme le pensait son maître Heidegger, à la différence de l’animal qui est « pauvre en
monde », seul l’homme est riche en monde parce qu’il en est à la fois le serviteur et le maître. Le
monde se limite exclusivement à l’ensemble des hommes et en cela il est à distinguer de la nature et
de l’univers. C’est dans ce sens que Hannah Arendt s’interdit de penser la liberté en dehors du
monde. L’idée d’une liberté hors monde est donc une absurdité. Notre monde est le monde de la
liberté parce qu’il est l’expression de notre pouvoir de créer, voilà pourquoi le monde des hommes
est un horizon sans limite. C’est ce que Robert Misrahi (2015) appelle le « pouvoir de créer ». La
phénoménalité pratique de notre liberté s’exprime dans notre capacité de créer, c’est-à-dire le
pouvoir de commencer quelque chose de nouveau. Le monde historique est essentiellement
changeant. La liberté, la créativité, l’action et même la pensée (Hannah Arendt, 1991 : 27) sont
autant de caractérisations qui découlent non pas de l’homme, mais des hommes, c’est-à-dire de la
pluralité. Il n’y a donc pas sur terre de réalité autrement que plurielle, seul le genre humain
manifeste la « paradoxale pluralité d’êtres uniques » (Hannah Arendt, 1983 : 232), parce que les
hommes sont libres. Ils sont libres de créer, d’agir et de juger. Le jugement et plus précisément le
bon jugement est la faculté politique par excellence, c’est elle qui confère à la pluralité des hommes
le pouvoir d’humaniser le monde en le rendant perfectible. Sans se limiter à la politique
excrémentielle des politiciens non réfléchis, la politique reste et demeure une pensée du monde,
c’est-à-dire une pensée de la multitude. L’une des tâches auxquelles la philosophie politique
devrait s’atteler consiste à délivrer la politique des préjugés.
2.2. La critique des préjugés
Hannah Arendt, contrairement à certains théoriciens du politique, a focalisé son attention sur
les préjugés qui déforment et désorientent le sens réel de la politique. Hannah Arendt n’est
certainement pas la première, bien avant elle, Machiavel, dans le chapitre XV du Prince, souligne
que « mon intention d’écrire des choses profitables à ceux qui les entendront, il m’a semblé plus
convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination. » (1952 : 289) Le premier
préjugé contre lequel Machiavel s’insurge est celui de la réduction de la politique au domaine de
l’imagination, ce qui a conduit à la disqualification de la réalité effective de la politique dans le
champ d’investigation philosophique. La conséquence de cette disqualification de la réalité va
pousser Hannah Arendt à ce constat que « nous sommes parvenus à une situation dans laquelle nous
ne nous comprenons pas politiquement, où nous ne nous mouvons précisément pas encore de façon
politique. Le danger consiste en ce que le politique disparaisse complètement du monde. » (1995 :
43)
Un autre préjugé contre la politique, selon elle, est la violence. L’invention de la bombe
atomique, souligne-t-elle, a plongé l’humanité dans la peur de la politique. L’invention de cette
redoutable arme a transformé la politique en une monstruosité effroyable, capable de faire
disparaître l’humanité. Cette peur a nourri une illusion : l’espoir de voir un jour la politique
disparaître du monde, espoir que Hannah Arendt qualifie d’utopique.
10
Le projet de Fichte dans la Grundlage des Naturrechts était, comme le souligne Luc Ferry (1984 :149), de résoudre
la difficile question de l’existence d’autrui autrement que de façon simplement empirique et inductive.
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Selon Hannah Arendt, l’une des caractéristiques du monde moderne est qu’il est sans
discernement, les hommes émettent des jugements sur les événements sans en avoir le moindre
critère d’objectivité.
Cette défaillance des critères dans le monde moderne – l’impossibilité de juger ce qui a
eu lieu et tout ce se produit chaque jour de nouveau – en fonction de critères solides et
reconnus de tous, de le subsumer comme les cas particuliers d’un Tout universel bien
connu, de même que la difficulté qui en découle de fournir des principes à l’action qui
doit avoir lieu, voilà ce qui a souvent été décrit en termes de nihilisme inhérent à
l’époque, d’inversion de toutes les valeurs, d’espèce de crépuscule des dieux et de
renversement catastrophique pour l’ordre moral du monde. (1995 : 55)
Les préjugés de la politique s’expliquent par le fait que les hommes manquent de jugement,
c’est-à-dire qu’ils sont incapables de subsumer le particulier à l’universel. Contre le concept de
vérité, Hannah Arendt privilégie certaines catégories de la vie politique telles que le jugement,
l’opinion, le choix et même l’amitié. La survalorisation de la vérité conduit toujours à l’intolérance
et à la violence. Le totalitarisme est avant tout un crime contre la pluralité d’opinions. Un Etat
totalitaire est un Etat fondé sur la totalisation de la politique. Un seul est libre et croit détenir la
vérité de tout, il devient normal d’imposer celle-ci à l’ensemble de la communauté. La difficulté
pour l’homme d’accéder à la vérité absolue est donc salutaire, parce qu’elle pousse les hommes à
dialoguer. La possession de la vérité signifierait donc la fin du dialogue, la fin de l’amitié, et donc
la fin de l’humanité. (Hannah Arendt, 1974 : 37) Voilà pourquoi Merleau-Ponty pense qu’en
histoire la vérité n’est jamais a priori, elle est toujours l’aboutissement d’un dialogue, d’un travail
collectif.
Contre les préjugés, il faut apprendre à comprendre le monde tel qu’il est et non pas tel qu’on
voudrait qu’il soit. L’homme cultivé, souligne Hannah Arendt, est « celui qui sait choisir ses
compagnons parmi les hommes, les événements, les pensées, dans le présent et dans le passé. »
(1972 : 288)
Les préjugés sur la politique ne doivent pas sonner le glas du politique. Rien n’est plus
dangereux que l’idée d’une fin du politique. En développant cette idée, Hannah Arendt n’avait
pourtant pas oublié ces moments d’incertitude qui ont caractérisé la seconde moitié du XXe siècle.
Il faut souligner que sa pensée naît des catastrophes de la politique : deuxième guerre mondiale,
crimes contre l’humanité, génocide juif, nazisme, etc. Contre les incertitudes de la politique et de la
violence, elle en appelle au jugement, seul capable de rendre les hommes lucides, inventifs et
créatifs. La philosophie devient ainsi un apprentissage au jugement. Philosopher, peut-on dire, c’est
apprendre à juger, à discerner entre le bien et le mal. Seule la faculté de juger permet à l’homme de
subsumer le particulier à l’universel. Kant définit le jugement comme « la faculté qui consiste à
penser le particulier. » (1965 : 27)
Le concept de jugement implique l’intersubjectivité, c’est ce que Kant veut dire quand il
affirme que « la manière de parler consiste à ne pas se considérer ni se comporter comme si l’on
enfermait en soi le tout du monde, mais comme un simple citoyen du monde. » (1964 :19) Le
monde, comme le pense Hannah Arendt, est un espace intersubjectif. On ne peut juger tout seul, on
juge toujours en relation ou par référence aux autres. Le jugement est ce qui donne sens à la
politique. Ce qui singularise Hannah Arendt sur l’arène de la pensée politique, c’est le sens
extraordinairement novateur qu’il accorde à la pluralité. Le monde se définit exclusivement comme
la communauté des hommes. Le monde des animaux n’existe pas, parce que les animaux – si nous
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pouvons les qualifier ainsi – sont des représentativités non-positionnelles, c’est-à-dire des êtres
sans conscience, sans faculté de jugement. Le jugement est donc la faculté politique par excellence,
parce qu’il se réfère à la pluralité et par ce fait permet aux hommes d’humaniser le monde en
s’opposant au totalitarisme. Tout sentiment de rejet de la politique se montre donc comme une
faillite du jugement.
3. Au-delà de la perspective arendtienne : la théorie de la reconnaissance
Hannah Arendt a vu dans la philosophie politique moderne et plus précisément chez Hobbes
les limites de la pluralité. L’auteur du Léviathan, selon elle, aurait manqué dans sa théorie politique,
l’idée de pluralité. Rappelons que la politique dans la pensée arendtienne se définit comme un
espace contradictoire entre identité et altérité. La politique conserve donc paradoxalement ce qu’elle
est supposée dépasser : l’acosmisme. Ecart et rapprochement sont ce qui caractérise toute
communauté politique. Mais au-delà de la perspective arendtienne de la pluralité et de la politique,
il y a la théorie de la reconnaissance qui pose le problème de l’altérité autrement.
3.1. Strauss et le dynamisme relationnel
Hannah Arendt a perçu dans l’état de nature de Hobbes un obstacle à la pluralité humaine.
Cette interprétation n’est pas partagée par Léo Strauss qui pense que l’état de nature de Hobbes
n’est pas en tant que tel la négation de la pluralité. Car, selon lui, dans cet état « naturel », les
hommes ne sont plus naturels, l’apparition du langage et le sentiment de rivalité les ont transformés,
d’où la diversification de leurs passions due à la diversification des objets de leurs désirs. La
proximité des hommes enclenche donc la dynamique des relations intersubjectives. L’homme n’est
plus un être naturel mais un être relationnel, il est essentiellement homme pour l’homme, homo
homini.
Contrairement à certains critiques de Hobbes qui réduisent sa théorie politique en une science
des affaires civiles, Léo Strauss, lui, en fait une tout autre interprétation en y voyant, non pas une
épistémologie, mais une morale fondée sur des prémisses anthropologiques antérieures à toute
considération sociale ou politique. En effet, pour Strauss, toutes les thèses politiques de Hobbes
dérivent de sa conception de l’homme. De celle-ci découlent deux postulats : premièrement que
l’homme est naturellement animé d’un sentiment de vanité ; deuxièmement que sa vie est dominée
par la peur de la mort violente. Il faut reconnaître que ces deux postulats relèvent fondamentalement
de l’intersubjectivité, c’est-à-dire du rapport à l’autre. La question de la pluralité n’est donc pas
séparable de celle de l’altérité. Si l’homme est doué d’un sentiment de vanité, c’est certainement
parce que son désir est infini et c’est en cela que l’homme se distingue de l’animal dont le désir tend
limitativement à la seule préservation du corps. Hobbes au chapitre XI du Léviathan montre
comment ce désir infini de l’homme se transforme en désir de puissance. Or, ce désir de domination
et de puissance n’est possible que si l’homme se trouve en présence de son semblable. Léo Strauss
affirme que « Hobbes ne se lasse pas de souligner ce qui fait la spécificité de l’homme par rapport à
l’animal à savoir l’aspiration à l’honneur et à des situations honorables, à la prééminence sur autrui
et la reconnaissance de celle-ci par autrui. » (1991 : 30) Mais il faut toutefois souligner cette
difficulté que Strauss observe chez Hobbes sur l’origine de la vanité : dire que la vanité est un
sentiment naturel équivaut à reconnaître que l’homme est un être naturellement méchant. Il est
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convenable par conséquent de distinguer en l’homme ce qui relève de sa nature profonde de ce qui
vient de la société.
Selon Strauss, la vanité et la peur de la mort violente sont indissociables. L’homme vaniteux a
besoin de la reconnaissance des autres. Il est vaniteux aux yeux des autres qui doivent reconnaître
sa supériorité. Les hommes sont donc en quête de reconnaissance et cette reconnaissance s’effectue
sous forme de lutte. L’aspiration à la prééminence engendre donc la peur permanente de la mort. De
cette idée, il ressort que la lutte pour la reconnaissance suppose la dynamique intersubjective. La
thèse de Strauss est que la philosophie politique de Hobbes a un fondement moral, qu’elle ne dérive
pas des sciences de la nature (1991 : 53), mais plutôt de l’expérience de la vie humaine. Strauss a vu
dans la philosophie politique de Hobbes un développement de la théorie de la reconnaissance. La
pluralité ne peut constituer l’essence du politique que si elle est considérée, non pas comme un état
statique, mais comme une dynamique relationnelle. Ainsi, contrairement à ce que pense Hannah
Arendt, la théorie politique de Hobbes rend bien compte de la pluralité.
3.2. La lutte pour la reconnaissance
Léo Strauss dans ses études sur Hobbes s’était inspiré, durant son séjour à Paris de 1932 à
1933, des travaux d’Alexandre Kojève sur Hegel, en établissant un rapprochement entre le désir
infini que Hobbes reconnaît à l’homme et le désir de reconnaissance que Hegel reconnaît à toute
conscience objective, libérée de la survie animale. Ainsi, comme le souligne Kojève:
On part de l’homme dans l’état de Begierde [désir], qui se met à vivre dans le milieu
humain. La Begierde existe toujours, mais elle a changé d’objet. Elle porte sur un autre
homme, mais l’homme autre n’est reconnu que comme un objet, et désiré comme tel :
en vue d’une négation, d’une appropriation. L’homme cherche à être reconnu par les
autres : le simple Désir (Begierde) devient désir de reconnaissance. Cette
Reconnaissance est une action et non pas seulement une connaissance. (A. Kojève,
1945 : 52)
Ce texte trouve sans aucun doute ses fondements sur la dialectique du maître et de l’esclave de
Hegel. En mettant l’accent sur l’action, Hegel montre comment le désir de reconnaissance se
manifeste dans la lutte des consciences, c’est grâce au mouvement dialectique que l’esclave se
libère de sa conscience servile pour accéder à la claire conscience de sa nature. En réalité, Léo
Strauss a compris Hobbes à travers Hegel. Sans pour autant trahir Hobbes, il a su interpréter sa
pensée en empruntant la voie hégélienne. On ne s’étonnerait d’ailleurs pas que son ouvrage sur
Hobbes soit dominé de part en part par Hegel à qui il reconnaît le mérite d’avoir vu la supériorité de
la morale hobbesienne. Il écrit :
Sur des questions touchant la philosophie de la conscience de soi, on ne peut espérer
juge qui fasse davantage autorité que Hegel. Hegel reconnaît implicitement la
supériorité du fondement philosophique de Hobbes sur celui de Descartes lorsqu’il
décrit l’expérience dont est originellement issue la conscience de soi comme une lutte
pour la vie et la mort, lutte provoquée par la reconnaissance par autrui. (Strauss,
1991 : 90)
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Au début, Hegel était admiratif de la cité grecque, il était d’accord avec Aristote sur le fait
que, selon la nature, le peuple est antérieur à l’individu comme le tout est antérieur aux parties. Ce
qui signifie que l’individu en lui-même n’est rien sans la communauté éthique qui le détermine.
« Hegel, manifestement, s’inspire encore ici de l’idée aristotélicienne selon laquelle la nature de
l’homme comporte en elle-même une dimension communautaire qui se développe pleinement dans
la polis. » (Axel Honneth, 2013 : 29)
Mais Hegel va faire un double usage de cet héritage aristotélicien. D’une part, il assume et
adopte le principe ontologique d’Aristote qui attribue à tout processus une finalité immanente ;
d’autre part, il fait de ce processus une réalité dialectique, c’est-à-dire constitutive du conflit, de la
lutte, de l’opposition. Il faut souligner que c’est davantage sur Fichte11 que Hegel va s’appuyer pour
développer son concept de reconnaissance. Il a repris très positivement la théorie fichtéenne de la
reconnaissance pour en faire un processus de subjectivisation où la conscience par le jeu de la
négation s’oppose à une autre conscience. L’usage que Hegel se fait des philosophies sociales de
Machiavel et Hobbes a consisté à réinterpréter leurs modèles de lutte originelle comme le moyen
par lequel les individus passent du stade de la conscience de soi naïve au stade de la conscience
pour soi objective.
Il ne faut donc pas dire que le contrat passé entre les hommes met fin à l’état précaire
dans lequel chacun doit lutter contre tous pour sauvegarder son existence, mais plutôt
considérer la lutte comme un moyen moral permettant de passer d’un stade primitif à
un stade plus avancé des rapports éthiques. (Axel Honneth, 2013 : 34)
Dans ses analyses, Kojève fait une interprétation rigoureusement dialectique des rapports de
reconnaissance entre les individus. Cette interprétation d’origine hégélienne a permis à Strauss de
faire un rapprochement entre Hobbes et Hegel. Selon Philippe Crignon,
l’intérêt de ce rapprochement, outre qu’il permet à Strauss d’accorder au jeu rationnel
toute son importance, est qu’il le rend aussi particulièrement sensible à la contradiction
ontologique que constitue l’état de nature. Il évite ainsi l’alternative, courante parmi les
commentateurs, entre une interprétation qui fait de l’état de nature une situation
historique et une autre qui le considère comme une hypothèse méthodologique . (
2009 : 97)
L’état de nature se conçoit donc comme une étape transitoire qui permet aux individus de se
dépasser par la lutte pour la mort. De cet état de guerre généralisée naît dialectiquement un état de
paix et de sécurité, où la lutte se transforme en moyen de reconnaissance. L’état de nature en réalité
est une contradiction, une négation nécessaire de la pluralité. Tout individu qui consent à y
demeurer se contredit et s’oppose à sa propre nature. C’est pour cela qu’il faut considérer l’état de
nature comme une condition naturelle des hommes et non pas comme une condition des hommes
naturels. La thèse de Hannah Arendt sur l’homme trouve ses fondements sans nul doute dans la
pensée politique de Hobbes et plus précisément dans son anthropologie. Hobbes, contrairement à ce
que pensent certains critiques, ne reconnaît pas à l’homme une quelconque nature au sens de la
ousia aristotélicienne. Il n’y a pas chez Hobbes une nature humaine en tant que telle. Comme nous
11
J.G.Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science (1796-1797), Trad. Alain
Renaut, PUF, Paris, 1984.
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l’avons souligné, ce sont les conditions de vie des hommes qui sont naturelles et non pas les
hommes eux-mêmes. La violence naturelle qui caractérise cet état résulte non pas de l’homme
générique, mais des hommes, c’est-à-dire de la pluralité. Par le jeu interpersonnel, les hommes
s’opposent entre eux et se dépassent en surmontant les hostilités naturelles. La pensée de la pluralité
ne signifie autre chose que l’existence sociale des hommes. Et la politique ne peut saisir l’homme
que dans ce sens. Aristote a bien compris cela, mais il n’a malheureusement pas vu la complexité et
la profondeur des relations intersubjectives. La pensée grecque antique a manqué l’idée de
subjectivité. Faute de pouvoir fonder la politique sur la subjectivité, c’est-à-dire le relationnel – je
ne suis sujet que dans et par mes relations avec les autres – les Anciens ont fondé la vie sociale sur
la nature, d’où l’émergence d’un droit naturel au mépris d’un droit subjectif.
3.3. Quelques limites de la lecture hégélienne de Hobbes par Strauss
Examinons l’essentiel du rapprochement entre Hobbes et Hegel et voyons ce qu’il en résulte.
Si Leo Strauss et Alexandre Kojève focalisent leurs analyses sur le lien qui existe entre Hobbes et
Hegel, ce n’est pas simplement pour montrer que le premier est le précurseur du second, c’est
surtout pour montrer en quoi le second est le dépassement du premier. Si Strauss, par une
interprétation hégélienne de l’état de nature, souligne que cet état est une lutte dialectique pour la
reconnaissance, il court certainement le risque d’aboutir à des conclusions qui contredisent
l’anthropologie de Hobbes. La lutte pour la reconnaissance ne conduit pas chez Hobbes à l’idée de
l’État comme fin de l’histoire. Comme le précise bien Philippe Crignon, « l’Etat hobbesien se pense
comme fondation (donc origine) non comme synthèse (donc fin). » (2009 : 99) Hobbes a fondé
l’État sur un contrat qui vise à ordonner la multitude, l’État hégélien par contre n’est pas de nature
contractuelle, il est le divin sur terre. L’État a une naissance historique chez Hobbes, ce qui suppose
également sa mort. Une telle idée, selon Hegel, ne peut provenir que des philosophies politiques de
l’entendement et non pas de sa philosophie politique de la raison.
Il y a lieu de reconnaître que cette lecture conduit à certaines objections sur le concept de
pluralité :
Premièrement, il y a chez Hobbes une théorie de la pluralité qui énonce que le présupposé le
plus général de l’Etat est que la multitude soit toujours ordonnée, soit à la volonté d’un seul (la
monarchie), soit à la volonté de tous (la démocratie). Il n’y a pas de vie politique possible en dehors
du principe d’ordination de la multitude. En plus, l’état de nature n’est pas une simple confrontation
dialectique des consciences, comme le montre Kojève à la suite de Hegel. Il s’agit selon Hobbes
d’un état de guerre généralisée suscitant la peur de la mort violente. La pluralité a donc toute sa
signification chez Hobbes, les objections d’Arendt mériteraient d’être nuancées.
Deuxièmement, Hobbes ne réduit pas sa théorie de la pluralité en un simple postulat dérivant
du désir de reconnaissance, comme le fait Strauss. Il voit dans les querelles des hommes trois
principales causes : la compétition, la méfiance et la fierté. Hobbes situe l'origine de ces causes ou
effets dans la diversité des hommes et non pas dans l’Homme comme le pense Strauss. Sur ce plan,
Strauss serait donc plus aristotélicien que Hobbes. Il parle de l’Homme au détriment des hommes.
Soulignons avec Philippe Crignon que « si la pluralité des hommes est irréductible, elle est un
obstacle rédhibitoire à toute synthèse finale, et notamment à l’État mondial homogène. Strauss n’a
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pas vu à quel point Hobbes pouvait, grâce à cela, être un rempart contre la logique historique de
Hegel. » (2009 : 100)
Troisièmement, Strauss considère la dynamique relationnelle comme un processus à la fois
logique et ontologique, toute chose qui s’énonce en conformité avec le système hégélien. L’état de
nature y est pensé comme une contradiction logique et ontologique. Ce qui le pousse à minimiser
l’institutionnalisation du contrat, moment fondateur de l’État chez Hobbes.
3.4. Hannah Arendt et la critique de la modernité
Il n’est pas de doute que la question de la modernité ait fortement préoccupé Hannah Arendt,
au point qu’elle a produit diverses œuvres qui témoignent de son souci constant de réorienter la
politique, non pas pour créer une nouvelle théorie, mais pour repenser la modernité. A l'opposé de
J.-S. Mill et, à travers lui, de Hobbes, Hannah Arendt, fascinée par l’idéal républicain depuis
Machiavel – qui pense que le citoyen doit préférer la cité à son âme – focalise la critique de la
modernité politique sur le décentrement du problème anthropologique de la nature humaine vers
l’intersubjectivité, d’où l’importance qu’elle attache au concept de pluralité. Car « ce sont les
hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. » (1983 : 41) La particularité
de la politique est donc qu’elle se rapporte essentiellement au monde comme pluralité interactive
des hommes. Les thèses républicaines que Hannah Arendt a défendues contre le libéralisme et le
totalitarisme ont contribué significativement à la critique de la modernité. Face à la montée des
mouvements totalitaires et du développement industriel, elle affiche son scepticisme. Elle rejette
l’idée d’un monde social hyper privatisé, fonctionnalisé et dépolitisé. Sa préférence pour
l’humanisme civique des Anciens dont Aristote, Cicéron, Polype et Machiavel lui a valu aux yeux
de certains critiques quelques soupçons d’anachronisme, mais à bien y regarder son admiration pour
ces auteurs anciens lui a permis d’apporter une contribution importante à l’historiographie du néorépublicanisme. Son Essai sur la révolution n’est-il pas dominé de part en part par des références
historiques renvoyant à la vertu républicaine.
Un autre aspect de sa critique de la modernité est la question de la liberté politique. Il faut tout
d’abord souligner que Hannah Arendt ne partage pas l’idée défendue par certains classiques
libéraux, notamment Hobbes, qui définissent la liberté comme un droit individuel, un domaine
purement intérieur de la conscience. Pour elle, « l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il
n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. » (1972 :191192). La doctrine libérale définit la liberté comme un droit individuel moral, qui présuppose une
forme de liberté antérieure à l’état politique. Voilà pourquoi Hannah Arendt reproche à Hobbes
d’avoir réduit la politique à la domination. Le rapport politique de l’Un et du Multiple est fondé sur
la domination. Or, la politique n’est pas un rapport de domination, elle a pour fin ultime la liberté. Il
faut souligner que le contrat de Hobbes n’est pas un contrat social, mais un contrat politique. C’est
donc en opposition au paradigme libéral que Hannah Arendt rejette toute forme d’apolitisme. Le
libéralisme préconise toujours la dépolitisation de la liberté en la rattachant à des considérations
naturalistes anhistoriques. Hobbes, selon elle, a développé une conception apolitique de la liberté
qui ne représente que la sphère de l’individualité et non pas le domaine public en tant que tel. Le
libéralisme, tel qu’on peut le voir chez Nozick et Hayek, tend vers la minimisation de l’État et
l’affaiblissement de la citoyenneté. Il interdit à l’État d’interdire. La critique arendtienne de la
modernité met en lumière la perte de sens de la politique comme domaine public, comme pensée du
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monde. L’égarement de la philosophie politique s’explique du fait que les modernes ont développé
des théories métapolitiques fondées sur un objectivisme juridique qui a favorisé paradoxalement
l’émergence de la raison d’État et donc du totalitarisme, c’est-à-dire la négation de la pluralité des
hommes et des idées. Hannah Arendt situe les origines du totalitarisme dans la modernité pour la
simple raison que celle-ci n’a pas pu protéger l’espace public et penser la politique en rapport avec
la pluralité. Au sujet de la pluralité, elle affirme que « si tous les aspects de la condition humaine ont
de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition – non
seulement la condition sine qua non, mais encore la conditio per quam – de toute vie politique. »
(1983 : 41- 42).
Hannah Arendt distingue la pluralité du pluralisme, et plus précisément du pluralisme libéral
qui fait de la multitude naturelle un état pré-politique fondé sur le droit naturel, c’est pour cette
raison qu’elle voit chez les classiques libéraux la propension à vouloir fonder la modernité sur un
naturalisme juridique. Allusion faite ici à Hobbes et Mill. Le concept de pluralité revêt donc chez
elle un caractère particulièrement politique, parce qu’il est à la fois phénoménologique et
volontariste.
Conclusion
La pluralité telle qu’elle est réfléchie par Hannah Arendt se définit comme l’essence du
politique. Selon elle, Hobbes a eu le mérite d’avoir fondé le Corps politique sur l’idée de multitude,
mais cette idée lumineuse du philosophe anglais s’est limitée malheureusement au seul rapport de
domination, la politique consiste à soumettre la multitude. Hannah Arendt pense que si la
philosophie politique n’a pas réussi à saisir l’essence du politique, c’est parce qu’elle a énoncé,
comme Aristote l’a fait, l’essence politique de l’homme. Or, la politique est extérieure à l’homme,
elle ne tire pas son origine de la nature humaine ; elle naît de la pluralité interactive des hommes et
se définit essentiellement comme « espace-qui-est-entre-les hommes ». L’idée de pluralité comme
phénoménalité de la politique conduit ainsi aux concepts de liberté et d’égalité. Les hommes
agissent parce qu’ils sont libres et leur liberté consiste à créer un monde commun. Contre
l’artificialisme hobbesien, Hannah Arendt préconise la pensée de la pluralité fondée sur le principe
du jugement et de la responsabilité dans la gestion de l’effectivité sociale. L’humanisme républicain
qu’elle défend peut être interprété comme le retour en force d’une pensée protectionniste des
sociétés contemporaines en proie à la financiarisation de l’économie et aux violences de toutes
sortes. Sans nier le paradoxe qui existe au sein de tout espace politique entre l’identité et l’altérité,
Hannah Arendt, en objection à toute négation de la pluralité, opte pour une collectivisation de la
politique.
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Volume 2 Issue 3
December 2015
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