PENSER LE BONHEUR AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES EXTRAIT 1

publicité
PENSER LE BONHEUR AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
EXTRAIT 1
LE SAVETIER ET LE FINANCIER
Un Savetier1 chantait du matin jusqu'au soir:
C'était merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr; il faisait des passages2,
Plus content qu'aucun des sept sages3.
Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C'était un homme de finance.
Si sur le point du jour, parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l'éveillait,
Et le Financier se plaignait
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel4 il fait venir
Le chanteur, et lui dit: « Or ça, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? – Par an? Ma foi, Monsieur,
Dit, avec un ton de rieur,
Le gaillard5 Savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre: il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année ;
Chaque jour amène son pain.
– Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée?
– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes ;
L'une fait tort à l'autre; et Monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône6. »
Le Financier, riant de sa naïveté,
Lui dit: « Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »
Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis ;
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines ;
Tout le jour, il avait l'oeil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus. »
5
10
15
20
25
30
35
40
45
LA FONTAINE, Fables, VIII, 2 (1678-79).
50
1
Un savetier est un cordonnier.
Passages : roulements de voix en passant d’une note à l’autre.
3
Les sept sages, dans la Grèce antique, connaissaient le bonheur par la philosophie.
4
Hôtel : riche demeure.
5
Gaillard : gai, enjoué.
6
Prône : sermon.
2
Gravure de Gustave Doré – XIXe siècle.
PENSER LE BONHEUR AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
EXTRAIT 2
Pascal projetait une grande Apologie de la religion chrétienne, d’inspiration janséniste. Mais
l’œuvre est restée à l’état de liasses regroupant une multitude de textes et de notations
publiées huit ans après sa mort sous le titre Pensées. Le fragment 138 de la liasse « Le
souverain bien » s’interroge sur le bonheur humain.
5
10
15
20
25
Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception, quelques
différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à
la guerre et que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux
accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet
objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.
Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à
ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers,
vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades de tous pays, de tous les temps,
de tous âges, et de toutes conditions.
Une épreuve si longue si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de
notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est
jamais si parfaitement semblable1 qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que
nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre ; et
ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe2, et de malheur en malheur
nous mène jusqu’à la mort qui en est un comble éternel.
Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y a eu
autrefois dans l' homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et
la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne,
recherchant des choses absentes le secours qu' il n' obtient pas des présentes, mais qui en sont
toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et
immuable, c’est-à-dire que par Dieu même.
Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il
n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre,
éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre,
famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui
paraître tel, jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature
tout ensemble.
PASCAL, Pensées, liasse « Souverain bien »,
fragment 138 (1670).
Pieter VAN STEENWIJCK, Vanité, vers 1650,
Peinture à l'huile sur bois, 50 x 49 cm.
Musée d'histoire de Belfort.
1
Les exemples (c'est-à-dire les tentatives, toujours vaines,
pour accéder au bonheur) ne sont jamais si parfaitement semblables…
l’expérience nous trompe.
2
PENSER LE BONHEUR AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
EXTRAIT 3
Voltaire rédige Le Mondain alors qu’il vit au château de Cirey, auprès de Madame du
Châtelet. Ce petit badinage d’une centaine de vers dans lequel il chante les plaisirs de sa vie
oisive et studieuse fait scandale. Voltaire doit s’enfuir en Hollande. A son retour en 1737 il
publiera une Défense du Mondain.
5
10
15
20
25
30
35
40
Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée1,
Et le jardin de nos premiers parents2 ;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos pauvres docteurs3 :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté4, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
O le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel5, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange6,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien.
Ils étaient nus: et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor;
Martialo7 n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve.
La soie et l'or ne brillaient point chez eux :
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie8 et l'aisance :
Est-ce vertu? C'était pure ignorance.
VOLTAIRE, Le Mondain (1736).
Jean-François de Troy, Le déjeuner d’huîtres, 1735
(musée Condé, Chantilly).
1. Dans la mythologie gréco-romaine, l’Âge d’or est un
temps de bonheur parfait où vivait Astrée (fille de la
Justice) sous le règne de Saturne et de Rhée, détrônés
ensuite par leur fils Jupiter.
2. Allusion au paradis originel.
3. Il s’agit des docteurs en théologie.
4. L’élégance.
5. Texel : province des Pays Bas, nation très active et
marchande.
6. Fleuve d’Inde.
7. Auteur du Cuisinier français.
8. L’activité.
PENSER LE BONHEUR AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
EXTRAIT 4
Le Neveu de Rameau est un « roman conversation » dans lequel Diderot oppose un MOI sérieux (celui du
narrateur) et un LUI excentrique, volontiers cynique désignant le neveu du grand musicien Rameau. Ici le neveu
de Rameau (« Lui ») expose au « Moi » philosophe sa conception de la vie et du bonheur.
LUI. – Imaginez l'univers sage et philosophe ; convenez qu'il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie ;
vive la sagesse de Salomon. Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes ; se
reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n'est que vanité.
MOI. – Quoi, défendre sa patrie ?
LUI. – Vanité. Il n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pôle à l'autre que des tyrans et des esclaves.
MOI. – Servir ses amis ?
LUI. – Vanité. Est-ce qu'on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et
vous verrez que c'est presque toujours là ce qu'on recueille des services rendus. La reconnaissance est un
fardeau ; et tout fardeau est fait pour être secoué.
MOI. – Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs ?
LUI. – Vanité. Qu'importe qu'on ait un état, ou non ; pourvu qu'on soit riche ; puisqu'on ne prend un état que pour
le devenir. Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il ? A la jalousie, au trouble, à la persécution. Est-ce ainsi
qu'on s'avance ? Faire sa cour, morbleu ; faire sa cour ; voir les grands ; étudier leurs goûts ; se prêter à leurs
fantaisies ; servir leurs vices ; approuver leurs injustices. Voilà le secret.
MOI. – Veiller à l'éducation de ses enfants ?
LUI. – Vanité. C'est l'affaire d'un précepteur.
MOI. – Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige ses devoirs ; qui est-ce qui en sera châtié ?
LUI. – Ma foi, ce ne sera pas moi ; mais peut-être un jour, le mari de ma fille, ou la femme de mon fils.
MOI. – Mais si l'un et l'autre se précipitent dans la débauche et les vices.
LUI. – Cela est de leur état.
MOI. – S'ils se déshonorent.
LUI. – Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est riche.
MOI. – S'ils se ruinent.
LUI. – Tant pis pour eux. (…)
MOI. – Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin
délicieux. J'ai un cœur et des yeux ; et j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la fermeté et là
rondeur de sa gorge ; à presser ses lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre
ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais
je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé
une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou
une femme chère à mon cœur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli
les devoirs de mon état ; dit à celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de
mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage
que Mahomet ; j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance s'était
réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là
il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils
possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite
ville de la province. Que fait alors ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin,
il leur envoie des secours ; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans
leur domicile. Il marie ses sœurs. Ah, mon cher Rameau ; cet homme regardait cet intervalle, comme le plus
heureux de sa vie. C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait : et moi, je sens en vous faisant ce récit, mon coeur
se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole.
LUI. – Vous êtes des êtres bien singuliers !
MOI. – Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au- dessus du sort, et qu'il est
impossible d'être malheureux, à l'abri de deux
belles actions, telles que celle-ci.
LUI. – Voilà une espèce de félicité avec laquelle
j'aurai de la peine à me familiariser, car on la
rencontre rarement. Mais à votre compte, il
faudrait donc être d'honnêtes gens ?
MOI. – Pour être heureux ? Assurément.
LUI. – Cependant, je vois une infinité d'honnêtes
gens qui ne sont pas heureux ; et une infinité de
gens qui sont heureux sans être honnêtes.
DIDEROT, Le Neveu de Rameau (1761-71).
Nicolas VAUDE dans Le Neveu de Rameau, (Théâtre du Ranelagh, 2013).
Téléchargement