Montaigne et la vie sans dieux
franchise doive s'afficher, et se méfier d'un tel procédé, dont l'expérience de la vie
nous apprend assurément qu'il est d'habitude celui des trompeurs, qui cherchent
un peu naïvement à dissimuler leur ruse sous l'assurance de la bonne foi, et
éveillent justement le soupçon par là. Car l'honnête homme a-t-il besoin de
s'affirmer comme tel ? Certes, la profession de franchise ne suffit pas à dénoncer
la mauvaise foi de son auteur, parce qu'il arrive qu'elle soit elle-même sincère.
Mais chez l'homme franc, elle n'intervient guère qu'en réaction à une suspicion, et
non pour la prévenir. Voit-on les honnêtes gens se présenter explicitement dès
l'abord comme honnêtes gens ? L'introduction d'un propos par l'assurance que ce
n'est pas un mensonge n'est-elle pas justement propre à éveiller le soupçon qu'il
puisse être menteur ? Et lorsqu'il s'agit d'un habile discoureur, ne faut-il pas même
supposer qu'il veuille sciemment avertir le bon entendeur de cette possibilité ?
Certes, l'auteur peut être aussi très naïf et ne pas se rendre compte de l'effet qu'il
risque de produire. Et Montaigne ne se pose-t-il pas justement comme
parfaitement naïf, presque un bon sauvage ignorant des ruses du civilisé ? Mais ce
n'est sûrement pas le naïf sauvage qui penserait, lui, à se réclamer de sa naïveté.
Pourtant, qu'il y ait d'innocentes protestations de bonne foi, même faites
malhabilement, par extrême naïveté justement, avant même toute accusation,
comme pour la prévenir par quelque crainte exagérée ou timidité, voilà ce que
chacun pourrait aussi confirmer par des exemples tirés de sa propre expérience du
monde. Il serait donc très exagéré de vouloir conclure automatiquement qu'une
telle protestation de franchise soit le signe assuré d'une dissimulation. Et si c'était
le cas d'ailleurs, l'aveu ainsi tourné serait trop direct pour laisser au doute la place
que doit lui conserver un signe plus subtil d'intelligence.
La suite de l'avertissement des Essais — puisque c'est le livre lui-même qui
nous annonce ici les intentions de son auteur, comme s'il en était le vrai témoin, le
garant en somme — est fort étrange, car elle nous propose le paradoxe d'un
ouvrage s'adressant à nous, le public étranger au cercle d'amis de Montaigne, pour
nous avertir qu'il ne s'adresse justement pas à nous, mais seulement au cercle
familier de l'auteur, auquel nous restons justement étrangers. Qu'un auteur écrive
dans une lettre qu'elle a un caractère privé, qu'elle ne doit pas être montrée, ou
qu'elle ne concerne pas celui qui la lirait par hasard, cela se comprend encore.
Mais que le livre, publié et essentiellement public, avertisse son public que
l'auteur n'a rien à lui dire, c'est contradictoire. Faudrait-il croire que ce livre aurait
pris une telle autonomie qu'il aurait abusé des intentions de l'auteur pour les trahir
en publiant ce que celui-ci réservait à un cercle privé ? Il est vrai que les livres
trahissent souvent, peut-être même toujours, leurs auteurs. Mais c'est à leur insu,
tandis que Montaigne manifeste dans son avertissement qu'il doit être au moins
complice de cette trahison, qui n'en est plus tout à fait une. Il reste que d'une
certaine façon ce livre, se disant de bonne foi, est traître, et qu'il se présente
comme tel par la façon même dont il contredit la vie privée de son auteur en la
publiant, selon son propre aveu, au moins indirect, contre ses intentions. En un
sens, pourtant, il se montre au moins de bonne foi en avouant sa trahison. Mais
c'est une franchise aussi retorse que celle du menteur avouant qu'il ment.
Dans ces conditions, cet avertissement peut-il encore avoir le moindre sens ?
Qui croira que Montaigne, pour donner un souvenir de lui à ses parents et amis,
sans autre souci du lecteur, auquel il destine pourtant cet avertissement, aura