Chapitre 20 – Les différentes espèces d’esprits angéliques Voyons à présent ce qu'il faut tenir au sujet de la distinction des esprits d'après la doctrine sacrée ; en premier lieu, la distinction entre les bons et les mauvais esprits. Pour beaucoup, il y a de bons et de mauvais esprits, ce que conforte l'autorité de la Sainte Ecriture. Au sujet des bons esprits, l'épître aux Hébreux (I,14) dit qu'ils sont les administrateurs de tous les Esprits, envoyés en mission auprès de ceux qui reçoivent l'héritage du Salut. Quant aux mauvais esprits, d'après saint Matthieu (XII, 43, 45) "quand un esprit impur est sorti d'un homme, il erre parmi les lieux déserts à la recherche d'un abri, et n'en trouve point". Et plus loin il est encore écrit : "alors il s'en va, prend avec lui sept autres esprits encore plus mauvais que lui". Bien sûr, comme Saint Augustin l'explique au chapitre neuf de la Cité de Dieu, certains prirent pour des dieux les bons esprits, comme les mauvais, et les nommèrent "démons", bons ou mauvais ; mais d'autres, plus avertis, n'appelèrent dieux que les bons esprits (ceux que nous nommons Anges). En effet, selon l'usage courant, le terme de "démons" est utilisé uniquement en mauvaise part. Comme le dit Saint Augustin, ceci est plus rationnel. D'ailleurs en grec, d'après la parole de l'apôtre, "démons" désigne les esprits emplis par orgueil d'une science privée de charité. Mais la cause de la malice des démons n'est pas la même pour tous les auteurs. Pour certains, ces esprits sont naturellement mauvais car produits par un principe mauvais, de sorte que leur nature est elle-même mauvaise. C'est l'erreur des manichéens, comme il ressort de ce qu'on a dit. Saint Denys combat avec force cette erreur au chapitre quatre des "Noms divins", en disant : ce n'est pas par nature que les démons sont mauvais. Voici comme il le prouve. Premièrement, s'ils étaient mauvais par nature, il faudrait dire d'une part qu'ils n'ont pas été produits par un principe bon, et d'autre part qu'ils ne comptent pas parmi les choses qui existent. En effet, le Mal n'est pas quelque chose qui a un a un être : s'il était une certaine nature, cette nature serait causée par un principe bon. Deuxièmement, s'ils sont mauvais par nature, ils le sont ou bien par eux-mêmes, ou bien par d'autres qu'eux. Si c'est par eux-mêmes, ils se sont corrompus eux-mêmes, ce qui est impossible, car il faut qu'il y ait une cause (mauvaise) à toute corruption. Et si c'est par d'autres qu'eux qu'ils sont mauvais, il faut que ceux par qui ils ont été corrompus, soient agents de corruption. Mais ce qui est tel naturellement est tel pour tous et à tout point de vue. Par conséquent tout serait corrompu, et à tout point de vue. Or cela est impossible, et parce qu'il y a des choses incorruptibles, qui ne peuvent être corrompues ; et parce qu'il y a des choses qui, quoique corrompues, ne le sont pas intégralement. Ce n'est donc pas la nature des démons elle-même qui est mauvaise. Troisièmement, s'ils étaient naturellement mauvais, ils ne seraient pas créés par Dieu, car le Bien produit et fait subsister de bonnes choses. Or ce n'est pas possible : comme on l'a prouvé plus haut, Dieu est forcément au principe de toutes choses. Quatrièmement, si les démons se tiennent toujours identiques à eux-mêmes, ils ne sont pas mauvais ; en effet c'est le propre du bien que d'être toujours le même. Or s'ils ne sont pas mauvais en permanence, les esprits mauvais ne sont pas mauvais par nature. Cinquièmement, ils ne sont pas exclus de tout bien, puisqu'ils sont, vivent, ont une activité intellectuelle et aspirent à une sorte de bien. Pour d’autres philosophes, les démons sont naturellement mauvais, non parce que leur nature est mauvaise, mais parce qu’ils ont une sorte d’inclination naturelle au mal : saint Augustin au livre X de la Cité de Dieu cite Porphyre qui dit dans Lettre à Anébonte que selon certains, il existe un genre d’esprit dont le propre est d’écouter, dont la nature est fausse ; esprit multiforme, multimode, qui imite les dieux et les démons, et même les âmes des défunts. Mais cette position ne peut être vraie, si l’on suppose que les démons sont incorporels et qu’ils sont peu ou prou des intellects séparés. En effet, toute nature étant bonne, une nature quelconque ne peut avoir d’inclination au mal que sous la description d’un certain bien. Car rien n’empêche d’appeler un mal, en tant qu’elle ne convient pas à la perfection d’une nature plus noble, une chose bonne d’un certain point de vue pour une certaine nature ; par exemple, gronder avec fureur est plutôt bon chez le chien, et pourtant c’est un mal chez l’homme doué de raison. Pourtant il peut arriver que l’homme, en raison de sa nature sensible et corporelle qui le relie aux animaux, ait une sorte de penchant à être furieux, ce qui est un mal chez l’homme. Mais on ne peut dire la même chose pour la nature intellectuelle, parce que l’intelligence est ordonnée au bien commun. Il est donc impossible que les démons, s’ils sont de purs intellects sans mélange avec la nature corporelle, aient un penchant naturel au mal. D’ailleurs pour les platoniciens, comme on l’a dit plus haut, les démons sont plus ou moins des corps animés qui ont un intellect. Et en tant qu’ils ont un corps et une nature sensible, ils sont assujettis aux diverses passions de l’âme, tout comme les hommes qui sont à cause d’eux enclins à faire le mal. C’est pourquoi, quand Apulée définit les démons dans Le dieu de Socrate il dit qu’ils appartiennent au genre animal avec une âme passive, un esprit rationnel, un corps éthéré, dans un temps éternel ; et comme il le dit lui-même l’âme des démons est assujettie aux passions : elle désire, craint, se met en colère, etc … Les platoniciens distinguent donc les démons des dieux (c’est-à-dire des anges) y compris par le lieu, en plaçant les démons dans des lieux aériens et les anges (les dieux) dans des lieux éthériens. En un certain sens, les docteurs de l’Eglise suivent cette thèse. Saint Augustin, au chapitre III de son Commentaire de la Genèse, semble dire littéralement que les démons sont des âmes aériennes parce qu’ils sont par nature dans des corps aériens qui à terme ne se décomposent pas lors de la mort parce que l’élément qui prévaut en eux, l’air, est plus apte à agir qu’à pâtir. En tout cas saint Augustin ne lève pas le doute et dit la même chose en plusieurs autres endroits. Saint Denys attribue aux démons ce qui convient à l’âme sensible : d’après le quatrième chapitre des Noms divins il y a dans les démons un mal, une colère irrationnelle, une folle concupiscence et une fantaisie effrontée. Or la fantaisie, la concupiscence, la colère, la fureur ont manifestement trait non à la partie intellective, mais à la partie sensitive de l’âme. Et certains s’accordent avec eux y compris au sujet du lieu, estimant que les démons ne sont pas des anges célestes ni super-célestes, comme saint Augustin l’écrit à la lettre au troisième livre de son commentaire sur la Genèse. Le Damascène, au second livre, dit que les démons font partie de ces puissances angéliques qui préexistaient à la sphère terrestre. Et même saint Paul (Ephésiens, II, 2) appelle « diable » le principe de la puissance de cet air. On voit alors un autre sujet digne d’intérêt. La matière est attribuée à chaque espèce selon ce qui convient à sa forme ; il ne semble donc pas possible qu’il y ait, dans une espèce en son entier, un penchant naturel à ce qui est mauvais pour cette espèce selon la raison de sa forme propre. Par exemple : tout homme n’a pas un penchant naturel immodéré à la colère ou la concupiscence. Il n’est donc pas possible que tous les démons aient un penchant naturel au mensonge ou à d’autre fautes si tous sont de la même espèce ; et encore moins si chacun est unique dans son espèce. En effet, si les démons sont corporels, rien n’empêche que plusieurs d’entre eux appartiennent à la même espèce : la diversité de la matière peut causer la diversité des individus au sein d’une même espèce. Il faudra donc dire que les démons ne sont mauvais ni tous, ni depuis toujours, mais que certains d’entre eux sont devenus mauvais par eux-mêmes, en suivant le penchant de leurs passions. Selon saint Denys se détourner de Dieu est un mal pour les démons, mais plus encore c’est de la démesure pour eux parce que par orgueil il se sont détournés de ce qui les dépasse. Saint Denys ajoute ensuite quelques considérations ayant trait à leur punition, au sujet de leur fin dernière, manquée ; de leur imperfection ; de leur impuissance à suivre ce qu’ils désirent naturellement ; de la faiblesse de leur vertu pour garder du mal l’ordre naturel qui est en eux révoqué. Saint Augustin, au troisième livre de son commentaire sur la Genèse, dit même que les anges révoltés se trouvaient avant leur révolte dans la partie supérieure de l’air, proche du ciel, avec leur chef qui est maintenant le diable et qui était alors l’Archange ; il dit ainsi clairement que les démons sont devenus mauvais en se révoltant. Le Damascène dit au second livre que le diable n’est pas mauvais en raison de sa nature, mais que bon, engendré dans le bien, il a déchu par un choix de son libre-arbitre. Origène, au premier livre du Périarchon ; saint Augustin, au onzième livre de la Cité de Dieu, le confirment par l’autorité des écritures saintes en citant ce qu’Isaïe dit au diable sous l’aspect du roi de Babylone : comment as-tu déchu, Lucifer, toi qui ce matin priais encore ? Et Ezechiel (XXVIII, 12ss) lui dit en la personne du roi de Tyr : « tu étais un modèle de perfection, plein de sagesse, merveilleux de beauté, tu étais en Eden, au jardin de Dieu » et ajoute ensuite « tu fus exemplaire dans ta conduite depuis le jour de ta création, jusqu’au jour où fut trouvé en toi le mal ». Saint Augustin explique cela comme saint Jean (VIII, 44) : « dès l’origine, ce fut un homicide ; il n’était pas établi dans la Vérité ». Et l’épître de saint Jean dit que le diable pèche dès le commencement, faisant référence au moment où il a commencé à pécher c’est-à-dire au début de l’histoire humaine parce qu’il a spirituellement tué l’homme au moment de sa chute. Or il semble que la thèse des platoniciens s’accorde avec cette doctrine : ils disaient qu’il y a de bons et de mauvais démons, comme s’ils étaient devenus bons ou mauvais de par leur libre arbitre. Plotin va plus loin encore en disant que les démons sont les âmes des défunts, les hommes devenant des Lares, si leur mérites sont bons ; des Lémures, ou Larves, s’ils sont mauvais ; et si l’on ne sait pas si leur mérites sont bons ou mauvais, ils sont appelés dieux Mânes, comme saint Augustin le dit au livre IX de la Cité de Dieu. Et cela s’accorde avec l’affirmation précédente des saints sur le point suivant : en rétribution des mérites bons ou mauvais, ils dirent qu’il y avait certains démons bons ou mauvais – encore qu’il ne soit pas d’usage d’appeler les bons esprits démons, mais anges. En revanche, sa thèse est erronée quand il dit que les âmes des défunts deviennent des démons. Saint Jean Chrysostome dit en citant l’évangile de saint Matthieu VIII, 28 (« deux démoniaques sortaient des tombeaux ») que comme ils sortaient des tombeaux, certains théologiens voulurent proclamer ce dogme fallacieux que les âmes des morts deviennent des démons. C’est pourquoi également de nombreux haruspices tuèrent des enfants pour obtenir le soutien de leur âme. Et c’est aussi pourquoi les démoniaques prétendent qu’ils le sont effectivement. Cependant ce n’est pas l’âme du défunt qui crie : c’est le démon, et il s’efforce ainsi de tromper les témoins. Car si l’âme d’un mort pouvait entrer dans le corps de quelqu’un d’autre, a fortiori elle pourrait réintégrer le sien propre. Mais il n’est pas rationnel qu’une âme subissant l’injustice coopère avec l’âme qui lui cause l’injustice ; il n’est pas rationnel non plus que l’âme séparée du corps se soit trouvée là à errer. En effet, les âmes des justes sont entre les mains de Dieu, et même les âmes qui sont pécheresses sont retirées du monde immédiatement comme on le voit dans la parabole de Lazare et du riche. Cependant, il ne faut pas penser que Plotin s’écarte en cela de la thèse platonicienne selon laquelle les démons sont des corps aériens, en considérant que les âmes humaines deviennent des démons après la mort ; en effet, selon la thèse des platoniciens, même les âmes humaines ont une sorte de corps éthérien, en plus de ce corps-ci qui est corruptible ; et même après la décomposition du corps sensible elles restent unies à leur corps éthérien comme s’il était incorruptible. C’est pourquoi Proclus dit dans les Satellites divins que toute âme capable de participation se sert d’un corps premier et immortel dont la substance ne peut être engendrée ni corrompue. Ainsi, selon eux, les âmes séparées des corps ne laissent pas d’être des corporéités animées. Mais d’après la doctrine d’autres saints, les démons que nous appelons mauvais anges ne provenaient pas seulement de la classe inférieure des anges mais aussi des classes supérieures dont nous avons montré qu’elles sont incorporelles et immatérielles, au point que parmi elles se trouve un être unique qui est au sommet de tout. C’est pourquoi dans l’une de ses homélies, alors qu’il commente le livre d’Ezéchiel (XXVIII, 13) où toute pierre précieuse est digne de lui, saint Grégoire écrit que le prince des mauvais anges était, en comparaison de tous les autres, le plus célèbre. En disant cela, il semble en accord avec ceux qui affirmaient que parmi les dieux certains sont bons, d’autres mauvais – par « dieux » on veut dire « ange ». C’est pourquoi le livre de Job (IV, 18) dit que « ceux qui le servent ne sont pas inébranlables, il a trouvé quelque défaut même à ses anges ». Mais cela pose de nombreuses difficultés. Dans une substance incorporelle et intellectuelle il ne peut y avoir d’appétit qu’intellectuel, appétit du bien seulement, comme Aristote le montre au douzième livre de la Métaphysique. Or aucune substance ne fait le mal parce que son intelligence est en appétit de ce qui est bien « en soi », mais parce qu’elle est en appétit de ce qui est bien « secundum quid », ce quid étant supposé bon. Il ne semble donc pas possible que par son appétit propre, une substance incorporelle et intellectuelle fasse le mal. De plus, il n’y a d’appétit que du bien, ou du bien apparent ; en effet, le bien est ce que tous les êtres désirent. Si quelqu’un désire le vrai bien, il ne peut faire le mal. Tous ceux qui font le mal de leur propre gré désirent donc un bien qui leur apparaît comme le vrai bien. Cela ne peut être que parce que leur jugement est erroné, chose qui ne peut se produire chez les substances intellectuelles et incorporelles semble-t-il : comme on l’a vu, elles ne peuvent se tromper dans leur jugement car nous même, dans notre connaissance intellectuelle d’un objet, nous ne pouvons nous tromper. C’est pourquoi saint Augustin écrit au livre 83 des Questions que celui qui se trompe dans son jugement méconnaît l’objet de son jugement. Par conséquent, personne ne peut commettre d’erreur concernant ce dont nous avons une connaissance intellectuelle exacte. Il semble donc impossible qu’aucune substance incorporelle et intellectuelle ne fasse le mal de son propre gré. Par ailleurs, il est nécessaire qu’une substance qui est de nature intellectuelle, séparée du corps, soit à tout point de vue hors du temps : la nature de toute chose se reconnaît à son opération ; or la raison d’une opération se voit dans son objet. Mais un intelligible n’est en tant que tel ni ici ni maintenant : il est abstrait, aussi bien des dimensions spatiales que de la succession temporelle. Donc une opération intellectuelle considérée en elle-même est forcément hors de toute étendue corporelle et dépasse aussi toute succession temporelle. Si l’étendue ou le temps s’ajoute à une certaine opération intellectuelle, ce ne peut être que par accident : par exemple, chez l’homme, lorsque notre intelligence extrait des espèces sensibles les espèces intelligibles qu’il perçoit aussi en elles. Or cela ne peut avoir lieu chez les substances incorporelles et intellectuelles. Il reste donc que l’opération d’une substance de ce type, et par conséquent la substance elle-même, est à tout point de vue hors du temps. C’est d’ailleurs pourquoi Proclus écrit que la substance, la puissance et l’opération de toute intelligence se situent dans l’éternité ; et le livre des causes dit que par l’intelligence on s’égale à l’éternité. Tout ce qui convient à ces substances incorporelles et intellectuelles leur convient donc pour toujours et sans consécution temporelle. Par conséquent ou bien il en fut de mauvaises depuis toujours, ce qui contredit les hypothèses, ou bien aucune ne put jamais être mauvaise. Plus largement, Dieu est l’essence-même du bien, comme saint Denys le dit au premier chapitre des Noms divins. Il est donc nécessaire que les choses soient d’autant plus proches de Dieu qu’elles sont plus parfaitement stables dans leur participation au bien en soi. Or il est évident que les substances intellectuelles incorporelles sont au-dessus de tous les corps. Donc si les corps les plus élevés, c’est-à-dire les corps célestes, ne sont affectés d’aucun désordre ni d’aucun vice, ces substances super célestes seront d’autant moins affectées de désordres et de vices. C’est pourquoi Denys dit aussi au quatrième chapitre des Hiérarchies Célestes que ce qui existe sur terre, ce qui semble fou, mais aussi ce qui nous semble rationnel a été pris pour saint ornement des substances célestes, par participation à la tradition divine ; les plus riches sont en communion avec Dieu, demeurant toujours attentifs aux réalités d’en haut, comme de juste, répandus dans la force divine et tendus vers l’amour qui ne décline pas. Voici donc ce que semble être l’ordre des choses : les corps inférieurs peuvent être affectés de désordres et de vices, mais non pas les corps célestes ; de même, les intelligences qui sont unies aux corps inférieurs peuvent être assujetties au mal, mais non les substances super célestes. C’est cette constatation que semblent avoir suivie ceux qui affirmèrent que les démons (ceux que nous appelons mauvais anges) étaient d’une classe inférieure, et étaient des êtres corporels.