Dernière minute 291 LES NEUROPATHIES EN ANESTHESIE: CAUSES, FACTEURS FAVORISANTS, CONDUITE A TENIR J-J. Eledjam*, E. Viel** - * D.A.R. B, Centre Hospitalier Universitaire, 34295 Montpellier cedex 5 et **Département d’Anesthésie-Douleur, Centre Hospitalier Universitaire, 30029 Nîmes cedex 9. Faculté de Médecine de Montpellier-Nîmes. INTRODUCTION Les neuropathies représentent l’une des plus fréquentes sources de litiges et de contentieux médico-légaux en pratique anesthésique. Les neuropathies péri-opératoires sont depuis longtemps reconnues comme complications de l’anesthésie et de la chirurgie [1-2] et souvent attribuées à la survenue de lésions nerveuses résultant d’un traumatisme direct des nerfs périphériques et/ou d’un positionnement fautif du malade sur la table d’opération [3-6]. C’est notamment le cas de la neuropathie ulnaire, à l’origine de près de 30 % des neuropathies périphériques postanesthésiques [9]. Bien qu’une longue liste de facteurs favorisants potentiels ainsi que les moyens de les prévenir, aient été proposés et fréquemment revus dans la littérature [1, 6-7], ces complications représentent encore, à l’heure actuelle, une source non négligeable de recours pour faute médicale, en particulier, mais non exclusivement, à l’encontre des anesthésistes. Deux études des dossiers médico-légaux de la Société Américaine des Anesthésiologistes (ASA) illustrent bien cet état de fait [2,8], montrant sans ambiguïté que les lésions nerveuses restent une source majeure de complications post-anesthésiques. Ainsi, sur 1 541 plaintes rapportées par Kroll et al [2], 227 cas, soit 15 % avaient trait à des neuropathies postanesthésiques. Dans la plupart des cas, le mécanisme exact de la neuropathie reste d’ailleurs inconnu ou incertain malgré des recherches étiologiques approfondies [9, 10]. 1. FACTEURS ETIOLOGIQUES GENERAUX Les neuropathies périphériques ont été rapportées à de très nombreuses causes après des actes anesthésiques et/ou chirurgicaux [1]. Parmi ces causes, on en retrouve qui relèvent de l’anesthésie (agents anesthésiques et myorelaxants, cathéters, brassards gonflables...) de la chirurgie [1, 2, 4, 11, 12], du positionnement sur la table d’opération [3,13,14] mais aussi de pathologies préexistantes et/ou de l’état général de l’opéré (dénutrition, diabète, alcoolisme chronique, sepsis, défaillance polyviscérale....) [15-18]. Dans certains cas cliniques, l’atteinte neuropathique paraît associée à un ou plusieurs types déterminés d’actes chirurgicaux, tels que la chirurgie thoracique [7,19], la chirurgie artérielle des membres [7], la transplantation hépatique [20, 21] et, plus récemment rapporté, la chirurgie pancréati- 292 MAPAR 2001 que [22,23]. La relation putative entre atteinte pancréatique et neuropathie paraît d’ailleurs encore insuffisamment élucidée dans la mesure où des cas ont été rapportés lors de pancréatites aiguës [15, 22], de pathologies endocrines [24, 25] mais aussi d’interventions chirurgicales pour pathologies non-endocriniennes (carcinomes, pseudokystes) [22, 23, 26]. 2. NEUROPATHIES ET ANESTHESIES LOCOREGIONALES Les neuropathies sont fréquemment citées dans la liste des complications potentielles des anesthésies locorégionales (ALR), en particulier des blocs périphériques plexiques ou tronculaires. Bien qu’elles restent rares [28, 29], les neuropathies périphériques représentent une forme sévère de complication et doivent rester une préoccupation constante [28, 30, 31]. La survenue de neuropathies post-ALR est en effet évitable en utilisant constamment des techniques de repérage fiables et précises. Les symptômes varient de paresthésies persistantes et de dysesthésies transitoires à d’exceptionnelles douleurs sévères et parésies permanentes [29,30]. Dans la plupart des cas, l’évolution est bonne avec une récupération en quelques jours ou quelques semaines. Deux circonstances sont rendues responsables de lésions nerveuses périphériques lors d’une ALR : 1- le traumatisme nerveux direct à l’insertion de l’aiguille ; 2- l’injection intraneurale de l’anesthésique local. Trois mécanismes, plus ou moins associés, peuvent générer des lésions nerveuses : l’ischémie, la toxicité et le traumatisme direct. 2.1. INJECTION INTRANEURALE D’ANESTHESIQUES LOCAUX A forte concentration, les anesthésiques locaux sont myotoxiques et neurotoxiques [32] et il faut donc éviter tout risque d’injection intraneurale. En fait, la neurotoxicité locale n’est pas la première cause des lésions nerveuses. Dans un travail expérimental ancien (1977) mené par Selander et al [33], les injections intrafasciculaires d’anesthésiques locaux et/ou de sérum salé provoquent des lésions identiques de la barrière capillaire et une dégénérescence axonale. Les injections intrafasciculaires sont responsables de lésions ischémiques résultant de pressions locales élevées, excédant la pression capillaire pendant 10 à 15 minutes [34]. Cette complication rare mais sévère doit être évitée, lors du repérage, par l’emploi de la neurostimulation et l’abandon de la technique de recherche des paresthésies [35]. Si des paresthésies légères lors du repérage ne créent en général aucun dégat, une douleur sévère et brutale en début d’injection suggère fortement une hyperpression. Il s’agit là d’un signal absolu pour arrêter toute injection et retirer l’aiguille. Pour cette raison, il paraît indispensable, chez l’adulte, de ne pratiquer l’ALR que chez des patients réveillés ou légérement sédatés, et donc de proscrire la réalisation de blocs sous anesthésie générale ou sous sédation profonde. Les injections intraneurales aboutissant à une dilacération fasciculaire sont exceptionnelles mais sources de séquelles algiques et fonctionnelles définitives. Dans un travail rétrospectif français [30], deux cas sont rapportés après bloc du plexus brachial par voie axillaire pour une chirurgie de la main : une paralysie complète avec hyperesthésie et hyperalgésie dans le territoire du nerf median, et une paralysie ulnaire complète. 2.2. TRAUMATISME NERVEUX DIRECT [27 , 30] Le rôle du type d’aiguille dans le traumatisme nerveux reste controversé. Dans le travail expérimental de Selander [33], les aiguilles «conventionelles», à biseau aigu, sont associées à une incidence accrue de lésions fasciculaires par comparaison aux Dernière minute 293 aiguilles à biseau court. Les auteurs suggèrent dès lors d’utiliser les aiguilles à biseau à 45°. Ceci n’est pas confirmé dans le travail de Rice et McMahon [31], travail expérimental basé sur l’empalement de nerfs sciatiques de rats. Les auteurs montrent en effet qu’en cas de pénétration accidentelle du nerf, les lésions sont plus fréquentes, plus sévères et plus durables avec les aiguilles à biseau court qu’avec les aiguilles à biseau long. Les lésions moindres surviennent en effet avec les aiguilles à biseau long insérées parrallèlement aux fibres nerveuses. A l’inverse, Baranowski [36] n’a retrouvé des paresthésies qu’avec les aiguilles à biseau long. Le débat est donc loin d’être tranché. Les recommandations préconisant l’abandon définitif de la technique de recherche de paresthésies peuvent paraître exagérées puisque sa dangerosité n’est pas définitivement prouvée. Néanmoins, quel que soit le type d’aiguille employé, l’assertion classique de Moore -«No paresthesia, no anaesthesia»- semble tout aussi exagérée dans la mesure où, par définition, une paresthésie signe un contact direct entre l’aiguille et la fibre nerveuse et donc une aggression du nerf. Ceci peut être évité par l’utilisation de la neurostimulation et l’on ne peut que souscrire à une assertion plus récente et tout aussi tranchée : «No paresthesia, no dysesthesia» [37]. Ceci s’ajoute évidemment au taux de succès élevé des blocs périphériques réalisés à l’aide d’un neurostimulateur [40]. Aucune étude controllée n’a comparé, avec les aiguilles à biseau court, la technique de paresthésie à la neurostimulation. Une extrapolation paraît possible à partir des travaux montrant que les paresthésies persistantes sont plus fréquentes après recherche de paresthésie lors de la réalisation du bloc locorégional. Selander [35], comparant paresthésies et abord transartériel pour la réalisation des blocs axillaires rapporte des taux de paresthésies persistantes de 2,8 % et 0,8 % respectivement. On gardera cependant présent à l’esprit le fait que la neurostimulation n’est pas synonyme de risque zéro en terme de neuropathie [41]. Il est également important de souligner la nécessité de toujours rester prudent face à la survenue de complications neurologiques qui sont, par définition post-anesthésiques et post-chirurgicales, et de se garder de les lier hâtivement à l’anesthésie locorégionale [46]. De nombreux autres facteurs doivent en effet être examinés et notamment une malposition sur la table d’opération (plus particulièrement mais non exclusivement sur table «orthopédique») [47], une compression ou un étirement nerveux peropératoire, un garrot pneumatique excessivement gonflé ou trop longtemps maintenu, un traumatisme chirurgical, un plâtre ou un pansement excessivement compressif voire des facteurs préopératoires décompensés comme une neuropathie diabétique passée inaperçue ou tout autre cause médicale de neuropathie... [27, 38]. 3. CONDUITE A TENIR Face à la survenue de signes neurologiques après une anesthésie et une intervention chirurgicale, le bon sens guide de faire appel à un neurologue pour un examen aussi précis et détaillé que possible, qui devra absolument être consigné par écrit. Ceci permet de rappeler l’importance, avant une ALR, d’un examen neurologique minimal (sensibilité, réflexes ostéotendineux…), non seulement en urgence mais aussi, et c’est trop rarement le cas, lors de chirurgies programmées. Les données anamnestiques sont évidemment tout aussi importantes à la recherche d’antécédents «à risque» [48]. En postopératoire, indépendamment d’une enquête étiologique aussi précise que possible, il paraît important de réaliser une exploration neurophysiologique afin de préciser la nature et la localisation des lésions. Outre l’intérêt diagnostique évident, ceci permettra également d’informer assez précisement le patient sur l’évolution prévisible des troubles. Ces deux démarches permettront à la fois de prévoir le pronostic fonctionnel et la responsabilité éventuelle de l’anesthésie et/ou de l’anesthésiste. 294 MAPAR 2001 Quelles explorations demander ? [39]. L’EMG doit être demandé dès que possible. Cet examen associe la mesure des vitesses de conduction nerveuse, au niveau tronculaire et radiculaire, et l’étude de la contraction musculaire. La précocité est importante, compte tenu du fait que, en raison du processus de dégénérescence wallérienne, les signes de dénervation n’apparaissent qu’aux alentours de la troisième semaine. L’examen précoce permet donc de détecter une éventuelle neuropathie pré-existante. L’examen doit, bien entendu être répété entre la troisième et la quatrième semaine à la recherche de signes de dénervation voire en cas de déficit moteur des signes de réinnervation. Dans ce dernier cas, le pronostic pourra être affiné par un nouvel EMG aux alentours du troisième mois [39]. CONCLUSION L’incidence des neuropathies post-anesthésiques est très probablement sous-évaluée [46]. D’une manière générale, depuis de nombreuses années [7], les neurologues plaident en faveur de la promotion d’études cliniques et électrophysiologiques afin d’améliorer notre connaissance de la génèse, à l’évidence plurifactorielle, des neuropathies péri-opératoires. Il est vrai que l’interrogation des banques de données de la littérature ne rapporte guère, sur ce sujet que des cas cliniques épars ou de courtes séries rétrospectives. En effet, seules les neuropathies survenant dans le cadre de la réanimation et des soins intensifs ont fait l’objet de travaux prospectifs récents. La genèse d’une neuropathie post-anesthésique est loin d’être toujours comprise et l’enquête étiologique reste parfois vaine [49]. En tout état de cause, la survenue d’une neuropathie, même s’il s’agit d’un évenement rare, est toujours possible. Ceci incite à une prévention accrue des facteurs favorisants connus et à une information précise du malade en période pré-opératoire. Parmi les facteurs de prévention, il convient de souligner une nouvelle fois l’importance de l’installation et du positionnement du malade sur la table d’opération [45,50], en évitant par tous les moyens et dispositifs appropriés la possibilité d’une compression sur le trajet d’un nerf ou d’un étirement d’un tronc ou d’un plexus. Le fait que la neuropathie cubitale apparaisse de manière itérative comme la neuropathie postopératoire la plus fréquemment rapportée, souligne l’importance de ce facteur installation [9]. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Britt BA, Gordon RA. Peripheral nerve injuries associated with anaesthesia. Can Anaesth Soc J 1964;11:514-24 [2] Kroll DA, Caplan RA, Posner K, Ward RJ, Cheney FW. Nerve injury associated with anesthesia. Anesthesiology 1990;73:202-7 [3] Cooper DE, Jenkins RS, Bready L, Rockwood CA. The prevention of injuries of the brachial plexus secondary to malposition of the patient during surgery. Clin Orthop 1988;228:33-41 [4] Parks BJ. 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