Conclusion - L`esprit économique impérial

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L’imaginaire colonial éclaté ou la division des milieux
d’affaires marseillais face à l’instauration de la politique de la
préférence impériale dans les échanges entre la France et l’AOF
(1931-1939)
Xavier Daumalin, Université de Provence (UMR TELEMME)
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les élus et les milieux
économiques marseillais réaffirment avec force la vocation coloniale du port de
Marseille. Reprenant le projet d’exposition initialement prévu pour 1916, ils confient
à l’un d’entre eux, Adrien Artaud, le soin de mener à bien l’opération. Député des
Bouches-du-Rhône, ancien président de la Société pour la défense du commerce et de
l’industrie de Marseille (1902-1904), président en exercice de la Chambre de
commerce depuis 1913, très impliqué dans les échanges coloniaux avec sa société de
négoce en vins et ses engagements dans les conseils d’administrations de plusieurs
maisons de commerce, Artaud réussit bien au-delà de ce qu’espéraient les
promoteurs de l’opération : plus de 3 millions de visiteurs se pressent à l’exposition
coloniale – trois fois plus qu’en 1906 – pour découvrir les représentations exotiques
des colonies françaises, leurs produits et les productions des industriels marseillais
obtenues, en partie, grâce aux matières premières coloniales. Dans la foulée de ce
succès, Artaud organise une grande conférence sur les perspectives de la politique
économique coloniale de la France et déclare : « Il faut savoir nous faire pardonner
l’acquisition d’un domaine colonial magnifique, et nous faire pardonner par les
colonies de les avoir conquises. Comme ce n’est pas elles qui nous ont demandé de
faire cette conquête, le seul moyen de légitimer notre intervention est de leur assurer
plus de prospérité qu’elles n’en auraient eu si nous n’étions pas allés chez elles. »1
Favorable aux nombreux investissements prévus par le projet de loi Sarraut toujours
en discussion au sein de la Commission coloniale du Parlement, il ajoute : « La
colonisation paie et nous avons donc le plus grand intérêt à faire pour les colonies ce
qui doit être fait. »2 Plus que jamais, Marseille se revendique comme la métropole
coloniale de la France.
Douze ans plus tard, la tonalité n’est plus tout à fait la même. En 1934,
Edouard Rastoin, descendant d’une famille d’huiliers marseillais très en vue – son
père, Emile Rastoin, a été successivement président des deux grandes instances
patronales locales –, se montre nettement moins optimiste3. Dans un rapport
consacré à l’évolution du commerce franco-colonial – document publié avec l’aval de
la Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille –, il s’interroge
ouvertement sur le bien fondé de la politique coloniale française : « Parce que nous
payons un tiers en trop, soit de 800 à 900 millions de plus par an, les ventes que
nous font nos colonies, parce que le tonnage des objets qu’elles nous achètent reste
stationnaire depuis de nombreuses années, certains pourraient être tentés de
s’écrier – ils ont eu dans l’histoire de nombreux devanciers : « Abandonnons donc
des colonies qui nous rapportent si peu et nous coûtent si cher. »4 Une dizaine
d’années après l’unanimisme affiché lors de l’exposition coloniale de 1922, l’évolution
est de taille. Autrefois favorables à la colonisation, certains entrepreneurs marseillais
en sont désormais venus à douter de l’utilité des colonies et à suggérer qu’elles
constituent un handicap pour l’économie nationale. Comment en est-on arrivé à un
2
tel désenchantement ? C’est l’objet de cette communication, un sujet qui sera abordé
non pas dans sa globalité mais à travers l’exemple particulier des échanges entre
Marseille et l’Ouest africain.
1. Un marché d’appoint sinistré la récession des années 1930
Que représentent, à la veille de la récession des années 1930, les échanges
entre Marseille et l’Ouest africain ? En volume, cela constitue un commerce de 271
000 tonnes dont les ¾ sont réalisés avec la seule A.O.F. : 167 000 tonnes, pour les
importations ; 104 000 tonnes pour les exportations. Les oléagineux – arachides,
palmistes et huile de palme – représentent 87 % du total des importations5. Comme
au XIXe siècle, le marché ouest africain demeure avant tout une source
d’approvisionnement en matières grasses pour les besoins des huileries, des
savonneries et des stéarineries marseillaises, un complexe industriel rassemblant
près de 70 usines et employant 10 000 personnes6. La production de cet ensemble
s’élève alors à 270 000 tonnes d’huiles de graines, 178 000 tonnes de savons, 55 000
tonnes de graisses végétales et une quarantaine de millions de paquets de bougies.
Les principales unités de production sont alors celles des sociétés Rocca, Tassy & de
Roux, Verminck, Fournier, Ferrier, Régis, Magnan, Darier de Rouffio, l’Huilerie
nouvelle (famille Rastoin) etc. L’importance du marché ouest africain est cependant
relative : en 1929, il ne représente que 22 % du total des approvisionnements des
huileries marseillaises, ce qui le situe au troisième rang seulement derrière l’Inde (37
%) et les îles indonésiennes (27 %). Pour le complexe oléagineux marseillais, l’Ouest
africain n’est finalement qu’un marché d’appoint. Autre caractéristique de ces
échanges, ils s’effectuent dans un cadre douanier relativement libéral contrairement à
d’autres domaines coloniaux comme l’Algérie, l’Indochine ou Madagascar. La loi de
1892, confirmée en 1910, a en effet classé l’AOF dans la catégorie des colonies non
assimilées au tarif douanier métropolitain, tout en garantissant la libre entrée de ses
oléagineux sur le territoire national. Par ailleurs, la convention franco-anglaise du
Niger, signée le 14 juin 1898, assure aux deux puissances coloniales une réciprocité
commerciale en Côte d’Ivoire, en Gold Coast, au Dahomey et au Nigeria. Ces marchés
coloniaux sont donc relativement ouverts à la concurrence.
Deux maisons de commerce dominent ces échanges : la CFAO (Compagnie
française de l’Afrique occidentale) et la CICA (société Commerciale et industrielle de
la Côte d’Afrique). Avec 74 millions de capitaux propres, un chiffre d’affaires de 142
millions de francs, un bénéfice net de 21,1 millions de francs et une action donnant un
rapport de 36 %, la CFAO est, en 1928, la plus importante de toutes les sociétés
françaises installées dans l’Ouest africain, bien loin devant la SCOA, sa principale
rivale. C’est aussi l’une des plus anciennes. Elle possède des comptoirs dans presque
toutes les colonies de la Côte occidentale et transporte elle-même une partie de ses
oléagineux. Depuis 1919, la CFAO vend la quasi-totalité de ses achats d’arachides à
une des plus modernes huilerie-savonnerie de Marseille, gérée par Paul CyprienFabre, les nouveaux Etablissements Verminck. La CICA est une entreprise beaucoup
plus modeste. Fondée en 1917 sur les décombres de l’ancienne maison Armandon &
Cie (1905-1916), elle est dirigée par l’armateur Jean Fraissinet. Ses comptoirs sont
implantés au Dahomey, en Côte d’Ivoire et au Togo. Avec 16,7 millions de francs de
capitaux propres, l’entreprise réalise un chiffre d’affaires de plus de 20 millions de
francs, dégage un bénéfice net de 1,5 million de francs et son action donne un taux de
rentabilité de 7 %. La CICA est contrôlée par l’armement Fraissinet et l’industriel Paul
Fournier. Les premiers assurent le transport des oléagineux jusqu’à Marseille tandis
3
que le second fabrique des bougies et des savons avec les cargaisons de palmistes et
d’huile de palme achetées par les agents de la C.I.C.A.
Ces maisons de commerce ont en commun d’être très liées aux milieux
bancaires internationaux. Pour financer ses achats de produits et de marchandises, la
seule C.I.C.A., société marseillaise d’import-export relativement modeste, possède
des lignes de crédit dans près de dix banques différentes : la Société marseillaise de
crédit, la Société générale, le Crédit lyonnais, la Banque de France, la Manchester &
Liverpool District Banking Corp., la Bank of British West Africa, la Banque de
l’Afrique occidentale, la Dredsner Bank et Monneron & Guye7. Certaines de ces
banques accordent leur caution sans pouvoir exercer le moindre contrôle sur
l’utilisation des fonds ainsi débloqués : « Les crédits de campagne se réalisent au
Sénégal par l’escompte de traites qui expriment généralement des échéances de 90 à
120 jours. Les agents des factoreries émettent ces tirages sur le siège social ou
administratif de leur firme (...). Pour permettre la négociation de ce papier et
fournir la seconde signature qu’exigent les statuts de la Banque d’Afrique
occidentale, des banques françaises ou étrangères l’avalisent par lettre séparée.
L’obtention d’un crédit de campagne reste donc subordonnée à la caution préalable
de banques françaises ou étrangères dont la plupart ne possèdent actuellement en
Afrique aucun organisme de représentation ou de contrôle (...). Ce système ne
permet pas la surveillance directe des crédits mis à la disposition du négoce. »8 Ces
pratiques dangereuses sont aggravées par le fait que ces mêmes maisons de
commerce se livrent une concurrence permanente pour placer des crédits de
campagnes auprès des intermédiaires qui acheminent les récoltes d’arachides depuis
les lieux de production jusqu'à leurs comptoirs. Afin d’obtenir les plus gros tonnages
possibles d’oléagineux, elles avancent des sommes considérables qui ne sont pas
toujours remboursées à l’issue des récoltes et qui se traduisent, le plus souvent, par
des reports d’échéances sur la « traite » à venir. En somme, depuis les grandes
banques européennes jusqu’aux producteurs africains, ces échanges coloniaux
reposent sur une cascade de crédits et sur des comportements très spéculatifs.
C’est dans ce contexte qu’éclate la crise de 1929. L'onde de choc du krach
boursier est considérable. Sans nous attarder sur des phénomènes déjà largement
analysés – krach de la bourse à Wall Street, retrait précipité des capitaux américains
engagés en Europe, effondrement du crédit international, de la consommation, de la
production, multiplication des faillites et forte augmentation du chômage –, il faut
néanmoins insister sur la rapidité avec laquelle les effets du krach atteignent le
secteur des oléagineux et les échanges entre Marseille et l'Ouest africain. Dans ce
marché déjà très internationalisé, le retournement de la conjoncture est précoce. Dès
la fin du mois d'octobre 1929, la baisse du cours des matières grasses est générale sur
la place de Marseille. Entre 1929 et 1930, les arachides en coques de Rufisque et les
palmistes du Dahomey passent respectivement de 184 à 124 francs et de 221 à 169
francs le quintal. La chute des cours se poursuit sans discontinuer jusqu'en 1934. A
cette date, les arachides et les palmistes ne valent plus que 69 et 57 francs le quintal.
En francs constants, les prix de 1934 sont les plus bas jamais enregistrés depuis
1894 ! Pour autant, l’huilerie marseillaise profite peu de cette baisse des cours dans la
mesure où la diminution du prix de vente de l’huile est à peu près aussi forte : 58 %,
entre 1929 et 1934, contre 62 % pour les arachides.
En Afrique occidentale, la situation économique est plus grave. Dès juillet
1930, la Banque française d'Afrique ferme ses guichets et cesse ses paiements, juste
4
un mois avant l'ouverture de la campagne d'arachides. Trois mois plus tard, alors que
la récolte bat son plein, c'est au tour de la Banque commerciale africaine de subir le
même sort. Des rumeurs commencent même à circuler sur une éventuelle défaillance
de la principale banque de l'AOF, la Banque d'Afrique occidentale9. Le système de
crédit, poutre maîtresse et fragile de l'économie ouest africaine, est touché : « Les
embarras financier de la Banque française d’Afrique ont été, sinon la cause, du
moins le signal d’un brusque revirement dans la politique des banques qui jusque-là
prêtaient largement. A la veille du début de la traite on a assisté à une restriction
des crédits bancaires portant principalement sous la forme d’avances, connues sous
le nom de crédits de campagne. Ce resserrement brutal a entraîné un mouvement de
panique (…). Nous ne pouvons plus donner au producteur l’assurance qu’il vendra
ses récoltes à un prix qui paie son labeur (…). L’appât du gain, une des plus
puissants leviers de notre action colonisatrice, nous échappe. »10 Les négociants sont
pris de court, la panique devient générale11. Sans ces crédits de campagne, seules les
maisons de commerce disposant de réserves financières suffisantes peuvent
continuer à acheter des marchandises ou des produits. Les autres maisons, c'est-àdire toutes celles qui depuis des années fondaient leur prospérité sur une course sans
fin entre la creusement de l’endettement et l’augmentation du chiffre d'affaires, sont
brusquement obligées de réduire leurs activités de façon drastique et de fermer
nombre de factoreries. Entre 1930 et 1931, le chiffre d'affaires de la CICA chute ainsi
de 50 % et la société accuse une perte de 5,6 millions de francs ; l'année suivante, le
déficit est encore de 5 millions. Après avoir un instant envisagé la liquidation de la
société, les administrateurs décident finalement d'envoyer un de leurs
administrateurs en Afrique pour fermer les factoreries les moins rentables. L'exemple
de la CICA n'est pas isolé. En 1931, la Nouvelle compagnie française de Kong dépose
son bilan, l'United Africa Company annonce une perte de 1,2 million de livres (soit
140 millions de francs environ) tandis que la SCOA affiche un déficit de 9,7 millions ;
en 1932, c'est au tour de Maurel frères et de Louis Vézia & Cie de subir des pertes
tandis que la société Assemat & Guiraud est mise en liquidation12. Certaines maisons
sont contraintes de réduire leurs fonds propres : en 1932, la SCOA diminue ainsi son
capital social de 157 à 68 millions et les Etablissements Peyrissac de 50 à 25 millions
de francs. A l'inverse, la CFAO résiste mieux. Les bénéfices de la société diminuent
bien de 60 % entre 1930 et 1931, mais grâce à un mode de gestion prudent qui lui a
permis de constituer d'importantes réserves pendant que la plupart des autres
entreprises s'endettaient, elle reste bénéficiaire. C'est même une des rares maisons à
continuer à verser des dividendes à ses actionnaires pendant toute la durée de la
dépression.
La baisse des cours est néanmoins si importante et la restriction des affaires si
sévère que l'Afrique occidentale est bientôt plongée dans une des plus graves crises
sociales de son histoire. Certains producteurs africains, complètement ruinés,
refusent de continuer à cultiver des produits ne valant presque plus rien. Depuis des
décennies les Européens les avaient incités à délaisser les cultures vivrières au profit
des cultures d'exportation en leur faisant espérer des revenus plus importants. Pour
faciliter l’abandon des cultures vivrières, les négociants en étaient même venus à leur
vendre du riz indochinois bon marché importé via le port de Marseille. Or, en 1931, il
faut 500 kg d’arachides pour obtenir 100 kg de riz indochinois alors que le rapport
était de 1 pour 1, ou de 1 pour 2 seulement avant la crise. De la même manière, en
1929 les paysans africains pouvaient acheter 35 kg de cotonnades pour la vente de
100 kg d'arachides ; le rapport n'est déjà plus que de 31/100 kg en 1931. L’enquête
réalisée au Sénégal en 1932 par l’huilier Emile Régis, achève de révéler aux
5
industriels marseillais l’ampleur de la crise sociale : « L’indigène souffre-t-il de cette
situation ? Sur ce point, les avis sont partagés. Selon les uns, c’est la famine, selon
les autres l’abondance des cultures vivrières qui lui assurent une existence
suffisante. La vérité me paraît être que l’indigène souffre de cette crise, mais sa
misère est moins apparente qu’elle le serait dans un autre pays. Le prix normal
d’une journée de travail à Dakar ou à Kaolack est de 10 à 12 francs. Par suite de
l’abondance de l’offre, ce prix est tombé actuellement à 7 francs et même à 5 francs à
Kaolack. Le travailleur me paraît sous alimenté et, à l’intérieur, la misère de
certains foyers indigènes a été particulièrement marquée. »13 Découragés par la
détérioration des termes de l'échange et par la baisse de leur pouvoir d'achat, les
agriculteurs réduisent peu à peu les cultures destinées à l'exportation : entre 1929 et
1932, les exportations d'arachides de l'Ouest africain chutent ainsi de 620 000 à 428
000 tonnes. Sur ce total, Marseille n'en reçoit plus que 109 000 tonnes. Le système
colonial mis en place depuis le début du XIXe siècle est complètement bloqué. Les
tensions sociales s’exacerbent et, comme le redoute le gouverneur général Brévié,
elles risquent de déboucher, à plus ou moins brève échéance, sur des revendications
politiques remettant en cause la présence de la France dans cette partie du monde : «
Je ne saurais trop insister sur les conséquences sociales et politiques éventuelles de
la crise. L'attitude des indigènes, jusqu'à présent, n'a pas varié. La propagande
communiste qui s'est exercée depuis quelques années n'a pas eu de prise sur la
masse. Cette résistance se maintiendra-t-elle devant l'amoindrissement du revenu
de la production agricole ? Les colonies anglaises traversent actuellement une
période de tension critique. En Gold Coast, les coopératives indigènes de vente du
cacao se sont regroupées sous le nom de "Cocoa federation". Ce groupement
organise des campagnes pour maintenir les cours du cacao, reçoit l'appui des chefs
indigènes et boycotte les maisons de commerce lorsqu'elles refusent de payer le prix.
Certes, les chefs indigènes nous sont dévoués, mais il peut arriver qu'ils soient
débordés. »14 Inquiétudes justifiées : en mars 1932, des troubles éclatent à Abidjan15.
2. Vers la politique de la préférence impériale
Dès l'instant où l'Ouest africain est plongé dans une des plus graves crises
sociales de son histoire, et dès lors que le rôle colonial de la France commence à être
contesté, une évolution très nette se dessine au sein de l'administration coloniale.
Pour lutter contre la paupérisation grandissante des paysans africains, le gouverneur
général Jules Brévié lance un appel au gouvernement Laval pour qu’il modifie
radicalement sa politique commerciale vis-à-vis de l'Afrique occidentale. Sensible aux
thèses keynésiennes, Brévié suggère de ne plus suivre à la baisse les prix du marché,
d’augmenter artificiellement le prix d'achat des récoltes d’oléagineux et de faciliter
leur vente sur le sol français en instaurant une taxe sur les importations d’oléagineux
étrangers. Une partie du produit de cette taxe serait ensuite ristournée aux colonies
africaines pour qu'elles puissent moderniser leurs structures économiques16. Protégé,
mieux payé, l'agriculteur africain recommencerait ainsi à produire des arachides,
consommerait davantage de marchandises européennes et deviendrait moins
sensible à la propagande anticoloniale. Devant l’urgence de la situation, son appel est
entendu : les échanges entre la France et l’Ouest africain sont ainsi à la veille d’une
réorganisation complète de leurs structures, une restructuration qui va se traduire
par l’abandon de l’économie de traite issue du XIXe siècle au profit d’une véritable «
économie dirigée », pour reprendre la formule utilisée en 1932 par le ministre des
Colonies Albert Sarraut : « Que nous le voulions ou non, aujourd’hui, la réalité est
là ; le destin de l’Europe est bâti sur des pilotis coloniaux et le destin de la France
6
repose sur les mêmes fondements (…). Notre prestige a paru atteint devant les
masses indigènes (…) par les effets mêmes de la crise que nous subissons (…). Il y
avait un point sur lequel notre supériorité paraissait invulnérable : c’était notre
régence technique et économique, car nous avions là, en vérité, accompli sous leurs
yeux de véritables miracles et ils nous avaient suivis lorsque nous leur avions crié,
surtout au lendemain de la guerre : « Travaillez, produisez, le succès vous est
garanti » (…). Nous devons en revenir à une autre conception de l’économie
coloniale (…), mettre plus d’ordre et de méthode dans la mise en valeur des colonies
et faire en sorte que désormais, aux initiatives en ordre dispersé et aux caprices des
efforts individuels, se substitue une volonté logique et résolue (…). Messieurs, il faut
à l’empire colonial français une économie dirigée, c’est-à-dire une discipline, une
union, une collaboration, une concentration de tous les efforts. »17
Soutenue par de nombreux investissements publics – entre 1903, date du
premier emprunt, et 1930, l’AOF avait emprunté 276 millions de francs courants ;
entre 1931 et 1939, elle en emprunte 3,1 milliards –, cette nouvelle conception de la
politique économique coloniale s’impose progressivement de 1931 à 1939. Elle repose
principalement sur quatre grands axes :
1°) Le resserrement de plus en plus étroit des liens commerciaux entre la
France et l’AOF. Tout commence avec la loi du 6 août 1933 qui taxe de 8 à 11 % les
importations d’arachides étrangères, suivant qu’elles arrivent en coques ou
décortiquées. Cela ne suffit pourtant pas à enrayer la baisse des cours : les prix
pratiqués pour la campagne 1933-1934 sont les plus bas enregistrés à Marseille
depuis une quarantaine d’années. Devant l’inefficacité de cette première mesure,
l’Etat décide alors de contingenter les arrivages d’arachides étrangères18, puis
d’augmenter les taxes : le 27 mai 1935 et le 30 novembre 1938, deux nouveaux décrets
portent successivement les droits à 19 francs par quintal d'arachides étrangères en
coques et à 26 francs pour les décortiquées. Dans la même logique protectionniste, le
26 octobre 1936 le gouvernement Léon Blum - Marius Moutet est alors ministre des
Colonies - dénonce la fameuse convention franco-anglaise qui, depuis 1898,
garantissait aux deux pays une réciprocité commerciale en Côte d'Ivoire, en Gold
Coast, au Dahomey et au Nigeria. La page libérale du régime douanier colonial de
l'Ouest africain est tournée.
2°) Simultanément, l’administration coloniale décide de contrôler plus
étroitement le commerce des arachides. Au plus fort de la récession, le gouverneur
général Brévié prend les premières mesures dirigistes : le 10 mars 1932, un arrêt
limite la durée de la traite afin d'éviter les arrachages et les ventes prématurées ; trois
mois plus tard, le 14 juin, un nouvel arrêt diminue cette fois le nombre des localités
où peut s'effectuer le commerce des oléagineux ; le 4 septembre 1935, l'usage du
camion, qui permettait d'aller directement chez les producteurs et d'obtenir des
rabais importants, est interdit entre les lieux de culture et les points de traite. Pour
compléter cette série, le décret du 9 novembre 1933 accorde aux Sociétés indigènes de
prévoyance, les SIP, le droit d'organiser la vente des produits de leurs adhérents19.
Comme le blé en France, les oléagineux sont en train de devenir un produit
éminemment politique. De ce point de vue-là, les Etats indépendants tels que le
Sénégal, le Niger, la Côte d’Ivoire ou le Dahomey, ne feront que radicaliser cette
tendance lorsqu’ils nationaliseront le commerce des oléagineux.
7
3°) Dans le même temps, L'Etat décide de valoriser la récolte des oléagineux en
promouvant le décorticage des arachides et, surtout, en favorisant l'essor d'une
huilerie coloniale. Concernant le décorticage, les résultats sont assez spectaculaires :
en 1928, le port de Marseille ne recevait encore que 1 000 tonnes d'arachides
décortiquées en provenance de l'AOF ; dix ans plus tard, il en reçoit 70 000 tonnes.
Quant à l'huilerie coloniale, après des années de croissance incertaine, elle doit
surtout son essor au décret du 8 avril 1938 qui lui accorde le droit d’écouler sur le
marché national, en toute franchise, un contingent de 5 800 tonnes d'huile. A la suite
de ce décret, qui offre une vraie sécurité aux huiliers de l'AOF, la CFAO engage la
construction d’une huilerie d'arachide à Rufisque qui entre en production en juillet
194020.
4°) L'Etat adopte enfin plusieurs mesures destinées à diversifier l’agriculture et
les échanges de l’AOF avec la France. Les productions de bananes, de cacao ou de café
sont encouragées et leur écoulement est garanti sur le marché national afin de libérer
la France de ses achats dans les pays étrangers. Le volontarisme de l’Etat prend
parfois un tour particulièrement impératif, comme à l’égard de la culture balbutiante
du café ou du cacao : travail obligatoire sur les plantations européennes ; obligation
pour les villages africains, sous peine d’amendes, de cultiver les plans distribués, d’où
l’expression de « champ du commandant » etc. Les résultats purement commerciaux
de cette politique sont loin d’être négligeables : les importations marseillaises de
bananes, de café et de cacao en provenance de l'AOF, qui stagnaient autour de 3 300
tonnes en 1929, atteignent 27 700 tonnes en 1938. A cette date, l’AOF représente déjà
66 % du total des importations marseillaises de bananes. En impulsant de nouveaux
courants d’échanges, l’Etat est en train de préparer la relève du cycle des oléagineux.
Le bilan de cette nouvelle politique économique coloniale peut être apprécié
différemment suivant le critère d'analyse retenu. Commercialement, il est
certainement positif, du moins à court terme. En 1937, grâce aux renforcements
successifs du régime douanier colonial et à la politique de la préférence impériale, les
échanges entre Marseille et l’Ouest africain atteignent 510 000 tonnes, ce qui
constitue un record depuis l’implantation des premières factoreries marseillaises sur
les rivages ouest africains au milieu du XIXe siècle. Certes, cela ne représente que 5 %
seulement de l'ensemble du commerce marseillais, mais 56 % (398 000 tonnes) des
approvisionnements de l'huilerie locale, contre 22 % seulement en 1929. L’Afrique
occidentale est devenue le principal marché d'approvisionnement du complexe
oléagineux marseillais. L’amélioration est aussi perceptible dans l’évolution des
résultats des maisons de commerce qui recommencent à investir : entre 1930 et 1939,
le montant cumulé des investissements marseillais dans l’Ouest africain passe, en
francs constants, de 11,9 à 21,1 millions de francs, la CFAO représentant à elle seule
près de 83 % de l’ensemble. Les multiples interventions de l’Etat ont bel et bien
favorisé les échanges entre Marseille et l'Ouest africain, fut-ce au prix d'un repli de
plus en plus marqué - et forcé - sur la seule AOF. L'embellie ne doit pourtant pas
occulter les ombres du tableau. Du point de vue marseillais, plus que jamais, l'Afrique
occidentale reste un marché d'importation et le repli sur l’empire n’aura finalement
pas été d’un grand secours aux industriels métropolitains. En outre, le cours des
arachides, des palmistes, et même les performances des maisons de commerce, ne
retrouvent pas toujours leurs niveaux d'avant la récession.
3. L’imaginaire colonial éclaté
8
Au-delà des aspects purement économiques, les milieux d’affaires marseillais
sont profondément ébranlés par la mise en place de cette nouvelle politique
économique coloniale. Leurs premières inquiétudes se manifestent dès 1931, lorsque
le gouverneur général Brévié demande au gouvernement Laval de soutenir le cours
des oléagineux de l'AOF et de protéger leur écoulement sur le marché français afin
d'aider les colonies de la fédération, notamment le Sénégal, à sortir de la récession. A
peine connue, cette politique, qui marque une véritable rupture avec la doctrine
suivie par la France depuis 189121, suscite une très vive polémique entre partisans et
adversaires du repli sur l'empire. Dans les premiers temps de ce débat national, les
protectionnistes sont largement minoritaires. Hormis l'administration coloniale, ils
regroupent avant tout les huiliers et les négociants bordelais, emmenés par Henri
Chavanel, président du Syndicat de défense des intérêts de la Côte occidentale. Le
repli sur les seules colonies de l’AOF ne les dérange pas puisque, contrairement aux
Marseillais, ils sont déjà spécialisés dans l'importation et la trituration des arachides
en coques de l'Ouest africain. A leurs côtés, on trouve aussi le puissant Syndicat
général de l'industrie cotonnière dont l'objectif avoué est d'obtenir que l’AOF
devienne un débouché exclusivement français, notamment pour les cotonnades
nationales. Du côté des les libre-échangistes, les rangs sont plus étoffés : l'Union
coloniale française, la quasi-totalité des instituts coloniaux des grandes villes de
France et les milieux d'affaires marseillais, qu’il s’agisse des négociants de l’Ouest
africain – CFAO et CICA – ou des huiliers.
Tout aussi convaincus que les partisans du protectionnisme et du repli sur
l’empire de la nécessité d'améliorer la situation des producteurs africains, les
entrepreneurs marseillais refusent que cette amélioration soit obtenue
artificiellement par une série de mesures qui, à leurs yeux, ne feraient qu'aggraver le
sort des paysans africains. Le 21 janvier 1931, au cours d'une réunion extraordinaire
tenue au siège de l'Institut colonial de Marseille, Antoine Guithard, président de la
CFAO et chef de file des négociants marseillais de l'Ouest africain, justifie son refus
de toute protection : non seulement le marché français ne serait pas en mesure
d'absorber la totalité des produits de l'Ouest africain, mais les cotonniers de l'Est en
profiteraient aussitôt pour réclamer, dans la même logique, une plus grande
protection de leurs tissus en AOF. Ce serait, en outre, la condamnation de la
convention franco-anglaise de 1898 et du libre-échange dans l'espace économique
ouest africain. Par ailleurs, si les maisons de commerce de Marseille travaillent
surtout avec l'AOF, elles dépendent aussi des marchés anglais ou allemands pour
l'achat des marchandises et la vente de leurs oléagineux. Ne risqueraient-elles pas
d'être à leur tour victimes de représailles douanières si la France venait à adopter une
politique protectionniste ? Guithard préfère donc s'en tenir à une stratégie libérale
classique : allègement des impôts pesant sur les producteurs, suppression des droits
de sortie et des taxes frappant les oléagineux, réduction des dépenses administratives
des gouverneurs généraux et développement du décorticage des arachides de manière
à réduire les coûts de transport et à rendre ce produit plus compétitif sur les marchés
mondiaux22.
Les propositions des huiliers marseillais ne sont pas très éloignées, même si
leurs préoccupations sont différentes. Elles sont exprimées par Edouard Rastoin dans
un article publié le 3 mars 1931 dans les colonnes du Journal commercial et
maritime, organe de la Société pour la défense du commerce et de l'industrie de
Marseille : « Une politique de secours aux divers produits doit tenir compte
essentiellement des prix de revient, dans le but de mettre le plus rapidement possible
9
nos producteurs en état de concurrencer à armes égales les producteurs étrangers
(…). En conclusion, la Société pour la défense du commerce affirme son attachement
à la doctrine de la libre circulation des matières premières et se prononce contre
toute revalorisation systématique de ces matières premières (…). Elle se déclare
opposée à l’institution de taxes dont le produit serait spécialement affecté à des
catégories de producteurs (…). Elle estime que le principal remède à la situation
difficile de nos colonies consiste dans leur équipement méthodique, grâce à l’aide
financière de la métropole (…). Une aide qui doit être donnée avec le but final d’une
production rationnelle et au plus bas prix de revient. »23 Si les huiliers s’opposent
avec tant de vigueur à toute idée de protection et de repli forcé sur l’empire, c’est
avant tout parce que l’Ouest africain n’est pour eux qu’un marché d’appoint. Pour des
questions de prix de revient, ils préfèrent travailler avec les oléagineux de l’Inde ou
des îles indonésiennes et n’acceptent pas que l’Etat remette ainsi en cause les circuits
d’approvisionnement sur lesquels ils ont fondé leur compétitivité. Plutôt que de
chercher à protéger les oléagineux de l’Ouest africain, l’Etat devrait plutôt essayer de
les rendre moins chers en améliorant les moyens de production, de circulation et les
infrastructures portuaires des colonies françaises. Emile Baillaud, secrétaire général
de l’Institut colonial de Marseille et gardien de l’orthodoxie libérale dans les milieux
coloniaux, reprend les mêmes arguments en ajoutant qu’en soutenant artificiellement
les prix par des mesures douanières, « ce sont les consommateurs qui en feront les
frais »24. Des négociants aux industriels, en passant par l’Institut colonial, il existe
ainsi une sorte « d’union sacrée » sur la conduite à tenir face à la récession.
Mais au fur et à mesure que la dépression s'aggrave, des défections de plus en
plus nombreuses se manifestent dans le camp des libre-échangistes. D’abord au
niveau national. En mai 1931, l'Institut colonial français, proche de l'administration
coloniale, bascule du côté des protectionnistes et déclenche aussitôt une grande
campagne de presse en faveur de la revalorisation des oléagineux de l'AOF, accusant
même les adversaires de cette politique de sacrifier les intérêts coloniaux au nom des
sacro-saints principes du libéralisme. Fin 1931, alors que la baisse du cours de la livre
britannique commence à favoriser dangereusement les exportations anglaises en
Afrique occidentale, les protectionnistes, appuyés par le nouveau ministre des
Colonies Sarraut, lancent une nouvelle campagne de presse dans les colonnes de La
Chronique coloniale et du Sud-Ouest économique25. La situation économique et
sociale devenant de plus en plus grave - entre 1931 et 1932, la récolte d’arachides du
Sénégal chute de 450 000 à 250 000 tonnes -, la CFAO, directement menacée, finit à
son tour par revoir sa position. En novembre 1932, un de ses représentants au sein de
l’Institut colonial français déclare : « S'il fut un temps où des questions de doctrine
pouvaient départager les commerçants ouest africains, il n'en est plus de même
aujourd'hui où tout le monde est d'accord pour réclamer d'une façon ou d'une autre
la protection des oléagineux coloniaux français. »26 Quelques semaines plus tard, le
8 décembre 1932, au cours d'une séance historique et houleuse, l'Union coloniale se
rallie à son tour aux thèses protectionnistes27. Ce ralliement est obtenu à l'unanimité
moins une voix, celle de Jean-Baptiste Rocca, unique représentant de l'huilerie
marseillaise et farouche adversaire de l’économie dirigée considérée comme « une
économie détraquée ou une économie de misère »28. Fidèles à leurs principes, les
huiliers se retrouvent totalement marginalisés puisque même les négociants
marseillais de l'Ouest africain (CFAO et CICA) ont voté en faveur de la protection.
L'établissement de la préférence impériale n'est désormais plus qu'une question de
mois. En mai 1933, Sarraut dépose un projet de loi au Parlement et, après un dernier
baroud d'honneur des députés marseillais où les représentants de la droite (Eugène
10
Pierre, Joseph Vidal) et de la gauche (Henri Tasso, Raymond Vidal) se retrouvent
côte à côte pour défendre les intérêts de l'huilerie, la loi est votée le 6 août 1933. Les
huiliers marseillais sont désormais contraints de s’approvisionner en AOF.
Au sein des milieux d’affaires marseillais, plus rien ne sera désormais comme
avant et la fracture apparue à l’occasion de ce débat ne cessera plus de s’élargir. Ce
débat a tout d’abord des répercussions sur le fonctionnement de l’Institut colonial de
Marseille présidé par Adrien Artaud et dirigé, depuis 1910, par son secrétaire général
Emile Baillaud. Dans les mois qui suivent le vote de la loi du 6 août 1933, Emile
Baillaud, resté fidèle au libéralisme, est de plus en plus vivement contesté par les
représentants du négoce colonial pour ses articles enflammés contre le
protectionnisme. Après des semaines d’atermoiements, les membres de l’Institut
décident finalement de se réunir pour tenter d’aplanir leurs divergences. L’enjeu de la
réunion est on ne peut plus symbolique puisqu’il s’agit de déterminer si l’Institut doit
être colonial avant d’être marseillais, les deux qualificatifs n’étant apparemment plus
compatibles. Maurice Chabrières, nouveau président de la CICA, mène l’offensive :
« Si l’Institut prend position, il ne peut le faire qu’en accord avec les colonies
puisqu’il s’intitule « colonial » et en considérant les intérêts de l’ensemble de
l’Empire colonial, c’est-à-dire de la plus grande France de 110 millions d’habitants,
et non simplement ceux de Marseille (…). L’Institut colonial ne peut parler au nom
des colonies que s’il soutient leur point de vue, et s’il veut intervenir contre leurs
intérêts auprès des autorités, il doit honnêtement renoncer à s’intituler colonial. »29
La résistance des huiliers, représentés par Régis et Rocca, conduit alors Artaud à
accepter le compromis suggéré par Guithard, président de la CFAO : à l’avenir,
lorsque les intérêts des industriels marseillais et ceux des colonies n’auront pu être
préalablement conciliés en conseil d’administration, l’Institut colonial de Marseille
s’abstiendra de prendre position. La trêve sera pourtant de courte durée. En
septembre 1934, Artaud décède et les affrontements entre huiliers et négociants de
l’Ouest africain reprennent aussitôt à propos de la désignation de son successeur.
Statutairement, ce choix incombe à la Chambre de commerce et à son tout nouveau
président, Félix Prax. Ce brestois d’origine n’est pas un président comme les autres.
Contrairement à ses prédécesseurs, il n’est pas issu d’une des grandes familles
industrielles locales, il n’a pas fait ses armes au sein de la Société pour la défense du
commerce et de l’industrie de Marseille et son élection, en janvier 1934, a été à la fois
inattendue et très difficile30. Après un temps d’hésitation, le choix de Prax se porte
finalement sur Guithard, président de la CFAO, une façon de réaffirmer avec force la
vocation coloniale de Marseille : « Marseille doit avoir pour préoccupation
principale le fait qu’elle est une ville coloniale, qui doit avoir un esprit colonial,
suivre une politique coloniale, faire des efforts coloniaux se traduisant dans
certaines périodes par des profits coloniaux (…). Si les métropolitains ne peuvent
pas considérer les questions coloniales avec un esprit colonial, nous ne sommes pas
faits pour avoir des colonies qui ne seront pour eux qu’une charge, une source de
difficultés et dont ils ne retireront aucun avantage. »31 Après avoir défendu pendant
des décennies des conceptions économiques libérales, l’Institut colonial de Marseille
soutiendra désormais des points de vue protectionnistes et le repli sur l’empire.
La nouvelle politique coloniale de la France a également des répercussions sur
la façon dont les colonies sont perçues dans les milieux d’affaires marseillais. Alors
que les négociants, CFAO en tête, acceptent bon gré mal gré de participer à cette
économie dirigée, les huiliers continuent à la combattre. Dès 1934, Edouard Rastoin,
s’opposant à la position soutenue par Félix Prax et la Chambre de commerce, laisse
11
transparaître ses doutes sur le bien fondé économique des colonies dans la cadre de la
nouvelle politique coloniale française32. Adrien Artaud, libéral colonial fraîchement
converti à la doctrine du repli impérial, le met aussitôt en garde sur la gravité de ses
propos : « Nous venons en aide comme nous le pouvons dans cette période à nos
sujets d’outre-mer qu’en temps ordinaire nous avons accablé de charges et de taxes
(…). L’influence que nous donnent dans le monde nos colonies est énorme et l’on peut
s’en rendre compte aux convoitises qu’elles suscitent (…). Les publications de la «
Défense » vont loin et si quelqu'un à l’étranger prenant texte des doléances
contenues dans le rapport de M. Rastoin s’offrait à nous débarrasser de ce fardeau,
quels fâcheux échos dans le pays ! (…). Donnons tous nos soins à nos colonies qui
peuvent absorber plus d’un siècle de travail et de sollicitude et soyons heureux que
quelques hommes de courage et d’initiative (…) nous aient dotés d’un domaine
immense nous donnant accès en toutes régions. »33 Les enjeux industriels sont
cependant trop graves pour que les huiliers acceptent de rentrer dans le rang. En
1939, alors que la France vient de renforcer la protection accordée à l’huilerie
coloniale ouest africaine, Rastoin poursuit sa réflexion en évoquant la nécessaire et
inévitable « indépendance relative » des colonies de l’AOF pour que celles-ci puissent
se développer « dans un climat sain, c’est-à-dire dans un régime de prix normal »
afin d’être en mesure d’affronter la concurrence internationale34. En filigrane, il y a
bien entendu l’idée que l’indépendance signifierait la fin du repli sur l’empire, des
aides accordées à l’huilerie coloniale et une liberté d’action retrouvée pour toutes les
huileries de Marseille.
Conclusion
Faut-il alors en déduire que le slogan tant de fois répété‚ « Marseille métropole
coloniale de la France », s'est volatilisé sous l'onde de choc de la récession des années
1930 et de la modification de la politique coloniale de la France à l’égard de l’AOF ?
Pas tout à fait, puisque le point de vue des huiliers, bien que soutenu par la Société
pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, n’est pas majoritaire. Il
n’est pas partagé par les négociants marseillais de l’Ouest africain, par la Chambre de
commerce, ni même par tous les industriels de la place puisque certains d’entre eux,
comme les raffineurs de sucre ou de soufre, ont déjà délocalisé une partie de leur
production dans les colonies. Néanmoins, les « racines du divorce » entre Marseille
et l’empire colonial apparaissent bel et bien au cours de cette période35. Dès les
années 1934-1939, bien avant les fameux articles de Raymond Cartier publiés dans
Paris-Match36, un partie du patronat marseillais commence à évoquer ce que Pierre
Moussa appellera plus tard « le complexe hollandais », c'est-à-dire l'idée que le
développement des colonies est coûteux et qu'il entrave, par la surcharge des prix
qu'il impose, ou l'industrialisation factice qu'il suscite, l'expansion de certaines
industries françaises37. Coïncidence de l’Histoire, à moins qu’il ne faille y voir
davantage qu’une simple coïncidence, c’est un homme politique très lié au milieu des
huiliers marseillais qui, par la loi-cadre du 23 juin 1956, allait ouvrir la voie aux
indépendances ouest africaines : Gaston Defferre, député-maire socialiste de
Marseille et ministre de la France d’outre-mer38. Sans nier ou minimiser les objectifs
politiques de cette loi, il faut néanmoins souligner qu’elle satisfaisait aussi une partie
des revendications des huiliers marseillais dans la mesure où elle redéfinissait la
solidarité économique entre la France et les colonies de l’AOF dans un sens beaucoup
plus restrictif, particulièrement en matière d’investissements.
12
Notes :
. Adrien Artaud, « La politique économique coloniale », Compte-rendu des travaux de la
Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 1923, annexe XXIV, p.
280.
2 . Id., p. 288.
3 . Emile Rastoin a été président de la Société pour la défense du commerce et de l’industrie
de Marseille (1909-1910) et de la Chambre de commerce de Marseille (1924-1927).
4 . Edouard Rastoin, « Le commerce franco-colonial », Compte rendu des travaux de la
Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 1934, annexe IV, p. 48.
5 . Sauf indication contraire, tous les chiffres cités sont issus de Xavier Daumalin, Marseille et
l’Ouest africain. L’outre-mer des industriels (1841-1956), Marseille, CCIM-P, 1992, 475 p.
6 . Gaston Rambert, Marseille. La formation d’une grande cité moderne. Etude de
géographie urbaine, Marseille, Editions Maupetit, 1934, p. 493.
7 . Xavier Daumalin, « Marseille, l’Ouest africain et la crise de 1929. De l’économie de traite à
l’économie dirigée », in Marcel Courdurié & Jean-Louis Miège (dir.), Marseille colonial face
à la crise de 1929, Marseille, CCIM-P, 1991, pp. 167-244.
8 . AN SOM, Institut colonial français, interventions d’Edmond Giscard d’Estaing, séances
des 8 et 19 novembre 1932.
9 . Arch. C.F.A.O., 1930.
10 . AN SOM, Union coloniale française, lettre de Jules Brévié au ministre des Colonies, 16
janvier 1931.
11 . Yves Meissadier, « La crise de l’arachide sénégalaise au début des années trente »,
Bulletin de l’I.FA.N., n° 3-4, 1968, pp. 826-877.
12 . Bulletin mensuel de l’Agence économique de l’A.O.F., 1930-1932.
13 . Emile Régis, Situation économique du Sénégal en 1932, Marseille, 1932, pp. 9-10.
14 . AN SOM, Union coloniale française, lettre de Jules Brévié au ministre des Colonies, 16
janvier 1931.
15 . Arch. C.F.A.O., Procès-verbal du conseil d’administration du 27 mars 1932.
16 . AN SOM, Conseil supérieur des Colonies, 2 mai 1931.
17 . L’expression est employée à l’occasion d’un discours prononcé pour l’inauguration de la
foire de Marseille (Les cahiers coloniaux, 18 septembre 1932).
18 . Décret du 22 janvier 1934 pris par le cabinet Chautemps : 93 kg d’arachides en coques en
provenance de l’A.O.F. donnent droit à 30 kg d’arachides décortiquées étrangères ; 30 kg de
décortiquées d’A.O.F. permettent d’importer 70 kg de décortiquées étrangères.
19 . A l’origine, les S.I.P. étaient simplement chargées de distribuer des semences aux
producteurs. Le décret du 9 novembre 1933 est très contraignant car tous les agriculteurs
sont obligés d’appartenir aux S.I.P.
20 . Arch. C.F.A.O., Procès-verbal du 19 décembre 1938.
21 . En 1891, après un débat mémorable, les Marseillais avaient obtenu que le principe de la
libre importation des oléagineux soit respecté.
22 . « La crise des matières premières », Les cahiers coloniaux, 29 janvier 1931.
23 . Edouard Rastoin, « L’aide aux matières premières et produits coloniaux », Journal
commercial et maritime, 3 mars 1931
24 . Arch. CCIM, MP 3.7.2.2.1, 7 mai 1931. Sur cette personnalité remarquable, voir Marcel
Courdurié, « Emile Baillaud ou le sacerdoce de la colonisation (1874-1945) », in Marcel
Courdurié & Guy Durand (dir.), Entrepreneurs d’empires, Marseille, CCIM.-P., 1998, pp.
398-534.
25 . En novembre 1931, le gouvernement britannique suspend la convertibilité de la livre en or
établie depuis le Gold Bullion Act de 1925. Cette mesure entraîne aussitôt une chute de son
cours et une nette progression des exportations anglaises, notamment en Afrique occidentale.
26 . Intervention de Charles Decron, AN SOM, Institut colonial français, 29 novembre 1932.
27 . « Réunion de la section de l’A.O.F. de l’Union coloniale », La quinzaine coloniale, 25
janvier 1933.
1
13
. Jean-Baptiste Rocca, L’économie dirigée, Marseille, 1932, p. 55.
. Les cahiers coloniaux, n° 707, 28 décembre 1933.
30 . Après plusieurs jours de polémiques et de rebondissements, il a finalement été au
bénéfice de l’âge, voir Olivier Lambert, Marseille entre tradition et modernité. Les
espérances déçues (1919-1939), Marseille, CCIM-P, 1995, pp. 419-422.
31 . ACCM, MJ 9.1.1.6., Procès-verbal du conseil d’administration de l’Institut colonial de
Marseille, 26 octobre 1934.
32 . Edouard Rastoin, « Le commerce franco-colonial », Compte rendu des travaux de la
Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 1934, annexe IV, p. 48.
33 . ACCM, MJ 9.1.2.2., Lettre d’Adrien Artaud à la Société pour la défense du commerce et de
l’industrie de Marseille, 22 juin 1934.
34 . Bulletin de la Chambre de commerce de Marseille, 28 avril 1939.
35 . Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, Paris,
Albin Michel, 1984, pp. 231-234.
36 . Paris-Match des 11 août, 18 août et 1er septembre 1956.
37 . Pierre Moussa, Les chances économiques de la communauté franco-africaine, Paris, A.
Colin, 1957, 273 p.
38 . Il avait pour beau-frère l’huilier André Cordesse, un adversaire résolu des huileries
coloniales soutenues par l’Etat (Xavier Daumalin, Marseille et l’Ouest africain..., pp. 277284).
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