Conclusion - L`esprit économique impérial

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Le patronat marseillais face à la politique de la préférence impériale
(1931-1939)
Xavier Daumalin (UMR TELEMME-Université de Provence)
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les élus et les milieux économiques
marseillais réaffirment avec force la vocation coloniale du port de Marseille.
Reprenant le projet d’exposition initialement prévu pour 1916, ils confient à l’un
d’entre eux, Adrien Artaud, le soin de mener à bien l’opération. Député des Bouchesdu-Rhône, ancien président de la Société pour la défense du commerce et de
l’industrie de Marseille (1902-1904), président en exercice de la Chambre de
commerce depuis 1913, très impliqué dans les échanges coloniaux avec sa société de
négoce en vins et sa participation aux conseils d’administrations de plusieurs maisons
de commerce, Artaud réussit bien au-delà de ce qu’espéraient les promoteurs de
l’opération : plus de 3 millions de visiteurs se pressent à l’exposition coloniale pour
découvrir les représentations exotiques des colonies françaises, leurs produits et les
productions des industriels marseillais obtenues grâce aux matières premières
coloniales. Dans la foulée de ce succès, Artaud organise une grande conférence sur les
perspectives de la politique économique coloniale de la France et déclare : « Il faut
savoir nous faire pardonner l’acquisition d’un domaine colonial magnifique, et nous
faire pardonner par les colonies de les avoir conquises. Comme ce n’est pas elles qui
nous ont demandé de faire cette conquête, le seul moyen de légitimer notre
intervention est de leur assurer plus de prospérité qu’elles n’en auraient eu si nous
n’étions pas allés chez elles. »1 Favorable aux nombreux investissements prévus par le
projet de loi Sarraut toujours en discussion au sein de la Commission coloniale du
Parlement, il ajoute : « La colonisation paie et nous avons donc le plus grand intérêt
à faire pour les colonies ce qui doit être fait »2 : plus que jamais, Marseille se
revendique comme la métropole coloniale de la France.
Douze ans plus tard, la tonalité n’est plus tout à fait la même. En 1934, Édouard
Rastoin, descendant d’une famille d’huiliers marseillais très en vue – son père, Émile
Rastoin, a été successivement président des deux grandes instances patronales
locales3 –, se montre nettement moins optimiste. Dans un rapport consacré à
l’évolution du commerce franco-colonial – document publié avec l’aval de la Société
pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille –, il s’interroge
ouvertement sur le bien fondé de la politique coloniale française : « Parce que nous
payons un tiers en trop, soit de 800 à 900 millions de plus par an, les ventes que
nous font nos colonies, parce que le tonnage des objets qu’elles nous achètent reste
stationnaire depuis de nombreuses années, certains pourraient être tentés de
s’écrier – ils ont eu dans l’histoire de nombreux devanciers : « Abandonnons donc
des colonies qui nous rapportent si peu et nous coûtent si cher. »4 Une dizaine
d’années après l’unanimisme affiché lors de l’exposition coloniale de 1922, l’évolution
est de taille. Autrefois favorables à la colonisation, certains entrepreneurs marseillais
Adrien Artaud, « La politique économique coloniale », Compte rendu des travaux de la
Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 1923, annexe XXIV, p.
280.
2 Idem, p. 288.
3 Émile Rastoin a été président de la Société pour la défense du commerce et de l’industrie de
Marseille (1909-1910) et de la Chambre de commerce de Marseille (1924-1927).
4 Édouard Rastoin, « Le commerce franco-colonial », Compte-rendu des travaux de la
Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 1934, annexe IV, p. 48.
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en sont désormais venus à douter de l’utilité des colonies et à suggérer qu’elles
constituent un handicap pour l’économie nationale. Comment en est-on arrivé à un
tel désenchantement ? C’est l’objet de cette communication, un sujet qui sera abordé
non pas dans sa globalité mais à travers l’exemple particulier des échanges entre
Marseille et l’Ouest africain.
1. L’empire, seulement un marché d’appoint pour les Marseillais
Que représentent, à la veille de la récession des années 1930, les échanges entre
Marseille et l’Ouest africain ? En volume, cela constitue un commerce de 271 000
tonnes dont les trois-quarts sont réalisés avec la seule AOF : 167 000 tonnes, pour les
importations ; 104 000 tonnes pour les exportations. Les oléagineux – arachides,
palmistes et huile de palme – représentent 87 % du total des importations5 : comme
au XIXe siècle, le marché ouest-africain demeure avant tout une source
d’approvisionnement en matières grasses pour les besoins des huileries, des
savonneries et des stéarineries marseillaises, un complexe industriel rassemblant
près de 70 usines et employant 10 000 personnes6. La production de cet ensemble
s’élève alors à 270 000 tonnes d’huiles de graines, 178 000 tonnes de savons, 55 000
tonnes de graisses végétales et une quarantaine de millions de paquets de bougies.
Les principales unités de production sont alors celles des sociétés Rocca, Tassy & de
Roux, Verminck, Fournier, Ferrier, Régis, Magnan, Darier de Rouffio, l’Huilerie
nouvelle (famille Rastoin) etc. L’importance du marché ouest-africain est cependant
relative : en 1929, il ne représente que 22 % du total des approvisionnements des
huileries marseillaises, ce qui le situe au troisième rang seulement derrière l’Inde
(37 %) et les îles indonésiennes (27 %). Pour le complexe oléagineux marseillais,
l’Ouest africain n’est finalement qu’un marché d’appoint. Autre caractéristique de ces
échanges, ils s’effectuent dans un cadre douanier relativement libéral contrairement à
d’autres domaines coloniaux comme l’Algérie, l’Indochine ou Madagascar. La loi de
1892, confirmée en 1910, a en effet classé l’AOF dans la catégorie des colonies non
assimilées au tarif douanier métropolitain, tout en garantissant la libre entrée de ses
oléagineux sur le territoire national. Par ailleurs, la convention franco-anglaise du
Niger, signée le 14 juin 1898, assure aux deux puissances coloniales une réciprocité
commerciale en Côte d’Ivoire, en Gold Coast, au Dahomey et au Nigeria. Ces marchés
coloniaux sont donc relativement ouverts à la concurrence.
Deux maisons de commerce dominent ces échanges : la CFAO (Compagnie française
de l’Afrique occidentale) et la CICA (Société commerciale et industrielle de la Côte
d’Afrique). Avec 74 millions de capitaux propres, un chiffre d’affaires de 142 millions
de francs, un bénéfice net de 21,1 millions de francs et une action donnant un rapport
de 36 %, la CFAO est en 1928 la plus importante de toutes les sociétés françaises
installées dans l’Ouest africain, bien loin devant la SCOA, sa principale rivale7 ; elle
possède des comptoirs dans presque toutes les colonies de la Côte occidentale et
transporte elle-même une partie de ses oléagineux. Depuis 1919, elle vend la quasiSauf indication contraire, tous les chiffres cités sont issus de : Xavier Daumalin, Marseille et
l’Ouest africain. L’outre-mer des industriels (1841-1956), Marseille, Chambre de commerce
et d’industrie de Marseille-Provence, 1992.
6 Gaston Rambert, Marseille. La formation d’une grande cité moderne. Etude de géographie
urbaine, Marseille, Éditions Maupetit, 1934, p. 493.
7 Hubert Bonin, CFAO, Cent ans de compétition (1887-1987), Paris, Économica, 1987. Xavier
Daumalin, Marseille et l’Ouest africain, op.cit.
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totalité de ses achats d’arachides à l’une des plus modernes huilerie-savonnerie de
Marseille, gérée par Paul Cyprien-Fabre, les nouveaux Établissements Verminck. La
CICA est une entreprise beaucoup plus modeste ; fondée en 1917 sur les décombres de
l’ancienne maison Armandon & Cie (1905-1916), elle est dirigée par l’armateur Jean
Fraissinet ; ses comptoirs sont implantés au Dahomey, en Côte d’Ivoire et au Togo ;
avec 16,7 millions de francs de capitaux propres, l’entreprise réalise un chiffre
d’affaires de plus de 20 millions de francs, dégage un bénéfice net de 1,5 million et
son action donne un taux de rentabilité de 7 %. Elle est contrôlée par l’armateur
Fraissinet et l’industriel Paul Fournier : le premier assure le transport des oléagineux
jusqu’à Marseille, tandis que le second fabrique des bougies et des savons avec les
cargaisons de palmistes et d’huile de palme achetées par les agents de la CICA.
Ces maisons de commerce ont en commun d’être très liées aux milieux bancaires
internationaux. Pour financer ses achats de produits et de marchandises, la seule
CICA, société relativement modeste, possède des lignes de crédit dans près de dix
banques différentes : la Société marseillaise de crédit, la Société générale, le Crédit
lyonnais, la Banque de France, la Manchester & Liverpool District Banking Corp., la
Bank of British West Africa, la Banque de l’Afrique occidentale, la Dredsner Bank et
Monneron & Guye8. Certaines de ces banques accordent leur caution sans pouvoir
exercer le moindre contrôle sur l’utilisation des fonds ainsi débloqués : « Les crédits
de campagne se réalisent au Sénégal par l’escompte de traites qui expriment
généralement des échéances de 90 à 120 jours. Les agents des factoreries émettent
ces tirages sur le siège social ou administratif de leur firme [...]. Pour permettre la
négociation de ce papier et fournir la seconde signature qu’exigent les statuts de la
Banque d’Afrique occidentale, des banques françaises ou étrangères l’avalisent par
lettre séparée. L’obtention d’un crédit de campagne reste donc subordonnée à la
caution préalable de banques françaises ou étrangères dont la plupart ne possèdent
actuellement en Afrique aucun organisme de représentation ou de contrôle [...]. Ce
système ne permet pas la surveillance directe des crédits mis à la disposition du
négoce. »9 Ces pratiques dangereuses sont aggravées par le fait que ces mêmes
maisons de commerce se livrent une concurrence permanente pour placer des crédits
de campagnes auprès des intermédiaires qui acheminent les récoltes d’arachides
depuis les lieux de production jusqu'à leurs comptoirs. Afin d’obtenir les plus gros
tonnages possibles d’oléagineux, elles avancent des sommes considérables qui ne
sont pas toujours remboursées à l’issue des récoltes et qui se traduisent, le plus
souvent, par des reports d’échéances sur la campagne à venir. En somme, depuis les
grandes banques européennes jusqu’aux producteurs africains, ces échanges
coloniaux reposent sur une cascade de crédits et sur des comportements très
spéculatifs.
2. L’économie ouest-africaine sinistrée par la récession des années 1930
C’est dans ce contexte qu’éclate la crise de 1929 ; l'onde de choc du krach boursier est
considérable : il faut insister sur la rapidité avec laquelle les effets du krach atteignent
Xavier Daumalin, « Marseille, l’Ouest africain et la crise de 1929. De l’économie de traite à
l’économie dirigée », in Marcel Courdurié & Jean-Louis Miège (dir.), Marseille colonial face
à la crise de 1929, Marseille, Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence,
1991, pp. 167-244.
9 Archives nationales SOM, Institut colonial français, interventions d’Edmond Giscard
d’Estaing, séances des 8 et 19 novembre 1932.
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le secteur des oléagineux et les échanges entre Marseille et l'Ouest africain. Dans ce
marché déjà très internationalisé où les banques jouent un rôle important, le
retournement de la conjoncture est précoce. Dès la fin du mois d'octobre 1929, la
baisse du cours des matières grasses est générale sur la place de Marseille ; entre
1929 et 1930, les arachides en coques de Rufisque et les palmistes du Dahomey
passent respectivement de 184 à 124 francs et de 221 à 169 francs le quintal ; et la
chute des cours se poursuit sans discontinuer jusqu'en 1934, quand les arachides et
les palmistes ne valent plus que 69 et 57 francs le quintal : en francs constants, les
prix de 1934 sont les plus bas jamais enregistrés depuis 1894 ! Pour autant, l’huilerie
marseillaise profite peu de cette baisse des cours dans la mesure où la diminution du
prix de vente de l’huile est à peu près aussi forte : 58 %, entre 1929 et 1934, contre 62
% pour les arachides.
En Afrique occidentale, la situation économique est plus grave. Dès juillet 1930, la
Banque française d'Afrique ferme ses guichets et cesse ses paiements, juste un mois
avant l'ouverture de la campagne d'arachides. ; trois mois plus tard, alors que la
récolte bat son plein, c'est au tour de la Banque commerciale africaine de subir le
même sort. Des rumeurs commencent même à circuler sur une éventuelle défaillance
de la principale banque de l'AOF, la Banque d'Afrique occidentale10. Le système de
crédit, poutre maîtresse et fragile de l'économie ouest africaine, est touché : « Les
embarras financier de la Banque française d’Afrique ont été, sinon la cause, du
moins le signal d’un brusque revirement dans la politique des banques qui jusque-là
prêtaient largement. À la veille du début de la traite on a assisté à une restriction
des crédits bancaires portant principalement sous la forme d’avances, connues sous
le nom de crédits de campagne. Ce resserrement brutal a entraîné un mouvement de
panique […]. Nous ne pouvons plus donner au producteur l’assurance qu’il vendra
ses récoltes à un prix qui paie son labeur […]. L’appât du gain, une des plus
puissants leviers de notre action colonisatrice, nous échappe. »11 Les négociants sont
pris de court, la panique devient générale12. Sans ces crédits de campagne, seules les
maisons de commerce disposant de réserves financières suffisantes peuvent
continuer à acheter des marchandises ou des produits. Les autres maisons, c'est-àdire toutes celles qui depuis des années fondaient leur prospérité sur une course sans
fin entre la creusement de l’endettement et l’augmentation du chiffre d'affaires, sont
brusquement obligées de réduire leurs activités de façon drastique et de fermer
nombre de factoreries. Entre 1930 et 1931, le chiffre d'affaires de la CICA chute ainsi
de 50 % et la société accuse une perte de 5,6 millions de francs ; l'année suivante, le
déficit est encore de 5 millions ; après avoir un instant envisagé la liquidation de la
société, les administrateurs décident finalement d'envoyer l’un d’eux en Afrique pour
fermer les factoreries les moins rentables. L'exemple de la CICA n'est pas isolé : en
1931, la Nouvelle compagnie française de Kong dépose son bilan ; l'United Africa
Company annonce une perte de 1,2 million de livres (soit 140 millions de francs
environ), tandis que la SCOA affiche un déficit de 9,7 millions ; en 1932, c'est au tour
de Maurel frères et de Louis Vézia & Cie de subir des pertes tandis que la société
Assemat & Guiraud est mise en liquidation13. Certaines maisons sont contraintes de
Archives CFAO, 1930.
Archives nationales SOM, Union coloniale française, lettre de Jules Brévié au ministre des
Colonies, 16 janvier 1931.
12 Yves Meissadier, « La crise de l’arachide sénégalaise au début des années trente », Bulletin
de l’IFAN, n° 3-4, 1968, pp. 826-877.
13 Bulletin mensuel de l’Agence économique de l’AOF, 1930-1932.
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réduire leurs fonds propres : en 1932, la SCOA diminue ainsi son capital social de 157 à
68 millions et les Etablissements Peyrissac de 50 à 25 millions de francs. À l'inverse,
la CFAO résiste mieux ; ses bénéfices diminuent bien de 60 % entre 1930 et 1931, mais
grâce à un mode de gestion prudent qui lui a permis de constituer d'importantes
réserves pendant que la plupart des autres entreprises s'endettaient, elle reste
bénéficiaire ; c'est même l’une des rares maisons à continuer à verser des dividendes
à ses actionnaires pendant toute la durée de la dépression.
La baisse des cours est néanmoins si importante et la restriction des affaires si sévère
que l'Afrique occidentale est bientôt plongée dans une des plus graves crises sociales
de son histoire. Certains producteurs africains, complètement ruinés, refusent de
continuer à cultiver des produits ne valant presque plus rien ; depuis des décennies
les Européens les avaient incités à délaisser les cultures vivrières au profit des
cultures d'exportation en leur faisant espérer des revenus plus importants ; pour
faciliter l’abandon des cultures vivrières, les négociants en étaient même venus à leur
vendre du riz indochinois bon marché importé via le port de Marseille. Or, en 1931, il
faut 500 kg d’arachides pour obtenir 100 kg de riz indochinois alors que le rapport
était de 1 pour 1, ou de 1 pour 2 seulement avant la crise ; de la même manière, en
1929, les paysans africains pouvaient acheter 35 kg de cotonnades pour la vente de
100 kg d'arachides ; le rapport n'est déjà plus que de 31/100 kg en 1931. L’enquête
réalisée au Sénégal en 1932 par l’huilier Émile Régis, achève de révéler aux
industriels marseillais l’ampleur de la crise sociale : « L’indigène souffre-t-il de cette
situation ? Sur ce point, les avis sont partagés. Selon les uns, c’est la famine, selon
les autres, l’abondance des cultures vivrières qui lui assurent une existence
suffisante. La vérité me paraît être que l’indigène souffre de cette crise, mais sa
misère est moins apparente qu’elle le serait dans un autre pays. Le prix normal
d’une journée de travail à Dakar ou à Kaolack est de 10 à 12 francs. Par suite de
l’abondance de l’offre, ce prix est tombé actuellement à 7 francs et même à 5 francs à
Kaolack. Le travailleur me paraît sous alimenté et, à l’intérieur, la misère de
certains foyers indigènes a été particulièrement marquée. »14
Découragés par la détérioration des termes de l'échange et par la baisse de leur
pouvoir d'achat, les agriculteurs réduisent peu à peu les cultures destinées à
l'exportation : entre 1929 et 1932, les exportations d'arachides de l'Ouest africain
chutent ainsi de 620 000 à 428 000 tonnes. Sur ce total, Marseille n'en reçoit plus
que 109 000 tonnes. Le système colonial mis en place depuis le début du XIXe siècle
est complètement bloqué. Les tensions sociales s’exacerbent et, comme le redoute le
gouverneur général Brévié, elles risquent de déboucher à plus ou moins brève
échéance sur des revendications politiques remettant en cause la présence de la
France dans cette partie du monde : « Je ne saurais trop insister sur les
conséquences sociales et politiques éventuelles de la crise. L'attitude des indigènes,
jusqu'à présent, n'a pas varié. La propagande communiste qui s'est exercée depuis
quelques années n'a pas eu de prise sur la masse. Cette résistance se maintiendra-telle devant l'amoindrissement du revenu de la production agricole ? Les colonies
anglaises traversent actuellement une période de tension critique. En Gold Coast, les
coopératives indigènes de vente du cacao se sont regroupées sous le nom de "Cocoa
Federation". Ce groupement organise des campagnes pour maintenir les cours du
cacao, reçoit l'appui des chefs indigènes et boycotte les maisons de commerce
lorsqu'elles refusent de payer le prix. Certes, les chefs indigènes nous sont dévoués,
14
Émile Régis, Situation économique du Sénégal en 1932, Marseille, 1932, pp. 9-10.
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mais il peut arriver qu'ils soient débordés »15, et ces inquiétudes s’avèrent justifiées
puisque, en mars 1932, des troubles éclatent à Abidjan16.
3. Vers la politique de la préférence impériale
Dès l'instant où l'Ouest africain est plongé dans une des plus graves crises sociales de
son histoire, et dès lors que le rôle colonial de la France commence à être contesté,
une évolution très nette se dessine au sein de l'administration coloniale. Pour lutter
contre la paupérisation grandissante des paysans africains, le gouverneur général
Jules Brévié lance un appel au gouvernement Laval pour qu’il modifie radicalement
sa politique commerciale vis-à-vis de l'Afrique occidentale. Sensible aux thèses
keynésiennes, Brévié suggère de ne plus suivre à la baisse les prix du marché,
d’augmenter artificiellement le prix d'achat des récoltes d’oléagineux et de faciliter
leur vente sur le sol français en instaurant une taxe sur les importations d’oléagineux
étrangers ; une partie du produit de cette taxe serait ensuite ristournée aux colonies
africaines pour qu'elles puissent moderniser leurs structures économiques17. Protégé,
mieux payé, l'agriculteur africain recommencerait ainsi à produire des arachides,
consommerait davantage de marchandises européennes et deviendrait moins
sensible à la propagande anticoloniale. Devant l’urgence de la situation, son appel est
entendu : les échanges entre la France et l’Ouest africain sont ainsi à la veille d’une
réorganisation complète de leurs structures, une restructuration qui va se traduire
par l’abandon de l’économie de traite issue du XIXe siècle au profit d’une véritable
« économie dirigée », pour reprendre la formule utilisée en 1932 par le ministre des
Colonies Albert Sarraut : « Que nous le voulions ou non, aujourd’hui, la réalité est
là ; le destin de l’Europe est bâti sur des pilotis coloniaux et le destin de la France
repose sur les mêmes fondements […]. Notre prestige a paru atteint devant les
masses indigènes […] par les effets mêmes de la crise que nous subissons […]. Il y
avait un point sur lequel notre supériorité paraissait invulnérable : c’était notre
régence technique et économique, car nous avions là, en vérité, accompli sous leurs
yeux de véritables miracles et ils nous avaient suivis lorsque nous leur avions crié,
surtout au lendemain de la guerre : ’’Travaillez, produisez, le succès vous est
garanti.’’ […] Nous devons en revenir à une autre conception de l’économie coloniale
[…], mettre plus d’ordre et de méthode dans la mise en valeur des colonies et faire en
sorte que désormais, aux initiatives en ordre dispersé et aux caprices des efforts
individuels, se substitue une volonté logique et résolue […]. Messieurs, il faut à
l’empire colonial français une économie dirigée, c’est-à-dire une discipline, une
union, une collaboration, une concentration de tous les efforts. »18
Soutenue par de nombreux investissements publics – entre 1903, date du premier
emprunt, et 1930, l’AOF avait emprunté 276 millions de francs courants ; entre 1931 et
1939, elle en emprunte 3,1 milliards –, cette nouvelle conception de la politique
économique coloniale s’impose progressivement de 1931 à 1939. Elle repose
principalement sur quatre axes. Le premier est le resserrement de plus en plus étroit
des liens commerciaux entre la France et l’AOF Tout commence avec la loi du 6 août
Archives nationales SOM, Union coloniale française, lettre de Jules Brévié au ministre des
Colonies, 16 janvier 1931.
16 Archives CFAO, Procès-verbal du conseil d’administration du 27 mars 1932.
17 Archives nationales SOM, Conseil supérieur des Colonies, 2 mai 1931.
18 L’expression est employée à l’occasion d’un discours prononcé pour l’inauguration de la
foire de Marseille (Les cahiers coloniaux, 18 septembre 1932).
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1933 qui taxe de 8 à 11 % les importations d’arachides étrangères, suivant qu’elles
arrivent en coques ou décortiquées. Cela ne suffit pourtant pas à enrayer la baisse des
cours : les prix pratiqués pour la campagne 1933-1934 sont les plus bas enregistrés à
Marseille depuis une quarantaine d’années. Devant l’inefficacité de cette première
mesure, l’État décide alors de contingenter les arrivages d’arachides étrangères19, puis
d’augmenter les taxes : le 27 mai 1935 et le 30 novembre 1938, deux nouveaux décrets
portent successivement les droits à 19 francs par quintal d'arachides étrangères en
coques et à 26 francs pour les décortiquées. Dans la même logique protectionniste, le
26 octobre 1936 le gouvernement Léon Blum – Marius Moutet est alors ministre des
Colonies – dénonce la fameuse convention franco-anglaise qui, depuis 1898,
garantissait aux deux pays une réciprocité commerciale en Côte d'Ivoire, en Gold
Coast, au Dahomey et au Nigeria. La page libérale du régime douanier colonial de
l'Ouest africain est tournée.
Simultanément, l’administration coloniale décide de contrôler plus étroitement le
commerce des arachides. Au plus fort de la récession, le gouverneur général Brévié
prend les premières mesures dirigistes : le 10 mars 1932, un arrêt limite la durée de la
traite afin d'éviter les arrachages et les ventes prématurées ; trois mois plus tard, le 14
juin, un nouvel arrêt diminue cette fois le nombre des localités où peut s'effectuer le
commerce des oléagineux ; le 4 septembre 1935, l'usage du camion, qui permet d'aller
directement chez les producteurs et d'obtenir des rabais importants, est interdit entre
les lieux de culture et les points de traite. Pour compléter cette série, le décret du 9
novembre 1933 accorde aux Sociétés indigènes de prévoyance, les SIP, le droit
d'organiser la vente des produits de leurs adhérents20. Comme le blé en France, les
oléagineux sont en train de devenir un produit éminemment politique ; de ce point de
vue, les États indépendants tels que le Sénégal, le Niger, la Côte d’Ivoire ou le
Dahomey ne font ensuite que radicaliser cette tendance lorsqu’ils nationaliseront le
commerce des oléagineux.
Dans le même temps, l'État décide de valoriser la récolte des oléagineux en
promouvant le décorticage des arachides et surtout en favorisant l'essor d'une
huilerie coloniale. Concernant le décorticage, les résultats sont assez spectaculaires :
en 1928, le port de Marseille ne recevait encore que 1 000 tonnes d'arachides
décortiquées en provenance de l’AOF; dix ans plus tard, il en reçoit 70 000 tonnes.
Quant à l'huilerie coloniale, après des années de croissance incertaine, elle doit
surtout son essor au décret du 8 avril 1938 qui lui accorde le droit d’écouler sur le
marché national, en toute franchise, un contingent de 5 800 tonnes d'huile ; à la suite
de ce décret, qui offre une vraie sécurité aux huiliers de l’AOF, la CFAO engage la
construction d’une huilerie d'arachide à Rufisque, qui entre en production en juillet
194021.
L'État adopte enfin plusieurs mesures destinées à diversifier l’agriculture et les
échanges de l’AOF avec la France. Les productions de bananes, de cacao ou de café
Décret du 22 janvier 1934 pris par le cabinet Chautemps : 93 kg d’arachides en coques en
provenance de l’AOF donnent droit à 30 kg d’arachides décortiquées étrangères ; 30 kg de
décortiquées d’AOF permettent d’importer 70 kg de décortiquées étrangères.
20 À l’origine, les SIP étaient simplement chargées de distribuer des semences aux
producteurs. Le décret du 9 novembre 1933 est très contraignant car tous les agriculteurs
sont obligés d’appartenir aux SIP.
21 Archives CFAO, Procès-verbal du 19 décembre 1938.
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sont encouragées et leur écoulement est garanti sur le marché national afin de libérer
la France de ses achats dans les pays étrangers. Le volontarisme de l’État prend
parfois un tour particulièrement impératif, comme à l’égard de la culture balbutiante
du café ou du cacao : travail obligatoire sur les plantations européennes ; obligation
pour les villages africains, sous peine d’amendes, de cultiver les plans distribués, d’où
l’expression de « champ du commandant », etc. Les résultats purement commerciaux
de cette politique sont loin d’être négligeables : les importations marseillaises de
bananes, de café et de cacao en provenance de l’AOF, qui stagnaient autour de 3 300
tonnes en 1929, atteignent 27 700 tonnes en 1938 ; à cette date, l’AOF représente déjà
66 % du total des importations marseillaises de bananes. En impulsant de nouveaux
courants d’échanges, l’État est en train de préparer la relève du cycle des oléagineux.
Le bilan de cette nouvelle politique économique coloniale peut être apprécié
différemment suivant le critère d'analyse retenu. Commercialement, il est
certainement positif, du moins à court terme. En 1937, grâce aux renforcements
successifs du régime douanier colonial et à la politique de la préférence impériale, les
échanges entre Marseille et l’Ouest africain atteignent 510 000 tonnes, ce qui
constitue un record depuis l’implantation des premières factoreries marseillaises sur
les rivages ouest africains au milieu du XIXe siècle. Certes, cela ne représente que 5 %
seulement de l'ensemble du commerce marseillais, mais cela constitue 56 % (398 000
tonnes) des approvisionnements de l'huilerie locale, contre 22 % seulement en 1929 :
l’Afrique occidentale est devenue le principal marché d'approvisionnement du
complexe oléagineux marseillais. L’amélioration est aussi perceptible dans l’évolution
des résultats des maisons de commerce qui recommencent à investir : entre 1930 et
1939, le montant cumulé des investissements marseillais dans l’Ouest africain passe,
en francs constants, de 11,9 à 21,1 millions de francs, la CFAO représentant à elle seule
près de 83 % de l’ensemble. Les multiples interventions de l’État ont bel et bien
favorisé les échanges entre Marseille et l'Ouest africain, fût-ce au prix d'un repli de
plus en plus marqué – et forcé – sur la seule AOF L'embellie ne doit pourtant pas
occulter les ombres du tableau : du point de vue marseillais, plus que jamais,
l'Afrique occidentale reste un marché d'importation et le repli sur l’empire n’aura
finalement pas été d’un grand secours aux industriels métropolitains ; en outre, le
cours des arachides, des palmistes, et même les performances des maisons de
commerce, ne retrouvent pas toujours leurs niveaux d'avant la récession.
4. L’imaginaire colonial marseillais éclaté
Au-delà des aspects purement économiques, les milieux d’affaires marseillais sont
profondément ébranlés par la mise en place de cette nouvelle politique économique
coloniale. Leurs premières inquiétudes se manifestent dès 1931, lorsque le
gouverneur général demande au gouvernement Laval de soutenir le cours des
oléagineux de l'AOF et de protéger leur écoulement sur le marché français afin d'aider
les colonies de la fédération, notamment le Sénégal, à sortir de la récession. À peine
connue, cette politique, qui marque une véritable rupture avec la doctrine22 suivie par
la France depuis 1891, suscite une très vive polémique entre partisans et adversaires
du repli sur l'empire. Dans les premiers temps de ce débat national, les
protectionnistes sont largement minoritaires : hormis l'administration coloniale, ils
regroupent avant tout les huiliers et les négociants bordelais, emmenés par Henri
En 1891, après un débat mémorable, les Marseillais avaient obtenu que le principe de la
libre importation des oléagineux soit respecté.
22
9
Chavanel, président du Syndicat de défense des intérêts de la Côte occidentale. Le
repli sur les seules colonies de l’AOF ne les dérange pas puisque, contrairement aux
Marseillais, ils sont déjà spécialisés dans l'importation et la trituration des arachides
en coques de l'Ouest africain ; à leurs côtés, on trouve aussi le puissant Syndicat
général de l'industrie cotonnière, dont l'objectif avoué est d'obtenir que l’AOF
devienne un débouché exclusivement français, notamment pour les cotonnades
nationales. Du côté des libre-échangistes, les rangs sont plus étoffés : l'Union
coloniale française, la quasi-totalité des instituts coloniaux des grandes villes de
France et les milieux d'affaires marseillais, qu’il s’agisse des négociants de l’Ouest
africain – CFAO et CICA – ou des huiliers.
Tout aussi convaincus que les partisans du protectionnisme et du repli sur l’empire
de la nécessité d'améliorer la situation des producteurs africains, les entrepreneurs
marseillais refusent que cette amélioration soit obtenue artificiellement par une série
de mesures qui, à leurs yeux, ne feraient qu'aggraver le sort des paysans africains. Le
21 janvier 1931, au cours d'une réunion extraordinaire tenue au siège de l'Institut
colonial de Marseille, Antoine Guithard, président de la CFAO et chef de file des
négociants marseillais de l'Ouest africain, justifie son refus de toute protection : non
seulement le marché français ne serait pas en mesure d'absorber la totalité des
produits de l'Ouest africain, mais les cotonniers de l'Est en profiteraient aussitôt pour
réclamer, dans la même logique, une plus grande protection de leurs tissus en AOF Ce
serait, en outre, la condamnation de la convention franco-anglaise de 1898 et du
libre-échange dans l'espace économique ouest africain. Par ailleurs, si les maisons de
commerce de Marseille travaillent surtout avec l’AOF, elles dépendent aussi des
marchés anglais ou allemands pour l'achat des marchandises et la vente de leurs
oléagineux. Ne risqueraient-elles pas d'être à leur tour victimes de représailles
douanières si la France venait à adopter une politique protectionniste ? Guithard
préfère donc s'en tenir à une stratégie libérale classique : allègement des impôts
pesant sur les producteurs, suppression des droits de sortie et des taxes frappant les
oléagineux, réduction des dépenses administratives des gouverneurs généraux et
développement du décorticage des arachides de manière à réduire les coûts de
transport et à rendre ce produit plus compétitif sur les marchés mondiaux23.
Les propositions des huiliers marseillais ne sont pas très éloignées, même si leurs
préoccupations sont différentes ; elles sont exprimées par Édouard Rastoin dans un
article publié le 3 mars 1931 dans les colonnes du Journal commercial et maritime,
l’organe de la Société pour la défense du commerce et de l'industrie de Marseille :
« Une politique de secours aux divers produits doit tenir compte essentiellement des
prix de revient, dans le but de mettre le plus rapidement possible nos producteurs en
état de concurrencer à armes égales les producteurs étrangers […]. En conclusion,
la Société pour la défense du commerce affirme son attachement à la doctrine de la
libre circulation des matières premières et se prononce contre toute revalorisation
systématique de ces matières premières […]. Elle se déclare opposée à l’institution de
taxes dont le produit serait spécialement affecté à des catégories de producteurs
[…]. Elle estime que le principal remède à la situation difficile de nos colonies
consiste dans leur équipement méthodique, grâce à l’aide financière de la métropole
[…]. Une aide qui doit être donnée avec le but final d’une production rationnelle et
23
« La crise des matières premières », Les cahiers coloniaux, 29 janvier 1931.
10
au plus bas prix de revient. »24 Si les huiliers s’opposent avec tant de vigueur à toute
idée de protection et de repli forcé sur l’empire, c’est avant tout parce que l’Ouest
africain n’est pour eux qu’un marché d’appoint ; pour des questions de prix de
revient, ils préfèrent travailler avec les oléagineux de l’Inde ou des îles indonésiennes
et n’acceptent pas que l’État remette ainsi en cause les circuits d’approvisionnement
sur lesquels ils ont fondé leur compétitivité. Plutôt que de chercher à protéger les
oléagineux de l’Ouest africain, l’État devrait plutôt essayer de les rendre moins chers
en améliorant les moyens de production, de circulation et les infrastructures
portuaires des colonies françaises. Émile Baillaud, secrétaire général de l’Institut
colonial de Marseille et gardien de l’orthodoxie libérale dans les milieux coloniaux,
reprend les mêmes arguments en ajoutant qu’en soutenant artificiellement les prix
par des mesures douanières, « ce sont les consommateurs qui en feront les frais »25.
Des négociants aux industriels, en passant par l’Institut colonial, se constitue ainsi
une sorte « d’union sacrée » sur la conduite à tenir face à la récession.
Au fur et à mesure que la dépression s'aggrave, des défections de plus en plus
nombreuses se manifestent dans le camp des libre-échangistes, et d’abord au niveau
national : en mai 1931, l'Institut colonial français, proche de l'administration
coloniale, bascule du côté des protectionnistes et déclenche aussitôt une grande
campagne de presse en faveur de la revalorisation des oléagineux de l’AOF, accusant
même les adversaires de cette politique de sacrifier les intérêts coloniaux au nom des
sacro-saints principes du libéralisme. Fin 1931, alors que la baisse du cours de la livre
britannique commence à favoriser dangereusement les exportations anglaises en
Afrique occidentale, les protectionnistes, appuyés par le nouveau ministre des
Colonies Sarraut, lancent une nouvelle campagne de presse dans les colonnes de La
Chronique coloniale et de Sud-Ouest économique26. La situation économique et
sociale devenant de plus en plus grave – entre 1931 et 1932, la récolte d’arachides du
Sénégal chute de 450 000 à 250 000 tonnes –, la CFAO, directement menacée, finit à
son tour par revoir sa position. En novembre 1932, un de ses représentants au sein de
l’Institut colonial français déclare : « S'il fut un temps où des questions de doctrine
pouvaient départager les commerçants ouest africains, il n'en est plus de même
aujourd'hui où tout le monde est d'accord pour réclamer d'une façon ou d'une autre
la protection des oléagineux coloniaux français. »27
Quelques semaines plus tard, le 8 décembre 1932, au cours d'une séance historique et
houleuse, l'Union coloniale se rallie à son tour aux thèses protectionnistes 28, à
l'unanimité moins une voix, celle de Jean-Baptiste Rocca, l’unique représentant de
Édouard Rastoin, « L’aide aux matières premières et produits coloniaux », Journal
commercial et maritime, 3 mars 1931
25 Archives Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, MP 3.7.2.2.1, 7 mai
1931. Sur cette personnalité, voir Marcel Courdurié, « Émile Baillaud ou le sacerdoce de la
colonisation (1874-1945) », in Marcel Courdurié & Guy Durand (dir.), Entrepreneurs
d’empires, Marseille, Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, 1998, pp.
398-534.
26 En novembre 1931, le gouvernement britannique suspend la convertibilité de la livre en or
établie depuis le Gold Bullion Act de 1925. Cette mesure entraîne aussitôt une chute de son
cours et une nette progression des exportations anglaises, notamment en Afrique occidentale.
27 Intervention de Charles Decron, Archives nationales SOM, Institut colonial français, 29
novembre 1932.
28 « Réunion de la section de l’AOF de l’Union coloniale », La quinzaine coloniale, 25 janvier
1933.
24
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l'huilerie marseillaise et farouche adversaire de l’économie dirigée considérée comme
« une économie détraquée ou une économie de misère »29. Fidèles à leurs principes,
les huiliers se retrouvent totalement marginalisés puisque même les négociants
marseillais de l'Ouest africain (CFAO et CICA) ont voté en faveur de la protection.
L'établissement de la préférence impériale n'est désormais plus qu'une question de
mois : en mai 1933, Albert Sarraut dépose un projet de loi au Parlement et, après un
dernier baroud d'honneur des députés marseillais où les représentants de la droite
(Eugène Pierre, Joseph Vidal) et de la gauche (Henri Tasso, Raymond Vidal) se
retrouvent côte à côte pour défendre les intérêts de l'huilerie, la loi est votée le 6 août
1933 ; les huiliers marseillais sont désormais contraints de s’approvisionner en AOF.
Au sein du patronat marseillais, plus rien n’est désormais comme avant et la fracture
apparue à l’occasion de ce débat ne cesse plus de s’élargir ; des répercussions sont
ressenties sur le fonctionnement de l’Institut colonial de Marseille, présidé par
Adrien Artaud et dirigé, depuis 1910, par son secrétaire général Émile Baillaud. Dans
les mois qui suivent le vote de la loi du 6 août 1933, Baillaud, resté fidèle au
libéralisme, est de plus en plus vivement contesté par les représentants du négoce
colonial pour ses articles enflammés contre le protectionnisme ; après des semaines
d’atermoiements, les membres de l’Institut décident finalement de se réunir pour
tenter d’aplanir leurs divergences. L’enjeu de la réunion est on ne peut plus
symbolique puisqu’il s’agit de déterminer si l’Institut doit être colonial avant d’être
marseillais, les deux qualificatifs n’étant apparemment plus compatibles. Maurice
Chabrières, nouveau président de la CICA, mène l’offensive : « Si l’Institut prend
position, il ne peut le faire qu’en accord avec les colonies puisqu’il s’intitule
« colonial » et en considérant les intérêts de l’ensemble de l’Empire colonial, c’est-àdire de la plus grande France de 110 millions d’habitants, et non simplement ceux de
Marseille […]. L’Institut colonial ne peut parler au nom des colonies que s’il soutient
leur point de vue, et s’il veut intervenir contre leurs intérêts auprès des autorités, il
doit honnêtement renoncer à s’intituler colonial. »30 La résistance des huiliers,
représentés par Émile Régis et Jean-Baptiste Rocca, conduit alors Artaud à accepter
le compromis suggéré par Guithard, président de la CFAO : à l’avenir, lorsque les
intérêts des industriels marseillais et ceux des colonies n’auront pu être
préalablement conciliés en conseil d’administration, l’Institut colonial de Marseille
s’abstiendra de prendre position.
La trêve s’avère pourtant de courte durée. En septembre 1934, Artaud décède et les
affrontements entre huiliers et négociants de l’Ouest africain reprennent aussitôt à
propos de la désignation de son successeur. Statutairement, ce choix incombe à la
Chambre de commerce et à son tout nouveau président, Félix Prax ; or ce Brestois
d’origine n’est pas un président comme les autres ; contrairement à ses
prédécesseurs, il n’est pas issu d’une des grandes familles industrielles locales, il n’a
pas fait ses armes au sein de la Société pour la défense du commerce et de l’industrie
de Marseille et son élection, en janvier 1934, a été à la fois inattendue et très
difficile31. Après un temps d’hésitation, le choix de Prax se porte finalement sur
Jean-Baptiste Rocca, L’économie dirigée, Marseille, 1932, p. 55.
Les cahiers coloniaux, n° 707, 28 décembre 1933.
31 Après plusieurs jours de polémiques et de rebondissements, il a été élu au bénéfice de l’âge.
Cf. Olivier Lambert, Marseille entre tradition et modernité. Les espérances déçues (19191939), Marseille, Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, 1995, pp. 419422.
29
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Guithard, ce qui constitue une façon de réaffirmer avec force la vocation coloniale de
Marseille : « Marseille doit avoir pour préoccupation principale le fait qu’elle est une
ville coloniale, qui doit avoir un esprit colonial, suivre une politique coloniale, faire
des efforts coloniaux se traduisant dans certaines périodes par des profits coloniaux
[…]. Si les métropolitains ne peuvent pas considérer les questions coloniales avec un
esprit colonial, nous ne sommes pas faits pour avoir des colonies qui ne seront pour
eux qu’une charge, une source de difficultés et dont ils ne retireront aucun
avantage. »32 Après avoir défendu pendant des décennies des conceptions
économiques libérales, l’Institut colonial de Marseille soutient désormais des points
de vue protectionnistes et le repli sur l’empire.
La nouvelle politique coloniale de la France a également des répercussions sur la
façon dont les colonies sont perçues dans les milieux d’affaires marseillais. Alors que
les négociants, CFAO en tête, acceptent bon gré mal gré de participer à cette économie
dirigée, les huiliers continuent à la combattre. Dès 1934, Rastoin, s’opposant à la
position soutenue par Prax et la Chambre de commerce, laisse transparaître ses
doutes sur le bien fondé économique des colonies dans la cadre de la nouvelle
politique coloniale française33. Artaud, libéral colonial fraîchement converti à la
doctrine du repli impérial, le met aussitôt en garde sur la gravité de ses propos :
« Nous venons en aide comme nous le pouvons dans cette période à nos sujets
d’outre-mer qu’en temps ordinaire nous avons accablé de charges et de taxes […].
L’influence que nous donnent dans le monde nos colonies est énorme et l’on peut s’en
rendre compte aux convoitises qu’elles suscitent […]. Les publications de La Défense
vont loin et si quelqu'un à l’étranger prenant texte des doléances contenues dans le
rapport de M. Rastoin s’offrait à nous débarrasser de ce fardeau, quels fâcheux
échos dans le pays ! […] Donnons tous nos soins à nos colonies qui peuvent absorber
plus d’un siècle de travail et de sollicitude et soyons heureux que quelques hommes
de courage et d’initiative […] nous aient dotés d’un domaine immense nous donnant
accès en toutes régions. »34 Les enjeux industriels sont cependant trop graves pour
que les huiliers acceptent de rentrer dans le rang. En 1939, alors que la France vient
de renforcer la protection accordée à l’huilerie coloniale ouest africaine, Rastoin
poursuit sa réflexion en évoquant la nécessaire et inévitable « indépendance relative
» des colonies de l’AOF pour que celles-ci puissent se développer « dans un climat
sain, c’est-à-dire dans un régime de prix normal » afin d’être en mesure d’affronter
la concurrence internationale35 : en filigrane ressort l’idée que l’indépendance
signifierait la fin du repli sur l’empire, des aides accordées à l’huilerie coloniale et une
liberté d’action retrouvée pour toutes les huileries de Marseille.
Conclusion
Faut-il alors en déduire que le slogan tant de fois répété‚ « Marseille métropole
coloniale de la France », s'est volatilisé sous l'onde de choc de la récession des années
1930 et de la modification de la politique coloniale de la France ? Pas tout à fait,
Archives Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, MJ 9.1.1.6., Procèsverbal du conseil d’administration de l’Institut colonial de Marseille, 26 octobre 1934.
33 Édouard Rastoin, « Le commerce franco-colonial », Compte rendu des travaux de la
Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 1934, annexe IV, p. 48.
34 Archives Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, MJ 9.1.2.2., Lettre
d’Adrien Artaud à la Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, 22
juin 1934.
35 Bulletin de la Chambre de commerce de Marseille, 28 avril 1939.
32
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puisque le point de vue des huiliers, bien que soutenu par la Société pour la défense
du commerce et de l’industrie de Marseille, n’est pas majoritaire. Il n’est pas partagé
par les négociants marseillais de l’Ouest africain, par la Chambre de commerce, ni
même par tous les industriels de la place puisque certains d’entre eux, comme les
raffineurs de sucre ou les raffineurs de soufre, ont déjà délocalisé une partie de leur
production dans les colonies36. Néanmoins, les « racines du divorce » entre Marseille
et l’empire colonial apparaissent bel et bien au cours de cette période37. Dès les
années 1934-1939, bien avant les fameux articles de Raymond Cartier publiés dans
Paris-Match38, une partie du patronat marseillais renoue avec la thématique libérale
de la première moitié du XIXe siècle et commence à évoquer ce que Pierre Moussa
appelle plus tard « le complexe hollandais », c'est-à-dire l'idée que le développement
des colonies est coûteux et qu'il entrave, par la surcharge des prix qu'il impose, ou
l'industrialisation factice qu'il suscite, l'expansion de certaines industries françaises39.
Coïncidence de l’Histoire, à moins qu’il ne faille y voir davantage qu’une simple
coïncidence, c’est un homme politique très lié au milieu des huiliers marseillais qui,
par la loi-cadre du 23 juin 1956, allait ouvrir la voie aux indépendances ouestafricaines : Gaston Defferre, député-maire socialiste de Marseille et ministre de la
France d’outre-mer40. Sans nier ou minimiser les objectifs politiques de cette loi, il
faut néanmoins souligner qu’elle satisfaisait aussi une partie des revendications des
huiliers marseillais dans la mesure où elle redéfinissait la solidarité économique entre
la France et les colonies de l’AOF dans un sens beaucoup plus restrictif,
particulièrement en matière d’investissements.
Xavier Daumalin & Jean Domenichino, Le Front populaire en entreprise. Marseille et sa
région (1934-1938), Marseille, Éditions Jeanne Laffitte, 200x, pp. 21-42.
37 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, Paris,
Albin Michel, 1984, pp. 231-234.
38 Paris-Match des 11 août, 18 août et 1er septembre 1956.
39 Pierre Moussa, Les chances économiques de la communauté franco-africaine, Paris,
Armand Colin, 1957.
40 Il avait pour beau-frère l’huilier André Cordesse, un adversaire résolu des huileries
coloniales soutenues par l’État (Xavier Daumalin, Marseille et l’Ouest africain..., pp. 277284).
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